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DEUXIEME PARTIE


CHAPITRE I

Mon retour à Venise. - Medebac prend à bail le Théâtre Saint-Ange. - Antoinet le Gentil, l'Homme Prudent, les deux Jumeaux Vénitiens, Pieces de caractere, chacune en trois Actes et en prose. - Détail de ces troisPieces. - Leur succès.

Quelle satisfaction pour moi de rentrer au bout de cinq ans dans ma Patrie, qui m'avoit toujours été chere, et qui embellissoit à mes yeux toutes les fois que favois le bonheur de la revoir.

Ma mere après mon dernier départ de Venise avoit loué pour elle et pour sa sœur un appartement dans la Cour de Saint-Georges, aux environs de Saint-Marc. Le quartier étoit beau, le local passable, et j'allai me réunir à cette tendre mere qui me caressoit toujours, qui ne se plaignoit jamais de moi.

Elle me demanda des nouvelles de mon frere, et je lui fis la même question; nous ne savions ni l'un ni l'autre ce qu'il étoit devenu. Ma mere le croyoit mort, et pleuroit; je le connoissois un peu mieux, j'étois sûr qu'il reviendroit un jour à ma charge, et je ne me suis pas trompé.

Medebac avoit loué le Théâtre Saint-Ange, qui n'étant pas des plus vastes, fatiguoit moins les Acteurs, et contenoit assez de monde pour produire de suffisantes recettes.

Je ne me souviens pas quelle fut la Piece que l'on donna à l'ouverture. Je sais bien que cette Troupe nouvellement arrivée, ayant à lutter contre des rivaux très-habiles et habitués dans la Capitale, eut de la peine à se faire des protecteurs et des partisans.

Ce fut la Griselda, qui au bout de quelque tems commença à donner quelque crédit à notre Théâtre. Cette Tragédie intéressante, et le jeu de l'Actrice qui l'embellissoit encore davantage, firent une sensation générale, dans le public, en faveur de Madame Medebac, et la Donna di garbo, la brave Femme, que l'on donna quelques jours après, acheva d'établir sa réputation.

Darbes, le Pantalon de la Compagnie, avoit été bien reçu, et fort applaudi jusqu'alors dans les rôles de son emploi; mais il n'avoit pas encore joué a visage découvert, et c'étoit-là où il pouvoit briller davantage.

Il n'osoit pas jouer les Pieces que j'avois faites pour le Pantalon Golinetti, au Théâtre de Saint-Samuel, et j'étois moi-même de son avis, car les premieres impressions ne s'effacent pas facilement, et il faut éviter, tant qu'on peut, les comparaisons.

Darbes ne pouvoit donc paroître que dans la Piece Vénitienne que j'avois travaillée pour lui; je me doutois bien qu'Antoinet le Gentil n'auroit pas valu le Cortesan Vénitien, mais il falloit l'essayer.

Nous allâmes aux répétitions. Les Comédiens rioient comme des fous, je riois aussi; nous crûmes que le public auroit fait comme nous, mais ce public que l'on dit n'avoir point de tête, en eut une bien ferme et bien décidée à la premiere représentation de cette Piece, et je fus obligé de la retirer sur-le-champ.

Dans de pareilles circonstances, je ne me suis jamais révolté contre les Spectateurs, ni contre les Comédiens. J'ai commencé toujours par m'examiner moi-même de sang-froid, et je vis cette fois-là que le tort étoit de mon côté.

Une Comédie tombée ne mérite pas que l'on en donne l'extrait; elle est imprimée; tant pis pour moi, et pour ceux qui se donneront la peine de la lire. Je dirai seulement, pour me faire pardonner mes fautes, que quand j'écrivis cette Comédie, j'étois hors d'exercice depuis quatre ans; j'avois la tête remplie des occupations de mon état, j'avois du chagrin; j'étois de mauvaise humeur, et pour comble de malheur, mes Comédiens la trouverent bonne; nous fîmes la sottise de moitié, et nous la payâmes de même.

Le pauvre Darbes étoit très-mortifié, il falloit tâcher de le consoler. J'entrepris sur-le-charnp une nouvelle Piece dans le même genre, et je le fis paroître, en attendant, avec son masque dans une nouvelle Comédie, qui lui fit beaucoup d'honneur, et eut beaucoup de succès. C'étoit l'Homme Prudent, Piece en trois Actes et en prose.

Pantalon, riche Négociant Vénitien, établi à Sorrento, dans le Royaume de Naples, avoit deux enfans d'un premier lit, Octave et Rosaure, et il venoit de se remarier avec Béatrice, fille d'un Commerçant du même endroit.

Mauvais ménage. La belle-mere étoit coquette et méchante, le beau-fils libertin, et la belle-fille une sotte. Béatrice avoit des Cicisbées, le jeune homme avoit des maîtresses, la Demoiselle avoit des intrigues. Pantalon, homme sage et prudent, tâche de les gagner par la douceur; il ne fait rien, il essaye de les menacer; les menaces les irritent davantage, et la contrainte les met au désespoir.

Béatrice, violente et excitée par les mauvais conseils des personnes qu'elle fréquente, porte sa colere et sa méchanceté jusqu'au dessein de se défaire de son époux; elle gagne et engage dans le crime son beau-fils aussi indigne, aussi scélérat que la belle-mere. Celui-là fournit le poison, et l'autre saisit l'instant que le cuisinier est en commission pour jetter l'arsénic dans le potage destiné au respectable vieillard.

Rosaure a une chienne qu'elle aime à la folie, elle veut la faire déjeûner, et prend de ce potage. La chienne en mange, elle tombe dans des convulsions, et meurt. Rosaure est au désespoir, elle confie l'aventure à son amant; celui-ci devine d'ou part le coup, il ne peut soupçonner que la belle-mere ou le fils; il s'intéresse à la vie de Pantalon, et va dénoncer le crime. La Justice s'empare de Béatrice et d'Octave. L'Homme Prudent cache le corps du délit, et se rend lui-même défenseur des accusés.

Les preuves manquent, la marmite empoisonnée n'existe plus, une chienne vivante et pareille à celle qui etoit morte fait illusion, une harangue vigoureuse et pathétique du pere et du mari convainc le juge, et le touche; les accusés sont absous; la tendresse de Pantalon gagne les cœurs de ses ennemis, et sa prudence sauve l'honneur de sa famille.

J'avois composé cette Piece à Pise, pendant que j'étois occupé de causes criminelles que j'avois à défendre. La Fable n'étoit pas tout-à-fait inventée. Ce crime affreux avoit été commis de mon tems dans un pays de la Toscane, et je n'étois pas fâché de faire connoître à mes compatriotes quelles avoient été mes occupations pendant cinq années d'absence.

Cette Comédie eut à Venise un succès complet; ce poison et cette harangue au criminel, et les tirades dont elle étoit chargée, n'étoient pas dans le goût de la bonne Comédie, mais le Pantalon y étoit on ne peut pas plus à son aise pour faire valoir la supériorité de son talent dans les différentes nuances qu'il devoit exprimer, et il n'en fallut pas davantage pour le faire généralement proclamer l'Acteur le plus accompli qui fut alors sur la scene.

Il falloit cependant, pour établir encore davantage sa réputation, le faire briller à visage découvert; c'étoit mon projet, c'étoit mon but principal. Pendant que Darbes jouissoit des applaudissemens de l'Homme Prudent, je travaillois pour lui une Piece intitulée les deux Jumeaux Vénitiens.

J'avois eu assez de tems et assez de facilité pour examiner les différens caracteres personnels de mes Acteurs. J'avois apperçu dans celui-ci deux mouvemens opposés et habituels dans sa figure et dans ses actions. Tantôt c'étoit l'homme du monde le plus riant, le plus brillant, le plus vif, tantôt il prenoit l'air, les traits, les propos d'un niais, d'un balourd, et ces changemens se faisoient en lui tout naturellement, et sans y penser.

Cette découverte me fournit l'idée de le faire paroitre sous ces deux différens aspects dans la même Piece.

L'un des deux freres, appellé Tonin, avoit été envoyé à Venise par son pere; l'autre, nommé Zanetto, avoit été envoyé à Bergame, chez son oncle. Le premier étoit gai, brillant, agréable; l'autre grossier et maussade.

Ce dernier devoit se marier avec Rosaure, fille d'un Négociant de Vérone, et part pour rejoindre sa future. L'autre court après sa maîtresse dans la même ville: voilà comme les deux Jumeaux se rapprochent sans le savoir.

La ressemblance ne pouvoit pas être plus frappante, puisque c'étoit la même personne qui jouoit les deux rôles; mais les noms étant différens, l'intrigue devoit être plus difficile pour l'Auteur, et plus piquante pour le Spectateur.

Il y a un personnage épisodique dans cette Piece qui fournit beaucoup de jeu, prépare et acheve la catastrophe. C'est un imposteur nommé Pancrace, qui étant l'ami du beau-pere futur de Zanetto, aspire à gagner le cœur ou la main de Rosaure, et se cache sous le manteau de l'hypocrisie.

Cet homme adroit s'empare de l'esprit du niais Bergamasque; il lui fait croire qu'il n'est rien au monde de si dangereux que les femmes. Zanetto qui, à cause de son imbécillité, ne peut se vanter des faveurs du sexe, trouve que Pancrace a raison, mais la chair le tourmente; le coquin lui donne une poudre pour s'en garantir, le pauvre diable l'avale, et s'empoisonne.

Voilà encore du poison; j'eus tort de l'avoir employé dans deux Pieces consécutives, d'autant plus que je savois comme un autre, que ces moyens n'étoient pas ceux de la bonne Comédie, mais la réforme n'étoit encore que dans son berceau; d'ailleurs quelle différence entre les effets du poison dans la premiere, et ceux qui en dérivent dans la seconde. Le crime dans la Comédie de l'Homme Prudent fournit du pathétique qui intéresse et touche; celui des deux jumeaux produit, malgré son horreur, des incidens amusans, et d'un vrai comique.

Il n'est rien de plus plaisant que la folie de ce nigaud, qui croyant parvenir à se venger de la cruauté des femmes par le mépris, souffre et s'égaye en même-tems. J'avois beaucoup hasardé, je l'avoue, mais je connoissois un peu mon pays, et la Piece fut portée jusqu'aux nues.

Ce qui contribua infiniment au succès de cette Comédie, fut le jeu incomparable du Pantalon qui se vit au comble de sa gloire et de sa joie. Le Directeur n'étoit pas moins content de voir la réussite de son entreprise assurée, et j'eus ma part aussi de satisfaction, me voyant feté et applaudi beaucoup plus que je ne l'avois mérité.



CHAPITRE II

Critiques de mes Comédies. - Brochures insultantes contre les Comédiens. - Leur histoire et leur défense. - La Vedova Scaltra, la Veuve Rusée, Comédie en trois Actes, en prose. - Extrait de cette Picce. - L'Honnête Fille , Comédie Vénitienne en trois Actes, en prose. - Son extrait, - Son succès.

J'avois donné trois Pieces nouvelles depuis mon retour à Venise sans qu'aucune critique vînt interrompre ma tranquillité; mais pendant la neuvaine de Noël, il y eut des personnes désœuvrées, qui, étant privées de l'amusement des Spectacles, firent paroître quelques brochures contre l'Auteur et contre les Comédiens; on ne disoit rien contre ma premiere Piece qui étoit tombée; au contraire, la critique frappoit plutôt sur mon pays que sur mon Ouvrage: on prétendoit que la Comédie d'Antoinet-le-Gentil étoit bonne, mais trop vraie et trop piquante, et on me condamnoit seulement de l'avoir exposée à Venise.

A l'égard des deux autres, on trouvoit que dans l'Homme Prudent il y avoit autant de ruse que de prudence: on condamnoit le rôle de Pancrace dans les deux Jumeaux Vénitiens: il y avoit dans ces critiques du bon et du mauvais, des raisons et des torts, quelques mots piquans compensés par des éloges et de l'encouragement; et je ne pouvois pas en être fâché.

Mais c'étoit à la Troupe de Medebac qu'on en vouloit davantage; on l'appelloit la Troupe des Balladins, et les propos étoient d'autant plus méchans, qu'ils étoient fondés sur quelques principes de vérité.

Madame Medebac étoit fille d'un Danseur de corde, Brighella son oncle avoit été Paillasse, et le Pantalon avoit épousé la belle-sceur du chef de ces voltigeurs.

Cette famille cependant, quoique élevée dans un état périlleux et décrié, vivoit dans la plus exacte régularité pour les mœurs, et n'avoit manqué ni d'instruction, ni d'éducation.

Medebac, bon Comédien, ami et compatriote de ces bonnes gens, voyant que plusieurs d'entr'eux avoient des dispositions pour la Comédie, les conseilla de changer d'état; il fut écouté, Medebac les forma; les nouveaux Comédiens firent des progrès rapides, et parvinrent en très-peu de tems à tenir tête aux compagnies les plus anciennes et les plus accréditées en Italie.

Méritoit-elle cette Troupe devenue habile et toujours honnête, qu'on lui reprochât sa premiere profession? C'étoit de la méchanceté toute pure, c'étoit la jalousie de ses rivaux, c'étoit les autres Spectacles de Venise qui la craignoient, et ne pouvant pas la détruire, avoient la bassesse de la mépriser.

Lorsque je vis ces Comédiens à Livourne pour la premiere fois, je m'y attachai autant pour leurs talens que pour leur conduite, et je tâchai de les porter par mes soins et par mes travaux à ce degré de considération qu'ils ont par-tout mérité.

Les ennemis de Medebac avoient beau dire et beau faire, les Comédiens gagnerent tous les jours plus de consistance, et la Piece dont je vais rendre compte assura leur crédit, et les mit en état de jouir d'une parfaite tranquillité.

Ce fut par la Vedova Scaltra, la Veuve rusée, que l'on fit l'ouverture du Carnaval de l'année 1748.

Cette veuve Vénitienne qui avoit été pendant quelque tems garde-malade de son vieux mari, qui jouissoit d'une fortune considérable, aspiroit à se dédommager du tems perdu par un mariage mieux assorti.

Elle avoit fait au bal la connoissance de quatre étrangers: Milord Ronebif, Anglois, le Chevalier le Bleau , François, Dom Alvaro de Castille, Espagnol, et le Comte di Bosco Nero, Italien.

Les quatre voyageurs, enchantés de la beauté et de l'esprit de la jeune veuve, lui font leur cour, et tâchent, chacun de leur côté, de mériter la préférence sur leurs rivaux.

Milord lui envoye un beau diamant, le Chevalier lui donne un beau portrait, l'Espagnol lui fait cadeau de l'arbre généalogique de sa famille, et le Comte Italien lui adresse une lettre bien tendre, mais dans laquelle plusieurs traits de jalousie font voir le caractere national. La veuve fait ses réflexions sur ce début de ses nouveaux adorateurs, elle trouve l'Anglois généreux, le François galant, l'Espagnol respectable, et l'Italien amoureux.

Elle marque quelque Penchant pour ce dernier; mais sa femme-de-chambre, qui est de nation Françoise, vient au secours de sa maîtresse, lui prouve qu'elle ne peut être heureuse qu'en épousant un François.

Rosaure, c'est le nom de la veuve, prend du tems pour se déterminer. Le premier et le second acte se passent en visites et tentatives et rivalités: les caracteres nationaux sont en contraste, et il en résulte un comique décent et varié.

J'ai à me reprocher d'avoir un peu trop chargé le rôle du Chevalier, mais ce n'est pas ma faute; j'avois vu des François à Florence, à Livourne, à Milan et à Venise; j'avois rencontré des originaux, et je les avois copiés; je ne me suis apperçu de ma faute qu'en arrivant à Paris; je n'y ai pas reconnu ces ridicules que j'avois vu en Italie ou la façon de penser et la maniere d'être ont changé en France depuis vingt-cinq ans, ou les François aiment à se donner des torts dans les pays étrangers.

Le dernier acte de cette Comédie est le plus intéressant et le plus piquant: la veuve à qui je donnai à juste titre l'épithete de rusée, veut s'assurer davantage de l'attachement et de la sincérité de ses quatre amans; elle profite du Carnaval de Venise, et se déguisant de quatre différentes manieres, elle joue successivement la compatriote des quatre étrangers.

Sérieuse avec l'Anglois, folâtre avec le François, grave et sévere avec l'Espagnol, et amoureuse avec le Romain, à l'aide du masque, du costume et de la voix déguisée, elle trompe si bien ses amans, que les trois premiers tombent dans le panneau, et préferent soutenir la femme de leur pays, et le Comte est le seul qui se refuse aux tentatives de l'inconnue pour ne pas manquer de fidélité à sa maltresse.

La veuve donne un bal chez elle, fait prier les quatre étrangers qui ne manquent pas de s'y rendre; elle déclare à haute voix l'essai qu'elle venoit de faire de leur sincérité, et donne la main au Comte qui est au comble de sa joie.

Milord trouve qu'elle a bien fait, et le Chevalier demande la place de Cicisbée; il n'y a que l'Espagnol qui est piqué de la ruse, il condamne les Italiennes et s'en va; le bal commence et la Piece finit.

J'avois donné des Pieces très-heureuses; aucune ne l'avoit été au point de celle-ci. Elle eut trente représentations de suite; elle a été jouée par-tout avec le même bonheur. Le début de ma réforme ne pouvoit pas être plus brillant. J'avois encore une Piece à donner pour le Carnaval: il falloit que la clôture ne démentit pas les premiers succès de cette année décisive, et je trouvai l'ouvrage qu'il me falloit pour couronner mes travaux.

J'avois vu au Théâtre Saint-Luc une Piece intitulée le Putte de Castello (les jeunes filles du quartier du Château); c'étoit une Comédie populaire dont le sujet principal étoit une Vénitienne sans esprit, sans mœurs et sans conduite.

Cet Ouvrage avoit paru avant l'Ordonnance de la censure des Spectacles; tout étoit mauvais, caractere, intrigue, dialogue, tout étoit dangereux; cependant c'étoit une Comédie nationale; elle amusoit le public; elle attiroit du monde, et on rioit aux mauvaises plaisanteries.

J'étois si content de ce public, qui commençoit à préférer la Comédie à la farce, et la décence à la scurrilité, que pour empêcher le mal que cette Piece auroit pu faire dans les esprits encore chancelans, j'en donnai une dans le même genre, mais honnête et instructive, intitulée la Putta Onorata (l'Honnête Fille), qui étoit le contrepoison des filles du quartier du Château.

L'Héroïne de ma Piece n'étoit qu'une personne du peuple, mais qui par ses mœurs et par sa conduite étoit faite pour intéresser tous les rangs et tous les cœurs honnêtes et sensibles.

Bettina (Babet), orpheline de pere et de mere, se soutenant du travail de ses mains, est forcée de vivre avec sa sœur et avec Arlequin son beau-frere, l'un et l'autre mauvais sujets.

Bettina est sage sans être ni prude, ni bigotte; elle a un amoureux qu'elle se flatte pouvoir épouser; c'est Pasqualin qui passe pour être le fils d'un Gondolier Vénitien, jeune homme d'une conduite assez réguliere, mais sans biens et sans emploi.

La jeune fille, qui l'aime beaucoup, ne lui permet pas d'aller la voir chez elle, ce n'est que de sa fenêtre qu'elle le voit et qu'elle lui parle; sa sœur, fâchée de voir ce pauvre garçon se promener dans la rue, ne manque pas quelquefois de le faire entrer. Bettina se renferme toujours dans sa chambre, craignant les dangers de l'amour et les propos des voisins.

Pantalon, Négociant Vénitien, connoissoit cette enfant, l'estimoit beaucoup, lui donnoit de tems en tems des secours, et lui avoit promis de la marier; mais lorsqu'elle lui confie son inclination, Pantalon ne consent pas qu'elle épouse un homme sans état et sans fortune.

Le Marquis de Ripaverde voit Bettina, et en devient amoureux; il fait des démarches pour la séduire; la sœur et le beau-frere de la jeune fille se rangent du parti du Marquis, mais il n'est pas possibile d'ébranler la fermeté de l'honnête orpheline; le Marquis la fait enlever; elle resiste toujours: il lui propose de la marier à son amant qui étoit le fils de son Gondolier, elle refuse de l'accepter de sa main.

Il y a dans cette Piece beaucoup de jeu, beaucoup d'intrigue et beaucoup d'événemens. Le Marquis est marié; Madame la Marquise apprend la nouvelle passion de son mari; elle en veut à Bettina, elle la voit, elle lui parle, et devient sa protectrice et son amie.

Lelio, cru fils de Pantalon, arrive de Livourne, où il avoit été élevé depuis son enfance; il ne connoît pas son pere, et differe d'aller le voir pour jouir de la liberté du Carnaval de Venise.

C'est un libertin; il manque d'argent et en cherche de tous les côtés; le Marquis lui propose de donner des coups de bâton à un homme qui venoit de lui manquer de respect. Lélio veut s'acquitter de la commission. Pantalon se défend et se nomme; Lélio reconnoît son pere et se sauve; il est arrêté, on veut l'envoyer aux Isles de l'Archipel.

La véritable mere de ce malheureux, qui est la femme du Gondolier du Marquis, est forcée de parler: Lélio est son fils, et Pasqualin est celui de Pantalon; elle avoit été la nourrice de ce dernier, et l'avoit changé pour faire la fortune de son enfant.

Bettina voit son amant devenu riche, et croit l'avoir perdu pour toujours; mais Pantalon récompense la vertu en la déclarant sa belle-fille.

Dans l'abrégé que je viens de donner de cette Piece, il pourroit y paroître un double intérêt; mais il faut lire la Piece, on verra que l'action est unique, et que la reconnoissance de Pasqualin étoit nécessaire à la catastrophe de Bettina.

Il y a dans cette Comédie des scenes de Gondoliers Vénitiens, tracées d'après nature, et très-divertissantes pour ceux qui connoissent le langage et les manieres de mon pays.

Je voulois me réconcilier avec cette classe de domestiques qui mérite quelque attention, et qui étoit mécontente de moi.

Les Gondoliers à Venise ont place aux Spectacles quand le parterre n'est pas plein: ils ne pouvoient pas entrer à mes Comédies; ils étoient forcés d'attendre leurs maîtres dans la rue ou dans leurs gondoles; je les avois entendus moi- même me charger de titres fort drôles et fort comiques; je leur fis ménager quelques places dans des angles de la salle; ils furent enchantés de se voir joués, et j'etois devenu leur ami.

Cette Piece eut tout le succès que je pouvois desirer; la clôture ne pouvoit pas être plus brillante, plus accomplie; voilà ma réforme déjà bien avancée; quel bonheur! quel plaisir pour moi!



CHAPITRE III

Critiques, disputes, avis différens sur mes nouvelles Comédies. - Ma façon de penser sur l'unité de lieu. - L'explication et l'utilité du mot Protagoniste. - Quelques mots sur les Comédies que les François appellent Drames.

Pendant que je travaillois sur d'anciens fonds de la Comédie Italienne, et que je ne donnois que des Pieces partie écrite et partie à canevas, on me laissoit jouir en paix des applaudissemens du parterre; mais aussi-tôt que je m'annonçai pour Auteur, pour inventeur, pour Poëte, les esprits se réveillerent de leur léthargie, et me crurent digne de leur attention et de leurs critiques.

Mes compatriotes, habitués depuis si long-tems aux farces triviales et aux représentations gigantesques, devinrent tout d'un coup Censeurs rigides de mes productions; ils faisoient retentir dans les cercles les noms d'Aristote, d'Horace et de Castelvetro, et mes ouvrages faisoient la nouvelle du jour.

Je pourrois me passer de rappeller aujourd'hui ces disputes verbales que le vent emportoit, et que mes succes étouffoient: mais je suis bien aise d'en faire mention, pour prévenir mes Lecteurs de ma façon de penser sur les préceptes de la Comédie, et sur la méthode que je m'étois proposée dans l'exécution.

Les unités requises pour la perfection des ouvrages théâtrals, furent de tout tems des sujets de discussion parmi les Auteurs et les Amateurs.

Les Censeurs de mes Pieces de caractere n'avoient rien à me reprocher à l'égard de l'unité d'action, rien non plus sur celle du tems; mais ils prétendoient que j'avois manqué à l'unité du lieu.

L'action de mes Comédies se passoit toujours dans la même ville; les personnages n'en sortoient point: ils parcouroient, il est vrai, différens endroits, mais toujours dans l'enceinte des mêmes murs; et je crus, et je crois encore, que de cette maniere l'unité du lieu étoit suffisamment observée.

Dans tous les arts, dans toutes les découvertes, l'expérience a toujours précédé les préceptes: les écrivains ont donné par la suite une méthode à la pratique de l'invention, mais les Auteurs modernes ont toujours eu le droit d'interpréter les anciens.

Pour moi, ne trouvant pas dans la poétique d'Aristote ni dans celle d'Horace le précepte clair, absolu et raisonné de la rigoureuse unité de lieu, je me suis fait un plaisir de m'y conformer toutes les fois que j'en ai cru mon sujet susceptible; mais je n'ai jamais sacrifié une Comédie qui pouvoit être bonne à un préjugé qui auroit pu la rendre mauvaise.

Les Italiens n'auroient jamais été si rigides envers moi et encore moins pour mes premieres productions, s'ils n'eussent pas été provoqués par le zele mal entendu de mes partisans.

Ceux-ci faisoient monter le mérite de mes Pieces trop haut, et les gens instruits ne condamnoient que le fanatisme.

Les disputes s'échaufferent davantage à l'égard de ma derniere Piece. Mes athletes soutenoient que l'Honnête Fille étoit une Comédie sans défauts, et les rigoristes trouvoient que j'avois mal choisi le Protagoniste.

Je demande pardon à mes Lecteurs, si j'ose me servir ici d'un mot grec, qui doit être connu, mais qui n'est guere usité: ce mot ne se trouve ni dans les Dictionnaires François, ni dans les Dictionnaires Italiens. Cependant, des Auteurs célebres de ma Nation s'en sont servi et s'en servent communément. Castelvetro, Crescimbeni, Gravina, Quadrio, Muratori, Maffei, Metastasio et tant d'autres ont employé le terme de Protagoniste, pour dire le sujet principal de la Piece. Vous voyez l'utilité de ce grécisme, qui renferme la valeur de six mots, et je demande la permission d'en faire usage pour éviter la monotonie d'une phrase qui, dans le cours de mon ouvrage, pourroit devenir ennuyeuse.

J'avois donc mal choisi le caractere du Protagoniste, parce que je ne l'avois pas pris dans la classe des vicieux ou des ridicules.

L'Honnête Fille étoit, au contraire, un sujet vertueux qui intéressoit par ses mœurs, par sa douceur et par sa position, et j'avois manqué, disoient-ils, le but de la Comédie, qui est de faire abhorrer le vice, et de corriger les défauts: mes Censeurs avoient raison, mais je n'avois pas tort.

Je voulois commencer par flatter ma Patrie, pour laquelle je travaillois; le sujet étoit neuf, agréable, national. Je proposois à mes Spectateurs un modele à imiter. Pourvu que l'on inspire la probité, ne vaut-il pas mieux gagner les cœurs par les attraits de la vertu, que par l'horreur du vice?

Quand je parle de la vertu, je n'entends pas cette vertu héroïque, touchante par ses désastres, et larmoyante par sa diction. Ces Ouvrages auxquels on donne en France le titre de Drames, ont certainement leur mérite, c'est un genre de représentation théâtrale, entre la Comédie et la Tragédie. C'est un amusement de plus fait pour les cœurs sensibles; les malheurs des Héros tragiques nous intéressent de loin, mais ceux de nos égaux doivent nous toucher davantage.

La Comédie qui n'est qu'une imitation de la nature, ne se refuse pas aux sentimens vertueux et pathétiques, pourvu qu'elle ne soit pas dépouillée de ces traits comiques et saillans qui forment la base fondamentale de son existence.

Dieu me garde de la folle prétention de m'ériger en précepteur. Je fais part à mes Lecteurs du peu que j'ai appris, du peu que je fais, et dans les livres les moins estimés on trouve toujours quelque chose qui mérite attention.

Je finirai ce chapitre par dire quelques mots sur le dialecte Vénitien que j'employai dans la Comédie de l'Honnête Fille, et dans plusieurs autres de mon Théâtre.

Le langage Vénitien est sans contredit le plus doux et le plus agréable de tous les autres dialectes de l'Italie. La prononciation en est claire, délicate, facile; les mots abondans, expressifs; les phrases harmonieuses, spirituelles; et comme le fond du caractere de la Nation Vénitienne est la gaité, ainsi le fond du langage Vénitien est la plaisanterie.

Cela n'empêche pas que cette langue ne soit susceptible de traiter en grand les matieres les plus graves et les plus intéressantes; les Avocats plaident en Vénitien, les harangues des Sénateurs se prononcent dans le même idiôme; mais sans dégrader la majesté du Trône, ou la dignité du Barreau, nos Orateurs ont l'heureuse facilité naturelle d'associer à l'éloquence la plus sublime, la tournure la plus agréable et la plus intéressante.

Je tâchai de donner une idée du style nerveux et brillant de mes compatriotes dans la Comédie de l'Avocat Vénitien. Cette Piece fut reçue, entendue et goûtée partout, elle fut même traduite en François. Les succès de mes premieres Pieces Vénitiennes m'encouragerent à en faire d'autres. Il y en a un nombre considérable dans ma collection, ce sont celles peut-être qui me font le plus d'honneur, et je me garderois bien d'y toucher.

Je mis et je mettrai toujours dans mes Editions l'explication des mots les plus difficiles, pour l'intelligence des Etrangers; et pour peu que l'on connoisse la langue Italienne, on n'aura pas beaucoup de peine à lire et à comprendre le Vénitien comme le Toscan.



CHAPITRE IV

La Bonne Femme, suite de l'Honnête Fille, Comédie Vénitienne, en trois Actes et en prose - Son heureux succès. - Anecdote d'un jeune homme converti. - Réflexions sur les sujets populaires. - Le Cavalier et la Dame , ou les Cicisbées, Comédie en trois Actes et en prose. - Son succès - Critique d'un incident de la même Piece.

L'Honnête Fille, qui avoit fait la clôture de l'année comique 1748, fit par sa reprise l'ouverture de l'année suivante; elle se soutint toujours avec le même bonheur, et ne cessa que pour faire place à la premiere représentation de la Buona Moglie, la Bonne Femme.

Cette Piece faisoit la suite de la précédente; les personnages qui avoient paru dans la premiere, paroissent dans celle-ci: ils conservoient leurs positions et leurs caractères; il n'y avoit que Pasqualin, qui, entraîné par de mauvaises compagnies, avoit changé de mœurs et de conduite.

Bettina ouvre la scene à côté du berceau de son enfant; elle l'arrose de ses larmes, et se plaint de son cher mari.

Il joue, il se ruine, il découche; elle est au désespoir, mais elle en est toujours amoureuse.

Pantalon avoit donné des fonds à son fils pour faire un petit commerce; Pasqualin avoit presque tout dissipé; c'étoit Lélio et Arlequin qui le séduisoient, qui vivoient à ses dépens, et lui faisoient payer les parties de plaisir dont ils étoient les promoteurs.

Ils le menent un jour dans un cabaret avec des femmes suspectes, et avec des compagnons de débauche. Pantalon en est instruit, et va les surprendre: Pasqualin se cache; les convives s'en vont; Arlequin, mauvais sujet, décele Pasqualin à son pere, et suit ses camarades.

Pantalon veut dans son premier mouvement faire éclater sa colere; il revient en lui-même.

"Ah! non, dit-il, il faut essayer la douceur; une tendre correction vaudra mieux, peut-être, que les reproches et la punition; je le verrai, je lui parlerai en pere, et je le serai toujours, si je reconnois en lui la raison de l'homme, et les entrailles d'un fils."

Il fait sortir le jeune homme; celui-ci, interdit, tremblant, prend son manteau, et veut partir.

"Arrêtez, dit le pere, avec un air de bonté et de tendresse; arrêtez, mon fils; je ne veux ni gronder, ni menacer, et moins encore vous punir: je ne vois que trop, que séduit par les mauvais conseils, vous avez secoué le joug de l'obéissance filiale, et que je ne suis plus dans le cas peut-être d'exercer sur vous mes droits; je vous prie donc... Oui, mon cher enfant, je vous aime toujours, et je vous prie de vouloir bien m'écouter."

Pasqualin, pénétré de la douceur de son pere, laisse couler quelques larmes; Pantalon prend une chaise, fait asseoir son fils à côté de lui: il lui trace le caractere de ses connoissances, le tableau de la position où il l'avoit retrouvé, le tort qu'il faisoit à son nom, à sa réputation, à son pere, à sa tendre femme, à son cher enfant; Pasqualin se jette aux pieds de son pere; le fils est repentant, le pere est au comble de sa joie.

On m'a fait croire que cette scene avoit produit à Venise une conversion; on m'a même fait connoître le jeune homme qui avoit été dans le cas de Pasqualin, et qui etoit rentré dans le sein de sa famille. Si l'histoire est vraie, il faut dire que le jeune homme avoit, avant que d'entrer à la Comédie, de bonnes dispositions pour s'amender; et si ma piece peut y avoir contribué en quelque chose, ce fut peut-être l'expression énergique du Pantalon, qui avoit l'art de remuer les passions, et de toucher les cœurs jusqu'aux larmes.

Voilà deux Pieces très-heureuses, dont j'avois pris le sujet principal dans la classe du peuple; je cherchois la nature par-tout, et je la trouvois toujours belle quand elle me fournissoit des modeles vertueux, et des traits de bonne morale.

Mais en voici une du haut comique: Il Cavalière e la Dama, le Seigneur et la Dame de qualité.

Il y avoit long-tems que je regardois avec étonnement ces êtres singuliers que l'on appelle en Italie Cicisbées, et qui sont les martyrs de la galanterie, et les esclaves des fantaisies du beau sexe.

La Piece dont je vais rendre compte les regarde particulierement, mais je ne pouvois pas afficher la Cicisbéature pour ne pas irriter d'avance la nombreuse société des gatans, et je cachai la critique sous le manteau de deux personnages vertueux qui font contraste avec les ridicules.

Donna Eleonora, d'une naissance illustre, mais d'une fortune médiocre, avoit épousé un gentilhomme Napolitain fort riche, mais qui ayant eu le malheur de tuer un homme en duel, s'étoit sauvé à Bénévent, et tous ses biens avoient été confisqués.

La femme qui n'avoit apporté en dot que de la noblesse, étoit fort mal à son aise, et son mari lui demandoit des secours, et le procès qu'elle avoit entamé contre le Fisc ne finissoit pas.

Elle est d'une sagesse admirable, et d'une délicatesse sans égale; elle doit le loyer de son hôtel, et se défait de quelques bijoux pour s'en acquitter: Anselme qui en est le propriétaire, homme âgé et fort honnête, connoissant la probité et l'indigence de la dame, refuse de recevoir le terme; elle insiste, il la prie si bien qu'elle garde l'argent, mais son Procureur arrive un instant après, et sous prétexte des frais de la procédure, lui emporte jusqu'au dernier sol qu'il avoit apperçu du côté de l'œil sur la table.

Dom Rodrigue, d'une des premieres familles du Royaume de Naples, avoit beaucoup de considération et beaucoup d'attachement pour Donna Eleonora; il n'étoit pas son Cicisbée; la Dame l'estimoit également, le voyoit chez elle de tems en tems, et ne l'auroit pas souffert en qualité de galant.

Cet homme respectable, qui connoissoit la délicatesse de Donna Eleonora, cherchoit des prétextes pour lui procurer des secours: elle avoit assez d'esprit pour s'en appercevoir, et avoit toujours de bonnes raisons pour se défendre sans hauteur et sans avoir l'air de le refuser.

Cependant des Dames de la Ville qui avoient chacune leur Cicisbée, croient absolument que Dom Rodrigue est celui de Donna Eleonora: elles sont curieuses de savoir comment elle se conduit dans l'absence de son mari, et elles vont lui rendre visite avec leurs cavaliers.

On voit dans cette scene le mari de l'une être le Cicisbée de l'autre, et leur satisfaction mutuelle; on entend les propos de cette espece de galanterie, et on peut se former quelque idée du ton de ces conversations.

Mais c'est dans les têtes-à-têtes qu'on en apprend davantage; je ne rapporterai qu'un seul trait que j'avois copié d'après nature, et qui se trouve dans la scene septieme du premier acte.

Une Dame mariée se plaint devant son Cicisbée, que son laquais lui a manqué de respect; le Cavalier dit qu'il faut le punir: c'est à vous, reprend la Dame, à me faire obéir; et à me faire respecter de mes domestiques.

La brièveté que je suis forcé d'employer dans mes extraits, ne permet pas de m'étendre sur cette partie épisodique de la Piece, et il faut aller au dénouement.

Le mari de Donna Eleonora meurt de maladie à Bénévent; les Dames curieuses ne manquent pas d'aller chez la veuve avec leurs Cicisbées, sous prétexte de compliment. Il n'y a point de portier; les domestiques sont occupés, les Dames montent, les Cavaliers leur donnent le bras; ils entrent sans se faire annoncer: la maîtresse de la maison est surprise; beaucoup d'excuses, beaucoup de sensibilité affectée d'une part, beaucoup de réserve de l'autre. Dom Rodrigue arrive; voilà la compagnie galante en mouvement; des signes, des coups de coude, des sourires malins.

Donna Eleonora, fatiguée, ennuyée, demande la permission de se retirer: c'est juste, c'est juste, disent ses bonnes amies; la pauvre Dame est dans le chagrin, c'est à Dom Rodrigue à la consoler: la veuve en est piquée; elle prie Dom Rodrigue de la laisser en liberté. Celui-ci fait voir une lettre du défunt qui lui recommande sa femme, et le prie, si la Dame y consent, de le remplacer: les Dames et les Cavaliers encouragent la veuve; elle demande une année de tems pour se déterminer: Dom Rodrigue est content; les galans se moquent du retard, et la Piece finit.

Cette Piece fut extrêmement applaudie; elle eut quinze représentations de suite, et fit la clôture de l'automne.

Je m'attendois à des murmures, à des plaintes; mais au contraire les femmes sages rioient des femmes galantes, et celles-ci faisoient tomber le ridicule sur les imitatrices de Donna Eleonora, qu'elles appelloient des sauvages.

Je fus attaqué cependant sur une anecdote, que je n'ai pas insérée dans l'extrait de la Comédie pour ne pas l'allonger.

Un jeune Cavalier vouloit être le Cicisbée de Donna Eleonora; on se moquoit de lui dans les sociétés; il parie une montre d'or, qu'il parviendra à la gagner; ces propos lui causent une dispute avec Dom Rodrigue; le jeune étourdi lui envoie un cartel dont voici la réponse, qui est le sujet de la critique.

"Toutes les loix, Monsieur, me défendent d'accepter votre défi: s'il n'y avoit que des punitions à craindre, je m'exposerois à les subir pour vous prouver mon courage, mais le déshonneur attaché au crime du duelliste m'empêche de me rendre à un endroit marqué: j'ai une épée à mon côté pour me défendre et pour repousser les insultes, et vous me trouverez toujours prêt à vous répondre partout où vous aurez l'audace de me provoquer. Je suis, etc."

L'Auteur de la critique soutenoit que Dom Rodrigue manquoit au point d'honneur, mais il n'osoit pas se montrer; et cette brochure anonyme disparut le lendemain de son apparition.



CHAPITRE V

Reprise de la Veuve rusée. - Parodie critique et satyrique de cette Piece. - Mon apologie. - Mon triomphe. - Epoque de la censure des Pieces de Théàtre à Venise.

J'avois donné des Pieces très-heureuses, aucune ne l'avoit été comme la Veuve rusée; mais aucune n'essuya des critiques aussi fortes et aussi dangereuses.

Mes adversaires, ou ceux de mes Comédiens, tenterent un coup qui pouvoit nous écraser tous également, si je n'eusse pas eu assez de courage pour soutenir la cause commune.

A la troisieme représentation de la reprise de cette Piece, on vit paroitre les affiches du Théâtre Saint-Samuel, qui annonçoient une Comédie nouvelle, intitulée l'Ecole des Veuves.

Quelqu'un m'avoit dit que ce devoit être la parodie de ma Piece. Point du tout, c'étoit ma Veuve elle-même: les quatre étrangers des mêmes nations, la même intrigue et les mêmes moyens.

Il n'y avoit que le dialogue de changé, et ce dialogue étoit rempli d'invectives et d'insultes contre moi et contre mes Comédiens.

Un Acteur débitoit quelques phrases de mon original, un autre ajoutoit sotises, sotises. On répétoit quelques bons mots, quelques plaisanteries de ma Piece, on crioit en chrus: bêtise, bêtise.

Cet ouvrage n'avoit pas couté beaucoup de peine à l'Auteur; il avoit suivi mon plan et ma marche, et son style n'étoit pas plus heureux que le mien; cependant, les applaudissemens éclatoient de tous les côtés; les sarcasmes, les traits satyriques étoient relevés par des risées, par des bravo, par des battemens de mains réitérés; j'étois dans ma loge, couvert de mon masque, je gardois le silence, et j'appellois le public ingrat.

Mais j'avois tort; ce public conjuré contre moi, n'étoit pas le mien.

Les trois quarts des Spectateurs n'étoient composés que de gens intéressés à ma perte; nous avions à faire, Medebac et moi, à six autres Spectacles dans la même ville. Chacun d'eux avoit ses amis, ses adhérens, et la médisance ne manquoit pas d'amuser les indifférens.

Je pris mon parti sur-le-champ; j'avois promis de ne pas répondre aux critiques; mais pour cette fois-ci, il y auroit eu de la lâcheté de ma part, si je n'eusse pas arrêté ce torrent qui menaçoit de me détruire.

Je rentre chez moi; je donne mes ordres pour que l'on soupe, qu'on aille se coucher, qu'on me laisse tranquille; je m'enferme dans mon cabinet; je prends la plume avec du dépit, et je ne la quitte que quand je me crois satisfait.

Je mis mon apologie en action; je composai un dialogue à trois personnages, sous le titre de Prologue apologétique de la Veuve rusée.

Je ne m'étendis pas sur l'ineptie de l'ouvrage de mes ennemis; je tâchai d'abord de faire connoître l'abus dangereux de la liberté des Spectacles, et la nécessité d'une police pour la décence théâtrale.

J'avois remarqué, dans cette méchante Parodie, des propos qui devoient blesser la délicatesse de la République, à l'égard des étrangers. Le peuple de Venise se sert, par exemple, du mot Panimbruo pour insulter les Protestans; c'est un mot vague, à peu-près comme celui de Huguenot en France; et le Gondolier de Milord, dans l'Ecole des Veuves , traitoit de Panimbruo son maître; les autres étrangers n'étoient pas ménagés davantage, et j'étois sûr que mes observations ne pouvoient pas manquer le but que je m'étois proposé.

Après avoir soutenu l'intérêt de la société civile, je traitois ma cause, je prouvois l'injustice que je venois d'essuyer; je repoussois les critiques par des raisons, et je répondois par des réflexions honnêtes aux satyres insultantes.

Mon ouvrage fait, je n'allai pas le présenter au Gouvernement. J'evitai les conflits des Jurisdictions et des protections; j'envoyai ma brochure à la presse, et j'adressai mes plaintes au public.

Je ne pouvois pas cacher mon projet; on le sut, on le craignit, on fit l'impossible pour m'empêcher de l'exécuter.

Medebac avoit un protecteur du premier ordre de la noblesse, et dans les premieres charges de l'Etat; il auroit dû me favoriser: au contraire, il craignoit que ma témérité ne causât ma perte et celle de son protégé: il me fit l'honneur de venir me voir; il me conseilla d'abord de retirer mon Prologue; voyant que je résistois, il me confia que je courrois risque de déplaire au suprême tribunal qui a la grande police de l'Etat.

J'étois ferme dans ma résolution, rien ne pouvoit m'ébranler; je dis très-franchement à Son Excellence, que mon ouvrage étoit à l'impression, que mon Imprimeur devoit être connu, et que le Gouvernement étoit le maître de faire enlever mon manuscrit, mais que je partirois sur-le-champ pour le faire imprimer dans le pays étranger.

Ce Seigneur fut étonné de ma fermeté; il me connoissoit, il me fit la grâce de s'en rapporter à moi; il me prit par la main d'un air de confiance, et me laissa maître de ma volonté.

Le jour suivant ma brochure parut. J'en avois fait tirer trois mille exemplaires; je les fis distribuer gratis à tous les Cafés, à tous les Casins de société, aux portes des Spectacles, à mes amis, à mes protecteurs, à mes connoissances. Voici le résultat de la peine que je m'étois donnée, voici mon triomphe.

L'Ecole des Veuves fut supprimée sur-le-champ, et il parut deux jours après un Arrêt du Gouvernement qui ordonnoit la censure des Pieces de Théâtre. Ma Veuve rusée alla son train avec plus d'éclat et plus d'affluence que jamais. Nos ennemis furent humiliés, et nous redoublâmes de zele et d'activité.

Si mon Lecteur étoit curieux de connoître l'auteur de l'Ecole des Veuves, je ne pourrois pas le satisfaire. Je ne nommerai jamais les personnes qui ont eu l'intention de me faire du mal.



CHAPITRE VI

L'Heureuse Héritiere, Comédie en trois Actes et en prose. - Sa chute. - Départ du Pantalon Darbes. - Mon engagement avec le Public.

Nous touchions à la fin du carnaval de 1749; nous allions à merveille, et nous avions l'avantage sur tous les autres Spectacles; mais après la bataille que j'avois soutenue, et la victoire que j'avois remportée, il me falloit un coup d'éclat pour couronner mon année.

La méchanceté de mes ennemis m'avoit trop occupé pour que je pusse exécuter le projet d'une clôture brillante que j'avois ébauchée. Je trouvai dans mon porte-feuille une Comédie dont je n'étois pas content; je ne voulois pas la hasarder. J'aurois mieux aimé remplir le reste du carnaval par des reprises. Medebac me fit voir que nous n'avions donné que deux nouveautés dans l'année, que le public qui paroissoit content de la défense de la Veuve rusée, ne seroit peut-être pas assez discret pour nous pardonner la disette de nouveautés, et qu'il falloit absolument se garantir de ses reproches, et finir par une nouvelle Comédie.

Je me rendis à ces réflexions qui n'étoient pas mal fondées. Je donnai l'Heureuse Héritière, Comédie en trois Actes et en prose; elle tomba, comme je l'avois prévu; et comme le Public oublie facilement ce qui l'a amusé, et ne pardonne pas quand il est ennuyé, nous allions fermer le Spectacle avec désagrément.

Un autre événement bien plus fâcheux, et d'une conséquence plus dangereuse, vint nous troubler en même-tems. Darbes, ce Pantalon excellent, qui étoit un des soutiens de la Troupe, fut demandé à la République de Venise par le Ministre de Saxe, pour le service du Roi de Pologne. Il devoit partir incessamment, et il quitta la Comédie sur-le-champ, pour ne s'occuper que de son voyage.

La perte de Medebac étoit d'autant plus considérable, qu'on ne connoissoit pas de sujets capables de le remplacer: et nous vîmes dans les jours gras refuser les loges pour l'année suivante.

Piqué de mon côté de la mauvaise humeur du Public, et ayant la présomption de valoir quelque chose, je fis le compliment de clôture pour la premiere Actrice, et je lui fis dire en mauvais vers, mais très-clairement et très- positivement, que l'auteur qui travailloit pour elle et pour ses camarades, s'engageoit de donner dans l'année suivante seize Pieces nouvelles.

La Troupe d'un côté, et le Public de l'autre, me donnerent à la fois une preuve certaine et bien flatteuse de leur confiance. Car les Comédiens n'hésiterent pas à s'engager sur ma parole, et huit jours après toutes les loges furent louées pour l'année suivante.

Lorsque je contractai cet engagement, je n'avois pas un seul sujet dans ma tête. Cependant il falloit tenir parole, ou créver. Mes amis trembloient, mes ennemis rioient, je confortois les uns, je me moquois des autres. Vous verrez dans les chapitres suivans comment je m'en suis tiré.



CHAPITRE VII

Découverte d'un nouveau Pantalon. - Le Théâtre Comique, Piece en trois Actes, en prose. - Son extrait. - Les Femmes Pointilleuses, Comédie en trois Actes, en prose. - Son extrait. - Le Café, Comédie en trois Actes, en prose. - Son analyse et son succès.

Voici une terrible année pour moi, dont je ne puis me souvenir sans frissonner encore. Seize Comédies en trois actes remplissant chacune, selon l'usage d'Italie, deux heures et demie de Spectacle.

Ce qui m'inquiétoit davantage, c'étoit la difficulté de retrouver un Acteur aussi habile et aussi agréable que celui que nous venions de perdre.

Je faisois diligence de mon côté, et Medebac du sien, pour recruter quelque bon sujet dans la Terre-Ferme, et nous découvrîmes un jeune homme qui jouoit avec applaudissement les rôles de Pantalon dans les Troupes roulantes.

Nous le fîmes venir à Venise pour l'essayer; il avoit de bonnes dispositions avec son masque, et étoit encore meilleur à visage découvert: belle figure, belle voix: il chantoit à ravir, c'étoit Antoine Mattiuzzi, dit Collalto, de la Ville de Vicence.

Cet homme, qui avoit eu de l'éducation et ne manquoit pas d'esprit, ne connoissoit que les anciennes Comédies de l'art, et avoit besoin d'être instruit dans le nouveau genre que j'introduisois.

Je m'y attachai; je pris soin de lui, il m'écoutoit avec confiance; sa docilité m'engageoit toujours davantage, et je suivis la compagnie à Bologne, et à Mantoue pour achever de former mon nouvel Acteur qui étoit devenu mon ami.

Pendant les cinq mois que nous passâmes dans ces deux villes de la Lombardie, je ne perdis pas mon tems; je travaillai jour et nuit, et nous revînmes vers le commencement de l'automne à Venise, où nous étions attendus avec beaucoup d'impatience.

Nous fîmes l'ouverture du Spectacle par une Piece qui avoit pour titre il Teatro Comico, le Théâtre Comique. Je l'avois annoncée et affichée, Comédie en trois actes; mais ce n'étoit à vrai dire qu'une Poétique mise en action, et divisée en trois parties.

J'eus l'intention, en composant cet Ouvrage, de le mettre à la tête d'une nouvelle édition de mon Théâtre; mais j'étois bien aise aussi d'instruire les personnes qui ne s'amusent pas de la lecture, et de les engager à écouter sur la scene des maximes et des corrections qui les auroient ennuyées dans un livre.

Le lieu de la scene de cette Comédie ne change point: c'est le Théâtre même où les Comédiens doivent se rassembler pour répéter une petite Piece intitulée le Pere rival de son Fils.

Le Directeur ouvre la scene avec Eugene son camarade, et lui parle de l'embarras et des dangers de sa direction. La premiere Actrice paroit: elle est fâchée d'être arrivée trop tôt, et se plaint de la paresse de ses camarades; les trois Acteurs tombent de propos en propos sur l'engagement de leur Auteur, qui avoit promis à la clôture seize Comédies nouvelles pour l'année courante: Madame Medebac assure qu'il tiendra parole, et annonce les titres que voici: le Théâtre Comique, les Femmes Pointilleuses, le Café, le Menteur, l'Adulateur, l'Antiquaire, Pamela, l'Homme de goût, le Joueur, la Feinte malade, la Femme prudente, l'Inconnue, l'Honnête Aventurier, la Femme changeante et les Caquets.

Eugene remarque que dans le nombre de seize Pieces bien comptées, ne se trouve pas le Père rival de son Fils qu'on alloit répéter; c'est, dit le Directeur, un petit Ouvrage que l'Auteur nous donne par-dessus le marché.

Collalto entre en habit bourgeois; il est tremblant, il craint le Public; le Directeur l'encourage: le nouvel Acteur débite à merveille une scene que j'avois composée pour le faire applaudir, et il est reçu de la maniere la plus flatteuse et la plus décisive.

Les Acteurs et les Actrices paroissent à leur tour: le Directeur donne par-ci, par-là des avis, qui sans prétention et sans pédanterie sont des préceptes de l'art, et des principes de la nouvelle Poétique.

On vient à la répétition de la petite Piece; Pantalon paroit sous son masque; on le trouve assez bien, et l'on espere beaucoup de lui.

La répétition est interrompue, un Auteur vient proposer à la compagnie des sujets dans le mauvais goût de l'ancienne Comédie Italienne; c'est une situation que je ménageai pour fournir au Directeur l'occasion d'en marquer les défauts, et de parler du nouveau systeme: les discours sérieux du Directeur sont égayés par les plaisanteries de l'Auteur: l'école au lieu d'ennuyer devient amusante, et ce Poëte finit par devenir Comédien.

On reprend la répétition: le Pantalon fait beaucoup rire, lorsqu'il est en scene avec sa maîtresse, et fait pleurer quand il découvre la rivalité de son fils.

La Piece est coupée une seconde fois par l'arrivée d'une femme inconnue qui tranche de la personne de qualité, et salue d'un air de protection les Actrices: tout le monde est en respect; on lui donne un fauteuil, on la fait asseoir; c'est une Actrice de l'Opéra Comique, lui vient offrir ses talens; les Comédiens se mettent à leur aise.

Le Directeur remercie la Chanteuse, en lui disant que son Théâtre n'a pas besoin de l'agrément du chant. La Virtuose est embarrassée entre l'orgueil et le besoin. L'Auteur qui la connoît, lui fait part du parti qu'il venoit de prendre, et lui conseille de l'imiter; elle le veut bien, et se recommande; le Directeur la prend à l'essai. Nouveau motif pour rentrer dans quelques détails de la Comédie réformée.

Enfin, la répétition est achevée. Pantalon sacrifie son amour à la tendresse paternelle, et la Piece finit avec applaudissement.

Je n'ai pas le tems de rendre compte des complimens de mes amis, et de l'étonnement de mes ennemis; il ne s'agit pas maintenant de me vanter de mes projets, mais d'en faire connoître l'exécution.

Nous donnâmes, quelques jours après, la premiere représentation delle Donne Puntigliose, les Femmes Pointilleuses.

Rosaure, femme d'un riche Négociant, qui jouit de la noblesse accordée par privilege aux Commerçans de son pays, a la sotte ambition d'aller figurer dans la Capitale, et de s'introduire dans les sociétés des Dames de qualité.

Elle tient table chez elle, c'est le moyen d'avoir du monde. Les Dames y vont les unes à l'insçu des autres, et Rosaure est reçue dans quelques bonnes maisons, toujours avec beaucoup d'hommes, jamais en société de femmes.

Une Comtesse, noble d'ancienne date, mais de mince finance, s'engage à donner un bal chez elle, et de faire danser Rosaure avec ce qu'il y a de plus grand dans la ville; il y a dans ce manege des conditions très-onéreuses pour l'étrangere; celle-ci s'y soumet sans difficulté; mais il faut ménager la délicatesse de la Dame vénale.

Un ami de l'une et de l'autre avance une proposition concertée. Les deux Dames sont de différens avis; on fait un pari; la Comtesse le gagne, et Rosaure le paye. Le bal se donne; l'assemblée ne peut être ni plus nombreuse, ni mieux choisie. La provinciale est en danse, et les Dames une à une décampent.

Rosaure est furieuse, mais la raison vient à son secours, elle ouvre les yeux, elle avoue qu'il vaut mieux être la premiere dans un petit pays, que la derniere dans un grand, et quitte la Capitale.

L'abrégé que je viens de donner, ne renferme que l'action principale de la Piece, mais le ridicule inépuisable qui en faisoit l'argument, me fournit abondamment du comique pour plaire, et de la morale pour instruire.

Je composai cette Comédie pendant mon séjour à Mantoue, et je la fis donner sur le Théâtre de cette ville pour l'essayer. Elle fit le plus grand plaisir, mais je courus le risque de m'attirer l'indignation d'une des premieres Dames du pays.

Elle s'étoit trouvée, il n'y avoit pas long-tems, dans le même cas que la Comtesse, protectrice de Rosaure. Tout le monde avoit les yeux tournés vers sa loge; mais heureusement pour moi, cette Dame avoit trop d'esprit pour donner prise à la méchanceté des rieurs, et applaudissoit à tous les endroits qui pouvoient lui être appliqués.

La même chose m'arriva depuis à Florence et à Vérone; on croyoit dans chacune de ces deux villes que j'avois pris là mon sujet. C'est une preuve évidente que la nature est la même par-tout, et que puisant dans sa source, les caracteres ne sont jamais manqués.

Cette Piece fit moins de plaisir à Venise que par-tout ailleurs, et cela devoit être.

Les femmes des Patriciens chez elles ne sont pas dans le cas qu'on leur dispute la prééminence, et ne connoissent pas les vétilles de la province.

J'avois puisé cette Piece dans la classe de la Noblesse, et je pris la suivante dans celle de la Bourgeoisie; c'étoit en Italien, la Bottega di Caffè, et le Café tout simplement en François. Le lieu de la scene, qui ne varie point, mérite quelqu'attention: c'est un carrefour de la ville de Venise. Il y a trois boutiques en face: celle du milieu est un Café, celle à sa droite est occupée par un Perruquier, et l'autre à gauche par un homme qui donne à jouer. D'un côté il y a entre deux rues une petite maison, habitée par une Danseuse, et de l'autre un hôtel garni.

Voilà une unité de lieu bien exacte. Les rigoristes pour cette fois-ci seront bien contens de moi, mais le seront- ils de l'unité de l'action? Ne trouveront-ils pas que le sujet de cette Piece est compliqué, que l'intérêt est partagé?

J'aurois l'honneur de répondre à ceux qui tiendroient de pareils propos, que je ne présente pas dans le titre de cette Piece une histoire, une passion, un caractere; mais un Café, où plusieurs actions se passent à la fois, où plusieurs personnes sont amenées par différens intérêts; et si j'ai eu le bonheur d'établir un rapport essentiel entre ces différens objets, et de les rendre nécessaires l'un à l'autre, je crois avoir rempli mon devoir, en surmontant encore plus de difficultés.

Il faudroit lire la Piece en entier pour en juger; il y a autant de caracteres que de personnages.

Ceux qui figurent davantage, sont deux jeunes mariés, dont le mari est dérangé, et la femme vertueuse et souffrante.

Le maître Limonnadier, honnête, serviable, obligeant, s'intéresse à ce ménage malheureux, et parvient à corriger l'un, et à rendre l'autre heureuse et contente.

Il y a un bavard médisant fort original et comique; c'est un de ces fléaux de l'humanité qui inquiette tout le monde, qui ennuie les pratiques du Café, lieu de la scene, et sur-tout les deux amis du Limonnadier.

Le méchant est puni; il découvre par plaisanterie les manœuvres du brelandier frippon, attenant au Café. Cet homme est arrêté, et le bavard est vilipendé et chassé, comme délateur.

Cette Comédie eut un succès très-brillant; l'assemblage et le contraste des caracteres ne pouvoient pas manquer de plaire; celui du médisant étoit appliqué à plusieurs personnes connues. Une entr'autres m'en voulut beaucoup; je fus menacé; on parloit de coups d'épée, de couteau, de pistolets; mais curieux, peut-être, de voir seize Pieces nouvelles dans une année, ils me donnerent le tems de les terminer.



CHAPITRE VIII

Le Menteur, Comédie en trois Actes, et en prose, imitation du Menteur de Corneille. - Le Flatteur , Comédie en trois Actes, en prose. - Extrait de cette Piece. - La Famille de l'Antiquaire, Comédie en trois Actes, en prose. - Précis de la Piece. - Traduction de cet Ouvrage par un Auteur François.

Dans un tems où je cherchois des sujets de Comédies par-tout, je me rappellai que j'avois vu jouer, à Florence, sur un Théâtre de société, le Menteur de Corneille, traduit en Italien: et comme on retient plus facilement une Piece que l'on a vu représenter, je me souvenois très bien des endroits qui m'avoient frappé; et je me rappelle d'avoir dit, en la voyant: voilà une bonne Comédie; mais le caractere du Menteur seroit susceptible de beaucoup plus de comique.

Comme je n'avois pas le tems de balancer sur le choix de mes argumens, je m'arrêtai à celui-ci, et mon imagination, qui étoit dans ce tems-là très-vive et très-prompte, me fournit sur-le-champ telle abondance de comique, que j'étois tenté de créer un nouveau Menteur.

Mais je rejettai mon projet. Corneille m'en avoit donné la premiere idée; je respectai mon maître, et je me fis un honneur de travailler d'après lui, en ajoutant cependant ce qui me paroissoit nécessaire pour le goût de ma Nation, et pour la durée de ma Piece.

J'imaginai, par exemple, un amant timide, qui releve infiniment le caractere audacieux du Menteur, et le met dans des positions fort comiques.

Lélio, qui est le Menteur, arrive à Venise au clair de la lune; il entend une sérénade dans le canal, et s'arrête pour en jouir; c'est un amusement que Florinde avoit ordonné pour Rosaure sa maitresse; mais il se cachoit par timidité. Lélio voit deux femmes sur une terrasse, en approche, entre en conversation, et les trouve fort à son gré; il fait tomber le discours sur la sérénade; les demoiselles ne peuvent pas en deviner l'auteur. Lélio s'arroge modestement le mérite de leur avoir procuré cet amusement.

Les deux sœurs ne le connoissent pas. Lélio leur fait croire qu'il est à Venise depuis long-tems, et qu'il en est amoureux; on lui demande de laquelle des deux; c'est un secret qu'il ne peut pas encore révéler; c'est à peu-près la scene de Corneille, et je suivis exactement cet Auteur dans celle du Menteur avec son pere.

Il y a, dans la scene seizieme du second acte, un sonnet de l'amant timide, qui embarrasse furieusement le Menteur. Florinde, toujours amoureux et toujours craintif, n'osant pas se déclarer ouvertement, jette un papier sur la terrasse de sa maîtresse, avec des vers, qui, sans le nommer, pourroient le faire deviner. Rosaure s'apperçoit du paquet; elle l'ouvre, elle lit, et n'y entend rien.

Lélio arrive, et lui demande le sujet de sa lecture; c'est un sonnet, dit-elle, qui vient de m'être adressé, et je n'en connois pas l'auteur. Lélio demande si elle trouve les vers bien faits, si le style en est tendre et respectueux.

Rosaure en paroit satisfaite, et Lélio n'hésite pas à s'en donner le mérite: il y a, dans les vers de Florinde, des propos contradictoires à tout ce que Lélio jusqu'alors avoit débité: le Menteur se trouve embarrassé; mais il tourne si adroitement les phrases à son avantage, qu'il parvient à se faire croire.

Je ne rapporterai pas ici le sonnet de Florinde ni les subtilités de Lélio, qu'on peut lire dans l'original imprimé; je finirai mon extrait en assurant le Lecteur que cette scene fit le plus grand plaisir, et que la Piece eut tout le succès que je pouvois desirer.

Le sujet d'un Menteur, qui étoit moins vicieux que comique, m'en suggéra un autre plus méchant et plus dangereux: c'est le Flatteur dont je parle.

Celui de Rousseau, n'eut pas de succès en France, le mien fut très-bien reçu en Italie. En voici la raison: le Poëte François avoit traité cet argument plus en Philosophe qu'en Auteur comique; et je cherchai, en inspirant de l'horreur pour un vicieux, les moyens d'égayer la Piece par des épisodes comiques et des traits saillans.

Don Sigismonde, qui est le Flatteur, occupe la place de premier Secrétaire auprès de Don Sancio , Gouverneur de Gaëte dans le royaume de Naples. Don Sancio est un homme insouciant, Donna Louise, son épouse, est une femme ambitieuse, et Isabelle leur fille une petite étourdie, sans esprit et sans éducation. Le Secrétaire les connoît, les flatte, les trompe, et tire parti de leurs foiblesses, pour assurer sa fortune.

La flatterie de ce mauvais sujet ne se borne pas à la maison dont il s'est emparé; mais il tâche, dans la ville, de gagner les maris pour corrompre les femmes, et profite de l'imbécillité de son maître, pour faire éloigner les personnes qui lui déplaisent.

Cet homme n'est pas flatteur uniquement pour le plaisir de l'être, comme le méchant de Gresset, la flatterie n'est chez lui que le moyen pour parvenir à satisfaire ses vices.

Il est, à la fois, orgueilleux, libertin et avide d'argent, et c'est cette derniere passion qui le perd.

Il a la bassesse de faire diminuer les gages des gens du Gouverneur, pour augmenter ses profits. Les domestiques s'adressent au Secrétaire, pour être indemnisés; ils sont très-bien reçus, ils sont flattés, caressés; mais ils ne gagnent rien.

Ces malheureux se rassemblent; ils reconnoissent l'auteur de leur perte, ils crient vengeance; on parle de coups de fusils, de coups de couteau; le Cuisinier se charge de l'empoisonner, et il exécute son projet.

Don Sigismonde est la victime de sa méchanceté; il meurt repentant, il avoue ses fautes; Don Sancio reconnoît les siennes; il n'y a que Madame la Gouvernante qui regrette le Flatteur.

J'étois fâché d'être obligé d'employer le poison pour le dénouement de la Piece; mai je ne pouvois pas faire autrement; le scélérat méritoit d'être puni, le Gouverneur le protégeoit: la Cour de Naples ne le connoissoit pas assez; j'imaginai un genre de mort qu'il avoit bien mérité.

D'ailleurs, ma réforme n'étoit pas encore au point où elle devoit être, et où je l'ai portée depuis. Je me permettois encore quelques licences dans le goût de la Nation, et j'étois toujours content quand j'avois trouvé un dénouement naturel et frappant.

Mais voici une Comédie d'un genre tout-à-fait différent de la précédente; car elle est prise dans la classe des ridicules, alternative qui n'est pas inutile à la production successive de plusieurs ouvrages.

C'est la Famiglia dell'antiquario, la Maison de l'antiquaire, qui fait la sixieme des seize Pieces projetées.

Je l'avois d'abord intitulée tout simplement l'Antiquaire, qui en est le Protagoniste; mais craignant que les disputes entre sa femme et sa bru ne produisissent un double intérêt, je donnai un titre à la Comédie qui embrasse tous les sujets à la fois, d'autant plus que les ridicules des deux femmes, et celui du chef de la famille, se donnent la main, et contribuent également à la marche comique et à la moralité de l'ouvrage.

Le mot d'Antiquaire s'applique également en Italie à ceux qui s'occupent savamment de l'étude de l'antiquité, et à ceux qui ramassent, sans connoissance, des copies pour des originaux, et des futilités pour des monumens précieux; c'est parmi ces derniers que je pris mon sujet.

Le Comte Anselme, plus riche d'argent que de connoissances, devient Amateur de tableaux, de médailles, de pierres gravées, et de tout ce qui a l'apparence de l'antiquité ou de la rareté. Il s'en rapporte à des frippons qui le trompent, et se forme, à grand frais, un cabinet ridicule.

Il a une femme qui, au moment d'être grand'mere, a toutes les prétentions de la jeunesse; une bru qui ne pouvant pas soufrir la subordination, frémit de n'être pas la maîtresse absolue; le Comte Jacinte, qui est le fils de l'une et le mari de l'autre, n'osant pas déplaire à sa mere pour contenter sa femme, se trouve très-embarrassé; il porte ses plaintes au chef de la maison.

Celui-ci est occupé d'un Pescenius, médaille très-rare qu'il venoit d'acheter fort cher, et qui étoit contrefaite. Il renvoie son fils brusquement, et ne se soucie pas des tracasseries du ménage.

Cependant, les choses vont si loin que l'Antiquaire ne peut se défendre de s'en mêler. Il craint les tête-à-tête avec des femmes si peu raisonnables, et il demande une assemblée de famille.

Le jour est pris; il y a des amis communs qui s'y rendent; le fils est un des premiers à s'y trouver, et les dames paroissent les dernieres accompagnées chacune par leurs Cicisbées.

Tout le monde est assis; le Comte Anselme tient sa place au milieu du cercle, et commence son discours sur la nécessité de la paix domestique: en se tournant de droite et de gauche, il jette les yeux sur une breloque de la montre de sa bru; il croit y reconnoître un antique précieux: il veut le voir de près; il défait le cordon; il tire sa loupe; il examine le bijou; il voit une tête charmante; il voudroit l'avoir; elle lui est accordée, il en est enchanté: il remercie sa bru; sa femme en est piquée; elle se leve et s'en va. Voilà l'assemblée finie, et la grande affaire est remise à une autre séance.

Pendant cet intervalle, il se passe bien de choses désagréables pour l'Antiquaire; il fait voir son cabinet à des connoisseurs; on l'éclaire, on le détrompe; il en est convaincu, il renonce à sa folie. Il voit la nécessité de rétablir la tranquillité dans sa maison; il demande une seconde assemblée; tout le monde s'y rend.

Plusieurs arrangemens sont proposés; les uns déplaisent à la belle-mere, les autres sont rejettés par la belle- fille; on en trouve un enfin qui les contente l'une et l'autre; c'est celui d'établir deux ménages, et de les séparer pour toujours; tout le monde est content, et la Piece finit.

Je vis, quelques années après, donner cette Piece à Parme, traduite en françois par M. Collet, Secrétaire des commandemens de Madame Infante: cet Auteur, très-estimable à tous égards, et très-connu à Paris par de charmans ouvrages qu'il a donné à la Comédie Françoise, a parfaitement bien traduit ma Piece; et, c'est lui, sans doute, qui la fit valoir.

Mais il en changea le dénouement; il crut que la Piece finissoit mal, laissant partir la belle-mere et la belle- fille brouillées, et il les raccommoda sur la scene.

Si ce raccommodement pouvoit être solide, il auroit bien fait; mais qui peut assurer que le lendemain ces deux dames acariâtres n'eussent pas renouvellé leurs disputes?

Je puis me tromper, mais je crois que mon dénouement est d'après nature.



CHAPITRE IX

Pamela, Comédie en trois Actes, en prose, et sans masques. - Analyse de la Piece. - L'Homme de goût, Comédie en trois Actes, en prose. - Son médiocre succès. - Abrégé de la Piece. - Le joueur, Piece en trois Actes. - Sa chute. - Défense des jeux de hasard, et suppression de la Redoute à Venise.

Il y avoit quelque tems que le Roman de Pamela faisoit les délices des Italiens, et mes amis me tourmentoient pour que j'en fisse une Comédie.

Je connoissois l'Ouvrage; je n'étois pas embarrassé pour en saisir l'esprit, et rapprocher les objets; mais le but moral de l'Auteur Anglois ne convenoit pas aux mœurs et aux loix de mon pays.

A Londres un Lord ne déroge pas à la noblesse en épousant une paysanne; à Venise un patricien qui épouse une plébéienne, prive ses enfans de la noblesse patricienne, et ils perdent leurs droits à la souveraineté.

La Comédie, qui est ou devroit être l'école des mœurs, ne doit exposer les foiblesses humaines que pour les corriger, et il ne faut pas hasarder le sacrifice d'une postérité malheureuse sous prétexte de récompenser la vertu.

J'avois donc renoncé au charme de ce Roman; mais dans la nécessité où j'étois de multiplier mes sujets, et entouré à Mantoue comme à Venise de personnes qui m'excitoient à travailler d'après lui, j'y consentis de bon gré.

Je ne mis cependant la main à l'Ouvrage qu'après avoir imaginé un dénouement qui, loin d'être dangereux, pouvoit servir de modele aux amans vertueux, et rendre en même tems la catastrophe plus agréable et plus intéressante.

Pamela ouvre la scene avec Jevre, ancienne gouvernante de la maison; elle regrette sa maîtresse, décédée depuis quelque mois, et instruit le public de son état. C'est une villageoise que Miladi avoit prise chez elle en qualité de femme-de-chambre; mais qui l'aimoit comme son enfant, et lui avoit procuré une éducation au-dessus de sa condition. La conversation tombe sur le fils de la défunte: Jevre fait espérer à Pamela que Milord Bonfil n'oubliera pas à son égard les recommandations de sa mere: Pamela laisse appercevoir par des mots entrecoupés, et accompagnés de quelques soupirs, son inclination pour son jeune maître: elle veut quitter Londres, elle veut rentrer dans le sein de sa famille; c'est le combat de l'amour et de la vertu.

Dans le courant de la Piece, on voit le jeune Lord brûler du même feu que Pamela; elle est sage; il fait des tentatives pour la soumettre à ses volontés, Pamela est inébranlable, Milord est furieux.

Miladi Dauvre, sœur de Milord Bonfil, s'apperçoit de la passion de son frere; elle lui demande Pamela; Bonfil hésite d'abord; il consent, puis révoque son consentement: il enferme Pamela; il est dans la plus grande agitation.

Le Lord Artur, son ami, vient le voir; il s'apperçoit de son chagrin; il tâche de l'égayer; il lui propose trois différens partis pour le marier; Bonfil ne les trouve pas à son gré.

Il se passe une scene entre ces deux amis, qui est une espece de discussion sur le choix d'une femme, sur la liberté angloise, et sur les inconvéniens des unions inégales par rapport à la succession.

Ce dernier article fait de la sensation dans l'esprit de Bonfil, il en est vivement frappé, mais il ne peut pas se déterminer à se défaire de Pamela.

Celle-ci avoit écrit à son pere, et lui avoit fait part de son embarras et de ses craintes: ce pere arrive; il se présente a Milord et lui demande sa fille; Milord refuse de la lui rendre; Andreuve (c'est le nom du vieillard) demande sérieusement à Milord quelles sont ses vues sur sa fille: Milord avoue sa passion, il aime Pamela; trop heureux s'il pouvoit en faire son épouse; ce n'est pas l'intérêt qui l'en empêche; c'est sa condition, sa naissance. Le vieillard touché des sentimens de Milord, et se voyant au moment de faire le bonheur de sa fille, lui confie son secret. Andreuve n'est pas son nom; c'est le Comte d'Auspingh, Ecossois, qui, dans les révolutions de ce Royaume, fut compris parmi les rébelles de la Couronne Britannique, se sauva sur les montagnes de l'Angleterre, acheta avec le peu d'argent qui lui étoit resté assez de terre pour labourer et Pour vivre; il a des preuves de son ancien état, cite les témoins vivans qui peuvent le reconnoître.

Milord Bonfil examine les papiers, voit les témoins, sollicite la grace pour l'homme proscrit, et l'obtient sans difficulté; il épouse Pamela; voilà la vertu récompensée, et la bienséance sauvée.

Ce qu'il y a de plus singulier dans cette Piece, c'est qu'après l'agnition, où, selon les regles de l'art, l'action devroit se terminer, il y a dix scenes, qui au lieu d'ennuyer, amusent autant que les précédentes, et peut-être encore davantage.

Pamela ne sait pas ce qui s'est passé entre Bonfil et son pere; elle ne reconnoît pas son nouvel état, elle est prête a quitter son amant; celui-ci s'amuse à la tourmenter: il va se marier: il épouse la Comtesse d'Auspingh; il en fait l'éloge: Pamela souffre, son pere arrive, l'encourage à embrasser Milord: Pamela n'y comprend rien; on veut la mettre au fait; elle n'en peut rien croire; Jevre la salue comme sa maîtresse, Miladi Dauvre vient lui faire compliment: enfin Pamela est assurée de son bonheur: elle est toujours modeste et reconnoissante; elle change de condition, et ne change point de caractere.

Je n'ai pas parlé jusqu'ici d'un personnage qui égaye infiniment le sérieux de la Piece; c'est le Chevalier Hernold, neveu de Miladi Dauvre, jeune Anglois qui vient de faire le tour de l'Europe, et qui, faute de principes et de connoissances, rapporte avec lui tous les ridicules des pays qu'il a parcourus.

Il va chez Milord Bonfil; il le trouve prenant du thé en société, il débute avec la gaité françoise, et se moque du sérieux de ses compatriotes; on lui offre du thé, il le refuse: il vante le chocolat Espagnol et le café de Venise; il bavarde beaucoup, il parle de la galanterie de Paris, des amusemens de l'Italie, et fait l'éloge des Arlequins; il trouve les arlequinades charmantes; tout le monde s'ennuie et s'en va.

Voilà, dit le Chevalier à Bonfil, voilà des hommes qui n'ont pas voyagé: si vous aviez fait précéder aux voyages, répond Bonfil, des études et des connoissances, vous n'auriez pas borné vos observations à la galanterie Françoise et aux arlequinades Italiennes.

La Comédie de Pamela est un drame selon la définition des François; mais le Public la trouva intéressante et amusante, et ce fut de tous mes Ouvrages donnés jusqu'alors, celui qui emporta la palme.

Après une Piece à sentimens, j'en fis suivre une autre fondée sur les usages de la société civile, et intitulée Il Cavalière di buon gusto, qu'on pourroit traduire en François, l'Homme de goût.

Il est vrai que ce titre annonceroit en France un homme instruit dans les sciences et dans les beaux arts; et l'Italien de bon goût que je peins dans ma Piece, est un homme qui, avec une fortune modique, sait trouver le moyen d'avoir une maison charmante, des domestiques choisis, un cuisinier excellent, et brille dans les sociétés comme un homme très-riche, sans faire tort à personne et sans déranger ses affaires.

Il y a des curieux dans la Piece qui voudroient pouvoir deviner son secret: il y a des médisans qui osent le dénigrer, et ces derniers sont du nombre de ceux qui fréquentent sa table, et profitent de sa générosité.

Le Comte Ottavio, qui est le Protagoniste, est un homme d'un certain âge, fort gai, fort agréable, badinant toujours avec le beau-sexe sans envie et sans crainte de s'engager.

Il a un neveu dont il gouverne le bien; la mere du jeune homme n'aime pas son beau-frere, et donne de la défiance à son fils; le Comte s'en apperçoit, il en rit; et pour désesperer la veuve de son frere, il fait croire qu'il va se marier au préjudice de son héritier.

Il laisse aller les propos, fort loin, et quand il s'agit de faire connoître son inclination, il présente pour sa maîtresse Pantalon, et fait voir un traité de commerce qu'il a avec ce Négociant, et qui lui produit assez de fonds pour soutenir l'état brillant dont il jouit.

Il y a des scenes intéressantes de l'Homme de goût dans son particulier; il instruit son Secrétaire; il corrige son Bibliothécaire; il forme son nouveau Maitre d'hôtel; il renvoie les mauvais domestiques, il récompense les bons; ce sont de petites leçons qui ne nuisent et n'ennuyent point.

Cette Piece a assez bien réussi, mais elle eut le malheur de succéder à Pamela qui avoit fait tourner la tête à tout le monde; l'Homme de goût fut plus heureux à sa reprise l'année suivante.

La même aventure arriva au Joueur, qui étoit la neuvieme Comédie de mon engagement, mais ne s'étant pas relevée comme avoit fait la derniere, je la jugeai, d'après le Public, Piece tombée sans ressource.

J'avois placé fort heureusement dans la Comédie du Café, troisieme Piece de cette année, un joueur que le nouveau Pantalon avoit rendu à visage découvert, d'une maniere très-agréable et très-intéressante. Je crus alors n'en avoir pas assez dit sur cette passion malheureuse, je me proposai de traiter la matiere à fond; mais le joueur épisodique du Café l'emporta sur celui qui en faisoit le sujet principal.

Il faut ajouter encore, que dans ce tems-là tous les jeux de hasard étoient tolerés à Venise. Il y avoit cette fameuse Redoute qui enrichissoit les uns, et ruinoit les autres; mais qui attiroit les joueurs des quatre parties du monde, et faisoit circuler l'argent.

C'étoit mal à propos de mettre à découvert les conséquences de cet amusement dangereux, et encore plus la mauvaise foi de certains joueurs, et les artifices des courtiers de jeu; et dans une ville de deux cens mille ames, ma Piece ne devoit pas manquer d'avoir beaucoup d'ennemis.

La République de Venise vient de défendre les jeux de hasard, et de supprimer la Redoute. Il peut y avoir des particuliers qui se plaignent de cette suppression, mais il suffit de dire, pour en prouver la sagesse, que ceux même du Grand-Conseil qui aimoient le jeu, ont donné leurs voix en faveur du nouvel Arrêt.

Je ne cherche pas à excuser la chute de ma Piece par des raisons étrangeres: elle échoua, elle étoit donc mauvaise, et ce n'est pas peu pour moi que, de seize Comédies, celle-ci fut la seule qui tomba.

Le Public redemandoit Pamela, je refusai pour cette fois-là de le contenter; j'étois jaloux de remplir mon engagement, et j'avois encore sept Pieces nouvelles à donner.

Je savois bien que mes partisans m'auroient fait grace de quelques-unes pour le plaisir de revoir celle qui les avoit tant amusés. Mais les méchans m'auroient insulté, et je préférai la gloire de confondre mes adversaires au doux plaisir de satisfaire mes amis. J'étois presque sûr du succès de la Comédie que j'allois donner; je la fis annoncer, je la fis afficher avec confiance, et je ne me suis pas trompé.



CHAPITRE X

Petit Libelle, galanterie de mes ennemis. - Le véritable Ami, Piece en trois Actes et sans masques. - Son succès. - Son analyse. - La Feinte malade, Piece en trois Actes. - Son succès. - La Femme Prudente, Piece en trois Actes, sans masques. - Quelques mots sur cette Piece. - Son succès.

La quantité des Pieces que je donnois l'une après l'autre, ne laissoit pas le tems à mes ennemis de faire éclater leur haine contre moi. Mais pendant les dix jours de relâche à cause de la neuvaine de Noël, ils ne manquerent pas de me régaler d'une brochure qui contenoit plus d'injures que de critiques.

On disoit, d'après la chute de ma derniere Comédie, que Goldoni avoit jetté son feu, qu'il commençoit à décliner, qu'il finiroit mal, que son orgueil seroit humilié. Il n'y avoit que ce dernier mot qui me déplaisoit; on pouvoit m'accuser d'imprudence, pour avoir contracté un engagement qui pouvoit me coûter le sacrifice de ma santé ou celui de ma réputation; mais pour de l'orgueil, je n'en ai jamais eu, ou du moins je ne m'en suis jamais apperçu.

Je ne fis aucun cas de ce libelle; mais je compris de plus en plus la nécessité de rétablir sur mon Théâtre l'intérêt, la gaieté, l'instruction et l'ancien crédit.

La Comédie du Véritable Ami, que je donnai à l'ouverture du Carnaval, remplit toutes mes vues; une anecdote historique m'en fournit l'argument, et je le traitai avec toute la délicatesse que ce sujet méritoit.

Florinde est le héros de la Piece; il a un ami intime à Vérone, appellé Lélio. Il va le rejoindre uniquement pour jouir de sa société, et il reste un mois chez lui.

Lélio doit épouser Rosaure, fille d'un homme riche, mais d'une avarice sordide; il mene chez sa prétendue son ami; celui-ci en devient amoureux: il s'apperçoit que la demoiselle est éprise autant que lui, et prend le parti de quitter Vérone.

Béatrice, fille surannée et tante de Lélio, fâchée du départ de Florinde dont elle se flattoit de faire la conquête, lui fait une déclaration.

Florinde étonné, surpris, n'ose pas déplaire ouvertement à la tante de son ami; il la remercie, et lui dit, sans se compromettre, des choses honnêtes et galantes. Lélio arrive; il prie Béatrice de le laisser seul avec son ami; elle engage son neveu à s'opposer au départ de Florinde, et sort assez contente de lui.

La scene des deux amis est très-intéressante. Lélio se plaint de sa maîtresse. Depuis quelques jours, il est mal reçu, il est mai vu; il n'est plus aimé; il charge Florinde d'aller sonder le cœur de Rosaure; quelle commission pour un amant! Il résiste en vain, l'amitié l'exige, il y va.

La nouvelle conversation de Rosaure et Florinde acheve la défaite de l'un et de l'autre. Ces deux amans malheureux sont les victimes de l'honneur et de la passion la plus vive.

Florinde revient à son premier projet; il faut partir. Il reçoit une lettre de Rosaure où son amour semble augmenter par le désespoir de sa perte; il prend le parti de lui répondre pour la désabuser, et lui annoncer son départ: il écrit: un domestique arrive, et l'avertit, en tremblant, que Lélio est attaqué par deux hommes armés, et se défend avec désavantage. Florinde se jette sur son épée, court à la défense de son ami, et laisse, sur la table, la lettre qu'il avoit commencée.

Béatrice entre d'un côté pendant que Florinde sort d'un autre: elle s'apperçoit de la lettre, et lit ces mots.

"Je ne connois que trop, Mademoiselle, les bontés que vous avez pour moi, et je suis trop foible et trop reconnoissant pour vous regarder avec indifférence.

"Mon ami m'a reçu chez lui; il m'a fait part de tous les secrets de son cœur; ce seroit manquer à l'amitié et à l'hospitalité..."

L'écrit n'en dit pas davantage; mais le mot d'hospitalité fait croire à Béatrice que cette lettre la regarde; elle croit que Florinde l'aime; elle trouve sa délicatesse outrée, et se charge de l'encourager.

Florinde revient; il cherche sa lettre; Béatrice qui l'avoit cachée, s'en apperçoit, et badine. Lélio entre; il embrasse son ami, son sauveur. Béatrice ajoute qu'il doit l'ernbrasser aussi comme son parent, et fait voir la lettre de Florinde. Lélio est enchanté que son ami devienne son oncle; Florinde est dans le plus grand embarras; il faut trahir le secret de Rosaure, ou il faut se sacrifier à Béatrice. Il prend ce dernier parti, et la tante sort toute fiere du triomphe de ses attraits.

Lélio prend encore plus de confiance en son ami; il avoit quelques légers soupçons, ce dernier événement le tranquillise entierement: il va chez sa maîtresse; il présente Florinde comme le futur de sa tante; quel martyre pour l'un et quelle désolation pour l'autre!

J'ai annoncé, au commencement de cet extrait, le pere de Rosaure comme un avare outré; il avoit promis sa fille en mariage à Lélio, qui, n'étant pas riche, faisoit fonds sur vingt mille écus, qui étoient la dot de la demoiselle. L'avare confie à sa fille, les larmes aux yeux, que l'instant de débourser cet argent seroit celui de sa mort. Rosaure, qui n'aime pas Lélio, tranquillise son pere, et l'assure qu'il en jouira pendant toute sa vie. L'avare fait courir le bruit qu'il a fait des pertes, qu'il est dans la misere, et voudroit marier sa fille sans dot.

Lélio se voyant déchu du côté de l'amour et de celui de la fortune, renonce à Rosaure, et prie son ami d'aller remplir pour lui les devoirs de la bienséance.

Florinde qui est riche et toujours amoureux, prend le parti violent de dévoiler à Lélio l'intelligence de son cœur avec celui de Rosaure; et après avoir passé en revue les témoignages qu'il lui avoit donnés de sa délicatesse et de son amitié, il lui demande la permission d'épouser Rosaure.

Lélio n'a pas à se plaindre de son ami; c'est lui qui l'a introduit, c'est lui qui l'a mis dans le cas d'apprécier le mérite de la demoiselle, et de s'y attacher. Il reconnoît les sacrifices que Florinde avoit faits pour lui. Rosaure ne lui convient plus, il la cede sans difficulté.

On en fait la proposition au pere; il en est très-content, pourvu que ce soit sans dot. Tout est convenu, on se rassemble pour la signature du contrat; mais quelle révolution! on vient annoncer à l'avare que sa cassette est volée.

On y accourt; on arrête le voleur, le trésor est sauvé. Le pere régorge d'argent, et la fille est une riche héritiere; Florinde ne peut l'épouser qu'aux dépens de la fortune de son ami.

Il n'ésite pas à donner la derniere preuve de son amitié et de sa probité, il épouse Béatrice, et employe son crédit et son amour même pour engager la Demoiselle à donner la main à son premier prétendu. Rosaure pénétrée de douleur et d'admiration, ayant perdu l'espérance de posséder son amant, consent de le satisfaire, et donne la main à Lelio, qui se flatte de gagner son cœur.

Cette Piece est une de mes favorites, et j'eus le plaisir de voir le Public d'accord avec moi; j'étois étonné moi- même d'avoir réussi à lui donner le tems et les soins nécessaires dans une année si laborieuse pour moi.

Mais en voici une autre qui ne me coûta pas moins de peine, et n'eut pas moins de succès: c'est la Finta ammalata , la Feinte malade.

Avant que de rendre compte de la Piece, je vais faire connoître l'original qui m'en fournit le sujet.

Madame Medebac étoit une Actrice excellente, très-attachée à sa profession, mais c'étoit une femme à vapeurs; elle étoit souvent malade, souvent elle croyoit l'être, et quelquefois elle n'avoit que des vapeurs de commande.

Dans ces derniers cas, on n'avoit qu'à proposer de donner un beau rôle à jouer à une Actrice subalterne, la malade guérissoit sur-le-champ.

Je pris la liberté de jouer Madame Medebac elle-même; elle s'en apperçut un peu, mais trouvant son rôle charmant, elle voulut bien s'en charger, et le rendit en perfection.

Rosaure aimoit le Docteur Onesti, jeune Médecin de la Faculté, autant aimable dans la société, que savant dans son art. Le pere du Docteur avoit été l'ami de M. Pantalon, pere de Rosaure, et le fils alloit de tems en tems le voir, mais pas aussi souvent que la Demoiselle l'auroit desiré.

Elle se dit malade; on fait venir le Docteur, et à mesure que l'amour augmente, la maladie devient plus sérieuse; elle tombe dans les convulsions, elle pleure, elle rit, elle chante, elle fait des cris épouvantables.

Pantalon veut avoir une consultation, il nomme lui-même les Médecins consultans; et tout le monde se rassemble.

Cette assemblée est composée de trois Médecins: le Docteur Onesti, le Docteur Buonatesta, le Docteur Malfatti, et M. Tarquinio qui est le Chirurgien de la maison.

M. Onesti, qui est le Médecin habitué, connoissant sa malade, et faisant le rapport des symptômes de la maladie, annonce un dérangement d'esprit, plutôt qu'une indisposition corporelle. M. Buonatesta, après avoir examiné la malade, pense différemment. M. Malfatti est tantôt de l'avis de l'un, tantôtde l'avis de l'autre, et le Chirurgien, ayant demandé la permission de dire aussi son avis, conclue pour la saignée.

Je suis fils de Médecin, je l'ai été aussi pour un instant, et je condamne l'inconséquence de ceux qui font l'éloge ou la critique de la Médecine en général. Devant parler de cet art qu'il faut respecter pour la nécessité, je fais paroître dans ma Piece trois Médecins: l'un honnête et prudent, l'autre charlatan, le troisieme ignorant; ce sont les trois classes que l'on peut rencontrer dans la Médecine; que Dieu nous garde des deux dernieres, mais la seconde est encore plus dangereuse.

Je ne m'étendrai pas davantage dans l'analyse de cette Piece, dont on prévoit le dénouement dès le premier Acte.

C'est une amie de Rosaure qui découvre son secret, qui s'intéresse à sa santé et à son bonheur, qui en parle au Pere, et le met dans la nécessité de guérir sa fille, en lui accordant l'élixir qui lui convenoit davantage.

La difficulté la plus considérable que cette bonne amie ait à surmonter, est la répugnance du Docteur. Ce n'étoit pas faute de considération et d'attachement pour Rosaure; mais il craint qu'on ne dise dans le monde que le Médecin a séduit sa malade, et il a assez de délicatesse pour la refuser; mais l'amie de Rosaure sait si bien se retourner, que les obstacles sont anéantis, et le mariage se fait.

Malgré la simplicité du sujet, cette Piece fut généralement bien reçue, et extrêmement applaudie; elle doit son succès, peut-être, au jeu de l'Actrice qui se plaisoit à se jouer elle-même, et le faisoit sans effort et sans gêne. Les trois diffèrens caracteres des Médecins, et un Apoticaire sourd et nouvelliste, qui entendoit tout de travers, et préféroit la lecture des gazettes à celle des ordonnances, n'y contribuerent pas moins.

Ce fut donc le comique et la gaieté qui firent le bonheur de la feinte Malade; et ce fut l'intérêt tout seul qui fit celui de la Donna Prudente, de la Femme Prudente, dont je vais rendre compte.

Donna Eularia est la femme du monde la plus sage et la plus raisonnable, et Dom Robert, son mari, le plus extravagant et le plus inconséquent de la terre.

Cet homme est jaloux. Son épouse n'aimeroit pas mieux que de mener une vie tranquille et retirée; il la force à voir du monde pour qu'on ne se doute pas de sa jalousie.

Pour faire connoître cette Piece, il faudroit la suivre scene par scene. Elle est si artistement travaillée, que le dialogue est très-nécessaire pour pouvoir en juger, et ce seroit passer la mesure que je me suis proposée, si je donnois un extrait presque aussi long que la Comédie.

Ce qui m'en avoit fourni le sujet, c'étoient ces mêmes sociétes ou j'avois pris celui du Cavalier et de la Dame , c'est-à-dire, dans la classe des Cicisbées.

Il y a des maris en Italie qui tolerent de bon gré les galans de leurs femmes, et sont même leurs amis et leurs confidens; mais il y en a aussi de jaloux qui souffrent avec dépit ces êtres singuliers, qui sont les maîtres en second dans les ménages déréglés.

Dom Robert étoit le moins fait pour les tolérer chez lui; mais un homme qui cherche à s'avancer dans le monde, et qui a besoin de protecteurs et d'amis, peut-il renfermer sa femme dans sa maison?

Il y a dans la Piece une Dame de Province qui ne connoissant pas les mœurs de la Capitale, trouve les galans ridicules. Dom Robert est d'accord avec cette femme raisonnable; il se lie avec elle d'amitié, il prend le parti d'aller jouir de la tranquillité que lui offre une petite ville ignorée. Donna Eularia y consent, elle encourage même son mari à exécuter son projet, et couronne, par une résignation vertueuse, le mérite de ses souffrances.

Le Public qui ne cessoit pas de s'intéresser à cette femme malheureuse et prudente, parut assez content d'un dénouement qui lui promettoit sa tranquillité; et la Piece finit avec applaudissement, et se soutint très-heureusement jusqu'à la nouveauté qui la remplaça.



CHAPITRE XI

L'Inconnue, Comédie Romanesque en trois Actes, en prose. - L'honnête Aventurier, Comédie en trois Actes, en Prose. - Analogie du Protagoniste avec l'Auteur. - La Femme capricieuse, autre Comédie en trois Actes, en prose. - Les Caquets, Comédie en trois Actes, en prose. - Succès de ces quatre Pièces. - Mon engagement rempli. - Satisfaction du Public.

Après la Comédie de Pamela, et sur-tout pendant le succes équivoque de l'Homme de goût et la chute du Joueur, mes amis vouloient absolument que je donnasse quelqu'autre sujet de Roman afin, disoient-ils, de m'épargner la peine de l'invention.

Fatigué de leurs sollicitations, je finis par dire, qu'au lieu de lire un Roman pour en faire une Piece, j'aimerois mieux composer une Piece dont on pourroit faire un Roman.

Les uns se mirent à rire, les autres me prirent au mot: faites-nous donc, me dirent-ils, un Roman en action, une Piece aussi embrouillée qu'un Roman. -Je vous la ferai. - Oui? - Oui! - Parole d'honneur? - Parole d'honneur!

Je rentre chez moi, et échauffé de ma gageure, je commence la Piece et le Roman tout-à-la-fois, sans avoir le sujet ni de l'une, ni de l'autre.

Il faut, me dis-je à moi-même, beaucoup d'intrigue, du surprenant, du merveilleux, et de l'intérêt en même tems, du comique et du pathétique.

Une héroïne pourroit intéresser plus qu'un héros; où irai-je la chercher? Nous verrons; prenons, en attendant, une inconnue pour Protagoniste; et je couche sur le papier: L'Inconnue, Comédie: acte premier, scene premiere. -Cette femme doit avoir un nom; oui, donnons-lui le nom de Rosaure; mais viendra-t-elle toute seule donner les premieres notices de l'argument de la Piece? Non, c'est le défaut des anciennes Comédies: faisons-la entrer avec... Oui, avec Florinde... Rosaure et Florinde.

Voilà comme je comniençai l'Inconnue; et je continuai de même, bâtissant un vaste édifice sans savoir si j'en faisois un temple ou une halle.

Chaque scene en produisoit une autre; un événement m'en produisoit quatre; à la Fin du premier acte, le tableau étoit esquissé; il ne s'agissoit que de le remplir.

J'étois étonné moi-même de la quantité et de la nouveauté des incidens que l'imagination me fournissoit.

Ce fut à la fin du second acte que je pensai au dénouement, et je commençai dès-lors à le préparer pour en avoir un inattendu, surprenant, mais qui ne tombât pas des nues.

Le fond de la Piece est une fille inconnue, qui dans son enfance a été confiée par un étranger à une Paysanne, avec assez d'argent pour l'engager à en avoir soin; cette enfant devient grande, jolie et bien faite; elle a deux amans: Florinde qu'elle aime; et Lélio qu'elle ne peut souffirir; le premier l'enleve, l'autre la poursuit; elle est tantôt au pouvoir de l'un, tantôt au pouvoir de l'autre; toujours cependant dans des positions à ne rien faire craindre pour son innocence.

Elle rencontre un protecteur zélé: la femme en est jalouse; nouveaux malheurs, nouveaux événemens: elle passe de désastre en désastre; elle est soupçonnée, arrêtée, enfermée; c'est le jouet de la fortune.

Mais enfin la Piece et le Roman finissent comme à l'ordinaire: Rosaure se trouve être la Comtesse Théodore, fille d'un noble Napolitain, et elle épouse Florinde qui est de la même condition.

Mes amis en furent contens; le public aussi, et tout le monde avoua que ma Piece auroit pu fournir assez de matériaux pour un Roman de quatre gros volumes in octavo.

Sortant d'une Piece Romanesque, je tombai sur un autre sujet, qui sans donner dans le merveilleux, pouvoit, à cause de ses combinaisons singulieres, être placé dans la classe des Tom-Jones, des Tompsons, des Robinsons, et de leurs pareils.

Le Protagoniste avoit cependant un principe historique; car si l'Honnête Aventurier qui donne le titre à la Piece, n'est pas mon portrait, il a essuyé au moins autant d'aventures, et il a exercé autant de métiers que moi; et comme le public en applaudissant la Piece me faisoit la grace de m'approprier des faits et des maximes qui me faisoient honneur, je ne pus pas cacher de m'être donné un coup d'œil en la composant.

Mon ouvrage, soit dans l'historique, soit dans le fabuleux, fut reçu très-favorablement. L'Honnête Aventurier eut un succès aussi bien décidé, que constamment soutenu, et je jouis en même-tems du bonheur de la Piece, et de l'honneur de l'allégorie.

Mais il falloit sortir de ce genre de Pieces à sentimens, et revenir aux caracteres et au vrai comique, d'autant plus que nous touchions à la fin du Carnaval, et qu'il falloit égayer le Spectacle, et le mettre à la portée de tout le monde.

Ce fut donc la Donna volubile (la Femme capricieuse) que je donnai pour l'avant-derniere de l'année. Nous avions une Actrice dans la compagnie qui étoit la femme du monde la plus capricieuse; je ne fis que la copier, et Madame Medebac qui connoissoit l'original, n'étoit pas fachée, toute bonne personne qu'elle étoit, de se moquer un peu de sa camarade.

Ce caractere est par lui-même comique, mais s'il n'est pas étayé par des situations intéressantes et agréables, il pourroit facilement devenir ennuyeux.

On peut ridiculiser les changemens de modes, de coëffures, des parties de plaisirs, mais pour rendre la femme changeante un sujet de Comédie, il faut que ce soient les caprices de l'esprit qui en fournissent le ridicule.

Une femme qui est amoureuse, et qui une heure après ne veut plus aimer; qui débite des maximes, et s'enflamme d'une passion tout-à-fait contraire a sa premiere façon de penser: voilà le personnage comique.

Le dénouement de cette Piece est celui qui convient à une folie qui mérite d'être corrigée. Rosaure est enfin décidée pour le mariage; tout le monde l'évite, et personne n'en veut.

Madame Medebac joua le rôle à la perfection, sa douceur naturelle rendoit à merveille la niaiserie de la femme capricieuse, et la Piece fit tout l'effet que je pouvois desirer.

Il ne me restoit plus qu'une Comédie à donner pour terminer l'année, et pour remplir mon engagement.

Nous étions à l'avant-dernier Dimanche du Carnaval; je n'avois pas encore écrit une ligne de cette derniere Piece, je ne l'avois pas même encore imaginée.

Je sors ce même jour de chez moi; je vais pour me distraire dans la Place Saint-Marc; je regarde si quelques masques ou quelques bateleurs ne me fourniroient pas le sujet d'une Comédie ou d'une parade pour les jours gras.

Je rencontre sous l'arcade de l'horloge un homme qui me frappe tout d'un coup, et me fournit le sujet que je cherchois. C'étoit un vieux Arménien, mal vêtu, fort sale et avec une longue barbe, qui couroit les rues de Venise, et vendoit des fruits secs de son pays, qu'il appelloit Abagigi.

Cet homme qu'on rencontroit par-tout, et que j'avois rencontré moi-même plusieurs fois, étoit si connu et si méprisé, que voulant se moquer d'une fille qui cherchoit à se marier, on lui proposoit Abagigi.

Il ne m'en fallut pas davantage pour revenir content chez moi. Je rentre, je m'enferme dans mon cabinet, j'imagine une Comédie populaire intitulée i Pettegolezzi (les Caquets).

C'est sous ce dernier titre qu'on la donne à Paris à la Comédie Italienne, traduite en François par M. Riccoboni fils. Le Traducteur changea adroitement le personnage d'Abagigi, qui n'étoit pas connu en France, en celui d'un Juif, marchand de lunettes, mais ni le Juif en François, ni l'Arménien en Italien, ne jouent les rôles de Protagoniste, ils ne servent l'un et l'autre qu'à faire le nœud de la Piece.

Voici un abrégé de l'intérêt principal de cette Comédie, qui a été heureuse dans les deux langues.

Chechina (prononcez Quequina), Fanchon, passe pour être le fille d'un Marinier Vénitien à qui elle avoit été confiée dès sa premiere enfance. Parvenue à l'âge d'être mariée, on lui trouve un parti convenable, mais les caquets s'en mêlent et dérangent tout.

Une femme qui est du secret dit à l'oreille d'une de ses amies que Chechina n'est pas la fille du Marinier, cette amie le dit à une autre, et de bouche en bouche, et d'oreille en oreille, et toujours avec l'assurance de la discrétion, le secret est divulgué; on regarde la fiancée comme une bâtarde, et la nôce est interrompue.

Le pere véritable arrive à Venise; il sort d'esclavage, il paroit dans le costume Lévantin; il se trouve à côté de l'Arménien, Marchand d'Abagigi, en prend l'un pour l'autre, on croit Chechina fille du vilain barbon; les caquets recommencent, il suffit qu'une femme s'en doute, pour que tout le quartier soit de son avis. Chechina est méprisée, on lui rit au nez, on l'appelle Mademoiselle Abagigi, elle est au désespoir.

Enfin le pere putatif et le vrai pere se rencontrent. Tout est mis au clair; Chechina rentre dans son état, elle épouse son prétendu; les caquets changent de ton, et la Piece finit fort gaiement.

Je ne pus la donner pour la premiere fois que le mardi gras, et elle fit la clôture du Carnaval. Le concours fut si extraordinaire ce jour-là, que le prix des loges monta au triple et au quadruple, et les applaudissemens furent si tumultueux, que les passans douterent si c'étoit l'effet de la satisfaction, ou d'une révolte générale.

J'étois dans ma loge fort tranquille, entouré de mes amis qui pleuroient de joie. Une foule de monde vient me chercher, m'oblige de sortir, me porte et me traîne malgré moi à la Redoute, me promene de salle en salle, et me fait recueillir des complimens que j'aurois évités si je l'avois pu.

J'étois trop fatigué pour soutenir une pareille cérémonie; d'ailleurs ne sachant pas d'où partoit l'enthousiasme du moment, j'étois fâché que l'on mit cette Piece au~dessus de tant d'autres que j'aimois davantage.

Mais je démêlai peu-à-peu le vrai motif de cette acclamation générale. C'étoit le triomphe de mon engagement rempli.



CHAPITRE XII

Suite de mes pénibles travaux. - Ingratitude du Directeur. - Projet de la premiere édition de mon Théâtre. - Premier volume de mes Œuvres. - Mon voyage à Turin. - Quelques mots sur cette ville. - Moliere, Comédie en cinq Actes et en vers. - Histoire de cette Piece. - Son succès à Turin. - Mon voyage à Gênes. - Mon retour à Venise. - Première représentation de Moliere dans cette Capitale. - Son succès.

J'avois, à quarante-trois ans, beaucoup de facilité pour l'invention et pour l'exécution de mes sujets; mais j'étois homme comme un autre. L'assiduité au travail avoit dérangé ma santé; je tombai malade, et je payai la peine de ma folie.

Sujet comme je l'étois à des vapeurs noires qui attaquent, à la fois, le corps et l'esprit, je les sentis se renouveller dans mon individu avec plus de violence que jamais.

J'étois épuisé de fatigue, mais le chagrin n'avoit pas moins de part à ma situation; il faut tout dire, je ne dois rien cacher à mes Lecteurs.

J'avois donné seize Pieces dans le cours d'une année; le Directeur ne les avoit pas demandées, mais il n'en avoit pas moins profité. Quel parti en avois-je tiré pour moi? Pas une obole au-delà du prix convenu pour l'année. Pas la moindre gratification, beaucoup d'éloges, beaucoup de complimens, et pas la plus petite reconnoissance; j'en étois fâché, mais je ne disois mot.

Cependant, on ne vit pas de gloire; il ne me restoit d'autre ressource que celle de l'impression de mes œuvres; mais qui l'auroit cru? Medebac s'y opposa, et quelques-uns de ses protecteurs lui donnoient raison.

Cet homme me contestoit les droits d'Auteur, sous prétexte d'avoir acheté mes ouvrages. J'avois encore du tems à rester avec lui; je ne pouvois pas, ou, pour mieux dire, je ne voulois pas être en procès avec des personnes que je devois voir tous les jours; j'aimois trop la paix pour la sacrifier à l'intérêt; je cédai mes prétentions, et je me contentai de la permission de faire imprimer, chaque année, un seul volume de mes Comédies; je compris, par cette permission singuliere, que Medebac comptoit m'avoir attaché à lui pendant toute ma vie; mais je n'attendis que la fin de la cinquieme année pour le remercier.

Je donnai donc les manuscrits de quatre de mes Pieces au Libraire, et ce fut Antoine Bettinelli qui entreprit la premiere édition de mon Théâtre, et en publia le premier volume en l'année 1751 à Venise.

La Troupe de mes Comédiens devoit aller passer le printems et l'été à Turin; je crus que le changement d'air et l'agrément d'un voyage pourroient contribuer au rétablissement de ma santé. Je suivis la Troupe (à mes frais), et ayant intention de passer à Genes, j'amenai ma chere compagne avec moi.

Je ne connoissois pas Turin; je le trouvai délicieux. L'uniformité des bâtimens dans les rues principales produit un coup-d'œil charmant. Ses places, ses églises sont de toute beauté. La citadelle est une promenade superbe; il y a de la magnificence et du goût dans les habitations royales, soit à la ville, soit à la campagne. Les Turinois sont fort honnêtes et fort polis; ils tiennent beaucoup aux mœurs et aux usages des François; ils en parlent la langue familierement; et voyant arriver chez eux un Milanois, un Vénitien ou un Génois, ils ont l'habitude de dire, c'est un Italien.

Les Comédiens donnoient mes Pieces à Turin; elles étoient suivies; elles étoient même applaudies; mais il y avoit des êtres singuliers qui disoient à chacune de mes nouveautés: c'est bon, mais ce n'est pas du Moliere; on me faisoit plus d'honneur que je ne méritois: je n'avois jamais eu la prétention d'être mis en comparaison avec l'Auteur François; et je savois que ceux qui prononçoient un jugement si vague et si peu motivé, n'alloient au Spectacle que pour parcourir les loges, et y faire la conversation.

Je connoissois Moliere, et je savois respecter ce Maître de l'Art aussi bien que les Piémontois, et l'envie me prit de leur en donner une preuve qui les en auroit convaincus. Je composai sur-le-champ une Comédie en cinq actes et en vers, sans masques et sans changemens de scenes, dont le titre et le sujet principal étoient Moliere lui-même.

Deux anecdotes de sa vie privée m'en fournirent l'argument. L'une est son mariage projeté avec Isabelle, qui étoit la fille de la Béjard; et l'autre la défense de son Tartuffe. Ces deux faits historiques se prêtent l'un à l'autre si bien, que l'unité de l'action est parfaitement observée.

Les imposteurs de Paris allarmés contre la Comédie de Moliere, savoient que l'Auteur avoit envoyé au camp où étoit Louis XIV, pour obtenir la permission de la jouer, et ils craignoient que la révocation de la défense ne lui fût accordée.

J'employai, dans ma Piece, un homme de leur classe, appellé Pirlon, hypocrite dans toute l'étendue du terme, qui s'introduit dans la maison de l'Auteur, découvre à la Béjard l'amour de Moliere pour sa fille, qu'elle ignoroit encore, et l'engage à quitter son camarade et son Directeur; en fait autant avec Isabelle, lui faisant regarder l'état de Comédienne comme le chemin de la perdition, et tâche de séduire la Forêt, leur Suivante, qui, plus adroite que ses maîtresses, joue celui qui vouloit la jouer, le rend amoureux, et lui ôte son manteau et son chapeau pour en régaler Moliere, qui paroit sur la scene avec les hardes de l'imposteur.

J'eus la hardiesse de faire paroitre, dans ma Piece, un hypocrite bien plus marqué que celui de Moliere; mais les faux dévots avoient beaucoup perdu de leur ancien crédit en Italie.

Pendant le dernier entr'acte de ma Comédie, on joue le Tartuffe de Moliere sur le Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne; tous les personnages de ma Piece paroissent au cinquieme acte, pour faire compliment à Moliere: Pirlon, caché dans un cabinet où il attendoit la Forêt, sort malgré lui à la vue de tout le monde, et essuie tous les sarcasmes qu'il avoit mérités; et Moliere, pour comble de son bonheur et da sa joie, épouse Isabelle en dépit de sa mere, qui aspiroit à la conquête de celui qui alloit devenir son gendre.

Il y a, dans la Piece, beaucoup de détails de la vie de Moliere. Le personnage de Valerio n'est autre chose que Baron, Comédien de la Troupe de Moliere; Léandre est la copie de La Chapelle, ami de l'Auteur, et très-connu dans son histoire; et le Comte Lasca est un de ces Piémontois qui jugeoient les Pieces sans les avoir vues, et mettoient mal adroitement l'Auteur Vénitien en comparaison avec l'Auteur François; c'est-à-dire, l'écolier avec le maître.

Cet ouvrage est en vers; j'avois fait des Tragi-Comédies en vers blancs; mais c'est la premiere Comédie que je composai en vers rimés.

Comme il s'agissoit d'un Auteur François qui avoit beaucoup écrit dans ce style, il falloit l'imiter, et je ne trouvai que les vers appellés Martelliani, qui approchassent des Alexandrins; j'ai parlé de cette versification dans le chapitre XVII de la premiere partie de mes Mémoires.

Ma Piece achevée et les rôles distribués, j'en fis faire deux répétitions à Turin, et je partis pour Genes sans la voir représenter.

Mes Comédiens et quelques-uns de la ville étoient instruits de l'allégorie du Comte Lasca; je les avois chargés de m'en donner des nouvelles; et je sus, quelques jours après, que la Piece avoit eu grand succès, que l'original de la critique avoit été reconnu, et qu'il avoit été d'assez bonne foi pour avouer qu'il l'avoit méritée.

Je restai à Genes pendant tout l'été, y menant une vie délicieuse, et dans la plus parfaite oisiveté. Ah! qu'il est doux, sur-tout quand on a beaucoup travaillé, de passer quelques jours sans rien faire! Mais nous allions grand train vers la saison de l'automne; le tems commençoit à se refraîchir, et je repris le chemin qui devoit me reconduire à mon attelier.

Arrivé à Venise, je trouvai mon premier volume imprimé, et de l'argent chez mon Libraire; je reçus, en même-tems, une montre d'or, une boite du même métal, un cabaret d'argent avec du chocolat, et quatre paires de manchettes de point de Venise. C'étoient les présens de ceux à qui j'avois dédié mes quatre premieres Comédies.

Medebac arriva quelques jours après moi; il me parla beaucoup du plaisir qu'avoit fait le Moliere à Turin; j'avois grande envie de le voir, et nous le donnâmes dans le mois d'Octobre 1751, à Venise.

Cette Piece contenoit deux nouveautés à la fois: celle du sujet et celle de la versification. Les vers martelliani étoient oubliés; la monotonie de la césure, et la rime trop fréquente et toujours accouplée, avoient déjà dégoûté les oreilles des Italiens, du vivant même de leur Auteur, et tout le monde étoit prévenu contre moi qui prétendois faire revivre des vers que l'on avoit proscrits.

Mais l'effet démentit la prévention; mes vers firent autant de plaisir que la Piece, et Moliere fut placé par la voix publique à côté de Pamela.



CHAPITRE XIII

Le Pere de Famille, Comédie en trois Actes. - Analyse de cette Piece. - L'Avocat Vénitien. - Son abrégé. - Le Feudataire et son extrait. - La Fille obéissante. - Singularités de ses épisodes.

Si je me permettois de prononcer sur la valeur de mes Pieces, d'après mon sentiment, je dirois bien des choses en faveur du Pere de famille, dont je vais rendre compte; mais ne jugeant mes Ouvrages que sur la décision du Public, je ne puis le placer que dans la seconde classe de mes Comédies.

J'avois travaillé cependant ce sujet intéressant avec tout le soin que mes observations et mon zele m'avoient inspiré: j'étois tenté même d'intituler ma Piece: l'Ecole des Peres; mais il n'appartient qu'aux grand maîtres de donner des écoles, et je pouvois me tromper comme l'Auteur de l'Ecole des Veuves.

J'avois vu dans le monde des meres complaisantes, des marâtres injustes, des enfans gâtés, des précepteurs dangereux: je rassemblai tous ces différens objets dans un seul tableau, et je traçai vivement dans un pere sage et prudent la correction du vice et l'exemple de la vertu.

Il y a un autre pere dans cette Comédie qui, formant un épisode, produit l'intrigue et le dénouement. Ce dernier pere a deux filles: l'une élevée à la maison, l'autre chez une tante, qui fait l'allégorie du couvent, ne pouvant pas en Italie prononcer ce mot sur la scene.

La premiere a très-bien réussi, l'autre a tous lés défauts possibles cachés sous le manteau de l'hypocrisie. Mon intention étoit de donner la préférence à l'éducation domestique, et le Public la comprit très-bien, et y donna son approbation.

Je fis succéder à cette Piece morale et critique un sujet vertueux et intéressant, qui fut infiniment goûté, et que le Public plaça dans la premiere classe de mes productions: c'étoit l'Avocat Vénitien.

J'avois donné dans la Comédie de l'Homme Prudent un essai de mon ancien état de Criminaliste en Toscane; je voulus rappeller à mes compatriotes que j'avois été Avocat civil à Venise.

Alberto doit aller plaider une cause à Rovigo, Capitale du Polesine, dans les Etats de Venise. Il arrive dans cette Ville; les connoissances l'amenent dans les bonnes sociétés: il y rencontre Rosaure, l'adversaire de Florinde qui étoit son client: Alberto trouve la demoiselle très-jolie, très-aimable, et il en devient amoureux.

Florinde va chez son Avocat; il le trouve occupé de son affaire; il cause avec lui sur les moyens de la partie adverse: Alberto n'en fait aucun cas; il est sûr de la victoire: Florinde, voyant une boite à tabac sur la table de l'Avocat, l'ouvre et voit le portrait de Rosaure, et se méfie de son défenseur. Alberto, aussi sincere qu'intrépide, avoue sa passion, et tâche de calmer l'esprit agité de Florinde, en l'assurant de sa probité. Le plaideur ne paroît pas trop content; Alberto emploie toute son éloquence pour lui faire sentir que dans les circonstances où ils étoient l'un et l'autre, l'honneur de l'Avocat étoit entre les mains du client, et que le défaut de confiance de sa part lui feroit perdre sa réputation et son état. Florinde en est touché, il se rend. Les Parties paroissent devant le Juge, Alberto plaide sa Cause avec toute la force et toute l'énergie qui lui sont inspirées par l'honneur et le devoir. Il gagne son Procès, et il rend sa maîtresse malheureuse.

Rosaure avoit un amant qui l'auroit épousée, si elle eût été riche, et la quitte la voyant dechue de ses prétentions. Alberto, après avoir rempli les devoirs de son état, satisfait l'inclination de son cœur; c'est lui qui a été l'instrument de la perte de la Demoiselle, il lui offre sa main; il l'épouse, et partage sa fortune avec elle.

Tout le monde étoit content de ma Piece, et mes confreres, habitués à voir la robe ridiculisée dans les anciennes Comédies de l'art, étoient satisfaits du point de vue honorable dans lequel je l'avois exposée.

Les méchans cependant ne manquerent pas d'empoisonner l'intention de l'Auteur et l'effet de l'ouvrage. Il y en avoit un entr'autres qui crioit tout haut, que ma Piece n'étoit que la critique des Avocats, que mon Protagoniste étoit un être imaginaire, qu'il n'y en avoit pas un sur le tableau qui fut capable de l'imiter, et que j'avois montré un Avocat incorruptible pour relever la foiblesse et l'avidité de tant d'autres, en nommant même ceux qui étoient les plus accrédités par leurs talens, comme les plus à craindre pour leur probité.

On aura de la peine à croire que l'Auteur de la critique fut de ce même corps respectable; mais le fait n'est que trop vrai, l'homme audacieux eut l'imprudence de s'en vanter. Il fut puni par le mépris universel, et forcé de changer d'état.

Passons bien vite d'une Piece heureuse à une autre qui ne le fut pas moins; c'est le Feudataire, en Italien Feudatario, dont le sùjet principal est une héritiere présomptive d'un fief qui étoit tombé dans des mains étrangeres.

Les différends entre la Demoiselle et le possesseur de la terre en question, s'arrangent par le mariage de ces deux personnes; mais il y a des incidens fort intéressans, et la Piece est égayée par des caracteres et des scenes d'un comique original et nouveau.

Les Syndics de la Communauté de Monte-Fosco attendent le nouveau Seigneur qui doit venir prendre possession de sa terre; ils tâchent de rassembler les gros Fermiers et Laboureurs de leur village; ils arrangent le discours pour la réception; ils montent au Château, ils y trouvent la mere avec le fils. La vue de Madame la Marquise les embarrasse; ils n'avoient rien préparé pour la Dame; il est indécent de ne pas lui adresser la parole, ils demandent du tems, et la réception est remise.

Les femmes vont en cérémonie faire leur cour à Madame la Marquise. Celle-ci leur fait donner des rafraîchissemens qu'elles ne connoissent pas, elles prennent du café sans y mettre du sucre, et trouvent la boisson détestable. Le chocolat leur paroît meilleur, et elles boivent à la santé de Madame.

C'étoit une provision de ridicules que j'avois faite quelques années auparavant à Sanguinetto, Fief du Comte Leoni, dans le Véronois, lorsque je fus amené par ce Seigneur pour y dresser un Procès-verbal.

Je ne sais pas si cette Comédie a autant de mérite que le Pere de Famille; mais elle eut beaucoup de succès, je dois la respecter d'après la décision de mes juges.

Même aventure arriva à la Figlia obbediente (la Fille obéissante) inférieure aussi, à mon avis, au Pere de Famille; elle eut le même succès que la Comédie précédente. En cherchant la cause de ce phénomene, je la trouve dans l'agrément du comique, dont les dernieres abondent, au lieu que l'autre a son mérite principal dans la critique et dans la morale. Cela prouve qu'en général on aime mieux s'amuser que s'instruire.

Dans cette derniere Comédie, le sujet principal n'est pas bien intéressant, car il manque de suspension, la péripétie étant prévue dès le commencement de l'action; mais ce furent encore les épisodes originales et fort comiques qui firent le bonheur de la Piece.

Rosaure, fille de Pantalon, sacrifie son amour au respect qu'elle doit à son pere. Celui-ci ne condamne pas l'inclination de sa fille; mais dans l'absence de son amant, il l'engage avec un riche étranger, et il est l'esclave de sa parole.

L'homme à qui Rosaure est destinée par son pere, est d'un caractere si singulier, qu'on l'auroit trouvé fabuleux, et presqu'impossible, si l'original n'eut pas été reconnu.

Il n'y avoit rien dans ses extravagances qui pût faire du tort à ses mœurs ni à sa probité; au contraire, il étoit noble, juste, généreux, mais sa maniere d'être, ses conversations par monosyllabes, ses prodigalités à contre tems, et ses réflexions bizarres, quoique sensées, le rendoient fort comique, et faisoient beaucoup parler de lui.

Pouvois-je perdre de vue un pareil original? Je le jouai, mais, avec décence, et les personnes qui le connoissoient et qui lui étoient même attachées, ne purent pas se plaindre de moi.

Un autre personnage moins noble, mais pas moins comique, contribue à l'agrément de cette Comédie: c'est le pere d'une Danseuse, glorieux des richesses de sa fille, fruits, disoit-il, de son talent, sans porter atteinte à sa vertu.

J'avois été malade à Bologne. Cet homme venoit me voir dans ma convalescence, il ne me parloit que de Princes, que de Rois, que de magnificences, et toujours de la délicatesse de son enfant.

A ma premiere sortie, j'allai lui rendre visite. Sa fille n'y étoit pas; il me fit voir son argenterie: voyez, voyez, disoit-il, des plats d'argent, des soupieres d'argent, des assiettes d'argent, jusqu'à la chaufferette d'argent, tout est argent chez nous, tout est argent. Falloit-il oublier le pere content, la fille heureuse, la vertu récompensée?

Cette épisode se lie fort bien dans la Comédie avec celle de l'Homme extraordinaire, et l'une et l'autre contribuent au bonheur de la fille obéissante, qui épouse son amant à la satisfaction de son pere.

Cette Piece fut applaudie, fut suivie, et elle fit la clôture de l'automne en 1751.



CHAPITRE XIV

La Suivante généreuse, la Femme de bon sens, les Négocians, les Femmes jalouses, quatre Pieces en trois Actes et en prose. - Leur abrégé et leur succès.

Pendant les jours de relâche, à cause de la neuvaine de Noël, il arriva une aventure fort heureuse pour Medebac , et agréable aussi pour moi.

Marliani, le Brighella de la Compagnie, étoit marié; sa femme, qui avoit été Danseuse de corde comme lui, étoit une jeune Vénitienne, fort jolie, fort aimable, pleine d'esprit et de talens, et montroit d'heureuses dispositions pour la Comédie; elle avoit quitté son mari pour des étourderies de jeunesse; elle vint le rejoindre au bout de trois ans, et prit l'emploi de Soubrette, sous le nom de Coraline, dans la Troupe de Medebac.

Elle étoit gentille; elle jouoit les rôles de Soubrette; je ne manquai pas de m'y intéresser; je pris soin de sa personne, et je composai une Piece pour son début.

Madame Medebac me fournissoit des idées intéressantes, touchantes, ou d'un comique simple et innocent; et Madame Marliani, vive, spirituelle, et naturellement accorte, donnoit un nouvel essor à mon imagination, et m'encourageoit à travailler dans ce genre de Comédies qui demande de la finesse et de l'artifice.

Je commençai par la Serva Amorosa; c'est-à-dire, par la Suivante généreuse, car l'adjectif amoureux, amoureuse en Italien, s'applique aussi bien à l'amitié qu'à l'amour.

Corallina, jeune veuve, et ancienne domestique d'Ottavio, vieux Négociant de Venise, attachée amicalement, et sans aucun intérêt, à Florinde, fils du premier lit de son ancien maître, le loge chez elle, et soigne, de tout son cœur, ce garçon malheureux, qui, à l'instigation d'une marâtre avide et barbare, est chassé de la maison paternelle.

Ce n'est pas tout: Florinde est amoureux de Rosaure, fille unique de Pantalon: il sait que la demoiselle a de l'inclination pour lui; mais la dureté de son pere le met hors d'état de se marier, et d'ailleurs il se croit obligé d'épouser Coraline par reconnoissarice.

Cette femme vertueuse commence par le désabuser de la crainte de lui déplaire, s'il se marie avec une autre; ensuite, elle fait tant qu'elle engage Pantalon à accorder sa fille à Florinde, à condition qu'il rentreroit chez son pere.

Il s'agissoit de gagner la confiance d'Ottavio, et de détruire les calomnies et les artifices d'une femme méchante et chérie. Coraline y réussit par son esprit; Ottavio est convaincu de la fausseté de son épouse; il reconnoît l'innocence de son fils, et tourne à son avantage le testament qu'il avoit projeté.

Cette Piece eut un succès complet; Coraline fut extrêmement applaudie, mais elle devint sur-le-champ une rivale redoutable pour Madame Medebac.

Il falloit consoler la femme du Directeur; il falloit soutenir et flatter cette Actrice qui avoit été, pendant trois ans, la principale colonne de notre édifice.

Je mis immédiatement à l'étude une Comédie que j'avois travaillée pour elle: c'étoit la Moglie saggia (la Femme de bon sens).

La Comtesse Rosaura a le malheur d'avoir un mari brutal, qui méprise la douceur de son épouse, et vit en qualité de Cicisbée avec la Marquise Béatrice, aussi méchante que lui.

On disoit généralement à Venise que la premiere scene de cette Piece étoit un chef-d'œuvre. On voyoit, dans l'antichambre de la Marquise, des domestiques, qui en buvant du meilleur vin de la maison, faisoient le portrait des maÎtres qui y avoient soupé, et en les déchirant, mettoient au fait du sujet de la Piece et des caractères des personnages.

La Comtesse faisoit tout son possible pour gagner cœur de son époux: cet homme, dur et inconséquent, preféroit, aux caresses d'une femme aimable, l'orgueil d'une Cicisbée impérieuse et acariâtre.

Rosaure prend le parti d'aller elle-même faire une visite à la Marquise, lui met sous les yeux, avec toute la décence possible, les désagrémens qu'elle est forcée de souffrir, et la prie de vouloir bien employer son crédit auprès du Comte, pour l'engager à lui rendre plus de justice.

Béatrice, qui n'est pas sotte, comprend la demarche de la Comtesse, et se tire d'embarras avec des mots vagues et des complimens; mais elle déploie toute sa fureur et toute sa méchanceté avec le Comte, et l'excite à tel point qu'elle le détermine à se défaire de sa femme.

Le mari cruel veut l'empoisonner. Heureusement, la Comtesse en est prévenue; elle le trompe, elle fait croire d'avoir avalé la boisson meurtriere; elle lui parle comme une victime expirante, qui l'aime toujours, et qui lui pardonne.

Le Comte touché, repentant, avoue ses torts; il crie au secours pour faire revenir sa chere femme; la Suivante paroît; elle s'accuse d'avoir pénétré le secret, d'avoir changé la carafe, d'avoir sauvé la maîtresse en dépit du maître. Le Comte en est enchanté; il embrasse sa femme; il récompense la Soubrette; il déteste la Marquise, et il la congédie.

Voilà le dénouement heureux de la Piece, qui fut généralement et constamment applaudie; et voilà Madame la Directrice guérie des convulsions que la jalousie lui avoit causées.

J'avois fait briller l'ancienne Actrice et l'Actrice nouvelle; il ne falloit pas oublier Collalto, Acteur aussi excellent, aussi essentiel que ses deux camarades.

Il avoit joué dans les deux Jumeaux; il n'avoit pas réussi aussi bien que Darbes, son prédécesseur, pour lequel la Piece avoit été composée. J'imaginai, pour ce nouvel Acteur, un ouvrage à peu-près dans le même genre, lui faisant jouer Pantalon pere et Pantalon fils dans la même Piece; le premier sous son masque, l'autre à visage découvert, et tous les deux dans le même costume.

Cette Comédie avoit pour titre, dans son origine, i due Pantaloni, les deux Pantalons; mais vu la difficulté de rencontrer pour l'avenir des Acteurs aussi habiles que Collalto, je changeai ces deux personnages en la faisant imprimer, et je donnai le nom de Pancrace au pere, et celui de Jacinthe au fils, faisant parler à l'un et à l'autre le langage Toscan.

Je gagnai, par ce changement, la facilité de les faire paroitre tous deux en même-tems sur la scene, rencontre que j'avois évitée, lorsqu'un seul Acteur soutenoit les deux rôles. L'ouvrage y perd du côté de la surprise, de voir un seul homme se transformer en deux personnages diffèrens; mais la Piece est toujours la même, et je vais en dire quelques mots d'après sa nouvelle forme, que j'intitulai i Mercanti (les Négocians).

Pancrace, Commerçant Vénitien, a un ami intime de son même état; c'est un Hollandois fort riche, appellé Rainemur, qui habite le même pays avec Giannina (Janneton), sa fille très-instruite et très-sensée.

Giacinto (Jacinthe), fils de Pancrace, sans être libertin, court après les plaisirs. Il aime Giannina, il en est aimé, et le seroit davantage s'il avoit autant de bon sens que sa jeune maîtresse; elle prend à tâche de le corriger, elle y parvient et l'épouse.

Voilà le fond et le dénouement de la Piece; mais les caracteres opposés du pere et du fils, et l'entremise de l'ami Hollandois produisent des scenes fort agréables et fort intéressantes.

Je ne pourrois en donner le détail sans passer les bornes que je me suis proposées dans mes Mémoires; je me contenterai de dire que cette Piece très-heureuse avec le jeu de deux Pantalons, n'eut pas moins de succès sur plusieurs Théâtres d'Italie, comme on la voit imprimée.

J'étois fort content de la réussite de trois Pieces que j'avois données dans le courant du carnaval; mais nous touchions à la fin de l'année comique, et il falloit faire la clôture avec quelque chose qui pût amuser les personnes qui ne vont au Spectacle que dans les jours gras, sans déplaire à ceux qui le fréquentent toute l'année.

Je n'avois pas attendu à ce moment-là pour y pourvoir, il y avoit un mois que j'avois composé une Comédie pour cet objet; c'étoit le Donne gelose (les Femmes jalouses),Piece Vénitienne.

Le personnage principal de cette Piece est une jeune veuve, appellée Lucrece, qui a le bonheur de gagner de tems en terris à la loterie, et brille par ce moyen beaucoup plus que son état ne lui permettoit.

Ceci est un premier motif de jalousie et de médisance pour ses voisines, et pour ses connoissances; mais il y en a d'autres bien plus intéressans.

Des maris, des peres, des amans vont chez Lucrece, les uns pour la consulter sur les bons ou sur les mauvais numéros de la loterie; les autres pour louer des habits de masque dont elle fait un petit commerce.

La jalousie est un animal à cent têtes, surstout parmi les femmes du peuple. Les hommimes ont beau dire, ont beau faire, tous leurs pas sont comptés, tous leurs mots sont pris de travers; leurs actions les plus simples ne sont que des infidélités, et Lucrece est la bête noire du quartier.

Mais elle ne craint rien. Elle sait se défendre par ses tours d'adresse, par des services rendus et par des preuves convaincantes de son honnêteté, elle parvient à humilier, à confondre ses ennemies, et force les jalouses à se taire.

La piece a produit le meilleur effet, et le rôle de Lucrece, soutenu par Coraline, fut rendu avec tant d'énergie et de vérité, que l'ouvrage eut le succès le plus brillant.

Tant pis pour Madame Medebac. La pauvre femme retomba dans ses convulsions.



CHAPITRE XV

Mon voyage à Bologne. - Heureuse connoissance contractée avec un Sénateur de cette ville. - Ses bontés à mon égard. - Les Tracasseries domestiques, Picce en trois Actes. - Son succès. - Le Pöete fanatique, Piece en trois Actes. - Son histoire. - Son jugement.

Les vapeurs de Madame Medebac réveillerent apparemment les miennes, avec cette différence qu'elle n'étoit malade que d'esprit, et je l'étois de corps.

Je me ressentois encore, et je me suis ressenti toujours du travail des seize Comédies. J'avois besoin de changer d'air, et j'allai rejoindre mes Comédiens à Bologne.

Arrivé dans cette Ville, je vais dans un café qui est en face de l'Eglise de Saint-Petrone; j'entre, personne ne me connoît; arrive quelques minutes après un Seigneur du pays qui, adressant la parole à une table entourée de cinq à six personnes de sa connoissance, leur dit en bon langage Bolonnois: mes amis, savez-vous la nouvelle? On lui demande de quoi il s'agit: c'est, dit-il, que Goldoni vient d'arriver.

Cela m'est égal, dit l'un. Qu'est-ce que cela nous fait? dit un autre. Le troisieme répond plus honnêtement: je le verrai avec plaisir. Ah, la belle chose à voir! disent les deux premiers. C'est, répond l'autre, l'Auteur de ces belles Comédies... Il est interrompu par un homme qui n'avoit pas encore parlé, et qui crie tout haut: oui, oui, grand Auteur! magnifique Auteur, qui a supprimé les masques, qui a ruiné la Comédie... Dans cet instant le Docteur Fiume arrive, et dit en m'embrassant: ah, mon cher Goldoni, soyez le bien arrivé.

Celui qui avoit marqué l'envie de me connoître s'approche de moi, et les autres défilent un à un sans rien dire.

Cette petite scene m'amusa beaucoup. Je vis avec plaisir le Docteur, qui avoit été quelques années auparavant mon Médecin: je fis des politesses à l'honnête Bolonnois qui avoit quelque bonne opinion de moi, et nous allâmnes tous ensemble chez M. le Marquis d'Albergati Capacelli, Sénateur de Bologne.

Ce Seigneur très-connu dans la République des Lettres par ses traductions de plusieurs Tragédies Françoises, par de bonnes Comédies de sa façon, et encore plus par le cas qu'en faisoit M. de Voltaire, avoit, indépendamment de sa science et de son génie, les talens les plus heureux pour l'art de la déclamation théâtrale; et il n'y avoit pas en Italie de Comédiens, ni d'Amateurs qui jouassent comme lui les Héros tragiques, et les Amoureux dans la Comédie.

Il faisoit les délices de son pays, tantôt à Zola, tantôt à Medicina, ses terres; il étoit secondé par des Acteurs et des Actrices de sa société, qu'il animoit par son intelligence et par son expérience; j'eus le bonheur de contribuer à ses plaisirs, ayant composé cinq Pieces pour son Théâtre, dont je rendrai compte à la fin de cette seconde partie.

M. d'Albergati eut toujours beaucoup de bonté et d'amitié pour moi; j'étois logé chez lui toutes les fois que j'allois à Bologne, et il ne m'a pas oublié dans notre élois gnement actuel, m'ayant adressé une de ses Comédies, précédée d'une Epitre charmante et très-honorable pour moi.

Pendant mon séjour à Bologne, je ne perdis pas mon tems; je travaillai pour mon Théâtre, et je composai en, tr'autres une Comédie, intitulée i Puntigli domestici (Les Tracasseries domestiques), par laquelle nous fîmes à Veo nise l'ouverture de l'année comique 1752.

Il s'agit dans cette Piece de personnes de qualité: c'est une veuve avec deux enfans, et son beau-frere qui est le chef de la famille.

Ils sont tous raisonnables, ils s'aiment, et ils paroissent faits pour jouir de la plus douce tranquillité; mais les gens de la maison, toujours brouillés entr'eux, et tracassiers par état, tâchent d'intéresser les maîtres dans les brouilleries domestiques; la discorde s'empare des uns et des autres, et le désordre va si loin, que l'on parle de séparation.

Il y a un homme de loix qui les tourmente, et leur conseille de plaider. Un ami commun s'intéresse à leur tranquillité; on propose des moyens: le premier article du raccommodement est de mettre les domestiques à la porte; ce projet souffre beaucoup de difficulté; chaque maître voudroit garder le sien, mais au bout du compte, c'est l'unique expédient pour rétablir la paix; on fait maison neuve; tous les différends cessent, et les maîtres se rapprochent sans difficulté.

J'avois ramassé le fond de cette Piece dans plusieurs sociétés que j'avois vu êtie la dupe de leur attachement pour leurs domestiques, et j'eus le plaisir de voir applaudir une morale qui paroissoit trèsmtile pour les familles qui vivent sous le même toit.

Je passai d'un sujet intéressant à un sujet comique. J'avois vu un homme fort riche qui, ayant une fille unique, jeune, jolie, et avec dispositions très-heureuses pour la poésie, refusoit de la marier, pour jouir lui tout seul du talent de cette Muse charmante.

Il tenoit chez lui des assemblées de littérature: tout le monde y alloit avec plaisir pour la fille; mais le pere étoit d'un ridicule insoutenable.

Quand la Demoiselle débitoit ses vers, cet homme infatué se tenoit debout, il regardoit de droite et de gauche, il faisoit faire silence, il se fâchoit si on éternuoit, il trouvoit indécent que l'on pât du tabac, il faisoit tant de mines et de contorsions, qu'on avoit toutes les peines du monde à retenir les éclats de rire.

Les vers de la fille achevés, le pere étoit le premier à battre des mains, ensuite il sortoit du cercle; et sang égard pour les poëtes, qui récitoient leurscompositions, il alloit derriere la chaise de tout le monde, disant tout haut et avec indécence: avez-vous entendu ma fille? Oh! qu'en dîtes-vous? C'est bien autre chose.

Je me suis rencontré plusieurs fois à de pareilles lis la derniere que je vis, finit mal; car les Auteurs se brouillerent tout de bon, et quitterent la place,fort brusquement.

Ce pere fanatique vouloit aller à Rome pour faire couronner sa fille dans le Capitole; les parens l'en empêcherent, le Gouvernement s'en mêla; la demoiselle fut mariée malgré lui, et quinze jours après il tomba malade, et le chagrin le tua.

D'après cette anecdote, je composai une Comédie intitulée le Poëte fanatique, donnant au pere aussi le goût tant bon que mauvais de la poësie pour répandre plus de gaîté dans la Piece; mais cet Ouvrage ne vaut pas la Métromanie de Piron; au contraire, c'est une de mes plus foibles Comédies.

Elle, eut cependant quelque succès à Venise, ruais elle le dut aux agrémens dont j'avois étayé le sujet principal. Collalto jouoit un jeune Improvisateut, et plaisoit par les grâces de son chant en débitant ses vers. Le Brighella, domestique, étoit Poëte aussi, et ses compositions et ses impromptus burlesques étoient fort amusans; mais une Comédie sans intérêt, sans intrigues et sans suspension, malgré ses beautés de détail, ne peut être qu'une mauvaise Piece.

Pourquoi esteelle donc imprimée? Parce que les Lis braires s'emparent de tout, et ne consultent pas même les Auteurs vivans.



CHAPITRE XVI

Annonce à Medebac de notre séparation pour l'année suivante. - Mon engagement avec le propriétaire du Théâtre Saint-Luc. - La Locandiera, Comédie en trois Actes et sans masques. - Son brillant succès. - Commisions de Madame Medebac. - L'Amant Militaire, Pièce en trois Actes. - Son succès. - Les Femmes curieuses, Piece en trois Actes, et la derniere de mon engagement avec Medebac. - Allégorie de cette Commédie. - Son succès. - Trois Pieces nouvelles données à Medebac à l'instant de notre séparation. Leurs titres et leurs, argumens.

Arrivé à la neuvaine de Noël de l'année 1751, c'étoit le tems de faire ressouvenir Medebac que nous touchions à la fin de notre engagement, et de le prévenir qu'il ne comptât pas sur moi pour l'année suivante.

Je lui en parlai à l'amiable, sans formalité; il me répondit très-poliment qu'il en étoit fâché, mais que j'étois le maître de mes volontés; il fit cependant son possible pour m'engager à rester avec lui; il me fit parler par plusieurs personnes, mais mon parti étoit pris; et pendant les dix jours de relâche, je m'arrangeai avec son Excellence Vendramini , noble Vénitien, et Propriétaire du Théâtre Saint-Luc.

Je devois encore travailler pour le Théâtre Saint-Ange jusqu'à la clôture de 1752; et je fis si bien mon devoir, que je donnai au Directeur plus de Pieces qu'il n'y avoit de tems pour les faire jouer, et il lui en resta quelquesunes qu'il fit valoir après notre séparation.

Madame Medebac étoit toujours malade; ses vapeurs devenoient toujours plus gênantes et plus ridicules; elle rioit et elle pleuroit tout-à-la-fois; elle faisoit des cris, des grimaces, des contorsions. Les bonnes gens de sa famille la croyoient ensorcelée: ils firent venir des exorcistes; elle étoit chargée de reliques, et jouoit et badinoit avec ces monumens pieux comme un enfant de quatre ans.

Voyant la premiere Actrice hors d'état de s'exposer sur la scene, je fis, à l'ouverture du Carnaval, une Comédie pour la Soubrette. Madame Medebac se fit voir debout et bien portante le jour de Noël; mais quand elle sut qu'on avoit affiché pour le lendemain la Locandiera, Piece nouvelle faite pour Coraline, elle alla se remettre dans son lit, avec des convulsions de nouvelle invention, qui faisoient donner au diable sa mere, son mari, ses parens et ses domestiques.

Nous ouvrîmes donc le Spectacle le 26 Décembre, par la Locandiera; ce mot vient de Locanda, qui signifie, en Italien, la même chose qu'hôtel garni en François. Il n'y a pas de mot propre, dans la langue Françoise, pour indiquer l'homme ou la femme qui tiennent un hôtel garni. Si on vouloit traduire cette Piece en François, il faudroit chercher le titre dans le caractere, et ce seroit, sans doute, la Femme adroite.

Mirandolina tient un hôtel garni à Florence, et par ses graces, et par son esprit, gagne, même sans le vouloir, le cœur de tous ceux qui logent chez elle.

De trois étrangers qui logent dans cet hôtel, il y en a deux qui sont amoureux de la belle hôtesse, mais le Chevalier Ripa-Fratta, qui est le troisieme, n'étant pas susceptible d'attachement pour les femmes, la traite grossierement, et se moque de ses camarades.

C'est précisément contre cet homme agreste et sauvage, que Mirandolina dresse toutes ses batteries; elle ne l'aime pas, mais elle est piquée, et veut, par amour-propre et pour l'honneur de son sexe, le soumettre, l'humilier et le punir.

Elle commence par le flatter, en faisant semblant d'approuver ses mœurs et son mépris pour les femmes: elle affecte le même dégoût pour les hommes; elle déteste les deux étrangers qui l'importunent; ce n'est que dans l'appartement du Chevalier qu'elle entre avec plaisir, étant sûre de n'être pas ennuyée par des fadaises ridicules. Elle gagne d'abord, par cette ruse, l'estime du Chevalier qui l'admire, et la croit digne de sa confiance; il la regarde comme une femme de bon sens; il la voit avec plaisir. La Locandiera profite de ces instans favorables, et redouble d'attention pour lui.

L'homme dur commence à concevoir quelques sentimens de reconnoissance; il devient l'ami d'une femme qu'il trouve extraordinaire, et qui lui paroit respectable. Il s'ennuie quand il ne la voit pas; il va la chercher; bref, il devient amoureux.

Mirandolina est au comble de sa joie; mais sa vengeance n'est pas encore satisfaite; elle veut le voir à ses pieds; elle y parvient, et alors elle le tourmente, le désole, ie désespere, et finit par épouser, sous les yeux du Chevalier, un homme de son état, à qui elle avoit donné sa parole depuis long-tems.

Le succès de cette Piece fut si brillant qu'on la mit au pair, et au dessus même, de tout ce que j'avois fait dans ce genre, où l'artifice supplée à l'intérêt.

On ne croira peut-être pas, sans la lire, que les projets et les démarches et le triomphe de Mirandolina soient vraisemblables dans l'espace de vingt-quatre heures.

On m'a flatté peut-être en Italie; mais on m'a fait croire que je n'avois rien fait de plus naturel et de mieux conduit, et qu'on trouvoit l'action parfaitement soutenue et complette.

D'après la jalousie que les progrès de Corallina produisoient dans l'ame de Madame Medebac, cette derniere Piece auroit dû l'enterrer; mais comme ses vapeurs étoient d'une espece singuliere, elle quitta le lit deux jours après, et demanda qu'on coupât le cours des représentations de la Locandiera, et qu'on remit au Théâtre Pamela.

Le public n'en étoit pas plus content; mais le Directeur ne crut pas devoir s'opposer au désir de sa femme, et Pamela reparut sur le Théâtre, après la quatrieme représentation d'une Piece heureuse et nouvelle. Ce sont des petites galanteries qui arrivent presque paritout où le despotisme se moque de la raison. Pour moi, je n'avois rien à dire; il s'agissoit de deux de mes filles, et j'étois tendre pere de l'une comme de l'autre.

Après quelques représentations de Pamela, je parlai à mon tour, et je fis voir au Directeur que nous avions des Comédies nouvelles à donner, et qu'il ne falloit pas satisfaire les caprices aux dépens de son intérêt.

Je fus écouté, et nous donnâmes la premiere représentation de l'Amant Militaire, que j'imaginai d'après les connoissances que j'avois acquises dans les deux guerres de 1732 et de 1740.

Dom Alonse, Enseigne dans un Régiment Espagnol, se trouve, en quartier-d'hiver, logé chez Pantalon, Négociant Vénitien, et devient amoureux de la fille unique de son hôte.

Je peignis, dans Dom Alonse, les honnêtes et sages Officiers que j'avois connus: et dans Dom Garcias, Lieutenant de la même Nation, je copiai ceux qui se permettent des étourderies de jeunesse.

L'intérêt principal de la Piece consiste dans les amours de Dom Alonse et Rosaure, dans la valeur de l'un, et dans la crainte de l'autre de ces deux amans: ils se trouvent tête-à,tête; le tambour annonce qu'il faut marcher. Dom Alonse quitte sa maitresse sur-le-champ; les prieres, les pleurs, les caresses ne l'arrêtent pas, il s'éloigne brusquement de son amante.

Il revient, il a rempli son devoir, et le Général qui fait beaucoup de cas d'un jeune Militaire qui a de l'honneur et du cœur, ne lui refuse pas la permission de se marier.

Cette Comédie eut tout le succès qu'elle pouvoit avoir, elle fut mise par le Public dans la classe des Pieces heureuses.

En voici une autre qui s'éleva encore plus haut, et dans laquelle Rosaure et Coraline jouoient des rôles presque égaux, sans pouvoir décider laquelle des deux étoit la plus applaudie. C'étoit le Donne curiose (les Femmes curieuses), Piece qui, sous un titre bien caché, bien déguisé, ne représentoit qu'une loge, de Francs-Maçons.

Pantalon, Négociant Vénitien, étant à la tête d'une société de personnes de son état, a loué une petite maison où cette compagnie se rassemble pour y dîner, pour y souper, pour parler d'affaires, ou des nouvelles du jour.

Les femmes en sont excluses, en voilà assez pour les rendre curieuses, soupçonneuses, impatientes. Les unes pensent que l'on y joue gros jeu, d'autres qu'ils cherchent la pierre philosophale, et d'autres soutiennent qu'ils refusent d'y amener leurs femmes, parce qu'ils en ont d'étrangeres.

Elles gagnent le domestique de Pantalon, qui se prête au desir de la fille de la maison, et promet de l'introduire avec ses amies dans le casin de son maître.

Cet homme prend sur lui de faire une sottise, dans l'espérance qu'il en arrivera plus de bien que de mal, et il ne se trompe pas. Il fait entrer dans l'appartement du secret les femmes curieuses, et les cache dans un cabinet d'où elles peuvent tout voir, tout entendre.

Elles entendent tout, elles voyent tout; il n'y a rien de mal. Elles se montrent au milieu du souper, elles embrassent leurs peres, leurs freres, leurs époux.

Le domestique est grondé; mais au bout du compte, les hommes ne sont pas fâchés de voir leurs femmes désabusées, et se trouvent dans le cas de jouir en paix de leurs plaisirs innocens.

La Piece fut extrêmement applaudie. Les Etrangers en reconnurent le fond sur-le-champ, et les Vénitiens disoient que si Goldoni avoit deviné le secret des Franc-Maçons, on auroit tort en Italie d'en défendre les assemblées.

Les Femmes curieuses firent la clôture de l'année comique, et ce fut la derniere Piece de mon engagement avec Medebac.

J'en avois trois autres que j'avois composées d'avance, pour qu'il n'en manquât pas, et je les lui donnai de bonne foi à l'instant de notre séparation.

La premiere étoit la Gastalda, Piece en trois Actes. La Gastalda est tantôt la Concierge d'une maison de campagne, tantôt la Jardiniere, tantôt la femme du Régisseur, et quelquefois ce n'est que la femme de basse-cour. Corallina réunit sur elle toutes les inspections qui regardent les intérêts de Pantalon, et finit par devenir la maîtresse de la maison et la femme du maître.

La deuxierne, intitulée le Contre-tems, ou le Bavard imprudent, Comédie en trois Actes, est une école sans prétention, mais très-utile pour prévenir les dangers de l'imprudence et du bavardage; car Octave, homme d'un certain mérite, et qui ne manque pas d'esprit, perd sa fortune par ses propos inconsidérés, et par des échappées à contre- tems.

La troisieme, la Femme vindicative, Piece en trois Actes, est un petit trait de vengeance de l'Auteur lui- même. Coraline très-piquée de me voir partir, et voyant l'inutilité de ses démarches pour m'arrêter, me jura une haine éternelle.

Je lui fis la galanterie de lui destiner le rôle de la Femme vindicative; elle ne le joua pas, mais j'étois bien aise de répondre à la vivacité de sa colere par une douce et honnête plaisanterie.



CHAPITRE XVII

Mon passage du Théâtre Saint-Ange à celui de Saint-Luc. - Mes nouvelles conditions. - Fanatisme du mari de la premiere Actrice. - Prétentions ridicules de Medebac et de mon Libraire. - Mon voyage en Toscane. - Edition de mon Théâtre à Florence. - Défense de mon Edition à Venise. - L'Avare jaloux, Comédie en trois Actes, en prose. - Son médiocre succès. - Propos de mes Adversaires. - La Femme légere, Comédie en trois Actes, en prose. - Sa chute. Réflexions sur l'événement de ces deux Pieces.

Je passai du Théâtre Saint-Ange à celui de Saint-Luc: il n'y avoit pas là de Directeur; les Comédiens partageoient la recette, et le propriétaire de la salle, qui jouissoit du bénéfice des loges, leur faisoit des pensions à proportion du mérite ou de l'ancienneté.

C'étoit à ce Patricien que j'avois à faire; c'étoit à lui que je remettois mes Pieces, qui m'étoient payées sur-le- champ, et avant la lecture; mes émolumens étoient presque doublés: j'avois liberté entiere de faire imprimer mes Ouvrages, et point d'obligation de suivre la Troupe en Terre-Ferme: ma condition étoit devenue beaucoup plus lucrative, et infiniment plus honorable.

Mais y a-t-il dans le monde d'états heureux qui ne soient accompagnés de quelque désagrément? La premiere Actrice de la Troupe touchoit à l'âge de cinquante ans. On venoit de recevoir une Florentine charmante, mais c'étoit pour l'emploi de seconde; et je courois le risque d'être obligé de donner les rôles de charge à la jeune, et ceux d'Amoureuse à la surannée.

Madame Gandini qui étoit la Premiere, avoit assez de bon sens pour se rendre justice; mais son mari déclara hautement qu'il ne souffriroit pas qu'on fit aucun tort à sa femme; et le propriétaire du Théâtre qui avoit le droit de parler en maître, n'osoit pas renvoyer deux anciens personnages qui avoient été très-utiles à la compagnie.

Je parlai en particulier à M. Gandini; je lui demandai combien de tems il croyoit que son épouse pût jouir de son état et de ses profits. Ma femme, dit-il, peut encore briller sur le Théâtre pendant dix ans; eh bien, lui dis-je, j'ai la parole du maître; je vais assurer à Madame Gandini la pension, et la part entiere pour l'espace de dix années; je vous promets de mon côté de la faire travailler, de la faire applaudir, mais laissez-moi libre de l'employer à ma fantaisie. Non, Monsieur, me répondit-il brusquement; ma femme est premiere Actrice, et je me ferai pendre plutôt que de la voir dégradée; il me tourna le dos assez vilainement. Je jurai que je le tromperois: vous verrez à la troisieme Piece de cette année, si je tins parole.

La Troupe devoit aller passer le printems et l'été a Livourne; je comptois rester à Venise, et mon premier soin fut celui de mon Edition. Le Libraire Bettinelli avoit publié les deux premiers volumes de mon Théâtre; j'allai donc lui apporter le manuscrit du troisieme; mais quel fut mon étonnement, lorsque cet homme flegmatique me dit tout bonnement, et d'un sang-froid glacial, qu'il ne pouvoit plus recevoir de moi mes originaux, qu'il les tenoit de la main de Medebac, et que c'étoit pour le compte de ce Comédien qu'il alloit continuer l'Edition.

Revenu de ma surprise, et faisant succéder le calme à l'indignation: mon ami, lui dis-je, prenez-y garde, vous n'êtes pas riche, vous avez des enfans, n'allez pas vous perdre, ne me forcez pas à vous ruiner; il insiste.

Bettinelli à qui j'avois consenti, trop légerement peut-être, qu'on donnât le privilege de l'impression de mes Œuvres, avoit été gagné par de l'argent; et j'avois à coimbattre contre le Directeur qui me disputoit la propriété de mes Pieces, et contre le Libraire qui étoit en possession de la faculté de les publier.

J'aurois gagné sans doute mon procès, mais il falloit plaider, et la chicane est la même par-tout: je pris le parti le plus court; j'allai à Florence sur-le-champ; je recommençai une nouvelle Edition, je laissai Medebac et Bettinelli en liberté d'en faire une à Venise, mais je publiai un prospectus qui les terrassa l'un et l'autre, car je proposois des changemens et des corrections.

Je fus adressé à Florence à M. Paperini, Imprimeur très-accrédité et très-honnête homme; nous fîmes nos conventions en deux heures de tems, et dans le mois de Mai de l'année 1753, nous mîmes le premier volume sous la presse. Cette heureuse Edition de dix volumes in-octavo, faite par souscription et à mes frais, fut portée à dix-sept cens exemplaires, et à la publication du sixieme volume, elle étoit remplie.

J'avois cinq cens Souscripteurs à Venise, et on avoit défendu l'entrée de mon Edition dans les Etats de la République: cette proscription de mes Œuvres dans ma patrie paroîtra singuliere, mais c'étoit une afaire de commerce; Bettinelli avoit trouvé des protecteurs pour faire valoir son privilege exclusif, et le Corps des Libraires lui prêtoit la main, parce qu'il s'agissoit d'une Edition étrangere.

Cependant, malgré la défense et malgré les précautions de mes adversaires, toutes les fois qu'un de mes volumes sortoit de la presse, il en partoit cinq cens exemplaires pour Venise; on avoit trouvé sur les rives du Po un asyle pour les déposer; une compagnie de nobles Vénitiens alloit chercher la contrebande aux confins, l'introduisoit dans la Capitale, et en faisoit la distribution à la vue de tout le monde; car le Gouvernement ne se mêloit pas d'une affaire qui étoit plus ridicule qu'intéressante.

Etant à Florence, et mes nouveaux Comédiens à Livourne, j'allois de tems en tems les voir, et je remis entre les mains du premier Amoureux deux Comédies que j'avois composées malgré l'occupation fatiguante et assidue de mon Edition.

Nous nous rencontrâmes tous à Venise au commencement du mois d'Octobre, et nous y donnames pour premiere Piece nouvelle l'Avaro geloso (l'Avare jaloux).

Je peignis le Protagoniste de cette Piece d'après nature: on me fit son portrait et son histoire à Florence, où cet homme existoit à la honte de l'humanité; il étoit chargé de deux vices également odieux, mais qui, par le contraste de ses passions, le mettoient dans des positions comiques.

Il est très-plaisant de voir un mari excessivement jaloux, recevoir lui-même un cabaret d'argent avec du chocolat, un flacon d'or avec de l'eau de santé, et tourmenter ensuite sa femme, qui, disoit-il, avoit donné motif à ses adorateurs de lui faire des Présens.

La méchanceté de ce caractere est faite pour révolter; cependant la Piece se seroit soutenue, si l'Acteur charge du rôle n'eût pas été aussi disgracié de la nature, et aussi peu estimé du Public qu'il étoit.

Je crus bien faire, en choisissant pour un rôle méchant un homme qui ne l'étoit pas mai lui-même, et je crus que sa maigreur, sa mauvaise mine et sa voix cassée conviendroient à ce caractere; je me trompai: je donnai quelque tems après le même rôle à Rubini qui étoit le Pantalon de la Troupe, et cette Piece qui étoit tombée à son début, devint par la suite une des Pieces favorites de cet Acteur excellent.

Mes ennemis n'étoient pas fâchés du triste événement de ma premiere Piece, et les partisans du Théâtre Saint-Ange disoient avec une espece de joie, que je me repentirois d'avoir quitté une compagnie qui faisoit valoir mes Ouvrages.

Tous ces propos ne m'inquiétoient pas; j'etois sûr de les faire taire à ma troisieme Piece; mais je craignois infiniment pour la seconde que j'allois donner.

C'étoit la Donna di testa debole, ou la Vedova infatuata (la Femme légere, ou la Veuve infatuée).

Donna Violante est une veuve infatuée de ses attraits et de son esprit; elle donne dans la littérature, mais son mauvais goût la décide toujours pour les Ouvrages les plus décriés: elle fait des vers qui la rendent ridicule, et sa légereté lui fait prendre les dérisions pour des éloges.

Don Fausto est trop vrai pour lui plaire; il est malheureux, mais toujours constant, et par sa constance et par sa patience, il parvient à désabuser son amante, il gagne sa confiance, et la fait renoncer à ses prétentions ridicules.

La Piece tomba à la premiere représentation; je l'avois prévu, et je vis malheureusement mon pronostique vérifié.

Je m'étois apperçu trop tard des circonstances qui étoient défavorables pour moi et pour mes Comédiens. Ceux-ci n'étoient pas encore suffisamment instruits dans la nouvelle méthode de mes Comédies; je n'avois pas eu le tems de leur insinuer ce goût, ce ton, cette maniere naturelle et expressive qui avoient formés les Comédiens du Théâtre Saint-Ange.

Autre circonstance encore plus remarquable. La Salle de Saint-Luc étoit beaucoup plus vaste; les actions simples et délicates, les finesses, les plaisanteries, le vrai comique y perdoient beaucoup.

On pouvoit se flatter qu'avec le tems le Public se preteroit au local, et écouteroit avec plus d'attention les Pieces régulieres et d'après nature; mais il eût fallu en imposer d'abord par des sujets vigoureux, par des actions, qui, sans être gigantesques, s'élevassent au-dessus de la Comédie ordinaire.

C'étoit mon premier projet; mais mon Edition ne m'avoit pas laissé le maître de ma volonté, je ne fis qu'à ma troisieme Piece ce coup d'éclat, cet effort d'imagination qui étoit nécessaire pour m'installer avec honneur dans la nouvelle Salle où je devois avancer la réforme et soutenir ma réputation.



CHAPITRE XVIII

L'Epouse Persanne, Comédie en cinq Actes, en vers et sans changemens de décorations. - Son extrait. - Son brillant succès.

D'après l'objet que je m'étois proposé, je cherchai un argument qui pût me fournir du comique, de l'intérêt et du spectacle.

J'avois parcouru l'histoire des peuples modernes de Salmon, traduite de l'Anglois en Italien; ce n'est pas là que je trouvai la fable qui forme le sujet de la Piece que j'avois projetée; mais c'est dans ce livre instructif, exact et intéressant que je puisai les loix, les mœurs et les usas ges des Persans; et c'est d'après les détails de l'Auteur Anglois, que je composai une Comédie intitulée la Sposa Persiana (l'Epouse Persanne).

Le sujet de cette Piece n'est pas héroïque; c'est un riche Financier d'Ispahan, appellée Machmout, qui engage et force Thamas, son fils, à épouser, malgré lui, Fatima la fille d'Osman, Officier gradué dans les armées du Sophi. C'est ce qu'on voit tous les jours dans nos Pieces; une demoiselle fiancée à un jeune homme qui a le cœur prévenu pour une autre.

Cependant, les noms de Fatima, de Machmout, de Thamas commencent déjà à prévenir le public de quelque chose d'extraordinaire; et le sallon du Financier meublé d'un sopha et de coussins à la Mahométanne, les vêtemens et les turbans dans le costume oriental, annoncent une Nation étrangere; et tout ce qui est étranger doit exciter la curiosité.

Mais voici ce qui éloigne encore davantage cette Piece Asiatique de nos Comédies ordinaires; il y a, dans la maison de Machmout, un Sérail pour lui, et un pour son fils; arrangement bien différent des usages d'Europe, où le pere et le fils peuvent avoir plus de maîtresses qu'on n'en a en Perse, mais point de Sérail.

Thamas a dans le sien une Esclave Circassienne, appellée Hircana, à laquelle il est tendrement attaché, et qui, orgueilleuse dans sa servitude, prétend que son amant et son maître ne partage point ses faveurs avec d'autres femmes, pas même avec celle que son pere lui a destinée pour épouse.

Voilà encore un caractere nouveau pour nos climats; car, en France comme en Italie, une maîtresse ne s'opposeroit pas à ce que son ami contractât une liaison de bienséance et de convenance, pourvu qu'il continuât de la voir ou qu'il lui fît un état pour la consoler dans son affliction.

Examinons la marche de cette Piece qui a été des plus heureuses, et celle qui fixa de nouveau l'attention du Public à mon égard, et fit le bonheur de mes nouveaux Comédiens.

Thamas ouvre la scene avec Ali, son ami; il aime Hircana, et se plaint de son pere qui le force d'avoir une épouse. Vous devez savoir, mon cher Lecteur, qu'en Perse, les Sérails n'empêchent pas que les hommes n'aient des femmes légitimes, et les peres contractent des engagemens pour leurs enfans sans les consulter, et même dès leurs berceaux.

Thamas se récrie contre cet usage barbare, qui insulte les loix de la nature.

Ali tâche de le consoler: Fatima, dit-il, doit arriver incessamment: elle pourroit être plus jolie, plus aimable qu'Hircana; il faut attendre, il faut la voir. Le jeune Persan aime son esclave; cependant, il trouve que son ami n'a pas tort. Fatima pourroit lui plaire davantage, il le désire même pour la tranquillité de son pere.

Mais il revoit Hircana; cette femme coquette et impérieuse emploie tout son art pour le resserrer dans ses liens; elle prie, elle pleure, elle demande sa liberté, elle veut partir, elle veut mourir, et ne veut pas que son sang rejaillisse sur le lit nuptial de son maître. Thamas, vaincu, rendu, lui promet tout; la voilà contente.

Ce fils désolé se présente à son pere, et lui fait part de sa situation. Point de quartier: il ne s'agit pas ici d'un engagement qu'on puisse rompre; c'est un mariage conclu, d'ailleurs Osman est un homme puissant, redoutable; Fatima va venir, il faut la recevoir.

C'est dans le deuxieme Acte que cette épouse paroit sur la scene avec une suite nombreuse, précédée d'une musique orientale, et cachée sous un voile qu'elle ne doit ôter qu'au premier tête-à-tête avec son époux.

Tout le monde s'en va. Thamas la prie de se découvrir; elle est belle, mais ce n'est pas Hircana.

Fatima s'apperçoit de la froideur de son époux; elle craint ce qu'il y a de plus honteux pour les femmes en Perse, le divorce; elle tâche de gagner l'amitié du jeune homme qu'elle croit prévenu. Thamas est enchanté de son caractere; il lui confie sa passion; il ne connoissoit pas son épouse lorsqu'il s'enflamma pour son Esclave. Fatima lui demande son estime: Thamas ne peut pas lui refuser le respect et l'admiration.

Fatima, restée seule, se plaint, à son tour, des loix de son pays, qui sacrifient les enfans aux intérêts des familles,(c'est à-peu-près comme en Europe); mais elle avoue que Thamas lui paroit aimable, et se flatte, avec le tems, de posséder son cœur.

Il y a, dans le Sérail de Thamas, une vieille femme, appellée Curcuma, destinée au service des Esclaves: c'est une Européenne intriguante, méchante, qui n'épargne pas les femmes de son pays, et répand beaucoup de comique et beaucoup de gaieté dans la Piece.

Elle rencontre Fatima; elle lui parle comme elle est habituée de parler aux Esclaves. Fatima lui répond en maîtresse, et la quitte brusquement. La vieille audacieuse en est piquée; elle voit Hircana; elle ne manque pas de l'irriter contre sa rivale, et de lui inspirer de plus en plus la jalousie et la vengeance.

Thamas vient pour assurer Hircana qu'elle aura toujours la préférence dans son cœur. La Circassienne, furieuse plus que jamais, refuse de le croire, et finit par dire qu'il n'y a point de milieu, que Fatima ou Hircana doivent partir ou mourir.

Dans le troisieme Acte, Fatima, curieuse de voir Hircana, entre dans le Sérail. Les Esclaves raisonnables et dociles sont enchantées de recevoir l'épouse de leur maître, et tâchent de l'honorer par des éloges flatteurs et ampoulés dans le style Asiatique. Hircana, qui se seroit bien gardée de se ranger avec les autres, vient cependant, poussée, à son tour, par l'envie de voir son ennemie.

Il se passe, entre les deux rivales, un dialogue aussi doux et honnête de la part de Fatima, qu'il est fier et insolent de la part d'Hircana. Fatima ne change jamais ce ton modeste qui fait repousser les insultes sans avoir l'air d'en être fâchée. L'autre en est outrée; je déteste plus que la mort, dit-elle en partant, une femme qui doit avoir le poison dans le cœur, et affecte la tranquillité sur les levres.

Thamas, poussé à bout par sa maîtresse irritée, vient exhaler sa colere contre l'innocente victime de sa passion: il veut la poignarder: Machmout arrive à tems pour arrêter le coup: le pere de Fatima vient en même-tems demander raison des désagrémens qu'on fait essuyer à sa fille. Thamas évite la rencontre de ce pere irrité. Machmout jette sur le compte d'Hircana le déréglement de son fils; il est maître absolu chez lui; il veut revendre cette Esclave qui met le trouble par- tout. Osman l'approuve, et s'offre de l'acheter; on fait venir Hircana; c'est Curcuma elle-mêrne qui la trahit pour de l'argent, et qui la fait sortir d'un côté du Sérail, pendant que Thamas la cherche d'un autre. Hircana paroît enchaînée, furieuse, désolée; elle devient l'Esclave d'Osman.

Thamas, au commencement du quatrieme Acte, cherche son Esclave; il en demande compte à Curcuma; la vieille est embarrassée. Ali arrive; il a vu Hircana chargée de chaînes, et traînée par les gens d'Osman du côté de Julfa. Thamas part à l'instant, décidé de mourir ou de la ramener chez lui: il a le bonheur de la rejoindre: il combat les Negres d'Osman: il en tue quelques-uns: il revient victorieux avec son amante: il la fait rentrer dans son Sérail, et attend, de pied ferme, Osman, qui vient pour revendiquer son Esclave.

Le beau-pere et le gendre vont vuider la querelle par la mort de l'un ou de l'autre. Fatima vient défendre en même- tems son pere et son époux; elle présente son sein tantôt à l'un, tantôt à l'autre, pour détourner les coups. Le Militaire, plus impatient et plus avide de vengeance que le Financier, porte un coup mortel à Thamas. Fatima tombe sur le sopha évanouie: la pitié paternelle l'emporte sur la vengeance. Osman appelle au secours de sa fille: Curcuma paroit, s'approche de Fatima; et sous prétexte de la soulager, la dépouille de ses pierreries, et les met dans sa poche.

On voit, à l'ouverture du cinquieme Acte, Hircana et Curcuma habillées en homme, dans le costume des Eunuques du Sérail: c'est la vieille qui, craignant que son vol ne soit découvert, a conçu le projet de se sauver, et tâche d'en faire faire autant à la Circassienne, qui a tout à craindre de Machmout et d'Osman. Quelqu'un vient; elles se retirent.

C'est Thamas, qui, toujours amoureux d'Hircana, ne peut cependant se refuser à un sentiment de reconnoisesance envers Fatima, qui l'a sauvé de la fureur de son pere; il ne l'aime pas, mais il la plaint, et veut la récompenser en lui donnant au moins quelque espérance, quelque consolation. Il appelle; il envoie chercher Fatima, et s'asseoit sur le sopha pour l'attendre.

Hircana, cachée où elle étoit, n'a pas pu comprendre le dessein de Thamas; mais elle a entendu qu'il a envoyé chercher Fatima, et cela suffit pour allarmer sa jalousie et sa haine: elle pense et délibere dans le même instant: elle tire un poignard de sa ceinture, et va pour percer son amant.

Fatima arrive à tems pour voir tirer le poignard; elle avertit, par un cri, son époux qui se leve sur-le-champ, et Hircana manque son coup.

Les cris de Fatima, les reproches de Thamas attirent du monde. Osman demande l'Esclave qu'il avoit achetée. Machmout veut faire arrêter Hircana; celle-ci éleve le poignard et veut se tuer.

Fatima se jette aux pieds de son pere, lui demande en grace qu'il lui abandonne Hircana. C'est moi, dit-elle, qui suis l'offensée, c'est à moi de la punir; que mon pere, que mon époux ne me refusent pas cette unique satisfaction. La grace lui est accordée; Hircana est l'Esclave de Fatima, et Fatima rend la liberté à son Esclave. La Circassienne paroît, dans ce moment, humiliée: elle ne dit rien, elle regarde le ciel, elle soupire, et s'en va.

Thamas, pénetré des bontés de Fatima, embrasse son épouse, et la Piece finit.

Cette Comédie eut le plus grand succès; elle fut jouée pendant si long-tems, que les curieux eurent le tems de la transcrire, et elle parut imprimée, sans date, quelque tems après.

Je dois les agrémens que me procura cette Piece à Madame Bresciani, qui jouoit le rôle d'Hircana; c'étoit pour elle que je l'avois imaginée et travaillée. Gandini ne vouloit pas qu'on empiétât sur l'emploi de sa femme; il auroit eu raison, si Madame Gandini n'eût pas touché à sa cinquantaine; mais, pour éviter les disputes, je fis un rôle à la seconde Amoureuse, qui l'emporta sur celui de la premiere.

Je fus bien récompensé de ma peine: il n'est pas possible de rendre une passion vive et intéressante avec plus de force, plus d'énergie, plus de vérité que Madame Bresciani n'en fit paroitre dans ce rôle important.

Cette Actrice qui ajoutoit à son esprit et à son intelligence les agrémens d'une voix sonore et d'une prononciation charmante, fit tant d'impression dans cette heureuse Comédie, qu'on ne la nomma depuis que par le nom d'Hircana.



CHAPITRE XIX

Entêtement du mari de la premiere Actrice. - Sa colère et sa résolution. - Hircana a Julfa, suite de l'Epouse Persanne. - Son extrait. - Son succès.

L'intérêt que le Public prenoit au rôle d'Hircana, pouvoit faire douter que j'eusse manqué le titre de la Piece, ou que j'eusse porté atteinte à l'action principale; on peut voir cependant, par l'extrait que je viens de donner, que Fatima en est le Protagoniste, et Hircana l'Antagoniste; mais l'illusion n'y étoit pas, et une Esclave de vingt-cinq ans l'emportoit sur une épouse de cinquante.

Ce Public, attaché toujours à la charmante Circassienne, étoit fâché de la voir partir avec un soupir, et auroit voulu savoir où elle étoit allée, et ce qu'elle étoit devenue: on me demandoit la suite de l'Epouse Persanne, et ce n'étoit pas l'Epouse qui intéressoit les curieux.

J'aurois bien voulu les contenter, mais je ne le pouvois pas; Gandini étoit piqué contre le Public et contre moi: je l'avois trompé, disoit-il, je lui avois joué un tour pendable; j'avois eu l'art diabolique de sacrifier sa femme, sans qu'il pût s'en appercevoir.

Mon intention n'étoit pas de lui faire du tort; je voulois le forcer d'accepter le parti avantageux que je lui avois proposé, et c'étoit lui rendre service malgré sa brutalité.

Obstiné plus que jamais, cet homme déraisonnable alla prévenir le propriétaire du Théâtre, que sa femme ne joueroit pas dans la suite de l'Epouse Persanne dont il avoit entendu parler. Son Excellence Vendramini le reçut fort mal: le Comédien ne pouvant pas exhaler sa colere contre son supérieur, mit en piece sa montre, la jetta en partant contre une porte vitrée, et il cassa les vitres dans tous les sens du proverbe.

Mais il fit encore pis, il alla chez le Ministre de Saxe qui cherchoit des Comédiens pour le Roi Auguste de Pologne: il s'engagea avec sa femme pour Dresde, et l'un et l'autre disparurent sans rien dire; personne ne les regretta, et moi encore moins que les autres, car je restai libre de travailler à ma fantaisie, et je contentai mes compatriotes en leur donnant cette suite qu'ils avoient tant desiré.

J'intitulai la seconde Piece de ce même sujet Hircana à Julfa: Julfa ou Zulfa est une Ville à une lieue d'Ispahan, et habitée par une Colonie d'Arméniens que Schah-Abas avoit fait venir en Perse pour l'utilité du Commerce.

Hircana, forcée de sortir d'Ispahan, prend le parti d'aller à Julfa. Toujours amoureuse, toujours ambitieuse, elle choisit un endroit qui ne l'éloigne pas de son cher amant, et habillée en homme comme elle étoit, se fait escorter par un Eunuque noir, appellé Boulganzar, qui lui étoit attaché.

On voit, au lever de la toile, le soleil qui commence à paroitre sur l'horizon, et la porte de Julfa fermée par le pont-levis: Hircana est endormie au pied d'un arbre, et le negre, en se promenant, instruit les spectateurs par ses réflexions et par ses projets, du local de la scene et des intentions de la Circassienne.

On voit baisser le pont-levis qui donne l'entrée dans la Ville, et les Arméniens sortent et prennent différentes voies pour aller, disent-ils, parcourir les marchés du canton; il y en a deux qui restent, Démétrius et Zaguro .

Boulganzar, avide et de mauvaise foi, propose aux Arméniens la vente d'une Esclave; Hircana se réveille, se leve, s'apperçoit de l'intention de l'Eunuque, elle s'avance, elle s'offre elle-même en Esclave, elle ne demande que l'asyle et la nourriture; elle se soumettra à tous les services, à condition qu'elle ne sera pas revendue, et qu'on la laissera tranquille sur l'article de la continence.

Les deux marchands se disputent pour l'avoir: elle demande le choix du maître, on le lui accorde; Démétrius est le préféré; Zaguro en est jaloux, et se propose de se venger.

A l'ouverture du deuxieme Acte, on voit quatre femmes Arméniennes avec de longues pipes, qui fument et prennent du café; ce sont l'épouse, la belle-sœur et deux filles de Démétrius. Cet homme arrive avec Hircana qu'il fait passer pour un jeune Esclave, sous le nom d'Hircanò. C'est pour éviter les soupçons des femmes, dont la jalousie est le défaut national.

Plusieurs scenes se passent, fort comiques et fort divertissantes, entre la Circassienne et les Arméniennes, qui trouvent l'Esclave supposé fort aimable, le flattent, et tâchent de lui plaire.

Boulganzar revient à Julfa, il trouve le moyen de parler à Hircana en particulier; il la prévient que Thamas instruit de sa demeure doit venir la rejoindre. Il arrive; Hircana est enchantée de le revoir, mais ne change point de caractere.

Toujours aussi fiere qu'amoureuse, elle embrasse son ancien ami, et renvoie brusquement un moment après l'époux de sa rivale. Thamas, dans l'excès de sa passion et de son désespoir, est prêt à lui sacrifier son épouse; elle n'a qu'à dire quelle est l'espece de sacrifice qu'elle exige. Dis-moi que tu es libre, lui répond Hircana, je ne veux pas savoir comment tu l'es devenu; et le quitte.

Cette femme court des dangers effroyables dans le troisieme et dans le quatrieme Actes. Son sexe est découvert par Zaguro. La femme de Démétrius se croit trompée, elle veut se venger sur l'Esclave; elle la fait descendre dans un souterrain pour la faire périr; mais Hircana est sauvée par les Arméniennes qui ne la connoissent pas encore.

Au cinquieme Acte, Ali, l'ami intime de Thamas, donne lieu à l'heureuse péripétie des deux Amans désolés. Il cherche Hircana à Julfa; il rencontre Thamas sur la route d'Ispahan: voici les nouvelles dont il est porteur.

Fatima ayant perdu l'espérance de gagner le cœur de son époux, ne demandoit que la mort, pour éviter la honte de se voir renvoyer. Machmout en étoit désolé autant qu'elle, et craignoit toujours la vengeance d'Osman qui étoit parti à la tête d'une armée pour faire la guerre aux Turcs.

Ali avance une proposition qui est acceptée, et qui remet la tranquillité dans les esprit agités; il s'offre d'épouser Fatima. Cette femme malheureuse, devenue libre par son premier mariage, croit pouvoir disposer de sa volonté, sans attendre le consentement paternel, et consent à devenir l'épouse d'Ali, et Machmout fait casser lui-même le mariage de son fils, suivant les loix du pays.

Thamas revient chez les Arméniens; il offre sa main a Hircana, sans se reprocher un nouveau crime. Elle est au comble de sa joie. Les voilà contens l'un et l'autre, et le Public me remercie avec des claquemens réitérés d'avoir achevé la catastrophe d'Hircana d'une maniere satisfaisante.

Mais on entendoit dire ce même Public le lendemain: cette épouse de Thamas sera-t-elle heureuse? Machmout perdonnera-t-il à son fils tous les désagrémens qu'il lui a fait essuyer? Voudra-t-il recevoir une femme qui a mis dans la maison le trouble et la désolation? Et Osman sera-t-il content de voir passer sa fille du lit de Thamas dans celui d'Ali?

Le Roman, disoit-il, étoit bien avancé, mais il n'étoit pas fini. Je le voyois aussi, et je l'avois prévu si bien, que j'avois une troisieme Piece toute arrangée dans mon imagination; je la donnai l'année suivante sous le titre d' Hircana à Ispahan, et elle fut si heureuse, qu'elle surpassa les deux autres, soutenant toujours le même intérêt, et ne laissant plus rien à desirer aux partisans de la Circassienne.



CHAPITRE XX

Hircana à Ispahan, Comédie en cinq Actes, en vers, et derniere suite de l'Epouse Persanne. - Analyse de la Piece. - Son succès.

Cette troisieme Comédie Persanne ne parut sur la scene qu'un an après la seconde, et trois ans après la premiere; mais j'ai cru devoir les placer ici l'une après l'autre, pour présenter tout-à-la-fois à mon Lecteur l'ensemble de trois actions différentes sur le même sujet.

Le Public avoit raison de demander après le mariage d'Hircana: sera-t-elle heureuse? On voit, à l'ouverture de cette Piece, qu'elle ne l'étoit pas. Machmout entouré de ses commis, de ses esclaves et de ses domestiques, déclare, à haute voix, que Thamas est déshérité, et ordonne que l'entrée, dans sa maison, soit défendue à ce fils ingrat.

Fatima vient annoncer que Thamas et Hircana avoient été rencontrés sur le chemin d'Ispahan: elle craint de nouvelles insultes de la part de son ennemie, et demande d'être escortée à la maison de son nouvel époux, qui, étant parti pour Julfa, n'étoit pas encore de retour. Machmout s'y oppose: il nomme Fatima sa fille et son héritiere: elle parle toujours le langage de la vertu; elle tâche de le ramener à la raison; ses remontrances sont inutiles: Thamas est prosscrit sans ressource, et Ali et Fatima doivent le remplacer.

Ce qui donne quelque inquiétude à Machmout, c'est la crainte qu'Osman ne désapprouve les arrangemens que l'on a pris sans attendre son consentement. Ce guerrier devoit arriver incessamment; Machmout veut aller à sa rencontre, et prie Fatima de rester tranquille, et en qualité de maîtresse dans sa maison.

Je m'étois permis, dans cette troisieme Comédie comme dans la seconde, des changemens de décorations, qui me paroissoient nécessaires. L'on passe de la ville à la campagne, et l'on voit Thamas et Hircana aux portes d'Ispahan, qui se promenent et se regardent en silence; ils sont instruits de leur proscription: l'un gémit dans la douleur, l'autre frémit de colere.

On voit Machmout sortir d'Ispahan avec des chevaux et des domestiques. Thamas en est effrayé. Hircana le pousse et le cache dans le bois, et prend sur elle d'affronter le courroux d'un pere irrité.

Voici une scene qui pourroit me faire honneur, peut-être, si j'étois assez habile pour rendre en vers françois mes vers italiens. J'ose me flatter que la pensée est heureuse et nouvelle. Les Italiens du moins l'on cru telle, et je tâcherai d'en faire connoître le fond.

Machmout, indigné à la vue d'Hircana, cherche des yeux son fils: il ne le voit pas: il s'approche d'Hircana, et lui dit d'un air menaçant:

MACHMOUT. Parle, indigne, où est Thamas?
HIRCANA. Ton fils, barbare!... Il n'est plus.
MACHMOUT. Oh Ciel! quel est l'inhumain qui lui a ôté la vie?
HIRCANA. C'est toi-même.
MACHMOUT. Moi, perfide! Thamas s'est rendu indigne de ma tendresse. Je l'ai puni pour te punir en même-tems; mais je n'ai pas poussé ma haine jusqu'à la barbarie... C'est toi, cruelle... qui l'aura immolé à ta vengeance.
HIRCANA. C'est toi qui es le meurtrier de ton fils, et c'est Thamas lui-même qui t'accuse. "Je meurs, dit-il, le poignard à la main, et c'est mon pere qui me tue. Oui, ce pere ingrat, qui, en me forçant d'épouser une femme inconnue, a signé l'arrêt de ma mort; je meurs victime de son ambition..." Il leve le bras; il frappe...
MACHMOUT. Tu l'as laissé périr?...
HIRCANA. Oui.
MACHMOUT. Cruelle! tu ne l'aimois donc pas?
HIRCANA. Un fils haï de son pere, un fils déshérité, qu'auroit-il fait dans le monde? Quelles ressources avoit-il à espérer? Qu'il meure, me disois-je à moi-même, je le suivrai de près.
MACHMOUT. Ciel! où est-il? Dis-le moi par pitié; je veux expirer sur son corps.
HIRCANA. Tu pleures la mort de ton fils? Aimerois-tu à le voir en vie pour le rendre encore plus malheureux?
MACHMOUT. Ah! je ne croyois pas que la perte de Thamas dût me coûter tant de peines. C'est la nature qui parle: je ne résiste pas à cette voix impérieuse. Indique-moi l'endroit, montre-moi le chemin, je veux le voir.
HIRCANA. Elle n'est pas loin cette malheureuse victime de ton courroux, c'est dans cette forêt...
MACHMOUT. J'y cours.
HIRCANA. Arrête. Ta présence pourroit le faire expirer.
MACHMOUT. Dieux! vit-il encore?
HIRCANA. Il est entre les mains de gens habiles qui pourroient le rappeller à la vie: il faut attendre: il ne faut rien hasarder.
MACHMOUT. Ciel! rends-moi mon fils.
HIRCANA. Si Thamas échappe à la mort, dis-moi, Machmout, ton cœur lui pardonnera-t-il?
MACHIMOUT. Oui, qu'il vive. L'amour paternel l'emporte... Mais où est-il? J'irai par-tout...
HIRCANA. Un instant. Si Machmout revoit son fils, s'il lui pardonne, s'il lui rend son amitié, que deviendra cette infortunée que Thainas a honorée du titre de son épouse?
MACHMOUT. Ah! je t'entends... Qu'il vive.
HIRCANA. Généreux Machmout! ta pitié, ta justice...
MACHMOUT. Thamas! Thamas! où est-il?
HIRCANA. Je vois... Je vois à travers de ces feuillages... oui, oui, c'est lui même. Thamas! Thamas! Courage, mon ami; ton pere t'appelle, ton pere t'aime, ton pere te pardonne.

Thamas sort du bois; il se jette aux pieds de son pere; Hircana en fait autant. Machmout les embrasse: c'est un nouveau triomphe de la Circassienne, et ce ne sera pas le dernier.

Elle entre, en qualité d'épouse, dans cette maison où elle n'avoit été qu'une esclave: elle y est avec son amant, qui est devenu son mari; mais Fatima y est aussi; et malgré les avantages de l'une et la docilité de l'autre, la jalousie ne cesse de les tourmenter.

Osman, instruit du divorce et du nouveau mariage de sa fille, quitte le camp, et vient les armes à la main; attaque Machmout jusque dans son enceinte; Hircana le repousse le sabre à la main, et la garde du Roi arrête le Militaire qui avoit abandonné son poste sans la permission du Gouvernement.

Dans le quatrieme Acte, Hircana, toujours inquiette, toujours jalouse de Fatima, insiste pour que Thamas quitte la maison de son pere; et dans le cinquieme, Osman élargi et remis à sa place moyennant une somme considérable déboursée par Machmout, approuve le mariage de Fatima avec Ali, et les reçoit chez lui. La Circassienne n'a plus rien à craindre, n'a plus rien à desirer. Voilà la fin des aventures d'Hircana.

J'ai annoncé, au commencement de ce Chapitre, l'heureux succès de cette Piece, qui a surpassé celui des deux précédentes.

Que ce soit des Comédies, des Tragi-Comédies ou des Drames, elles ont plu généralement par-tout; elles ont été jouées sur tous les Théâtres de société.

Si elles n'ont pas assez de mérite pour être estimées, on ne peut pas leur refuser les hommages que l'on accorde au bonheur.



CHAPITRE XXI

La Soubrette femme d'esprit, Comédie en trois Actes, en prose. - Son médiocre succès. - Le Philosophe Anglois, Comédie en cinq Actes, en vers, sans changement de décoration. - Son brillant succès. - La Mere tendre, Comédie en trois Actes, en prose. Son succès. - Les Cuisinieres Vénitiennes, Comédie en cinq Actes et en vers.

Il faut revenir à l'année 1753, dont je m'étois éloigné pour ne pas interrompre la suite des trois Persannes.

Après la premiere de ces trois Pieces orientales, j'en donnai une bourgeoise en trois Actes et en prose, intitulée la Cameriera brillante: on emploie dilièremment en Italie l'adjectif brillant: c'est, en François, la Soubrette femme d'esprit.

La scene se passe dans une maison de campagne de Pantalon: ce Négociant Vénitien a deux filles; chacune a son amant: Flaminia aime Octave, qui a plus de noblesse que de fortune, et Clarisse aime Florinde, qui est un riche roturier: les deux sœurs dont l'ainée est fort douce, et la cadette fort vive, se disputent sur le mérite de leurs amans, et Argentine, qui est la Femme-de-chambre de l'une et de l'autre, tâche de les appaiser, et s'engage à les contenter.

Argentine est aimée du maître de la maison; elle lui fait faire tout ce qu'elle veut. Elle fait venir au logis les amans des deux Demoiselles malgré l'austérité du pere; elle les fait diner avec lui malgré son avarice; elle parvient à lui faire permettre qu'on joue la Comédie chez lui, et l'oblige à y prendre lui-même un rôle.

C'est par cette Comédie dont Argentine avoit composé le canevas, que les amours des deux Filles de Pantalon se découvrent, et c'est par le manege de la Femme-de-chambre que les deux maîtresses se marient.

La Comédie étoit fort gaie, fort amusante; Argentine rendit son rôle avec esprit, avec vivacité; elle fut fort applaudie; mais les vers de l'Epouse Persanne avoient tourné la tête à tout le monde: le Public demandoit des vers: il fallut le contenter, et je donnai, dans le Carnaval suivant, il Filosofo Inglese (le Philosophe Anglois).

Le Théâtre représente un carrefour dans la ville de Londres, avec deux boutiques dont l'une est un Café, l'autre un magasin de livres.

On débitoit alors en Italie la traduction du Spectateur Anglois, Feuille périodique qu'on voyoit entre les mains de tout le monde.

Les femmes, qui, pour lors, à Venise ne lisoient pas beaucoup, prirent du goût pour cette lecture, et commençoient à devenir philosophes: j'étois enchanté de voir mes cheres compatriotes admettre l'instruction et la critique a leurs toilettes, et je composai la Piece dont je vais donner l'abrégé.

C'est un garçon du Café et un garçon du Libraire qui ouvrent la scene en parlant des Feuilles périodiques qui paroissent tous les jours à Londres, et qui, en faisant tomber leur conversation sur les originaux qui fréquentent leurs boutiques, donnent une idée au Public du fond de la Piece et du caractere des personnages.

Jacob Mondoille est un Philosophe qui jouit de la plus haute considération: Madame de Brindès, femme savante, et veuve d'un millionaire Anglois, connoît le mérite de Mondoille; elle l'estime en public, et l'aime en secret.

Milord Wambert est amoureux de Madame de Brindès, et voudroit l'épouser; il confie sa passion et son projet à Jacob Mondoille, qui, en homme vrai, lui fait connoître qu'une femme savante n'est pas ce qu'il faut pour un jeune homme qui est répandu dans le monde, et qui n'est pas attaché à la littérature; le Lord le croit, et renonce à son projet; mais les méchans qui s'apperçoivent de l'inclination de la Veuve, et pensent que le Philosophe ne refusera pas de changer d'état, disent publiquement que c'est un mariage arrangé; Milord Wambert écoute les propos du Public, et il se croit trompé. Il cherche Mondoille, il le menace; l'homme intrépide parle, raisonne; il fait rougir le jeune homme, et le Lord lui rend son estime et son amitié.

Il y a dans cette Piece deux personnages comiques, dont l'un se vante d'avoir découvert la cause du flux et du reflux de la mer, et l'autre d'avoir trouvé la quadrature du cercle. Leurs propos, leur maniere d'être et leurs critiques répandent beaucoup de gaieté dans la Piece qui eut un succès très-brillant.

Je voulois bien satifaire le Public et le rassasier de vers, mais la prose avoit aussi ses partisans. Il falloit contenter les uns sans dégoûter les autres; et je donnai, pour les Amateurs de la vraie Comédie, la Madre amorosa (la Mere tendre), Piece en trois Actes et en prose.

Donna Aurelie, veuve d'un homme de qualité, vivoit avec Laurette, sa fille, dans la maison du défunt, en société avec Donna Lucrece, sa belle-sœur, et femme de Don Hermand.

Laurette étoit à marier; et comme son pere étoit mort sans faire de testament, l'oncle et la tante s'étoient emparés de ses biens et de sa personne, et vouloient l'établir avec un financier fort riche, mais qui avoit plus de vices que de vertus.

La mere qui aimoit tendrement son enfant, s'y opposoit de toutes ses forces. La fille qui étoit une étourdie, et qui par l'envie d'être mariée auroit épousé le premier venu, étoit d'accord avec ses parens, et ceux-ci ne cherchoient qu'à s'en défaire à peu de frais pour jouir de son héritage.

La mere a beau dire, a beau faire, elle n'est pas écoutée. La loi accorde la tutele de l'orpheline aux parens du pere, et Laurette ne demande qu'un époux.

Donna Aurelie a un ami très-sage, très-honnête, et homme de naissance. C'est Don Octave, qui étoit de la connoissance de cette Dame du vivant de son mari, et qui aspiroit à le remplacer.

Donna Aurelie avoit de son côté beaucoup de considération pour cet homme estimable, et comptoit même l'épouser après son année de veuvage, et après l'établissement de Laurette. Mais elle sacrifie son inclination et son intérêt à une fille ingrate, et elle fait tant par ses prieres, par ses larmes et par ses persuasions, qu'elle oblige Don Octave à épouser Laurette.

Celle-ci, contente d'avoir un époux, ne s'y oppose pas. La générosité de Don Octave accorde à l'oncle et à la tante la jouissance, leur vie durant, d'une partie des biens de leur niece, et la mere ajoute aux autres sacrifices celui de sa dot en faveur de sa fille, ne se réservant qu'une rente modique pour vivre dans un couvent.

C'est ce triomphe de l'amour maternel qui a fait oublier aux Amateurs des vers que la Piece n'étoit qu'en prose. Elle eut un succès bien marqué; les femmes étoient glorieuses de la vertu de Donna Aurelie, et il n'y en avoit pas une, peut-être, qui eût le courage de l'imiter.

Nous n'étions pas loin de la clôture; il falloit amuser le Public, et le remercier d'avoir accordé son suiffrage à la Piece que je venois de donner.

Je crus que le Massere (les Cuisinieres), Comédie Vénitienne, pourroient remplir mes vues. Je la donnai avec confiance, et je n'eus pas à me repentir.

Le sujet de cette Piece est pris dans le plus bas ordre de la société civile; mais la nature offre dans tous le états des citoyens intéressans, et des défauts à cerriger.

La Piece dont il s'agit est plus amusante qu'instructive. Les Cuisinieres de Venise doivent avoir par privilege incontestable un jour libre dans le courant du carnaval, pour l'employer uniquement à se divertir; et les femmes de cet état renonceroient aux meilleures conditions, plutôt que de perdre le droit de cette journée.

Tout ce qu'il y a de plus intéressant, ce sont les critiques et les médisances des Cuisinieres sur le compte des mauvais ménages. La morale qui ne gagneroit rien sur les servantes, devient très-utile pour la correction des maitresses.

Je ne donnerai pas l'extrait d'une Comédie dont le fond ne peut pas être intéressant. Je me contenterai de dire que, malgré sa foiblesse, elle fit beaucoup de plaisir, et cela n'est pas étonnant. Comédie en vers, sujet Vénitien, les jours gras; pouvoit-elle manquer son coup?



CHAPITRE XXII

Lettre de mon frere. - Son arrivée à Venise avec ses enfans. - Ma maladie à Modene. - Mes vapeurs à Milan.

Au commencement de l'année 1754, je reçus une lettre de mon frere. Il y avoit douze ans que je n'en avois pas eu de nouvelles; il m'en donnoit tout-à-la-fois depuis la bataille de Velletri, où il s'étoit trouvé à la suite du Duc de Modene, jusqu'au jour qu'il a trouvé bon de m'écrire.

Sa lettre étoit de Rome; il s'étoit marié dans cette ville à la veuve d'un hcmme de robe. Il avoit deux enfans: un garçon de huit ans, et une fille de cinq; sa femme étoit morte: il s'ennuyoit beaucoup dans un pays où les Militaires n'étoient ni utiles, ni considérés, et il desiroit se rapprocher de son frere, et lui présenter les deux rejettons de la famille Goldoni.

Bien loin d'être piqué d'un oubli et d'un silence de douze années, je m'intéressai sur-le-champ à ces deux enfans, qui pouvoient avoir besoin de mon assistance: j'invitai mon frere à revenir chez moi; j'écrivis à Rome pour qu'on lui fournit l'argent dont il pouvoit avoir besoin; et dans le mois de Mars de la même année, j'embrasai, avec une véritable satisfaction, ce frere que j'avois toujours aimé, et mes deux neveux que j'adoptai comme mes enfans.

Ma mere qui vivoit encore, fut très-sensible au plaisir de revoir ce fils qu'elle ne comptoit plus au nombre des vivans; et ma femme dont la bonté et la douceur ne se démentirent jamais, reçut ces deux enfans comme les siens, et prit soin de leur éducation.

Entouré de ce que j'avois de plus cher, et content du succès de mes Ouvrages, j'étois l'homme du monde le plus heureux, mais j'étois extrêmement fatigué. Je me ressentois encore du travail immense qui m'avoit occupé pour le Théâtre Saint-Ange, et les vers auxquels j'avois mal adroitement accoutumé le Public, me coûtoient infiniment plus que la prose.

Mes vapeurs m'attaquerent avec plus de violence qu'a l'ordinaire. La nouvelle famille que j'avois chez moi me rendoit la santé plus que jamais nécessaire, et la peur de la perdre augmentoit mon mal. Il y avoit dans mes acces autant de physique que de moral; tantôt c'étoit l'humeur exaltée qui échauffoit l'imagination, tantôt c'étoit l'apprehension qui dérangeoit l'économie animale; notre esprit tient si étroitement à notre corps, que sans la raison qui est le partage de Fame immortelle, nous ne serions que des machines.

Dans l'état où j'étois, j'avois besoin d'exercice et de distraction. Je pris le parti de faire un petit voyage, et j'amenai toute ma famille avec moi.

Arrivé à Modene, je fus attaqué d'une fluxion de poitrine. Tout le monde craignoit pour moi, je ne craignois rien: voila comme j'ai été toute ma vie. Beaucoup de courage quand j'étois en danger, et des craintes ridicules quand je me portois bien.

Je m'étois bien tiré de ma maladie et de ma convalescence, mais je n'avois pas eu le tems de m'amuser. Mes Comédiens étoient à Milan; j'allai les rejoindre, toujours avec ma femme, mon frere et mes deux enfans; je ne craignois pas la dépense, mon édition alloit au mieux, l'argent me venoit de tous les côtés, et l'argent n'a jamais fait longue station chez moi.

On avoit donné à Milan l'Epouse Persanne, elle avoit eu le même succès qu'à Venise; j'étois comblé d'éloges, de politesses, de présens. Ma santé alloit se rétablir, mes vapeurs s'étoient dissipées, je menois une vie délicieuse; mais ce bonheur, ce bien-être, cette tranquillité, ne furent pas de longue durée.

Les Comédiens du Théâtre Saint-Luc avoient fait l'acquisition d'un excellent Acteur, appellé Angeleri, qui étoit de la ville de Milan, et qui avoit un frere dans la robe, et des parens très-estimés dans la classe de la Bourgeoisie.

Cet homme étoit vaporeux, et j'avois eu à Venise plusieurs conversations avec lui sur les extravagances de nos Vapeurs.

Je le rencontre à mon arrivée à Milan; je le trouve pire que jamais, il étoit combattu par l'envie de faire connoître la supériorité de son talent, et par la honte de paroitre sur le Théâtre de son pays. Il souffiroit infiniment de voir ses camarades applaudis, et de n'avoir pas sa part des applaudissemens du Public. Ses vapeurs augmentoient tous les jours, et les entretiens que j'avois avec lui réveilloient les miennes.

Il cede enfin à la violence de son génie; il s'expose au Public; il joue, il est applaudi, il rentre dans la coulisse, et tombe mort dans l'instant.

La scene est vuide, les Acteurs ne paroissent point, la nouvelle se répand peu-à-peu, elle parvient jusqu'à la loge où j'étois. 0 ciel! Angeleri est mort! mon camarade de vapeurs! Je sors comme un forcené; je vais sans savoir où j'allois. Je me trouve chez moi sans avoir vu le chemin que j'avois fait. Tout mon monde s'apperçoit de mon agitation, en m'en demande la cause; je crie à plusieurs reprises: Angeleri est mort, et je me jette sur mon lit.

Ma femme qui me connoissoit, tâcha de me tranquilliser, et me conseilla de me faire saigner. Je crois que j'aurois bien fait si j'avois suivi son conseil; mais au milieu des fantômes qui m'étouffoient, je reconnoissois ma bêtise, et j'étois honteux d'y avoir succombé.

Malgré la raison que je rappellois à mon secours, la révolution avoit été si forte dans mon individu, qu'elle me coûta une maladie, et j'eus plus de peine à guérir l'esprit que le corps.

Le Docteur Baronio, qui étoit mon Médecin, après avoir employé tous les secours de son art, me tint un jour un discours qui me guérit totalement. Regardez votre mal, me dit-il, comme un enfant qui vient vous attaquer une épée nue à la main. Prenez-y garde, il ne vous blessera pas; mais si vous lui présentez la poitrine, l'enfant vous tuera.

Je dois à cet Apologue ma santé; je ne l'ai jamais oublié. J'en ai eu besoin à tout âge; ce maudit enfant me menace encore par fois, et il me faut faire des efforts pour le désarmer.



CHAPITRE XXIII

La Partie de campagne, Piëcen trois Actes, en prose. - Son abrégé. - Son succès. - La Femme forte, Piece en cinq Actes et en vers. - Son heureux succès. - L'aimable Vieillard, Piece en trois Actes et en prose. - Sa chute. - Méchanceté de mes adversaires. - Le Bal Bourgeois, Piece en cinq Actes et en vers. - Effet admirable de cette Comédie.

Pendant ma convalescence à Modene, et dans les intervalles de mes vapeurs à Milan, je ne perdis pas de vue mon Théâtre. Je revins à Venise avec assez de matériaux pour l'année comique 1754, et je fis l'ouverture par une Piece intitulée la Villeggiatura (la Partie de campagne).

J'avois parcouru sur ma route plusieurs de ces maisons de campagne qui bordent la Brenta, où le luxe déploie son faste.

C'est-là où nos ancêtres n'alloient que pour recueillir leurs biens, qu'on va aujourd'hui pour les dissiper. C'est à la campagne où l'on tient gros jeu, table ouverte, et où l'on donne des Bals, des Spectacles, et c'est-là où la cicisbéature Italienne, sans gêne et sans contrainte, fait plus de progrès que par-tout ailleurs.

Je traçai quelque tems après ces différens tableaux dans trois Pieces consécutives, dont je donnerai l'abrégé dans les chapitres suivans. Je ne fais dans celle-ci qu'effleurer l'article de la galanterie dans les sociétés de la campagne.

Don Gaspar et Donna Lavinia sa femme sont les maîtres de la maison où se passe la scene. Le mari ne se mêle pas des intrigues de la société. Il fait bande à part avec les paysannes de son canton, et s'amuse à faire des niches et à courir les champs.

Donna Florida, qui est de la partie de Donna Lavinia, a son cicisbée avec elle, et la maîtresse de la maison a le sien. La jalousie s'en mêle; la promenade fournit des rencontres de hasard, qu'on prend pour des rendez-vous. Les amies se brouillent; un mal de tête de commande dérange la partie au milieu de la belle saison. Les Dames partent pour la ville, les galans les suivent, et la Piece finit.

Il n'y a point d'intérêt dans cette Comédie; mais les détails de la galanterie sont très-amusans, et les différens caracteres des personnages produisent un comique saillant, et une critique très-vraie et très-piquante. Mon but a été deviné et applaudi, et la Piece, quoiqu'en prose, eut plus de succès que je ne l'aurois imaginé.

Je voyois cependant qu'il ne falloit pas abuser de l'indulgence du Public, et j'en donnai une bientôt en cinq Actes et en vers, intitulée la Donna forte (la Femme forte). Ce n'est pas celle de l'Écriture; mais c'en est une qui pourroit servir d'exemple à bien d'autres.

La Marquise de Montroux s'étoit mariée par obéissance, et avoit étouffé dans son cœur une passion innocente.

Don Fernand, homme aussi fin que méchant, devient amoureux de cette Dame après son mariage; mais il connoît sa sagesse, et il désespere de pouvoir la gagner. Don Fernand n'oublie pas que la Marquise avoit nourri, étant fille, une passion innocente pour le Comte Rinaldo. Il tâche de rapprocher ces deux amans vertueux, dans le dessein de profiter de la moindre foiblesse de la Dame, pour la forcer à le récompenser de son entremise.

Madame de Montroux refuse de voir le Comte. Don Fernand gagne la femme-de-chambre; celle-ci introduit le Comte dans l'appartement de sa maîtresse, et le fourbe profite de cette entrevue involontaire, pour inspirer de la crainte dans l'ame de la Marquise. Elle méprise les menaces du séducteur; le scélérat l'accuse d'infidélité à son époux.

Cette femme innocente est menacée de la mort; c'est Don Fernand lui-même qui lui annonce le courroux et le projet de vengeance du Marquis, lui donne le choix du poignard ou du poison, et lui propose de la sauver, si elle est moins fiere avec lui. La Marquise est prête à mourir. Don Fernand veut lui laisser le tems de la réflexion, et la quitte fermant la porte à clef.

La Marquise ne craint pas la mort, mais elle voit qu'une fin malheureuse entraineroit la perte de son honneur; elle prend le parti le plus violent, mais le seul qui lui reste, et elle se précipite du balcon de sa chambre.

Sa chute est heureuse. Elle rencontre Fabrice, le valet-de-chambre de son époux; ce bon valet sauve sa maîtresse chez lui, et fait en sorte que Don Fernand s'y rend aussi, et tombe dans les filets sans pouvoir rien douter.

Fabrice ne manque pas d'avertir son maître. Le Marquis est témoin des propositions indignes de Don Fernand, il reconnoît l'innocence de sa femme, et l'énormité du crime du scélérat, et Fabrice qui avoit prévu les suites d'une affaire entre deux Gentilshommes, en avoit prévenu la Police; Don Fernand est arrêté sur-le-champ par ordre du Gouvernement.

Cette Piece eut beaucoup de succès, et les connoisseurs m'ont assuré qu'elle auroit réussi aussi bien en prose qu'en vers; car le fond, la marche, l'intrigue, la morale, tout étoit bon à leur avis, et le dénouement l'emportoit sur le reste.

Nous achevâmes l'automne avec la Femme forte, et je préparai pour le carnaval une Comédie en prose, dont l'argument ne me paroissoit pas susceptible de vers. C'étoit il Vecchio bizzarro; ce mot bizzarro se prend quelquefois en Italien pour capricieux, fantasque, et même pour extravagant, comme en François: mais on l'emploie encore plus souvent comme synonime de gai, amusant, brillant; et la traduction la plus propre pour mon Vecchio bizzarro, c'est l'aimable Vieillard.

Je m'étois souvenu du Cortésan Vénitien que j'avois donné quinze ans auparavant au Théâtre Saint-Samuel, et que le Pantalon Golinetti avoit rendu avec tant de succès, et j'avois envie de composer une Piece dans le même genre pour Rubini, qui jouoit le Pantalon sur le Théâtre Saint-Luc.

Mais Golinetti étoit un jeune homme, et Rubini avoit au moins cinquante ans; et comme je voulois l'employer dans cette Piece à visage découvert, il falloit adapter le rôle à son âge.

Les hommes qui ont été aimables dans leur jeunesse, le sont aussi à proportion dans leur vieillesse, et Rubini en étoit la preuve lui-même, étant aussi agréable sur la scene, que charmant dans la société.

Je crus que cette Comédie Vénitienne auroit dû avoir, pour le moins, le même succès que le Cortésan, mais je me trompai horriblement. Rubini qui n'avoit jamais joué sans masque, se trouva si gêné, si embarrassé, qu'il n'avoit plus ni grace, ni esprit, ni sens commun. La Piece tomba de la maniere la plus cruelle et la plus humiliante pour lui et pour moi; l'on eut de la peine à l'achever, et quand on baissa la toile, les sifflets partoient de tous côtés.

Je me sauvai bien vite de la Salle, pour éviter les mauvais complimens; j'allai à la Redoute. Je me jettai, caché sous mon masque. dans la foule qui s'y rassemble à la sortie des Spectacles, et j'eus le tems et la commodité d'entendre les éloges que l'on faisoit de moi et de ma Piece.

Je parcourus les salles de jeu, je voyois des cercles par- tout, et par-tout on parloit de moi. Goldoni a fini , disoient les uns, Goldoni a vuidé son sac, disoient les autres. Je reconnus la voix d'un masque qui parloit du nez, et qui disoit tout haut: le porte-feuille est épuisé. On lui demande quel étoit le porte-feuille dont il parloit: ce sont des manuscrits, dit-il, qui ont fourni à Goldoni tout ce qu'il a fait jusqu'aujourd'hui. Malgré l'envie que l'on avoit de rire de moi, tout le monde se mit à rire du nazard. Je cherchois les critiques, et je ne rencontrois que de l'ignorance et de l'animosité.

Je rentre chez moi, je passe la nuit, je cherche le moyen de me venger des rieurs; je le trouve enfin, et je coimmence au lever du soleil une Comédie en cinq Actes et en vers, intitulée il Festino (le Bal bourgeois).

J'envoyois Acte par Acte au copiste. Les Comédiens apprenoient leurs rôles à mesure; le quatorzieme jour elle fut affichée, et elle fut jouée le quinzieme. C'étoit bien là le cas de l'axiôme facit indignatio versus.

Le fond de la Piece est encore un sujet de Cicisbéature. Un mari force sa femme à donner un Bal à sa Cicisbee. Je ménageai, dans un sallon contigu à celui de la danse, une assemblée de Danseurs fatigués.

Je fais tomber la conversation sur le Vecchio bizzarro. Je fais répéter tous les propos ridicules que j'avois entendus à la Redoute; je fais parler les personnages pour et contre, et ma défense est approuvée par les applaudissemens du Public.

On voyoit que Goldoni n'avoit pas fini, que son sac n'étoit pas vuidé, que son porte-feuille n'étoit pas épuisé.

Ecoutez-moi, mes confreres, il n'y a d'autre moyen pour nous venger du Public, que de le forcer à nous applaudir.



CHAPITRE XXIV

Nouvelle Edition de mes Œuvres sous le titre de Nouveau Théâtre de M. Goldoni. - Mon voyage à Bologne. - Fâcheuse aventure au Pont de Lago-Scuro. - Générosité d'un Commis ambulant. - Plaintes des Bolonnois sur ma Réforme. - Observations sur les quatre masques de la Comédie Italienne, et sur les Pieces à canevas.

Au milieu de mes occupations journalieres, je ne perdis pas de vue l'impression de mes CEuvres: j'avois publié, dans mon édition de Florence, les Pieces que j'avois coimposées pour les Théâtres Saint-Samuel et Saint-Ange. Je commençai à envoyer à la presse les productions des deux premieres années de mon nouvel engagement avec celui de Saint-Luc.

Ce fut le Libraire Pitteri de Venise, qui se chargea, pour son compte, de cette Edition in-octavo, sous le titre de Nouveau Théâtre de M. Goldoni; je fournis assez de matériaux pour un travail de six mois, et j'allai rejoindre mes Comédiens, qui étoient allés passer le printems à Bologne.

Arrivé au Pont de Lago-Scuro, à une lieue de Ferrare, où l'on paye les droits de douane, j'avois oublié de faire visiter mon coffre, et je fus arrêté à la sortie du bourg.

J'avois une petite provision de chocolat, de café et de bougies. C'étoit de la contrebande; tout devoit être confisqué. Il y avoit une amende considérable à payer; et dans l'Etat de l'Eglise, les Publicains ne sont pas aisés.

Le Commis ambulant, qui avait des sbires avec lui, trouve, en fouillant dans mon coiffre, quelques volumes de mes comédies; il en fait l'éloge; ces Pieces faisoient ses délices; il y jouoit lui-même dans sa Société: je me nomme, et le Commis enchanté, surpris, amadoué, me fait tout espérer.

S'il eût été seul, il m'auroit laissé partir sur-le-champ, mais les Gardes n'auroient pas consenti de perdre leurs droits. Le Commis fit recharger la malle, et me fit revenir à la douane du Pont. Le Directeur des Fermes n'y étoit pas; mon protecteur alla le chercher lui-même à Ferrare: il revint au bout de trois heures, et apporta, avec lui, l'ordre de ma liberté, moyennant quelque petit argent pour les droits de mes provisions: je voulois récompenser le Commis du service qu'il m'avoit rendu; il refusa deux sequins que je le priois d'accepter, et même mon chocolat que je voulois partager ayec lui.

Je ne fis donc que le remercier, que l'admirer; j'écrivis son nom dans mes tablettes; je lui promis un exemplaire de ma nouvelle Edition: il accepta mon ofre avec reconnoissance; je remontai dans ma chaise, je repris ma route, et j'arrivai le soir à Bologne.

C'est dans cette ville, la mere des sciences, et l'Athenes de l'Italie, qu'on s'étoit plaint, quelques années auparavant de ce que ma réforme tendoit à la suppression des quatre masques de la Comédie Italienne.

Les Bolonnois tenoient plus que les autres à ce genre de Comédies. Il y avoit, parmi eux, des gens de mérite qui se plaisoient à composer des Pieces à canevas, et des citoyens très-habiles les jouoient fort bien, et faisoient les délices de leur pays.

Les amateurs de l'ancienne Comédie, voyant que la nouvelle faisoit des progrès si rapides, crioient par-tout qu'il étoit indigne à un Italien de porter atteinte à un genre de Comédie dans lequel l'Italie s'étoit distinguée, et qu'aucune Nation n'avoit su imiter.

Mais ce qui faisoit encore plus d'impression dans les esprits révoltés, c'étoit la suppression des masques que mon système paroissoit menacer; on disoit que ces personnages avoient, pendant deux siecles, amusé l'Italie, et qu'il ne falloit pas la priver d'un comique qu'elle avoit si bien soutenu.

Avant d'exposer ce que je pensois à cet égard, je crois que mon Lecteur ne me saura pas mauvais gré de l'entretenir, pendant quelques minutes, de l'origine, de l'emploi et des effets de ces quatre masques, La Comédie, qui a été, de tout tems, le spectacle favori des Nations policées, avoit subi le sort des arts et des sciences, et avoit été engloutie dans les ruines de l'Empire, et dans la décadence des lettres.

Le germe de la Comédie n'étoit pas cependant tout-à-fait éteint dans le sein fécond des Italiens. Les premiers, qui travaillerent pour le faire revivre, ne trouvant pas, dans un siecle d'ignorance, des écrivains habiles, eurent la hardiesse de composer des plans, de les partager en actes et en scenes, et de débiter, à l'impromptu, les propos, les pensées et les plaisanteries qu'ils avoient concertées entre eux.

Ceux qui savoient lire (et ce n'étoit pas les grands ni les riches), trouverent que dans les Comédies de Plaute et de Térence il y avoit toujours des peres dupés, des fils débauchés, des filles amoureuses, des valets fripons, des servantes corrompues; et parcourant les différens cantons de l'Italie, prirent les peres à Venise et à Bologne, les valets à Bergame, les amoureux, les amoureuses et les soubrettes dans les Etats de Rome et de la Toscane.

Il ne faut pas s'attendre à des preuves écrites puisqu'il s'agit d'un tems où l'on n'écrivoit point; mais voici comme je prouve mon assertion: le Pantalon a toujours été Vénitien, le Docteur a toujours été Bolonnois, le Brighella et l'Arlequin ont toujours été Bergamasques; c'est donc dans ces endroits que les histrions prirent les personnages comiques que l'on appelle les quatre masques de la Comédie Italienne.

Ce que je viens de dire n'est pas tout-à-fait de mon imagination: j'ai un manuscrit du quinzieme siecle très-bien conservé, et relié en parchemin, contenant cent vingt sujets ou canevas de Pieces Italiennes, que l'on appelle Comédies de l'art, et dont la base fondamentale du comique est toujours Pantalon, Négociant de Venise; le Docteur, Jurisconsulte de Bologne; Brighella et Arlequin, Valets Bergamasques, le premier adroit, et l'autre balourd. Leur ancienneté et leur existence permanente prouvent leur origine.

A l'égard de leur emploi, le Pantalon et le Docteur, que les Italiens appellent les deux vieillards, représentent les rôles de peres et les autres rôles à manteau.

Le premier est un Négociant, parce que Venise était, dans ces anciens tems, le pays qui faisoit le commerce le plus riche et le plus étendu de l'Italie. Il a toujours conservé l'ancien costume Vénitien; la robe noire et le bonnet de laine sont encore en usage à Venise, et le gilet rouge et la culotte coupée en caleçons, et les bas rouges et les pantoufles, représentent au naturel l'habillement des premiers habitans des Lagunes adriàtiques; et la barbe, qui faisoit la parure des hommes dans ces siecles reculés, a été chargée et ridiculisée dans les derniers tems.

Le second vieillard, appellé le Docteur, a été pris dans la classe des gens de loix, pour opposer l'homme instruit à l'homme commerçant, et on l'a choisi Bolonnois parce qu'il existoit dans cette ville une université qui, malgré l'ignorance du tems, conservoit toujours les charges et les émolumens des professeurs.

L'habillement du Docteur conserve l'ancien costume de l'Université et du Barreau de Bologne, qui est à-peu-près le même aujourd'hui; et le masque singulier qui lui couvre le front et le nez, a été imaginé d'après une tache de vin qui déformoit le visage d'un Jurisconsulte de ce tems-là. C'est une tradition qui existe parmi les amateurs de la Comédie de l'art.

Le Brighella et l'Arlequin, appellés, en Italie, les deux Zani, on été pris à Bergame; parce que le premier étant extrêmement adroit, et le second complettement balourd, il n'y a que là où on trouve ces deux extrêmes dans la classe du peuple.

Brighella représente un valet intriguant, fourbe, frippon. Son habit est une espece de livrée, son masque basané marque en charge la couleur des habitans de ces hautes montagnes, brûlées par l'ardeur du soleil.

Il y a des Comédiens de cet emploi qui ont pris le nom de Fenocchio, de Fiqueto, de Scapin; mais c'est toujours le même valet et le même Bergamasque.

Les Arlequins prennent aussi d'autres noms. Il y a des Tracagnins, des Truffaldins, des Gradelins , des Mezetins, mais toujours les mêmes balourds et les mêmes Bergamasques; leur habillement représente celui d'un pauvre diable qui ramasse les pieces qu'il trouve de différentes étoffes et de différentes couleurs pour raccommoder son habit; son chapeau répond à sa mendicité, et la queue de lievre qui en fait l'ornement est encore aujourd'hui la parure ordinaire des paysans de Bergame.

Je crois avoir assez démontré l'origine et l'emploi des quatre masques de la Comédie Italienne; il me reste à parler des effets qui en résultent.

Le masque doit toujours faire beaucoup de tort à l'action de l'Acteur, soit dans la joie, soit dans le chagrin; qu'il soit amoureux, farouche ou plaisant, c'est toujours le même cuir qui se montre; et il a beau gesticuler et changer de ton, il ne fera jamais connoître par les traits du visage qui sont les interpretes du cœur, les diffërentes passions dont son ame est agitée.

Les masques chez les Grecs et les Romains étoient des especes de porte-voix qui avoient été imaginés pour faire entendre les personnages dans la vaste étendue des Amphithéâtres. Les passions et les sentimens n'étoient pas portés dans ce tems-là au point de délicatesse que l'on exige actuellement; on veut aujourd'hui que l'Acteur ait de l'ame, et l'ame sous le masque est comme le feu sous les cendres.

Voilà porquoi j'avois formé le projet de réformer les masques de la Comédie Italienne, et de remplacer les Farces par des Comédies.

Mais les plaintes alloient toujours en augmentant: les deux partis devenoient dégoûtans pour moi, et je tâchai de contenter les uns et les autres: je me soumis à produire quelques pieces à canevas, sans cesser de donner mes Comédies de caractere. Je fis travailler les masques dans les premieres, j'employai le comique noble et intéressant dans les autres; chacun prenoit sa part de plaisir; et avec le tems et de la patience, je les mis tous d'accord, et j'eus la satisfaction de me voir autorisé à suivre mon goût, qui devint, au bout de quelques années, le goût le plus gênéral et le plus suivi en Italie.



CHAPITRE XXV

Autres plaintes des Bolonnois contre ma réforme. - Térence, Comédie en cinq Actes et en vers. - Son extrait. Son brillant succès.

Je pardonnois aux partisans des Comédiens à masque les griefs dont ils m'avoient chargé; car c'étoient des amateurs très-habiles qui avoient le mérite de rendre eux-mêmes les Comédies à canevas intéressantes.

Ce qui me choquoit davantage, c'étoit des personnages qualifiés qui crioient vengeance contre moi, parce que j'avois ridiculisé la Cicisbéature, et n'avois pas ménagé la noblesse.

Je n'avois pas envie de m'excuser à cet égard et encore moins de me corriger, mais je faisois trop de cas du suffrage des Bolonnois pour ne pas tâcher de convertir les mécontens, et de mériter leur estime.

J'imaginai une Comédie dont l'argument étoit digne d'un pays où les arts et les sciences et la littérature étoierit plus que par-tout ailleurs généralement cultivés.

Je pris pour sujet de ma Piece Térence l'Afriquain, comme j'avois fait quelques années auparavant du Térence François.

Cette Comédie est une de mes favorites; elle me coûta beaucoup de peine, elle me procura beaucoup de satisfaction, elle mériia l'éloge général des Bolonnois; pourrois-je lui refuser la préférence?

Je vais rendre compte de ma fille bien-aimée, et pour la faire mieux connoître, je vais commencer par exposer la liste des personnages:

"Le Prologue.
"Lucain, Sénateur.
"Livie, fille adoptive de Lucain.
"Lelius, Patricien.
"Publius, Préteur de Rome.
"Térence, Africain, esclave de Lucain.
"Creüse, jeune Grecque, esclave de Lucain.
"Criton, Athénien, grand-pere de Creüse.
"Fabius, Adulateur, Client de Lucain.
"Lisca, Parasite.
"Damon, Eunuque, esclave de Lucain.
"Un Scribe.
"Six Licteurs à la suite du Préteur.
"Cliens de Lucain.
"Suite de Lucain.
"Suite du Préteur."
La scene se passe dans une salle du Palais de Lucain.

Un personnage en brodequins paroît tout seul sur la scene; il s'annonce pour le Prologue, et harangue le Public sur la Comédie que l'on va voir: il donne des notices préliminaires pour l'intelligence d'un ouvrage qui s'éloigne de deux mille ans de nos mœurs et de nos usages: il parle de l'action principale, des épisodes, des caracteres, de la critique et de la morale de la Piece. "Vous direz, Messieurs, continue le Prologue, que c'est de nos mœurs, de nos vices et de nos ridicules que la Comédie doit s'occuper: vous avez raison, mais on peut quelquefois employer les morts pour corriger les vivans; vous verrez l'Adulateur impudent, le Parasite indiscret, l'Eunuque insolent; ce sont des originaux de l'ancien tems, dont on rencontre dans notre siecle des copies très-ressemblantes et multipliées."

Le Prologue parle ensuite du caractere de Livie, qui, subjuguée par le mérite de Térence, fait des efforts inutiles pour soutenir l'orgueil des Héroïnes Romaines.

"Les Auteurs tragiques, dit-il, ont exalté cette fierté, qui va jusqu'au fanatisme, et notre Auteur en a tiré le comique le plus saillant."

Le Prologue finit par demander au nom de l'Auteur l'indulgence du Public.

Lucain ouvre la scene, suivi par Damon, eunuque et son esclave; celui-ci se plaint à son maître de ce que les services les plus grossiers tombent uniquement sur son dos, et que Térence, esclave comme lui, n'est réservé que pour faire rire le Public.

Il ajoute à ses plaintes que ce satyrique impudent, que l'on appelle Poëte, s'est moqué de lui dans la Comédie de l'Eunuque, et demande réparation; et après ce bavardage, il avertit Lucain que Lelius est dans l'antichambre, et désire lui parler: Lucain s'emporte contre l'esclave, qui fait attendre l'ami de Scipion: Damon sort.

Lelius vient complimenter Lucain sur les succès de Térence; il ajoute à ses félicitations celles de Scipion le jeune, et demande au nom de ce héros, et de la part des Ediles, la liberté de cet Esclave Africain, qui mérite jouir des honneurs et des droits des Citoyens Romains.

Lucain promet l'affranchissement de Térence, mais Lelius demande au nom de l'Auteur comique la permission d'épouser Creüse, jeune Grecque: Lucain aime passionnément son esclave, et c'est à condition que Térence renoncera aux amours de Creüse, qu'il peut se flatter de jouir de sa liberté.

Lelius instruit Térence des volontés de son maître; le Poëte amoureux est prêt à renoncer aux honneurs en faveur de l'amour: Lelius lui parle en philosophe et en ami. Térence voit venir Creüse: la beauté de cette charmante Esclave fait son excuse; Lelius avoue en secret que Térence n'a pas tort, et s'en va.

Creüse paroit inquiette, effrayée; Lucain, dit-elle, l'a regardée d'un air menaçant; elle apprend de Térence, que leur passion n'est plus un mystere; elle craint le courroux d'un maître à qui elle a eu le malheur de plaire; la mort ne l'épouvante pas, mais elle voudroit mourir femme de Térence. Celui-ci lui fait voir tous les obstacles qui s'opposent à leur nœud; elle demande d'être épousée en secret: Térence ne pourroit pas surmonter sa passion, si elle étoit à lui: Creüse craint par ce refus ce qu'elle a toujours soupçonné; Livie cache maladroitement son inclination pour Térence, et Térence pourroit en être flatté; l'amant tendre et sincere l'assure de sa fidélité; Livie les surprend et renvoie Creüse brusquement.

La scene qui suit entre Livie et Térence est vraiment comique; le Poëte joue de la maniere la plus décente et la plus artificieuse l'orgueil de la Dame Romaine: Térence met Livie dans l'embarras: il la quitte comme un homme qui a pour elle de l'admiration, du respect... et n'ose pas en dire davantage: Livie souffre le combat de l'amour et de la fierté, et finit par dire: "Oui, je veux que Térence soit a moi, mais toujours à la chaîne; et si je ne puis pas jouir publiquement de son cœur, j'empêcherai toujours qu'une rivale en jouisse: soit l'amour, soit l'envie, soit l'orgueil qui me conduisent, je suis femme, je suis Romaine; voilà des titres suffisans pour soutenir mes droits."

ACTE II

Fabius l'Adulateur et Lisca le Parasite viennent ensemble faire leur cour à Lucain, l'un pour parvenir sous sa protection à quelque place lucrative, l'autre pour conserver les droits d'aller à sa table. Je viens, dit l'Adulateur, encenser la vanité du Sénateur Romain, glorieux de paroître au Capitole avec une suite de cliens; je viens, dit le Parasite, partager avec l'oppresseur du peuple les dépouilles des opprimés.

Leur conversation tombe sur Térence; c'est à leur avis un homme heureux, sans talent et sans mérite: il a copié Ménandre; il a fait de deux Pieces de l'Auteur grec une Piece Romaine; Lucain paroît; les éloges abondent; c'est le pere du peuple, c'est la gloire du Sénat: Térence est l'honneur de Rome, et les mauvais sujets s'en vont très-contens d'avoir vu sourire un de ces peres conscrits qui faisoient trembler l'Univers.

Lucain fait venir Creüse, il lui parle en maître et en amant; elle respecte sa chaîne, et demande la liberté de son cœur; Lucain qui ne peut pas la forcer à l'aimer, demande d'être flatté; trompe-moi, dit-il, et accorde-moi tes faveurs; Creüse a assez de courage pour se faire une gloire de sa sincérité.

Damon vient annoncer à son maître que le Sénat l'appelle; il part à l'instant: l'Eunuque veut badiner grossierement avec Creüse, elle le méprise; il y a entr'eux une petite altercation; Creüse dit à Damon, tu es un perfide ; Damon lui répond, et toi une Grecque; elle l'appelle méchant; lui, Grecque; elle ajoute, scélérat, et lui toujours Grecque. Creüse, irritée, lui demande ce qu'il entend dire par le mot Grecque; ce mot, dit Damon, renferme tout le mal qu'on peut dire d'une créature humaine.

Livie, qui arrive, fait partir l'Esclave, donne à Creüse un dessein à broder pour en faire un tableau en tapisserie, et lui ordonne de ne pas sortir de sa chambre, que l'ouvrage ne soit fini.

Creüse examine le dessein; elle reconnoît sa figure, celle de Térence, celle de Lucain, et un Licteur, qui, les verges à la main, menace les deux Esclaves; Livie demande d'un air malin, si Creüse est contente du tableau; celle-ci répond, sans se démonter, qu'il y manque pour le rendre parfait une figure de femme habillée à la Romaine qui sollicite la punition de deux innocens malheureux.

Térence survient; ce dessein joue toujours son rôle, et le Poëte comique profite de tout pour se moquer de Livie, et pour encourager la jeune Grecque à mépriser les menaces de leur ennemie.

Lelius vient solliciter Térence pour qu'il aille se rendre au Capitole, où le Sénat et le Peuple Romain l'invitent; Térence prononce des mots en partant, qui flattent la crédulité de l'orgueilleuse Romaine, et rassure la jeune Esclave.

ACTE III

Damon, toujours envieux, toujours ennemi de Térence, consulte Lisca sur les moyens de satisfaire sa haine. Le Parasite lui dit que, pour humilier Térence, il faudroit faire une Piece dans la maniere de Plaute: Damon ne connoît ni Plaute, ni ses Comédies.

Mon objet dans cette scene étoit de donner une idée succinte de cet Auteur qui avoit précédé Térence, Lisca en dit assez pour l'instruction de ceux qui ne lisent gueres, et s'engage à travailler pour Damon, à condition que celui-ci le régalera de faisans qui étoient fort rares, et qu'on faisoit venir de la Grece.

Fabius arrive, et fait part à Lisca et à Damon du bonheur de Térence, à qui les Ediles venoient d'accorder en plein Sénat une gratification de cent mille nummi (50000 liv.), pour le récompenser de sa Comédie de l'Eunuque; tous les trois se récrient contre l'injustice des Romains; Térence survient; on l'accable d'éloges et de complimens; le Poëte les connoît, les méprise et les quitte. Fabius et Lisca, pour se venger de Térence, l'accusent devant Lucain d'avoir poussé son audace jusqu'à des prétentions sur le cœur de Livie; Lucain n'en paroit pas faché; Térence, dit-il, va devenir Citoyen Romain; ce titre lui donne le droit de prétendre aux honneurs de la République; son talent et sa réputation doivent le mettre dans le cas d'aspirer aux alliances les plus respectables; et il avoue que l'envie qu'il à d'éloigner Térence de Creüse est encore plus forte que la considération qu'il a pour cet homme célebre.

Lucain fait venir sa fille; voilà encore une scene dans le genre de celles de Térence. Livie soutient vis-à- vis de son pere l'orgueil de son sexe et de sa naissance; elle connoît la distance immense entre elle et Térence; Lucain ne veut pas la forcer, il la laisse libre dans le choix d'un époux: Livie vante parmi ses vertus une soumission aveugle aux volontés de son pere, et ne le voyant pas décidé, elle finit par le prier de lui fournir l'occasion de donner au Public un témoignage de son obéissance.

Lucain se flatte que Térence ne refusera pas l'honneur de devenir son gendre: il se passe une scene dans laquelle, parlant l'un et l'autre d'amour, de mariage, de sacrifice, de reconnoissance, sans nommer la personne dont chacun croit qu'il s'agit, l'équivoque se soutient très-naturellement jusqu'à la fin, et ce n'est qu'à l'arrivée de Creüse que Térence reconnoît son erreur.

Lucain outré de la résistance de la jeune Grecque, lui annonce que Térence va changer d'état, qu'il doit épouser Livie, et qu'il ne lui reste que du mépris pour une Grecque et pour une Esclave; il s'adresse à Térence pour qu'il confirme cette vérité; le Poëte est embarrassé, il se tire d'affaire, en disant dans un sens équivoque qu'il faut respecter tout ce qui sort de la bouche d'un Sénateur Romain.

ACTE IV

Térence au milieu des honneurs et des présens dont il est comblé, ne peut pas être heureux, s'il ne partage les faveurs du sort avec la maîtresse de son cœur.

Damon annonce au Poëte un Grec à barbe grise qui voudroit parler à Lucain; Térence qui connoît la Grece, seroit bien aise de le voir; Damon sort, et fait entrer l'Athénien.

Criton se plaint, en entrant, du mépris des Romains pour les étrangers; Térence gagne la confiance du vieillard en s'annonçant pour Esclave et pour Africain, et encore plus lorsque Criton reconnoît en Térence cet Auteur qui fait revivre parmi les Romains le nom et la gloire du Poëte Ménandre, et de propos en propos Criton déclare qu'il est le grand-pere de Creüse.

Térence est enchanté de cette rencontre, et interroge le Grec sur son état, sur ses aventures et sur ses desseins.

Criton fait le récit de ses malheurs et de ceux de Creüse; elle a été vendue à Lucain par un Marchand d'Esclaves, nommé Lisandre, de Trace, pour la somme de deux mille sexterces, à condition de la rendre pour le même prix, mais uniquement à celui qui l'avoit vendue.

Le Marchand de Trace étoit mort, et Criton qui avoit tout perdu dans un naufrage qu'il venoit d'essuyer, n'avoit sauvé que le contrat, signé de la main de Lucain.

Térence offre le prix du rachat de Creuse, et engage le Grec à soutenir le personnage de Lisandre; l'un et l'autre devoient être à peu-près du même âge, et la barbe et le jargon étranger pouvoient en imposer sans difficulté; mais Criton étoit robuste, et se tenoit droit, et le Trace, au dire du Grec, voûté et cassé. Térence essaye de le faire courber; il réussit mal, il souffre beaucoup, il craint que l'Auteur comique ne veuille faire de lui un personnage de Comédie; Térence voit venir Lucain, il fait plier le vieillard malgré lui, et le présente à son maître: la scene qui suit est intéressante et comique. Térence expose la requête du Marchand d'esclaves, et lui fait voir le contrat signé par lui-même; Lucain ne peut sans commettre une injustice, refuser de rendre la jeune Grecque.

Ayant de la peine à s'en priver, il fait une multitude de questions au vieillard; celui-ci souffre infiniment de sa posture; Térence ne manque pas de le faire plier davantage. Le Poëte comique, après avoir joué aussi bien Lucain que Criton, sort pour aller recevoir au nom de son maître le prix du rachat de Creüse, et ramene avec lui le Grec extrêmement fatigué.

Lucain n'est pas fâché d'avoir accordé la liberté a Creüse; si ses parens la réclament, il se flatte de les gagner; il les comblera de bienfaits; il mariera Creüse à un de ses Cliens; elle ne sortira pas de Rome, il l'aura toujours auprès de lui.

ACTE V

Damon, à la tête des esclaves de son maître, fait arranger des sièges pour le Préteur de Rome et pour sa suite, qui doivent se rassembler chez Lucain pour la Manumission de Térence.

Pendant que les esclaves sortent d'un côté, Creüse entre d'un autre; elle est libre, elle sait que Térence a contribué à son bonheur; elle l'aimoit par inclination, elle ajoute à l'amour la reconnoissance.

Livie survient, elle demande à Creüse, si le bruit qui court sur son compte est fondé, s'il est vrai qu'elle va jouir de sa liberté; la Grecque lui répond de maniere à déconcerter l'orgueil d'une Romaine; la scene est piquante, et elle est interrompue par Damon, qui annonce à Creüse que Lucain la demande.

A la scene VI paroît le Préteur de Rome, précédé de timbales et d'instrumens à vent, de ses Licteurs et d'un Scribe. D'un autre côté entrent Lucain et Térence, suivis de Lelius, de Fabius, de Cliens et d'amis de Lucain.

Tout le monde se range, et la cérémonie de la Manumission se fait dans la maniere usitée que l'on peut voir dans l'original de ma Piece imprimée, et que j'ai tracée d'après l'histoire.

Térence fait son remerciement en philosophe et en poëte; le Préteur sort avec sa suite.

Il s'agit à la fin de la Piece des amours de Térence et de Creüse: Lucain cede ses prétentions, et fait le sacrifice en entier en faveur de son affranchie; Livie cache son dépit sous l'apparence d'un héroïsme forcé, et Térence jouit complettement du fruit de son talent et de son mérite.

Si quelque Auteur François croit cette Piece digne de son attention, il trouvera dans de mauvais vers matiere suffisante pour en faire des bons.



CHAPITRE XXVI

Mon retour à Venise. - Charmante Partie de campagne. - J'y joue la Comédie. - Je réussis mal dans un rôle d'Amoureux. - Je prends ma revanche dans des rôles de charge. - Le Chevalier Joconde, Comédie en cinq Actes et en vers. - Mon jugement sur cet Ouvrage. - Projet de trois Pieces consécutives.

Content du succès de mon Térence, je revins à Venise, et j'allai passer le reste de l'été à Bagnoli, superbe terre dans le district de Padoue, qui appartient au Comte Widiman, noble Vénitien et feudataire dans les Etats impériaux.

Ce Seigneur riche et généreux amenoit toujours avec lui une société nombreuse et choisie; on y jouoit la Comédie; il y jouoit lui-même; et tout sérieux qu'il étoit, il n'y avoit pas d'Arlequin plus gai, plus leste que lui. Il avoit étudié Sacchi et l'imitoit à ravir.

Je fournissois de petits canevas; mais je n'avois jamais osé y jouer. Des Dames qui étoient de la partie, m'obligerent à me charger d'un rôle d'amoureux; je les contentai, et elles eurent de quoi rire et de quoi s'amuser à mes dépens.

J'en étois piqué; j'ébauchai le jour suivant une petite Piece intitulée la Foire; et au lieu d'un rôle pour moi, j'en fis quatre: un Charlatan, un Escamoteur, un Directeur de Spectacle et un Marchand de Chansons.

Je contrefaisois dans les trois premiers personnages les bateleurs de la place Saint-Marc, et je débitois, sous le masque du quatrieme, des couplets allégoriques et critiques, finissant par la complainte de l'Auteur sur ce qu'on s'étoit moqué de lui.

La plaisanterie fut trouvée bonne, et me voilà vengé à ma maniere.

A la fin du mois de Septembre, je quittai la compagnie de Bagnoli, et je me rendis chez moi pour assister à l'ouverture de mon Théâtre.

Nous donnâmes, pour premiere nouveauté, il Cavaliere Giocondo (le Chevalier Joconde), Piece que j'aurois oubliée peut-être, si je ne l'avois pas vue imprimée malgré moi dans l'Edition de Turin; elle n'étoit pas tombée à son début, elle étoit en vers, elle n'avoit déplu à personne; mais c'étoit moi, qui en étois dégoûté.

Le fond de la Piece n'est rien. C'est un sot appellé Joconde, que l'on nommoit Chevalier par plaisanterie, et qui en avoit conservé le nom avec prétention. Il se croit voyageur pour avoir parcouru la Lombardie trente lieues à la ronde.

D'après les voyages considérables qu'il avoit faits, il avoit pris du goût pour les étrangers. Il en reçoit chez lui de toute espece. Madame Possidaria sa femme, aussi folle que son mari, faisoit gauchement les honneurs de sa maison, et tous les deux payoient, à grands frais, le plaisir d'être flattés par les uns, dupés par les autres, et méprisés de tout le monde.

La morale n'en seroit pas inutile si elle étoit mieux conduite, si les différens personnages de la Piece étoient mieux liés et plus intéressans.

Je crois que celui qui étoit chargé de la correction des épreuves de l'Edition de Turin avoit pris en déplaisance cette Comédie comme moi; car la quantité de fautes que j'y ai trouvées est inconcevable. Laissons-là cette pauvre malheureuse dont quelqu'un m'appellera peut-être pere dénaturé; mais je parlerois de mes enfans, si j'en avois, comme je parle des productions de mon esprit.

Après cette Piece en vers, j'en donnai une qui, malgré le désavantage de la prose, fit beaucoup de plaisir et eut beaucoup de succès.

Vous verrez, mon cher Lecteur, qu'en vous donnant, dans le Chapitre vingt-septieme, l'extrait d'une Comédie intitulée la Partie de Campagne, je dis que j'avois trois autres Pieces sur le même sujet, et en voici les titres.

Le Smanie della Villeggiatura (la Manie de la Campagne); le Avventure della Campagna (les Aventures de la Campagne), et il Ritorno dalla Campagna (le Retour de la Campagne).

C'est en Italie, et à Venise principalement, que cette manie, ces aventures et ces regrets fournissent des ridicules dignes de la Comédie.

On n'aura peut-être pas en France une idée de ce fanatisme, qui fait de la campagne une affaire de luxe plutôt qu'une partie de plaisir.

J'ai vu cependant, depuis que je suis> à Paris, des gens qui, sans avoir un pouce de terre à cultiver, entretiennent, à grands frais, des maisons de campagne, et s'y ruinent aussi bien que les Italiens; et ma Piece, en donnant une idée de la folie de mes compatriotes, pourroit dire, en passant, qu'on se dérange par-tout, lorsque les fortunes médiocres veulent se mettre au niveau des opulentes.

Vous verrez l'analyse de ces trois Pieces dans les Chapitres suivans.



CHAPITRE XXVII

La Manie de la Campagne, Comédie en trois Actes, en prose.

M. Philippe, homme d'un certain âge, fort gai, fort aimable, fort libéral, aime à partager la jouissance de sa fortune avec ses amis.

Il a une maison de campagne à Montenero, à quelques lieues de Livourne; il y va passer la belle saison avec Mademoiselle Jacinthe, sa fille; il amene ses parens, ses amis avec lui, reçoit beaucoup de monde, et tient table ouverte sans se gêner, et sans déranger ses affaires.

M. Léonard, qui, avec une fortune modique, a la prétention de figurer autant que les autres, a loué une maison à Montenero près de celle de M. Philippe, et veut tenir tête à son voisin.

Léonard ouvre la scene, cause et calcule avec Paulin, son valet-de-chambre et son homme de confiance, sur le dérangement de ses finances, et sur la nécessité d'y apporter remede; son voisin va partir pour la campagne; il faut le suivre, il faut trouver de l'argent à tout prix. Léonard a un oncle fort vieux et fort riche; les biens de l'oncle paieront les dettes du neveu.

Mademoiselle Victoire, sœur de Léonard, fait aussi ses préparatifs pour Montenero: elle a quatre ouvrieres qui travaillent chez elle, et attend, avec impatience, une robe à la nouvelle mode, sans laquelle elle n'oseroit paroître dans un endroit où le luxe et le bon goût se disputent la préférence.

Il y a, en Italie, des Tailleurs pour hommes et des Tailleurs pour femmes. Ceux-ci avoient inventé une nouvelle garniture de robes, que l'on appelloit du mot François, Mariage: c'étoient deux rubans de différentes couleurs entrelacés, et appliqués sur une étoffe toute unie; l'art du Tailleur étoit de varier les couleurs, et de les assortir.

Mademoiselle Victoire savoit que sa voisine devoit paroitre à la campagne avec le Mariage; elle veut en avoir un, et son Tailleur, à qui elle doit beaucoup, n'est pas disposé à la satisfaire, c'est une affaire pour elle de la plus grande conséquence; elle prie son frere de différer le départ; celui-ci ne le peut pas; il s'est engagé de partir avec Jacinthe qu'il aime, qui est riche, et qu'il se flatte d'épouser.

Jacinthe n'aime pas passionnément Léonard; cependant elle ne le méprise point, et n'ayant encore d'inclination pour personne, elle ne refuseroit pas de se lier avec lui; mai elle le croit jaloux, et ne se mariera jamais qu'à condition de n'être pas gênée.

Il y a un jeune homme de bonne famille, appellé Guillaume, très-poli, très-honnête, mais très-fin et très- adroit; il aime Jacinthe, il aspire à la posséder, et sait cacher sa flamme et ses vues; il gagne l'amitié du pere, et celui-ci l'engage de la partie, et lui offre une place dans sa voiture.

Léonard qui étoit prié de même par Philippe, et qui auroit dû faire le quatrieme, est jaloux de Guillaume, et refuse de se rencontrer avec lui; il s'excuse, il recule son voyage, et croit que sa sœur en sera contente à cause de son Mariage manqué; point du tout, le Mariage est fait; elle a trouvé le moyen de l'avoir, elle est prête à partir, et la nouvelle du voyage suspendu la fache, la chagrine et la met en fureur.

On lui fait croire que Jacinthe n'ira pas non plus à la campagne; cela la tranquillise un peu, et elle se propose d'aller la voir pour s'assurer si elle reste ou si elle part, et pour voir si ce Mariage tant vanté est plus beau que le sien.

Léonard va trouver un homme de sa connoissance, et très-lié avec M. Philippe; il lui fait part de son inclination pour Jacinthe, le prie d'en parler au pere, et lui confie en même tems sa jalousie, fondée sur la liberté que Philippe accorde à sa fille, et sur le danger de la voir avec des jeunes gens qui font tenir des propos sur la conduite de la Demoiselle.

Fulgence, ami de Léonard et de Philippe, se charge de tout, et se propose en même tems de faire des remontrances au dernier sur sa passion pour la campagne, et sur la dissipation de son bien et de son tems.

Il n'y manque pas: il va trouver son vieil ami, qui, après les devoirs de la civilité, l'invite à aller avec lui à Montenero.

"Je vous remercie, dit Fulgence; j'ai été à la campagne faire ma moisson, j'y ai été pour la récolte de mon vin; tout est fini à présent, et je trouve fort ridicule d'aller à la campagne quand les premiers froids nous rappellent à la Ville."

Fulgence fait tomber la conversation sur Jacinthe; il auroit un parti pour elle à proposer à Philippe, mais la conduite du pere et de la fille l'arrête; il s'explique, Philippe amene à la campagne Guillaume; cela n'est pas bien, le monde en murmure, et le prétendant y renoncera.

Philippe trouve que son ami a raison, lui promet d'éloigner Guillaume pour toujours de sa société, et le renvoie content: ce pere foible en parle à sa fille; elle n'aime pas Guillaume, mais s'appercevant que c'est l'ouvrage de Léonard, elle veut soutenir la gageure; elle fait voir à son pere l'indécence et les inconvéniens de refuser à un honnête homme une galanterie qu'on lui avoit offerte volontairement, et finit par dire que pour cette fois-là, il ne peut se dispenser de l'amener avec eux. Philippe croit sa fille; il la trouve honnête, raisonnable, et le jeune homme ne sera pas congédié.

Ces changemens dans l'esprit de Philippe en causent bien d'autres dans la maison de Léonard. Celui-ci, d'après l'assurance de Fulgence que Guillaume devoit être renvoyé, se décide à partir pour Montenero, et Mademoiselle Victoire est contente. Léonard apprend par la suite que son rival doit y aller; il change d'avis, il ne veut plus partir, et sa sœur en est désolée.

Cette Demoiselle embarrassée, choquée d'entendre dire tantôt oui, tantôt non, prend le parti d'aller elle-même revoir Jacinthe, sa chere amie, qu'elle ne peut souffrir; elle y va, et la scene est plaisante; c'est un tableau d'après nature de la jalousie des femmes, et de la haine déguisée.

Vers la fin du dernier Acte, Fulgence revient chez son ami Philippe, il a la permission de nommer le prétendant à sa fille: c'est Léonard. Philippe qui ne connoît pas les dérangemens de son voisin, y consent, et se propose d'en parler à Jacinthe. Fulgence fait ressouvenir le pere, que c'est toujours à condition que Guillaume ne soit plus de la société; mais Guillaume étoit justement dans l'appartement de sa fille, et devoit partir avec eux.

Ce jeune homme paroît un moment après, Fulgence est étonné de le voir, et Philippe pour s'en débarrasser le prie d'aller faire preparer les chevaux. Léonard survient, il rencontre Guillaume, il apprend de lui la commission qui le fait sortir. Les propos qui se tiennent de part et d'autre, attirent la curiosité de Jacinthe. Elle arrive, elle fait taire tout le monde, elle plaide sa cause, elle gagne son Procès, et voici ses moyens.

Elle s'étoit apperçue que Léonard avoit des attentions pour elle, et elle ne les voyoit pas avec indifférence; mais ce n'étoit que de ce moment-là que Léonard s'étoit déclaré. et Jacinthe, loin de se refuser aux propositions d'un homme estimable, se faisoit un honneur et un plaisir de se rendre aux insinuations de son pere, et se faisoit un devoir de se conformer aux desirs de celui qui lui paroissoit destiné.

Mais Jacinthe ne devoit rien à Léonard jusqu'à ce jour, et son pere encore moins. Ils s'étoient engagés l'un et l'autre à amener avec eux à la campagne un honnête homme, un garçon sage et respectable; il seroit indigne de l'éconduire, et l'homme qui demanderoit pour premier gage de considération pour lui le sacrifice de l'honnêteté et de la bienséance, ne pourroit jamais se flatter de mériter son estime, et encore moins de posséder son cœur.

Philippe est enchanté de l'esprit et de l'énergie du discours de sa fille. Léonard qui est amoureux, et n'en sait pas autant que sa maîtresse, trouve qu'elle a raison, et la laisse l'arbitre de ses volontés. Fulgence dit à part que s'il étoit jeune, il n'épouseroit pas Jacinthe, eût-elle même un million en dot.

Guillaume arrive; les chevaux sont prêts; la partie tient, tout le monde va partir; il n'y a qu'un petit changement proposé par Jacinthe; Léonard ira avec elle et son pere; une vieille tante et Guillaume iront avec Mademoiselle Victoire et sa femme-de-chambre. Ce jeune homme étoit trop adroit pour se fâcher de l'échange; il savoit souffrir, il attendoit le moment favorable; il le trouva à la campagne, et sut le saisir.

C'est le sujet principal de la seconde Piece.



CHAPITRE XXVIII

Suite du Chapitre précédent. - Les Aventures de la Campagne, Comédie en trois Actes, en prose.

La suite de la Manie de la Campagne que je donnai une année après la premiere, est intitulée les Aventures de la Campagne: dans laquelle parmi les ris et les jeux et les agrémens, toujours coûteux et toujours variés, je tâche de critiquer la folie de la dissipation, et les dangers d'une liberté sans bornes.

Les mêmes personnages de la premiere Piece, hors le vieux Fulgence, interviennent dans cette seconde: il y en a sept autres, savoir, Madame Sabina, vieille tante de Mademoiselle Jacinthe, Madame Constance et Rosine sa fille, voisines de Philippe et de Léonard; un jeune homme appellé Antoinet, fils du Médecin du Village, qui se rend par son imbécillité le ridicule du pays.

Je n'ai pas parlé dans la premiere Piece d'un autre personnage original et comique qui paroit de même dans celle-ci; c'est un Parasite qui va s'établir dans les maisons de campagne, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres: un de ces intriguans qui se mêlent de tout, qui amusent la société, qui flattent les maîtres et tourmentent les domestiques.

Ce sont les gens de Philippe, ceux de ses hôtes, et ceux de ses voisins qui ouvrent la scene; Brigite, la femme-de-chambre de Jacinthe, donne à déjeûner à ses camarades, et les régale de vins, de chocolat, de café, de biscuits; on cause de ses maîtres, on en dit du mal comme à l'ordinaire; et les domestiques étrangers offrent à déjeûner chez eux chacun à leur tour.

Il n'y a presque rien de bien intéressant dans le premier Acte, on commence à s'intéresser à l'ouverture du second; c'est Jacinthe qui paroit triste, rêveuse, avec sa femme-de-chambre qui la questionne sur le sujet de sa tristesse.

Jacinthe, après avoir résisté quelque tems aux instances de Brigite, est forcée de dévoiler le mystere, et de lui confier son embarras, sa passion et sa position.

Guillaume, ce jeune homme si sage, si honnête, pour lequel elle avoit la considération que ses mœurs et sa conduite paroissoient mériter, sans avoir jamais senti aucun attachement, aucune inclination pour lui; cet homme qu'elle n'avoit engagé à être de la partie, que pour surmonter les obstacles inquiétans et ridicules de Léonard; cet homme enfin, avec sa douceur, avec son assiduité, profitant des circonstances, du lieu, du tems, de la liberté, avoit su si bien s'insinuer dans son cœur, qu'elle brûle d'une flamme qui la dévore, et doit la conduire au tombeau.

Brigite ne s'attendoit pas à l'aveu que sa maîtresse venoit de lui faire, et en est d'autant plus étonnée, que toute la société croit Guillaume amoureux de Mademoiselle Victoire, et que depuis le voyage que le jeune homme et la Demoiselle avoient fait ensemble dans la même voiture, tout le monde croit que leur union est bien avancée. Jacinthe assure que ce n'est qu'une adresse de la part de Guillaume, pour mieux cacher son inclination. Brigite tâche de ranimer sa maîtresse, qui n'étant pas encore l'épouse de Léonard, pourroit engager son pere à la contenter. Jacinthe a donné sa parole, a signé le contrat, elle est prête à mourir plutôt que de manquer à son devoir.

Dans le courant de la Piece, Jacinthe tâche d'éviter Guillaume, mais le jeune homme qui la connoît, la suit par- tout. La Demoiselle quitte la société après le dîner, et va seule dans un bosquet pour y pleurer en liberté.

Guillaume va la rejoindre, et profite de l'occasion pour lui parler d'une maniere décisive. Il lui demande s'il doit vivre ou s'il doit mourir. Vous devez faire votre devoir, dit Jacinthe, laissez-moi tranquille: le jeune homme insiste; elle appelle son esprit au secours de son cœur, et prenant le ton d'une femme irritée, vous avez manqué, dit-elle, à la décence, à la bonne foi, à l'hospitalité, vous avez tendu des pieges à mon cœur, et vous avez abusé en même-tems de la crédulité d'une autre pour cacher vos desseins; l'épouse de Léonard ne peut pas vous écouter davantage, et Mademoiselle Victoire n'est pas faite pour être trompée.

Léonard les surprend; il demande raison de leur tête-à-tête; Guillaume se voit compromis; Jacinthe ne manque pas de présence d'esprit. Mademoiselle Victoire, dit-elle, est le sujet de notre entretien; Guillaume en est amoureux; il aspire à devenir son époux et s'adressoit à la prétendue du frere pour en obtenir l'agrément. Le jeune homme ne peut pas reculer sans danger; il est forcé de confirmer l'assertion de Jacinthe; Léonard n'en est pas la dupe, il soupçonne toujours, mais il admire Jacinthe, et promet sa sœur à Guillaume.

Léonard écrit ensuite une lettre qu'il fait copier par Paulin son valet-de-chambre, avec ordre de la lui donner au milieu de la société, comme une lettre arrivée de Livourne. Il imagine que son oncle, en danger de mort, l'appelle à la ville: il faut partir sur-le-champ; il amene avec lui sa sœur et son beau-frere prétendu.

Les regrets cachés, les soupirs entre-coupés, les regards adroits sont confondus avec les complimens de ceux qui partent et de ceux qui restent. Tout le monde sort, hors Jacinthe.

Grace au ciel, dit-elle, me voilà seule; je puis donner l'essor à ma passion, à mes larmes!... Elle arrête la déclamation, s'avance et harangue ainsi le Public.

"Messieurs, l'Auteur de la Piece m'avoit donné à débiter ici un monologue chargé de tout le pathétique dont ma position étoit susceptible. J'ai cru bien faire de le supprimer, car la Piece est finie, et s'il reste quelque chose à débrouiller, ce sera la matiere d'une troisieme Piece sur le même sujet, que nous aurons l'honneur de vous présenter."

Cette déclaration me paroissoit nécessaire pour prévenir les plaintes des Rigoristes; cependant l'action principale de la Piece est complettement achevée.

Le mariage de Léonard avec Jacinthe, et celui de Guillaume avec Victoire,forment pas le but essentiel de mon projet. Je voulois faire connoître dans la premiere Piece la passion démesurée des Italiens pour les Parties de Campagne; je voulois prouver par la seconde les dangers de la liberté qui regne dans ces sociétés; je remplis mon devoir, et j'étois prêt à faire une dissertation pour soutenir que mes deux Pieces étoient achevées; mais il valoit mieux faire la troisieme Comédie que j'avois promise; je la fis sur-le-champ, et j'en donnerai l'extrait dans le Chapitre suivant.



CHAPITRE XXIX

Suite des deux Chapitres précédens. - Le Retour de la Campagne, Comédie en trois Actes, en prose, et la dernière des trois Pieces consécutives sur le même sujet.

Léonard et sa sœur de retour à Livourne, étoient abymés de dettes, et se voyoient assiégés par leurs créanciers; il falloit payer ou prier; ils ne faisoient ni l'un ni l'autre. Orgueilleux dans la détresse, ils renvoyoient les marchands de mauvaise grace, et ceux-ci poursuivoient leurs débiteurs en justice.

Léonard n'avoit d'autre ressource que celle de recourir à M. Bernardin son oncle, et le prier de lui donner quelque à-compte sur les biens dont il se croyoit héritier présomptif, mais le caractere de cet oncle est celui d'un homme dur, inflexible; Léonard n'ose pas s'y exposer tout seul, il prie Fulgence de l'accompagner; ils y vont ensemble.

Le personnage de Bernardin ne seroit pas supportable sur le Théâtre, s'il paroissoit plus d'une fois dans la même Piece. Je vais traduire en entier cette scene qui me faisoit dépiter moi-même pendant que je la composois.

BERNARDIN. Qui est-ce qui vient? Qui est-ce qui me demande?
FULGENCE. Bon jour, Monsieur Bernardin.
BERNARDIN. Bon jour, mon cher ami, comment vous portez-vous? Il y a long-tems que je n'ai eu le plaisir de vous voir.
FULGENCE. Grace au ciel, je me porte assez bien, autant qu'il est permis de se bien porter à mon âge; il faut souffrir les incommodités inséparables de la vieillesse.
BERNARDIN. Faites comme moi, ne vous écoutez pas; je mange quand j'ai faim, je me couche quand j'ai envie de dormir, je me promene quand je m'ennuie, je n'écoute pas les petits maux, et je ne nourris pas les soucis: voilà mon régime, et je m'en trouve bien. (Toujours en riant).
FULGENCE. Que le ciel vous conserve votre bonheur et votre gaieté! Tout le monde ne peut pas être heureux; je viens ici vous parler pour un homme qui ne l'est pas, et j'ai à vous dire quelque chose de bien essentiel.
BERNARDIN. Dites, mon ami, me voilà à vos ordres.
FULGENCE. C'est Monsieur Léonard, votre neveu, qui est le sujet de ma démarche auprès de vous.
BERNARDIN (D'un air moqueur). De Monsieur Léonard? De Monsieur mon neveu? Comment se porte Monsieur?
FULGENCE. J'avoue qu'il n'a pas eu une certaine conduite...
BERNARDIN. Oh! que dites-vous-là? Au contraire, il a bien plus d'esprit que nous. Nous travaillons beaucoup pour vivre médiocrement, et Monsieur Léonard s'amuse, traite ses amis, se réjouit par-tout, et ne fait rien.
FULGENCE. Mon cher ami, faites-moi la grace de m'écouter, et ne badinons plus.
BERNARDIN. Oui, je vous écoute sérieusement.
FULGENCE. Votre neveu s'est précipité.
BERNARDIN. Il s'est précipité! Est-il tombé de cheval? Son cheval l'a-t-il renversé?
FULGENCE. Vous en riez, Monsieur, et la chose n'est pas risible. Votre neveu est abymé de dettes, et ne sait de quel côté se tourner.
BERNARDIN. Ce n'est rien. L'affaire n'est fâcheuse que pour ses créanciers.
FULGENCE. Et s'il n'a plus de fonds ni de crédit, comment fera-t-il pour subsister?
BERNARDIN. Ce n'est rien non plus, il n'a qu'aller dîner chez les personnes qu'il a nourries à la campagne.
FULGENCE. Vous vous moquez de moi, Monsieur Bernardin.
BERNARDIN. Mon cher ami, vous savez combien je vous aime et je vous estime.
FULGENCE. Ecoutez-moi donc, je vous en prie, et répondezs moi comme il faut. Monsieur Léonard est dans le cas de faire un mariage très-avantageux.
BERNARDIN. Tant mieux, j'en suis ravi.
FULGENCE. Mais s'il n'a pas le moyen de payer ses dettes, il court grand risque de manquer cette bonne affaire.
BERNARDIN. Comment? un homme comme lui n'a qu'à frapper du pied contre terre, il fait sortir l'argent de tous les côtés.
FULGENCE (à part). Je n'y puis plus tenir. (A Bernardin avec emportement). Je vous répete, Monsieur, que votre neveu est ruiné.
BERNARDIN (avec un sérieux affecté). Tant pis. Quand vous le dites, il faut que cela soit vrai.
FULGENCE. Mais on pourroit y remédier.
BERNARDIN Tant mieux, s'il y a du remede, tant mieux.
FULGENCE. Et c'est pour cela que Léonard a recours à vous.
BERNARDIN. Oh! Monsieur Léonard! ce n'est pas possible; je le connois, il est trop haut, il est trop fier; cela ne se peut pas.
FULGENCE. Il a des torts envers vous; mais vous le verrez soumis; il viendra vous demander pardon...
BERNARDIN. Pardon! de quoi? Il ne m'a rien fait; je n'exige rien de lui, je n'entre point dans ses affaires, ni lui dans les miennes; nous sommes parens, nous sommes amis, si vous voulez, et voilà tout.
FULGENCE. Si Léonard vient vous voir, le recevrez-vous?
BERNARDIN. Oui, sans difficulté.
FULGENCE. Si vous me l'accordez, je le ferai venir.
BERNARDIN. Quand vous voudrez.
FULGENCE. S'il est ainsi, je vais le faire entrer.
BERNARDIN. Bon! où est-il?
FULGENCE. Dans votre salle. (Il fait entrer Léonard, et le présente à M. Bernardin). Mon ami, voici Monsieur Léonard.
LÉONARD. Mon cher oncle...
BERNARDIN. Ah! bon jour, mon cher neveu, comment vous portez-vous? Comment se porte ma chere niece? Vous êtes-vous bien amusé à la campagne? Etes-vous revenus tous en bonne santé? Oui? Tant mieux; j'en suis enchanté.
LÉONARD. Si votre accueil est sincere, mon oncle, je ne le mérite pas, j'en suis confondu; je crains que vous ne cachiez sous le masque de l'amitié, la haine et le mépris que j'ai mérités.
BERNARDIN. Bien, bien, qu'en dites-vous, mon ami Fulgence? C'est un garçon qui ne manque pas d'esprit.
FULGENCE. Point de plaisanteries; souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur son compte. Monsieur Léonard a besoin de vous, et vous prie de vouloir bien vous intéresser à sa situation.
BERNARDIN. Oui...si je le peux... autant que je le pourrai... si je suis bon en quelque chose... Asseyons-nous. (Il s'assied, et Fulgence aussi).
LÉONARD (debout). Ah! mon cher oncle...
BERNARDIN. Asseyez-vous.
LÉONARD. J'avoue que ma conduite...
BERNARDIN. Donnez-vous la peine de vous asseoir.
LÉONARD. C'est la manie de la campagne qui m'a perdu.
BERNARDIN. Aviez-vous beaucoup de monde cette annéee ci; aviez-vous une compagnie gaie, amusante?
LÉONARD. Je reconnois ma folie, et j'en suis bien puni.
BERNARDIN. On m'a dit que vous alliez vous marier.
LÉONARD. Oui, mon oncle, ce seroit une affaire très-heureuse, très-lucrative pour moi; mais si vous ne m'aidez pas à payer une partie de mes dettes...
BERNARDIN (à Fulgence). Vous connoissez la future de mon neveu?
FULGENCE. C'est la fille de Monsieur Philippe.
BERNARDIN (à Léonard). Bien. Je le connois; c'est un galant homme, c'est un homme qui est à son aise. Je vous en fais mon compliment.
LÉONARD. Mais je n'ai pas le moyen de faire cesser les poursuites de mes créanciers...
BERNARDIN (à Léonard). Dites bien des choses de ma part, je vous en prie, à Monsieur Philippe...
LÉONARD. Et si je ne sors pas de cet abyme où je me trouve actuellement...
BERNARDIN. Et dites-lui que je suis ravi de cette alliance.
LÉONARD (d'un air piqué). Vous ne m'écoutez pas, Monsieur.
BERNARDIN. Mais oui, je vous entends; vous allez vous marier, et je partage votre satisfaction.
LÉONARD. Puis-je me flatter que vous viendrez à mon secours?
BERNARDIN. Comment s'appelle-t-elle, la future?
LÉONARD (en colere). C'est assez, mon oncle. Je vous entends, je ne viendrai plus vous importuner. (A Fulgence ): Allons-nous-en. (Il sort).
FULGENCE (avec dépit). Serviteur, Monsieur Bernardin.
BERNARDIN. Adieu, mon cher ami Fulgence.
FULGENCE. Si j'avois pu prévoir votre dureté, je ne serois pas venu vous importuner.
BERNARDIN. Comment donc? Vous êtes le maître d'y venir de jour, de nuit, vous serez toujours bien reçu.
FULGENCE. Je vous demande pardon; mais dans ce moment-ci... vous êtes un barbare. (Il sort).
BERNARDIN (vers la coulisse, avec un air de gaieté). Pasquin, Marguerite, Charlot; vite, que l'on me fasse diner. (Il sort).

Cette scene qui n'est pas intéressante par elle-même, produit cependant un effet admirable dans la Piece. Fulgence piqué du refus de Bernardin, et fâché d'avoir exposé aux insultes son ami Léonard, s'intéresse à ce jeune homme, et fait pour lui plus que son oncle n'auroit pu faire. Philippe a des rentes à Genes mal administrées par un correspondant négligent ou frippon. Il engage Philippe à donner en dot à sa fille tous les biens qu'il possede dans cette ville, avec procuration générale pour en toucher les revenus.

Fulgence engage Léonard en mêmestems à lui confier l'administration de ses rentes à Livourne, et se charge de payer ses dettes en Toscane.

Cet arrangement est d'autant plus utile à tout le monde, que l'éloignement de Jacinthe et de Guillaume étoit le seul moyen de donner la tranquillité à deux ménages, que la proximité ne pouvoit rendre que malheureux.



CHAPITRE XXX

La Péruvienne, Comédie en cinq Actes, en vers. - Une plaisante Aventure, Comédie en trois Actes et en prose. - Son succès. - La Femme d'importance, Comédie en trois Actes, en prose. - Son heureux succès. - Le Directeur d'Opéra pour Smirne, Comédie en trois Actes et en prose. - Les Bonnes Ménageres, Comédie Vénitienne, en cinq Actes et en vers.

Ayant rapproché l'abrégé de trois Pieces, qui avoient été données dans trois années différentes, il faut revenir actuellement à l'année 1755.

C'est la Péruviana (la Peruvienne) que je donnai la preemiere: tout le monde connoît les Lettres d'une Péruvienne je suivis le roman en rapprochant les objets principaux; je tâchai d'imiter le style simple et naïf de Zilia, d'après l'original de Madame de Graffigny; j'en fis une Piece Romanesque; j'eus le bonheur de réussir, mais je ne donnerai pas l'extrait d'une Piece dont le fond est connu.

Je fis succéder à celle-ci une Comédie en prose, intitulée Un curioso Accidente (Une plaisante Aventure).

Le fait est vrai; cette aventure singuliere et plaisante étoit arrivée à un gros Négociant Hollandois, et deux de ses correspondans à Venise m'en firent part comme d'un sujet digne de la Comédie; je changeai le lieu de la scene, je déguisai les noms, et je consentis de tracer le tableau sans porter atteinte aux originaux.

Filbert, riche Négociant Hollandois, loge chez lui M. de la Cotterie, jeune Officier François, qui, prisonnier de guerre et blessé, lui a été recommandé par un de ses correspondans de Paris.

Filbert s'est attaché à son hâte comme les Hollandois s'attachent vivement et avec cordialité, une fois qu'ils ont accordé leur amitié à quelqu'un.

Ce Négociant a une fille à marier, appellée Jannine; elle est sage, mais elle est femme; et la Cotterie est honnête, mais il est jeune; a mesure que l'Officier voit guérir ses blessures, celles de son cœur deviennent plus dangereuses; il craint les suites d'un amour naissant, il connoît son état, il voit l'impossibilité d'épouser une Demoiselle qui est très-riche; il veut partir.

C'est Gascogne son valet-de-chambre qui ouvre la scene en faisant les paquets pour le départ de son maître: Marianne, suivante de Jannine, qui a des prétentions sur le domestique François, se plaint de cette résolution précipitée; ils causent ensemble, et leur conversation fait l'argument de la Piece.

Filbert ne se doute pas de l'inclination réciproque que sa fille et l'Officier sentent l'un pour l'autre; mais il- voit ce jeune homme que le Chirurgien et le Médecin avoient quitté, devenir plus triste que jamais; il se doute que des chagrins cachés lui causent une maladie d'esprit, et en parle à sa fille d'une maniere à la faire craindre d'être soupçonnée d'en être la cause.

Mais ce bon pere qui avoit promis sa fille en mariage à un jeune homme fort riche que l'on attendoit des In a trop de confiance dans la vertu de sa fille pour en douter: il aime mieux croire que le jeune Militaire soit amoureux de Constance, amie de Jannine; et celle-ci, oubliant la bonne foi qui regne parmi les femmes de sa nation, profite de l'imagination de son pere, avoue que la Cotterie est amoureux de Constance; mais que le pere étant un Financier fort riche et fort vilain, il désespere de pouvoir l'obtenir.

Filbert en parle à la Cotterie, qui, instruit par Jannine, confirme son assertion: le Négociant se charge d'en faire la demande; le Maltotier refuse le parti; Filbert en est piqué; il conseille à l'Officier d'enlever Constance; il lui fournit de l'argent pour exécuter le projet: le jeune homme profite du conseil, reçoit l'argent, et enleve la fille de Filbert.

Voilà le fait historique; je l'avois orné, je l'avois brodé d'une maniere agréable et décente; je fis cacher la Demoiselle enlevée chez une tante, et le pere se trouve forcé de la donner au ravisseur; mais comment le justifier? J'eus bien de la peine: un honnête homme, un Militaire... Je m'en suis tiré assez bien; l'âge, l'amour, la commodité, le conseil du pere... Lisez la Piece, vous verrez qu'il y a réponse à tout.

Cette Piece eut un succès très-complet: on la trouve d'une marche fort délicate et d'un travail très-fin et très- agréable; il y a des scenes d'équivoques naturellement produits et soutenus sans efforts; c'est encore une de mes Pieces favorites.

Mais en voici une autre qui plut encore davantage; c'est la Donna di maneggio (la Femme d'importance), Comédie en trois actes et en prose.

Donna Julie, femme de Dom Properce, est une Dame de qualité qui par son esprit et par son amabilité jouit de l'estime de ses égaux, et de la protection de la Cour; elle est active, obligeante, généreuse; elle s'intéresse aux affaires d'autrui comme à celles de sa famille; elle protege les arts et les sciences; elle soulage les pauvres, apporte la paix dans les familles brouillées, et la consolation dans les ménages déranges.

Voilà le portrait de la femme estimable qui est le Protagoniste de la Piece, et dont j'avois l'original sous les yeux: je ne pourrois en donner l'extrait à moins que de la détailler d'un bout à l'autre: il y a de l'action, de l'intérêt, des caracteres, de la suspension, du comique; ceux qui entendent l'Italien n'en seront pas mécontens.

A trois Pieces intéressantes que je venois de donner, j'en fis succéder une quatrieme d'un genre tout-à-fait différent: c'est l'Impresario di Smirne (le Directeur d'Opéra à Smirne), Comédie en trois Actes, qui étoit en vers, quand je la donnai la premiere fois, et qui plut davantage remise en prose comme elle est actuellement.

Un Turc appellé Ali, Négociant de Smirne, vient pour ses affaires à Venise; il va à l'Opéra; il croit que ce spectacle feroit fortune dans son pays où les étrangers sont en plus grand nombre que les nationaux: il examine, il calcule; il en fait une spéculation de commerce, il s'adresse à des gens qui font en Italie le métier de Courtiers de Spectacles, et il les charge de lui trouver les sujets nécessaires pour remplir son objet.

Mais quel embarras pour un Turc! Il arrête quatre Chanteuses, chacune prétend le premier rôle; il s'impatiente, il en cherche d'autres; leurs prétentions sont les mêmes.

Les hommes ne sont pas plus dociles; il y a un Chanteur sans barbe qui le désole, qui le met au désespoir. Le jour du départ étoit fixé; tout le monde devoit se rendre dans le même endroit pour s'embarquer, et tout le monde s'y trouve; on attend l'Entrepreneur, on voit venir à sa place un homme avec une bourse d'argent qui annonce le départ d'Ali pour Smirne, et donne à chacun de la part de cet honnête Musulman un quartier de leurs appointemens au lieu des camouflets qu'ils avoient mérités.

Cette Piece étoit une critique très-ample et très-complette sur l'insolence des Acteurs et des Actrices, et sur l'indolence des Directeurs; et elle eut le plus grand succès.

Je finis le Carnaval de l'année 1755 par une Comédie Vénitienne, intitulée le Donne de casa soa, qu'on diroit, en bon Toscan, le Donne Casalinghe (et les Bonnes Ménageres en François). Elle a beaucoup réussi, elle a été bien fetée, bien applaudie, et elle a fait la clôture la plus heureuse et la plus brillante.

J'en donnerois l'extrait avec plaisir, et je crois qu'elle en mériteroit la peine, mais je vais comme le tems; aujourd'hui il fait mauvais et je suis de mauvaise humeur.

D'ailleurs le mérite principal de cette Piece consiste dans le dialogue: les Vénitiens emploient continuellement dans leurs discours des plaisanteries, des comparaisons, des proverbes; on ne pourroit pas les traduire, ou on les traduiroit mal.

Je fis cette Piece en Italie pour encourager les bonnes ménageres, et pour corriger les mauvaises; qu'on en fasse une pareille en France, elle sera peut-être autant utile à Paris qu'à Venise.



CHAPITRE XXXI

Mon voyage à Parme. - Trois Opéras Comiques composés par ordre de S. A. R. - La Bonne Fille, le Bal Bourgeois et les Voyageurs ridicules. - Les trois Musiciens qui ont composé la musique. - Mon retour à Venise avec un titre et une pension. - Le Pere par attachement, Comédie en cinq Actes et en vers. - La Guerre, Comédie en trois Actes et en prose. - Le Médecin Hollandois, Comédie en trois Actes et en prose.

Dans le mois de Mars de l'année 1756, je fus appellé à Parme, par ordre de son Altesse Royale l'Infant Dom Philippe.

Ce Prince, qui entretenoit une Troupe Françoise très-nombreuse et très-bien montée, vouloit avoir aussi un Opéra- Comique Italien. Il me fit l'honneur de me charger de trois Pieces pour l'ouverture de ce nouveau Spectacle.

Arrivé à Parme, on m'amena à Colorno, où étoit la Cour; on me présenta à M. du Tillot qui n'étant alors qu'Intendant-Général de la Maison de S. A. R. parvint, par la suite, au grade de Ministre d'Etat, et fut décoré du titre de Marquis de Felino.

Ce brave et digne François, plein d'esprit, de talens et de probité, me reçut avec bonté, me donna un très-joli appartement, me destina un couvert à sa table, et me renvoya, pour les renseignemens, à M. Jacobi, qui étoit chargé de la direction des Spectacles.

J'allai, le même jour, à la Comédie de la Cour; c'étoit pour la premiere fois que je voyois les Comédiens François; j'étois enchanté de leur jeu, et j'étois étonné du silence qui régnoit dans la salle: je ne me rappelle pas quelle étoit la Comédie que l'on donnoit ce jour-là; mais voyant, dans une scene, l'amoureux embrasser vivement sa maîtresse, cette action, d'après nature, permise aux François et défendue aux Italiens, me plut si fort que je criai de toutes mes forces, bravo .

Ma voix indiscrette, et inconnue, choqua l'assemblée silencieuse; le Prince voulut savoir d'où elle partoit; on me nomma, et on pardonna la surprise d'un Auteur Italien. Cette escapade me valut une présentation générale au Public; j'allai au foyer après le spectacle; je me vis entouré de beaucoup de monde je fis des connoissances qui me rendirent, par la suite, le séjour de Parme très-agréable, et je le regrettai en partant.

J'eus l'honneur, quelques jours après, de baiser la main à l'Infant, à l'Infante et à la Princesse Royale leur fille. Je jouis des délices de Colorno pendant quelque tems, et je me retirai à Parme ensuite, pour travailler avec tranqillité.

Je fis les trois Pieces que l'on m'avoit ordonnées. La premiere fut la Buona Figliuola (la Bonne Fille); la seconde avoit pour titre il Festino (le Bal Bourgeois); et la troisieme, i Viaggiatori ridicoli (les Voyageurs ridicules).

J'avois tiré le sujet de la Bonne Fille de ma Comédie de Pamela. M. Duni en fit la musique, l'Opéra fit beaucoup de plaisir, et il auroit plu davantage, si l'exécution eût été meilleure; mais on s'étoit pris trop tard pour avoir de bons Acteurs.

La Bonne Fille fut plus heureuse entre les mains de M. Piccini, qui étant chargé, quelques années après, d'un Opéra-Comique pour Rome, préféra ce vieux Drame à tous les nouveaux qu'on lui avoit proposés.

M. Ferradini composa la musique pour le Bal Bourgeois, et M. Mazzoni pour les Voyageurs ridicules. Les deux Musiciens réussirent parfaitement bien l'un et l'autre; les deux Drames furent également bien reçus à la lecture et à la représentation; mais les efforts des Compositeurs ne suffisoient pas pour suppléer aux défauts des Acteurs: et dans l'Opéra Comique principalement, j'ai vu la bonne exécution soutenir souvent des ouvrages médiocres, et très-rarement réussir les bons ouvrages mal exécutés.

Pour moi, ma commission a été très-honorable et très-heureuse: je fus largement récompensé de mon tems et de mes peines, et je partis de Parme avec des lettres-patentes de Poëte et de serviteur actuel de son Altesse Royale, avec une pension annuelle, que le Duc régnant eut la clémence de me conserver.

Pendant mon séjour à Parme, je n'oubliai pas mes Comédiens de Venise. J'avois vu représenter par les Acteurs François, Cénie, Comédie de Madame de Graffigny; j'as vois trouvé cette Piece charmante, et j'en fis une Italienne d'après ce modele, et sous le titre il Padre per amore (le Pere par attachement).

Je suivis l'Auteur François autant que le goût Italien pouvoit se conformer à une composition étrangere. Cénie n'étoit qu'un Drame très-touchant, très-intéressant, mais dénué tout-à-fait de comique.

Une anecdote que j'avois lue dans le Recueil des Causes célèbres, me fournit le moyen d'égayer la Piece. Deux nez monstrueux et très-ressemblans dans leur difformité, avoient donné lieu à une procédure qui avoit embarrassé pendant long-tems les défenseurs et les juges.

J'appliquai un de ces deux nez au mari de la Gouvernante, et l'autre à l'imposteur qui vouloit la supplanter; ceux qui connoissent Cénie pourront juger si je l'ai gâté, ou si je l'ai rendu agréable, sans porter atteinte à la noblesse et à l'intérêt du sujet. Les Italiens ne s'apperçurent pas que c'étoit une imitation, mais je le dis à tout le monde, me croyant trop honoré de partager les applaudissemens avec une femme respectable, qui faisoit honneur à sa nation et à son sexe.

La vue de Parme m'avoit aussi rappellé à la mémoire la bataille que j'y avois vu en 1746, et pour varier les sujets de mes Comédies, je composai une Piece intitulée la Guerra (la Guerre).

J'avois traité un pareil sujet dans la Comédie de l'Amant Militaire; mais il me restoit bien des choses à dire sur cet argument, et je m'étendis dans celle-ci beaucoup plus que dans l'autre.

L'action principale de cette Piece est le Siege d'une Forteresse, et le lieu de la scene est tantôt au Camp des Assiégeans, et tantôt dans la Place assiégée, je ne nomme ni l'endroit, ni les puissances belligérantes, pour éviter l'inconvénient de déplaire à la Nation qui se croiroit moins bien traitée.

Cet Ouvrage est plus comique qu'intéressant. Le tableau de l'Armistice, tracé d'après celui que j'avois vu au Siège de Pizzigueton, fait un coup d'œil frappant, et répand beaucoup de gaieté dans la Piece. Il y a un Lieutenant estropié, qui, malgré ses béquilles, est de toutes les parties de plaisir, et se bat comme un Paladin, et en veut à toutes les femmes du canton.

Je ne traite pas trop bien un Commissaire de Guerre qui avançoit de l'argent aux Officiers, avec un intérêt proportionné aux dangers de la guerre. J'eus tort, peut-être, mais je n'avois rien fait de ma tête. On m'en avoit parlé, on me l'avoit montré, et je l'ai mis sur la scene sans le nommer.

La Piece ne manque pas d'amourettes, il y en a au camp et à la ville: on y voit des Officiers entreprenans, des familles brouillées; la paix raccommode tout, et la paix termine la Comédie.

La Guerre eut un succès assez passable, et se soutint jusqu'à la fin de l'automne; mais la Piece qui la suivit, et qui fit l'ouverture du Carnaval, fut bien plus heureuse, et rapporta plus de profit aux Comédiens, et plus d'agrément à l'Auteur. C'étoit il Medico Olandese (le Médecin Hollandois).

J'avois fait la connoissance à Colorno de Monsieur Duni. Cet homme qui, indépendamment de son talent, avoit beaucoup d'esprit et beaucoup de littérature, avoit été sujet aux vapeurs hypocondriaques comme moi.

Nous faisions de longues promenades ensemble, et nos conversations tomboient presque toujours sur nos maux réels, et sur nos maux imaginaires.

M. Duni me conta un jour qu'il avoit été à Leiden, en Hollande, pour voir le célebre Boerrhave, et le consulter sur les symptômes de sa maladie.

Cet homme si connu, à qui l'on écrivoit de la Chine: à Monsieur Boerrhave, en Europe, connoissoit aussi bien les maladies de l'esprit que celles du corps, et il proposa pour toute ordonnance au Musicien vaporeux, de monter à cheval, de s'amuser, de vivre à son ordinaire, et de se bien garder de toute espece de médicamens.

Cette ordonnance me parut conforme à celle de mon Médecin de Milan, qui m'avoit guéri avec l'apologue de l'enfant. Je fis l'éloge du savant Hollandois, et Duni qui l'avoit vu pendant plusieurs mois, me fit le détail de ses mœurs et de ses habitudes; il me parla de Mademoiselle Boerrhave qui étoit jeune, riche, jolie, et n'étoit pas encore mariée.

De propos en propos le discours de mon ami tomba sur l'éducation des Demoiselles Holiandoises, qui, incapables de manquer à leurs devoirs, jouissent d'une liberté délicieuse, et ne se marient ordinairement que par des raisons de convenance.

Je l'écoutois attentivement, et je plaçois dans ma tête des embrions de Comédie que je vis éclore par la suite, à l'aide de la réflexion et de la morale.

Je cachai dans ma Piece le nom de Boerrhave sous celui de Bainer, Médecin et Philosophe Hollandois. Je fais venir chez lui un Polonois affecté de la même maladie que celle de Duni. Bainer le traite de la même maniere; mais au bout du compte le Polonois épouse la fille du Médecin.

Duni vit ma Piece quelque tems après; il auroit bien voulu avoir été guéri comme le vaporeux du Nord; mais la musique ne fait pas en Hollande la fortune qu'elle fait à Londres et à Paris.



CHAPITRE XXXII

Critiques de mes Adversaires. - Défenses de mes Partisans. - On m'accuse d'avoir manqué à la pureté de la Langue Toscane. - Le Tasse a été critiqué de même. - Ma Comédie en cinq Actes et en vers intitulée Torquato Tasso, ou le Tasse. - Notices préliminaires sur la vie du Tasse. - Abrégé de la Pièce.

Mon voyage de Parme, le diplôme et la pension que j'en avois obtenus, exciterent l'envie et le courroux de mes Adversaires.

Ils avoient débité à Venise pendant mon absence que j'étois mort; et il y eut un Moine qui osa dire qu'il avoit été à mon enterrement.

Arrivé sain et sauf chez moi, les esprits malins se vengerent de ma bonne fortune: ce n'étoit pas les Auteurs, mes antagonistes, qui me tourmentoient, mais les partisans des différens Spectacles de Venise.

Des gens de lettres qui avoient quelque considération pour moi, prirent à tâche de me défendre: voilà une guerre déclarée dans laquelle j'étois fort innocemment la victime des esprits irrités. Mon systeme a toujours été de ne pas nommer les méchans, mais je puis bien m'honorer du nom de mes défenseurs.

Le Pere Roberti, Jésuite, aujourd'hui l'Abbé Roberti, un des plus illustres Poëtes de la Societé supprimée, publia un Poëme en vers blancs, intitulé la Comédie; dans lequel, parlant de ma réforme, et faisant l'analyse de quelques scenes de mes Pieces, il encourage ses compatriotes et les miens à suivre l'exemple et le systeme de l'Auteur Vénitien.

Le Comte Verri, Milanois, suivit de près l'Abbé Roberti; il mit pour titre à son Ouvrage la Véritable Comédie, fit les détails de mes Pieces qui lui parurent les meilleures, et les donna comme des modeles à suivre pour achever la réforme du Théâtre Italien.

Le Musée d'Apollon, Poëme en vers Martelliani de son Excellence Nicolas Berengan, noble Vénitien, étoit encore plus considérable que les autres: cet Ouvrage très-bien fait, et décoré de notes savantes, fut extrêmement goûté du Public, et me fit un honneur infini.

D'autres Patriciens de Venise écrivirent en ma faveur à l'occasion des disputes qui s'échauffoient toujours davantage: le Comte Gaspar Gozzi, homme de lettres, très-savant, Auteur de quelques Tragédies et de quelques Comédies Italiennes, prit aussi mon parti, et m'honora par ses poésies de ses éloges; et le Comte Horace Arrighi Landini de Florence trouva dignes de sa Muse Toscane les Ouvrages de l'Auteur Vénitien.

On voyoit tous tes jours des compositions pour et contre; mais j'avois l'avantage que les personnes qui s'intéressoient à moi, étoient par leurs mœurs, par leurs talens, et par leur réputation les plus sages et les plus considérées de l'Italie.

Je n'oublierai pas M. Etienne Sugliaga en Garmogliesi de la ville de Raguse, et actuellement Secrétaire Royal et Impérial à Milan: cet homme très-savant, ce philosophe estimable, ami chaud et intéressant, dont le cœur et la bourse étoient toujours ouverts pour moi, cet homme enfin dont le talent et les mœurs étoient également respectables, entreprit de répondre aux traits satyriques qu'on lançoit contre moi, et sa prose vigoureuse et éloquente faisoit encore plus d'effet que le clinquant des vers et les images poétiques.

Un des articles sur lesquels on m'attaquoit vivement, étoit celui de la pureté de la langue; j'étois Vénitien, j'avois le desavantage d'avoir sucé avec le lait l'habitude d'un patois très-agréable, très-séduisant, mais qui n'étoit pas le Toscan.

J'appris par principes, et je cultivai avec la lecture le langage des bons Auteurs Italiens; mais les premieres impressions se reproduisent quelquefois malgré l'attention que l'on met à les éviter.

Je fis un voyage en Toscane, où je demeurai pendant quatre ans pour me rendre cette langue familiere, et je fis faire à Florence la premiere édition de mes Ouvrages, sous les yeux et sous la censure des savans du pays, pour les purger des défauts de langage: toutes mes précautions ne suffirent pas pour contenter les rigoristes; j'avois toujours manqué en quelque chose; on me reprochoit toujours le péché originel du Vénétianisme.

Parmi tant de vétilles ennuyeuses, je me rappellai un jour que le Tasse avoit été tracassé toute sa vie par les Académiciens de la Crusca, qui soutenoient que la Jérusalem délivrée n'avoit pas passé par le Bluteau qui fait l'emblême de leur Société.

J'étois dans mon cabinet, je tournai les yeux vers les douze volumes in-quarto des Ouvrages de cet Auteur; et je m'écriai: ah, mon Dieu: faut-il être né en Toscane pour oser écrire en langue Italienne!

Je tombai machinalement sur les cinq volumes du Dictionnaire de la Crusca: j'y trouvai plus de six cens mots, et quantité d'expressions approuvées par l'Académie, et réprouvées par l'usage: je parcourus quelques-uns des Auteurs anciens, qui sont des textes de langue, et qu'on ne pourroit pas imiter aujourd'hui sans reproche, et je finis par dire, il faut écrire en bon Italien, mais il faut écrire pour être compris dans tous les cantons de l'Italie: le Tasse eut tort de réformer son Poëme pour plaire aux Académiciens de la Crusca: sa Jérusalem délivrée est lue de tout le monde, et personne ne lit sa Jérusalem conquise.

J'avois perdu beaucoup de tems dans mes observations et dans mes recherches, mais je tirai parti de mon tems perdu; je pris le Tasse pour sujet d'une nouvelle Comédie; j'avois mis sur la scene Térence et Molière; j'imaginai d'en faire autant du Tasse, qui n'étoit pas étranger dans la classe dramatique; son Aminte est un chef- d'œuvre; son Torrismonde est une Tragédie très-bien faite, et sa Comédie des Intrigues d'Amour n'est pas un excellent Ouvrage, mais on y voit toujours la touche d'un homme de génie.

La vie du Tasse fournit par elle-même des anecdotes intéressantes pour une Piece de Théâtre; ses amours qui on été la source de ses malheurs, forment l'action principale de ma Comédie.

Tout le monde sait que le Tasse devint amoureux de la Princesse Eléonore, sœur d'Alphonse d'Est, Duc de Ferrare: le respect pour cette illustre maison qui regne encore en Italie, m'a fait changer dans ma Piece le grade de Princesse en celui d'une Marquise, maîtresse du Duc, et attachée à la Princesse.

Il y avoit alors à la Cour de Ferrare deux autres Eléonores: l'une étoit la femme d'un courtisan appellé Dom Guerard, l'autre une Femme-de-Chambre de la Marquise; je trouvai cette anecdote dans le Dictionnaire de Moréri; si le fait n'est pas bien authentique pour l'histoire, je le crois suffisant pour une Comédie; et il n'est pas extraordinaire que l'on rencontre en Italie trois noms pareils dans la même Cour, puisque les Italiens s'appellent toujours par leurs noms de baptême.

Le Tasse ouvre la scene en composant un Madrigal à la louange d'Eléonore. Dom Guerard vient le chercher de la part du Duc; le Tasse se rend aux ordres de son maître; le courtisan reste seul; il fouille dans les papiers de l'Auteur, il trouve le Madrigal, il le lit, et croit qu'Eléonore sa femme est le sujet des vers et de la passion du Poëte.

Cet homme indiscret a l'imprudence de s'en plaindre; sa femme le croit, et n'en est pas fâchée; et la Femme-de- Chambre qui est la troisieme Eléonore, a ses prétentions sur le Madrigal: le Duc n'en est pas la dupe; il soupçonne la Marquise, et le Tasse est disgracié.

Tous ceux qui ont lu la vie de cet homme célebre, doivent savoir qu'il est originaire de Bergame, et que pendant un voyage de ses pere et mere, il étoit né à Sorrente, dans le Royaume de Naples; ces deux Villes se disputoient l'honneur d'être la patrie du Tasse, et leurs prétentions étoient favorisées par leurs Souverains respectifs qui desiroient à l'envie de le posséder.

D'après ces disputes, semblables à celles de la Grece sur la naissance d'Homere, j'introduisis dans ma Piece un Vénitien et un Napolitain, qui parlent l'un et l'autre le langage de leurs pays, et qui profitent du chagrin de leur prétendu compatriote pour l'engager à quitter Ferrare.

La rencontre de ces deux étrangers produit des scenes fort comiques et plaisantes; la douceur du patois Vénitien et la prononciation lourde et véhémente du Napolitain font un contraste singulier et divertissant.

Je plaçai assez adroitement dans ce même Ouvrage un personnage Florentin, sous le nom de Cavaliere del fiocco (Chevalier de la Houpe): ce n'étoit pas un Académicien de la Crusca; j'avois trop de respect pour cette société illustre et savante, pour exposer un de ses membres à la risée du Public.

Le Chevalier de la Houpe est un de ces rebuts de l'Académie, qui affectent le rigorisme de la Langue Toscane, et tombent dans l'absurdité. Telle étoit la plus grande partie de ceux qui en vouloient à mon style.

Je ne comprends pas dans cette classe les Granelloni, Société Littéraire établie sous ce nom à Venise, et dont les Comtes Gozzi, freres, faisoient de mon tems le principal ornement.

Le Tasse, tourmenté par l'amour, congédié par son meure, ennuyé par le Florentin, étoit prêt à quitter Ferrare, toujours indécis s'il céderoit aux sollicitations du Vénitien, ou à celles du Napolitain.

Dans ces entrefaites arrive de Rome un homme, appellé Patrice, qui, au nom des Académies de cette Capitale du monde Chrétien, invite le Tasse à aller recevoir dans le Capitole la couronne poétique, dont avoit été honoré Pétrarque. Le Tasse préférant l'honneur à tout autre intérêt, accepte la proposition; il quitte le rivage du Po pour aller chercher la consolation sur le Tibre, et l'auroit trouvée, peut-être, si la mort n'eût pas tranché le fil de ses jours et de ses espérances.

Cette Piece eut un succès si général et si constant, qu'elle fut placée par la voix publique dans le rang, je ne dirai pas des meilleures, mais des plus heureuses de mes productions.



CHAPITRE XXXIII

Avertissement sur les dates de mes Comédies. - L'Egoïste, Comédie en cinq Actes et en vers. - Quelques mots sur cette Piece. - La Belle Sauvage, Comédie en cinq Actes et en vers. - Le Carrefour, Comédie en cinq Actes et en vers libres. - Son brillant succès. - La Bonne Famille, Comédie en trois Actes et en prose. - Son médiocre succès.

Continuant à rendre compte de mes Pieces del'année 1755, je trouve que l'Amante di se stesso (l'Amant de soi- même, ou l'Egoïste) appartient à cette époque: et porte, dans une Edition étrangere, la date de l'année 1747: tems où j'écrivois pour le Théâtre Saint-Ange, et trois ans avant que je commençasse à employer les vers dans mes Comédies. J'avertis le Lecteur, à cette occasion, de ne pas s'en rapporter aux dates de mes ouvrages imprimés, car elles sont presque toutes fautives.

C'est donc de l'Egoïste que je vais parler actuellement. Le Comte de l'Isle, qui est le Protagoniste de la Piece, ouvre la scene avec il Signor Alberto; ils prennent du chocolat ensemble; et tout en causant, ils font connoître le caractere du Comte.

C'est un jeune homme de qualité qui a de l'esprit, qui aime tout ce qui est aimable dans le monde, mais tâche de jouir sans peine, et ne se laisse affecter de rien.

Il agit, dans la Piece, en conséquence de ses principes; il est logé chez un de ses amis à la campagne; il y a des dames, il fait sa cour tantôt à l'une, tantôt à l'autre, et pour peu qu'il se voie compromis ou tracassé, il se retire sur- le-champ.

Le Comte est seul de sa famille, il est riche. On voudroit le marier, il ne craint pas le mariage; il se propose d'être bon époux ou bon ami, il ne gênera pas sa femme, mais il ne veut pas être gêné.

Il y a, dans le château de Monte-Rotondo, où se passe la scene, une demoiselle de qualité, appellée Donna Bianca , qui paroît au Comte un objet digne de son attention, et dont les qualités personnelles lui paroissent analogues à sa façon de penser. Les amis communs s'en mêlent, et le mariage se fait.

Cette Piece eut assez de succès, et fut placée dans la seconde classe de mes Comédies.

Je fis paroître, quelques jours après, la Bella Selvaggia (la Belle Sauvage), Piece dont le fond existe dans les voyages de l'Abbé Prévôt.

Les Espagnols font la découverte d'une nouvelle isle de la Guiane, dans l'Amérique Méridionale. Delmire, fille de Camour et amante de Zadir, tombe, avec les autres Sauvages, au pouvoir des Européens. Don Ximenès , Commandant Espagnol, jette les yeux sur Delmire, il la trouve jolie, et veut s'en emparer.

La Sauvage amoureuse préfere la mort à la privation de son amant; elle défend ses droits; la force l'emporte sur la justice; elle pleure; les larmes de la beauté attendrissent le cœur de l'Espagnol: celui-ci renonce à ses prétentions, en faveur de l'amour vertueux. On voit bien que c'est une Piece romanesque.

Elle eut cependant un succès étonnant. L'intérêt y étoit bien soutenu, et j'avois trouvé du comique sur la riviere des Amazones.

Il y avoit dans les deux Pieces dont je viens de parler, plus d'intérêt que d'amusement; il falloit égayer la scene, et je donnai, pour la fin de l'automne, une Comédie Vénitienne, en vers libres, intitulée il Campiello (le Carrefour); c'est une de ces Pieces que les Romains appelloient Tabernariae, et que nous dirions Populaires ou Poissardes.

Ce Campiello, qui est le lieu de la scene, et qui ne change point, est entouré de petites maisons habitées par des gens du peuple: on y joue, on y danse, on y fait du tapage; tantôt c'est le rendez-vous de la gaieté, tantôt c'est le théâtre des disputes.

La scene s'ouvre par une espece de Loterie, appellée la Venturina (la petite Fortune). Un jeune homme vient dans ce carrefour avec un panier rempli de jolies pieces de fayence; il s'annonce par son cri ordinaire et connu; les jeunes filles et les vieilles meres paroissent aux portes, aux fenêtres, aux petites terrasses.

Le petit Marchand tient un sac à la main; il fait tirer à chacune des concurrentes une boule pour une petite somme, et le lot est une piece de fayence. Les femmes rassemblées ne peuvent manquer de disputer; chacune veut être la premiere; chacune veut choisir la piece gagnée; chacune vante ses droits de préférence; le public apprend, par cette dispute, les noms, les états, les defauts, les caracteres et les intrigues de ces voisines bavardes.

Les jeunes filles ont chacune leur amant; la jalousie les tracasse, la médisance les brouille, l'amour les raccommode. Il y a des incidens singuliers, beaucoup de comique, beaucoup de gaieté, et une morale adaptée au genre des personnes dont il s'agit, et qui peut s'appliquer aux femmes de toute condition.

Le Campiello a fait le plus grand plaisir. Tout étoit pris dans le bas peuple, mais tout étoit d'une vérité que tout le monde connoissoit, et les grands aussi bien que les petits en furent contents; car j'avois accoutumé mes spectateurs à préférer la simplicité au clinquant, et la nature aux efforts de l'imagination.

A une Piece gaie je fis succéder une Piece morale, dont le titre étoit la Buona Famiglia (la Bonne Famille). C'est de mes Comédies la plus utile peut-être pour la société; elle a été goûtée et applaudie par les gens raisonnables, par les bons ménages, par des peres sages, par des meres prudentes; mais comme ce n'est pas cette classe d'hommes et de femmes qui font la fortune des Spectacles, elle eut peu de représentations et elle fut plus souvent jouée dans des maisons particulieres, que sur les Théâtres publics.

Cette Bonne Famille est composée du pere, de la mere, de deux enfans et du grand-pere. C'est le ménage le plus doux, le plus sage, le plus vertueux; la paix y regne, et la concorde fait son bonheur.

Il y a dans la même maison des voisins dangereux. Une femme folle et un mari libertin, les mauvais gâtent les bons, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine et beaucoup de patience, que le sage et respectable vieillard ramene ses enfans dans le sentier de la vertu qu'ils avoient abandonné.

Cette Comédie est en prose; elle n'est pas longue; pour peu qu'un étranger sache l'Italien, il pourra la lire sans difficulté. Mais la Bonne Famille qui n'eut pas grand bonheur sur la scene, ne sera peut-être pas plus heureuse à la lecture, et je n'en donnerai pas même l'extrait, de crainte qu'on ne dise que c'est une Capucinade.



CHAPITRE XXXIV

Connoissance de Madame du Boccage faite à Venise. Quelques mots sur cette Dame respectable et sur ses Ouvrages. - La Dalmate, Comédie en cinq Actes et en vers. - Son heureux succès. - I Rusteghi (les Rustres), Comédie Vénitienne en trois Actes et en prose. - Son analyse et son succès.

Dans l'année 1757, j'eus l'honneur de faire la connoissance à Venise de Madame du Boccage.

Cette Sapho Parisienne, aussi aimable que savante, honoroit alors de sa présence ma Patrie, et recevoit les hommages qui étoient dus à ses talens et à sa modestie.

Je dus ce bonheur au noble Vénitien Farsetti, qui, donnant à diner à l'imitatrice de Milton, ne crut pas indigne de sa société un écolier de Moliere; c'est Madame du Boccage elle-même qui fait mention de cette journée dans sa dix-huitieme lettre sur l'Italie.

Sa conversation douce et instructive fut pour moi le prélude de la satisfaction que devoit me causer un jour le séjour de Paris, et sa vue m'inspira sur-le-champ l'idée d'un Ouvrage Théâtral qui réussit à merveille, et me fit un honneur infini.

J'avois lu les Amazones de Madame du Boccage: j'imaginai une Piece à-peu-près du même genre; mais elle avoit choisi les Héroïnes du Termodonte pour sujet d'une Tragédie, et je pris une femme courageuse et sensible de la Dalmatie pour le sujet d'une Tragi-Comédie, que j'intitulai la Dalmatina (la Dalmate).

Les Vénitiens font le plus grand cas des Dalmates, qui, étant limitrophes du Turc, défendent leurs biens, et garantissent en même tems les droits de leurs Souverains.

C'est de cette nation que la République tire l'élite de ses Troupes, et c'est parmi les femmes de ce peuple courageux que je choisis l'Héroïne de mon Drame.

Zandira, accompagnée de son pere, s'embarque sur un vaisseau Marchand pour aller trouver Radovich qu'elle ne connoissoit pas, mais qui lui étoit destiné pour époux. Un gros vent les jette vers les côtes de l'Afrique; il sont attaqués par les Barbaresques; le pere succombe au poids de son âge, et à la combinaison des désastres qu'il venoit d'essuyer, la fille tombe dans l'esclavage, et est amenée à Tetuan.

Il y avoit dans le navire un jeune Grec, appellé Lisaure, que Zandira regardoit avec amitié; elle avoit perdu l'espérance d'être à celui qui auroit dû la posséder; elle ne l'avoit jamais vu; et elle crut pouvoir céder aux sollicitations du jeune homme, qui, prévenu de l'aversion nationale des Dalmates pour les Grecs, s'étoit annoncé comme un citoyen de la ville de Spalatro, capitale de la Dalmatie Vénitienne.

Radovich, instruit de la captivité de sa prétendue, va à Tetuan pour la racheter; Zandira, sans connoître son libérateur, proteste hautement qu'elle ne sortira pas d'esclavage, si Lisaure n'est pas délivré en même tems et avec elle.

Le Dalmate voit sa prétendue; il la trouve à son gré, il en est enchanté, il lui pardonne un attachement qu'il suppose innocent pour un malheureux de sa nation, et il consent de le racheter.

Ce Grec est un homme perfide; il venoit de tromper une de ses compatriotes, il vouloit abuser de la bonne foi de sa nouvelle amante, et de la générosité de son bienfaiteur.

Hibraim, Alcaïde de Tetuan, reçoit le prix convenu, et donne la liberté aux Esclaves; mais Ali, ce corsaire Barbaresque, dont Zandira étoit devenue esclave par droit de conquête, et qu'il réservoit pour son serrail, trouve mauvais que l'Alcaïde en ait disposé sans son consentement, il trouve sa proie qui étoit prête à lui échapper, il l'enleve, et la force à suivre ses pas.

Radovich et Lisaure poursuivent le ravisseur; ils le rejoignent, ils l'attaquent: Ali a du monde avec lui, il se défend; les sabres sont en l'air; Zandira trouve parmi les arbres une hache de bûcheron; elle fait de son côté des prodiges de valeur; le Corsaire tombe, et pendant que Radovich poursuit les Turcs, Lisaure s'empare de Zandira, et tâche de l'enlever.

Elle se défend jusqu'au'retour de Radovich, à qui elle cache par prudence l'action indigne du Grec; mais ce nouvel attentat la révolte de maniere que Lisaure lui devient odieux.

Ils sont tous arrêtés par l'ordre de l'Alcaïde, qui veut être instruit de ce qui s'étoit passé. Il trouve qu'Ali avoit mérité la mort; il donne raison aux Européens, et prouve qu'il existe en Afrique au moins autant de justice et d'équité qu'en Europe.

Lisaure est démasqué; Radovich lui pardonne; il va partir avec son épouse; et la Piece finit à la plus grande satisfaction du Public.

La salle étoit pleine ce jour-là de Dalmates; ils furent si contents de moi, qu'ils me comblerent d'éloges et de présens; mais ce qui me flatta davantage, ce fut d'avoir plu à mon ami Sciugliaga, qui fait honneur à cette illustre Nation.

Après une Piece de haut comique qui avoit fait grand plaisir, j'en donnai une Vénitienne qui, loin de réfroidir le Théâtre, l'échauffà de maniere, qu'elle seule remplit notre Spectacle tout le reste de l'automne. I Rusteghi (les Rustres) c'étoit le titre de cette Comédie.

Ce sont quatre Bourgeois de la ville de Venise, du meême état, de la même fortune, et tous les quatre du même caractere, hommes difficiles, farouches, qui suivent les usages de l'ancien tems, et détestent les modes, les plaisirs, et les sociétés du siecle.

Cette conformité de caractere, au lieu de répandre la monotonie dans la Piece, forme un tableau tout-à-fait nouveau et fort plaisant; car chacun d'eux se montre avec des nuances particulieres, et j'ai prouvé par cette expérience, que les caracteres sont inépuisables.

C'est l'éducation, ce sont les différentes habitudes et les positions différentes, qui font voir les hommes du même caractere, sous des aspects diversifiés.

Les femmes, par exemple, contribuent infiniment à radoucir la rudesse de leurs maris, ou à les rendre plus ridicules.

Il y a trois de mes Rustres qui sont mariés. Marguerite, femme acariâtre, colere, entêtée, rend Léonard , son mari, insupportable. Marine, avec sa stupidité, ne peut rien gagner sur l'esprit de Simon, son époux; et Félicité, prévenante et adroite, fait de Cancian tout ce qu'elle veut, et le sait flatter, de maniere que, tout sauvage qu'il est, il n'a rien à lui refuser.

Elle parvient même à faire supporter à son mari qu'elle voye et qu'elle reçoive chez elle le Comte Richard. Cancian, qui d'un côté est gourmandé par les Rustres ses camarades, et de l'autre est maîtrisé par sa femme, et qui voudroit être le complaisant de l'une, sans se séparer de la société des autres, est le personnage le plus comique de la Piece; il réunit en lui le ridicule de l'austérité, et celui de la foiblesse.

Félicité ne borne pas son ambition à apprivoiser son mari; elle en veut à toute la compagnie des Rustres. Il s'agit de marier la fille de Léonard et de Marguerite avec le fils de Maurice, qui fait le quatrierne original de la Comédie.

Les peres des prétendus arrangent le mariage des jeunes gens à l'ancienne mode. Cancian qui doit être de la noce, en fait part à sa femme qui est priée d'assister à la cérémonie. Félicité và chez les uns et chez les autres; elle dit tant, et elle fait si bien, que l'appareil est changé. Il y aura bon diner, bon souper, un bal, et le Comte Richard sera de la partie. Les Rustres qui y consentent, en son eux-mêmes étonnés, et sont obligés d'avouer que Félicité a de l'esprit.

Elle est foncierement sage et honnête; elle ne cherche qu'à leur inspirer le charme d'une douce société.

Elle a beaucoup gagné sur la grossiereté des amis de son mari, son ménage ne sera plus inquiété, et elle jouira du plaisir d'avoir civilisé son époux.

La morale de cette Piece n'est pas extrêmement nécessaire dans les tems où nous sommes; il n'y a guere de ces adorateurs de l'ancienne simplicité.

Cependant il y a des hommes qui jouent les difficiles dans leurs ménages, et font les aimables par-tout ailleurs; je les plains s'ils ont à faire à une femme qui ressemble à Marine; encore plus s'ils en ont une comme Marguerite, et je leur en souhaite une qui ressemble à Félicité.



CHAPITRE XXXV

Le Riche assiégé, Comédie en trois Actes, en prose. Son succès. - La Veuve femme d'esprit, Comédie en cinq Actes, en vers, tirée des Contes Moraux de M. Marmontel. - Quelques mots sur cet Auteur. - La Gouvernante, Comédie en trois Actes, en prose. - Les Partisans du Plaisir, Piece Vénitienne en cinq Actes, en vers. - Son brillant succès.

Ne commenceriez-vous pas, mon cher Lecteur, à vous ennuyer de cette collection immense d'extraits, d'abrégés, de Sujets de Comédies? Pour parler vrai, je me sens las et fatigué moi-même; mais je manquerois à mon engagement, si je ne rendois pas compte de la totalité des ouvrages, et on ne reconnoîtroit pas, en parcourant les différentes Editions de mon Théâtre, les Pieces qui m'appartiennent, et celles que mal-à-propos quelques Editeurs m'ont attribuées.

Souffrez donc de grace le reste de cette longue kirielle; je vais me dépêcher avec toute la célérité possible. Voici une bonne paquotille de sujets dont les extraits ne seront pas bien longs.

Il Ricco insidiato (le Riche assiégé). Le Comte Horace, d'une très-médiocre fortune, se trouve tout d'un coup, par la mort de son oncle, riche de cinquante mille livres de rente, et maître d'un coffre-fort considérable.

Le Comte est chéri, flatté, prévenu; tout le monde est son ami, il s'apperçoit qu'on le trompe; il veut s'en assurer; il fait paroitre un faux testament de son oncle, qui le prive de la succession. Tout le monde l'abandonne: il ouvre les yeux, il garde les bons amis, il congédie les flatteurs, et se marie à une Demoiselle dont l'amour et la constance venoient d'être éprouvés.

Le voilà riche plus que jamais, véritablement riche, puisqu'il s'arrange de maniere à conserver son bien, et à en jouir avec tranquillité.

Cette Piece fut extrêmement goûtée et applaudie. Voyons l'autre qui la suivit de près.

J'avois lu, étant à Parme, le Mercure de France; c'étoit alors M. Marmontel qui le faisoit, et cet Auteur très-connu dans la République des lettres, et Secrétaire perpétuel de l'Académie Françoise, rendoit le Mercure tres- amusant, et fort intéressant par ses Contes moraux pleins de goût et d'imagination.

Le Scrupule, ou l'Amour mécontent de lui-même, étoit un de ses Contes qui me plaisoient le plus: je trouvois le sujet susceptible d'être mis au Théâtre, et j'en fis une Comédie la Vedova spiritosa (la Veuve femme d'esprit), qui eut un succès très-brillant et très-suivi.

Je n'en donnerai pas l'extrait, parce que les Contes de M. Marmontel sont entre les mains de tout le monde et on trouvera le Scrupule dans le premier volume de ce Recueil précieux.

Je m'étendrai peu sur la Piece suivante, qui, par raison de sa foiblesse, n'en mérite pas la peine: c'est la Donna di Governo (la Gouvernante, ou plutôt la Femme de ménage).

Il n'y a rien de si commun et rien de moins intéressant que ces especes de servantes maîtresses, qui trompent leurs maîtres pour entretenir leurs amans. La Soubrette qui étoit un assez bon personnage, crut se voir jouée elle-même dans son rôle; elle avoit quelques raisons peute être pour le croire: sa mauvaise humeur la rendoit maussade, ridicule; et soit par la faute du fond ou par celle de l'exécution, la Piece tomba à la premiere représentation, et elle fut retirée sur-le-champ.

Une Comédie Vénitienne releva immédiatement après le Théâtre: c'étoit i Morbinosi; le mot morbin, en langage Vénitien, signifie gaieté, amusement, partie de plaisir. On pourroit dire i morbinosi, en François, gens de bonne humeur, partisans de la joie.

Le fond de la Piece étoit historique: un de ces hommes enjoués proposa un piquenique dans un jardin de l'isle de la Zueca, à très-peu de distance de Venise. Il rassembla une société de cent vingt compagnons, et j'étois du nombre.

Nous étions tous à la même table, très-bien servis, avec un ordre admirable, avec une précision étonnante. Il n'y avoit pas de femmes au dÎner; mais il nous en arriva beaucoup entre le dessert et le café. Il y eut un bal charmant, et nous y passâmes la nuit fort agréablement.

Le sujet de cette Piece n'étoit qu'une fête; mais il falloit l'enjoliver avec des anecdotes intéressantes et des caracteres comiques. J'en trouvai dans notre société, et sans blesser personne, je tâchai d'en tirer parti.

La Piece fut extrêmement goûtée: j'avois, à la premiere représentation, deux ou trois cens personnes intressées à l'applaudir, elle ne pouvoit pas manquer de réussir, et elle fit la clôture de l'année.

Dans le carême suivant, je reçus une lettre de Rome. Le Comte ***, se trouvoit engagé à soutenir, dans cette Capitale, le Théâtre de Tordinona; il avoit jetté les yeux sur moi, il me demandoit des Pieces pour ses Comédiens, et m'invitoit à y aller moi-même pour les diriger.

Je n'avois pas encore été à Rome; les conditions qu'on me proposoit étoient très-honorables. Pouvois-je me refuser à une occasion si favorable et si avantageuse?

Je ne pouvois cependant m'y engager sans l'aveu du Patricien qui m'avoit confié l'intérêt de son Théâtre à Venise. Je lui fis part du projet; je l'assurai que je n'aurois pas laissé manquer de nouveautés ses Comédiens. Il y consentit sans difficulté, et en marqua même beaucoup de satisfaction.

J'acceptai donc l'invitation, et je demandai des renseignemens sur le local de la salle de Tordinona, et sur les Acteurs de ce Spectacle.

L'homme qui étoit chargé de ma correspondance, ne me dit rien sur ces deux articles qui me paroissoient intéressans: il imaginoit qu'en arrivant à Rome, j'aurois soufflé des Comédies comme on souffle des verres à boire; il me prévint seulement qu'il avoit eu soin de me louer un joli appartement dans le meilleur quartier de Rome, chez un Abbé fort poli et fort honnête, qui étoit dans le cas de me rendre, par ses connoissances, le séjour de Rome encore plus agréable et plus intéressant.

J'acceptai la proposition; et ne pouvant rien faire pour les Acteurs de Rome que je ne connoissois pas, j'employai mon tems pour les Comédiens de Venise.



CHAPITRE XXXVI

Seconde Lettre de Rome. - Mon départ pour cette ville avec ma femme. - Vue de Loret. - Quelques observations sur ce Sanctuaire et sur ses richesses. -Mon arrivée à Rome. - Entrevue avec M. le Comte *** et ses Comédiens.

Je savois que depuis quelques années on donnoit à Rome mes Comédies sur le Théâtre Capranica, et qu'elles y étoient applaudies aussi bien qu'à Venise.

J'allois donc lutter contre moi-même et je voulois faire en sorte, que ma présence et mes soins fissent donner la préférence au nouveau Spectacle qui devoit s'ouvrir sous ma direction.

Je n'avois jamais hasardé mes Ouvrages sans connoître les Acteurs, qui devoient les exécuter, et j'écrivis de nouveau pour être instruit du caractere et de l'aptitude des Comédiens qu'on m'avoit destinés.

On me manda en réponse que M. le Comte *** ne connoissoit pas lui-même ses Acteurs, dont la plus grande partie étoit composée de Napolitains, qui ne se rendoient à Rome qu'à la fin du mois de Novembre.

On me marquoit dans la même lettre que M. le Comte ne me demandoit pas des Pieces nouvelles, que je pouvois apporter avec moi celles que j'avois composées dernierement pour Venise; que je verrois, que j'examinerois la Troupe moi-même, et qu'on pouvoit en un mois de tems se mettre en état de faire l'ouverture de son Spectacle.

Au commencement du mois d'Octobre, je m'embarquai avec ma femme; je ne voulois pas aller seul, et je ne pouvois pas avoir une compagnie plus agréable pour moi.

Nous allâmes d'abord à Bologne; c'est là où on choisit la route pour Rome, entre celle de Florence, et celle de Loret. Je préférai cette derniere pour satisfaire en même-tems à la dévotion et à la curiosité.

On ne peut rien voir de plus riche que le trésor de Notre-Dame e de Loret.Tous les voyageurs en parlent avec admiration, et tout le monde connoît ce Temple magnifique, et cette Chapelle miraculeuse.

Je ne faisois, en parcourant ces merveilles, que vérifier sur les lieux ce que j'avois admiré de loin.

J'ai tout vu, j'ai tout examiné jusqu'aux caves; il n'est pas possible d'en voir de plus vastes et de mieux bâties; ce sont des réservoirs immenses de bons vins pour t'usage d'un monde infini de prêtres, de desservans, de pénitenciers, de voyageurs, de pélerins, de domestiques et de fainéans, et cela prouve l'immensité des biens fonds que la piété chrétienne a consacré à la dévotion des étrangers, et à l'aisance des habitans.

La petite ville de Loret a l'apparence d'une foire perpétuelle de chapelets, de médailles et d'images.

Il semble que tous ceux qui traversent cette contrée soient dans le devoir d'acheter de cette pieuse marchandise, pour en régaler les étrangers.

En faisant aussi ma provision, comme les autres, je m'amusois à questionner mon marchand sur l'utilité de son commerce. Hélas! Monsieur, me dit-il, il fut un tems où par la grace de la bonne Vierge Marie, ceux de notre état faisoient des fortunes rapides; mais depuis quelques années la Mere de Dieu, irritée par nos péchés, nous a abandonnés; le débit va tous les jours en diminuant, nous ne faisons plus que vivoter, et sans les Vénitiens nous serions forcés de fermer boutique.

Mes paquets bien arrangés, bien ficelés, le marchand me présente son mémoire en conscience. Je le paye sans beaucoup marchander; le bon-hommne fait un signe de croix avec l'argent que je lui avois donné, et je m'en vais très-édifié.

Je fis voir à J'Abbé Toni de Loret, à qui j'avois été recommandé, la pacotille que je venois d'acheter, et j'appris que le marchand m'avoit reconnu pour Vénitien, et m'avoit fait payer la marchandise un tiers au-delà de son prix ordinaire. Il étoit tard, j'étois pressé de partir, je n'eus pas le tems d'aller prouver à mon dévot qu'il étoit un frippon.

Je reprends ma route pour Rome; j'arrive dans cette Capitale, et je fais part à M. le Comte *** de mon arrivée.

Il m'envoie le lendemain son valet-de-chambre. Il me prie à diner chez lui: il y avoit un carrosse à ma porte pour m'y conduire; je m'habille, je m'y rends, et j'y trouve tous les Comédiens rassemblés.

Après les cérémonies d'usage, je m'adresse à celui qui etoit plus près de moi, et je lui demande quel étoit son emploi. Monsieur, me dit-il d'un air d'importance, je joue le Polichinel. Comment, Monsieur, lui dis-je, le Polichinel! en langage Napolitain? Oui, Monsieur, reprend-il, de même que vos Arlequins parlent le Bergamasque ou le Vénitien; il y a dix ans que, sans me vanter, je fais les plaisirs de Rome; M. Francisco, que voici, joue la Popa (la Soubrette), et M. Petrillo, que voilà, joue les meres et les raisonneuses, et nous avons soutenu pendant dix ans le Théâtre de Tordinona.

Les bras me tombent; je regarde M. le Comte qui étoit aussi embarrassé que moi. Je m'apperçois trop tard, me dit-il, de l'inconvénient; tâchons d'y remédier s'il est possible. Je fais entendre aux Acteurs Napolitains et Romains, que depuis quelque tems les masques n'étoient plus employés dans mes Pieces. Eh bien, ne vous fâchez pas, Monsieur, dit le célebre Polichinel, nous ne sommes pas des marionnettes, nous avons assez d'esprit et assez de mémoire; voyons, de quoi s'agit-il?

Je tire de ma poche la Comédie que je leur avois destinée, et j'offre d'en faire la lecture. Tout le monde se range; je lis la Veuve, Femme d'esprit. La Comédie plait infiniment à M. le Comte; les Comédiens n'osant pas dire, peut- être, ce qu'ils pensoient, s'en rapportent à celui qui étoit le maître du choix des Pieces. La copie des rôles est ordonnée sur-le-champ; les Comédiens s'en vont. Nous nous mettons à table, et je ne cache pas à M. le Comte la crainte que j'avois que nous n'eussions fait une sottise, lui en m'appellant à Rome, et moi en y étànt venu.



CHAPITRE XXXVII

Ma premiere visite au Cardinal Neveu. - Ma présentation au Saint Père. -Mon étourderie. - Offre généreuse du Cardinal Porto-Carrero, et de l'Ambassadeur de Venise. - Quelques mots sur Saint Pierre de Rome. - Caractere de mon hôte. - Ses attentions pour moi.

Pendant que les Comédiens alloient se mettre en état de répéter leurs rôles, je ne pensai plus qu'à voir Rome, et ceux à qui j'étois recommandé: j'avois une lettre du Ministre de Parme pour le Cardinal Porto-Carrero, Ambassadeur d'Espagne, et une du Prince Rezzonico, neveu du Pape régnant, pour le Cardinal Charles Rezzonico son frere.

Je commençai par présenter cette derniere au Cardinal Padrone qui me reçut avec bonté, et avec cette même familiarité dont j'étois honoré par ses illustres parens de Venise: il ne tarda pas à me procurer la visite de Sa Sainteté, et je lui fus présenté quelques jours après tout seul, et dans son cabinet de retraite, faveur qui n'est pas ordinaire!

Ce Pontife Vénitien que j'avois eu l'honneur de connoître dans sa ville épiscopale de Padoue, et dont ma Muse avoit chanté l'exaltation, me fit l'accueil le plus gracieux; il m'entretint pendant trois quarts-d'heure, me parlant toujours de ses neveux et de ses nieces, charmé des nouvelles que j'étois dans le cas de lui en donner.

Sa Sainteté toucha à la sonnette qui étoit sur sa table; c'étoit pour moi le signal de partir: je faisois en m'en allant des révérences, des remerciemens; le Saint Pere ne paroissoit pas satisfait; il remuoit ses pieds, ses bras, il toussoit il me regardoit, et ne disoit rien. Quelle étourderie de ma part! enchanté, pénétré de l'honneur que je venois de recevoir, j'avois oublié de baiser le pied du Successeur de Saint Pierre; je reviens enfin de ma distraction je me prosterne; Clément XIII me comble de bénédictions, et je pars mortifié de ma bêtise, et édifié de son indulgence.

Je continuai pendant plusieurs jours mes visites; le Cardinal Porto-Carrero m'offrit un couvert à sa table, et un carrosse à mes ordres; Son Excellence le Chevalier Correro, Ambassadeur de Venise, me fit les mêmes offres, et j'en profitai, sur-tout des voitures qui sont aussi nécessaires à Rome qu'à Paris.

Je voyois des Cardinaux, des Princes, des Princesses, des Ministres étrangers; et aussi-tôt que j'avois été reçu, j'étois visité le lendemain par les Valets-de-pied qui venoient me complimenter sur mon arrivée, et il falloit donner aux uns trois paules, à d'autres dix, selon le rang de leurs maîtres, et à ceux du Pape trois sequins; c'est l'usage du pays; le prix est fait, il n'y a pas à marchander.

En faisant mes visites, je ne manquois pas de parcourir en même tems les monumens précieux de cette Ville, autrefois la Capitale du monde, et aujourd'hui le siege dominant de la Religion Catholique.

Je ne parlerai pas des chefs-d'œuvre qui sont connus de tout le monde; je me bornerai uniquement à rappeller ici l'effet que produisit sur mon esprit et sur mes sens la vue de Saint-Pierre de Rome.

J'avois cinquante-deux ans quand je vis ce temple pour la premiere fois; depuis l'âge de la raison jusqu'à ce tems- là j'en avois entendu parler avec enthousiasme; j'avois parcouru les historiens et les voyageurs qui en font des descriptions exactes et des détails raisonnés; je crus qu'en le voyant moi-même, la prévention auroit diminué la surprise; au contraire, tout ce que j'avois entendu étoit au-dessous de ce que je voyois; tout ce qui me paroissoit exagéré de loin, grandissoit infiniment à mes yeux; je ne suis pas connoisseur en architecture, et je n'irai pas étudier les termes de l'art pour expliquer le charme que j'éprouvai; mais je suis sûr que c'étoit l'effet de l'exactitude des proportions dans son immense étendue.

Autant les objets de construction et d'ornement attirent l'admiration, autant le sanctuaire de cette basilique excite la dévotion.

C'est dans les souterrains du Maître Autel que reposent les corps de Saint Pierre et de Saint Paul, et les Romains qui ne sont en général rien moins que dévots, ne cessent de s'y rendre fréquemment en témoignage de leur vénération pour les Princes des Apôtres.

Mon hôte, par exemple, n'auroit pas manqué pour tout l'or du monde d'aller tous les jours faire sa priere à la Cathédrale; il aimoit les plaisirs, il rentroit chez lui quels quefois à minuit, il se souvenoit qu'il n'avoit pas visité ses Patrons; il demeuroit dans un quartier très-éloigné de Saint-Pierre; c'étoit égal, il y alloit toujours, il faisoit sa priere à la porte, et revenoit content.

Il faut que je fasse connoître à mon Lecteur cet homme qui avoit quelques singularités, mais qui avoit un cœur excellent et une sincérité sans égale.

C'étoit l'Abbé *** correspondant de plusieurs Evêques d'Allemagne pour les affaires de la batterie; il m'avoit loué un appartement de quatre pieces, avec huit croisées de front sur la plus belle rue de Rome, appellé le Cours, où tout le monde se rassembloit pour les courses de chevaux barbes, et pour jouir des masques dans les jours gras.

L'Abbé *** avoit une femme et une fille charmantes; il n'étoit pas riche, mais il faisoit bonne chere, et je me mis en pension chez lui: il y avoit tous les jours un plat sur sa table qu'il avoit fait lui-même, et il ne manquoit jamais d'annoncer aux convives, que c'étoit un plat pour M. l'Avocat Goldoni, fait par les mains de son serviteur *** et ajoutant que personne n'y toucheroit sans la permission de M. l'Avocat.

Il donnoit chez lui des concerts; Mademoiselle *** chantoit à ravir, et elle étoit secondée par des voix et par des instrumens du Premier mérite dont Rome abonde dans toutes les classes et tous les rangs.

C'étoit toujours, au dire de mon cher Abbé, pour M. l'Avocat Goldoni que ces parties de plaisir étoient ordonnées, et je ne pouvois lui causer de plus grand chagrin qu'en allant dîner en Ville, ou passer la soirée dans quelqu'autre maison.

Un jour en rentrant chez lui, et apprenant que je ne dînois pas, il se donna au diable, il gronda ma femme; personne ne mangera, dit-il, du plat que j'avois fait pour M. l'Avocat Goldoni; il entre dans sa cuisine, il regarde d'un air affligé le mets délicieux qu'il avoit fait lui-même avec tant de plaisir, avec tant de soin; la colere le gagne, il jette la casserole dans la cour. Je rentre le soir; l'Abbe étoit couché, il ne voulut pas me voir, tout le monde rioit, et j'en étois fâché; mais le domestique me remit le billet d'invitation pour aller le lendemain à la répétition de ma Piece; cela m'intéressoit davantage; j'oubliai l'Abbé dans l'instant, et je dormis fort tranquille.



CHAPITRE XXXVIII

Premiere répétition de la Veuve, Femme d'esprit. Mauvais prélude. - Chute de cette Piece. - Buranello, fameux Musicien, tomhe le même jour au Théâtre d'Aliberti. - Singularité du Parterre de Rome. - Mon nouvel arrangement avec le Comte ***. - Heureux succès de mes Pieces au Théâtre Capranica. - Pamela maritata (Pamele mariée), Comédie en trois Actes, en prose, composée pour les Acteurs de ce Spectacle.

Je me rends chez M. le Comte ***, pour assister à la répétition de ma Piece: les Comédiens s'y trouvent: ils avoient étudié leurs rôles, ils les savoient par cœur. J'étois édifié de leur attention, et je me proposois de seconder leur zele et de les aider de toutes mes forces. On commence: Donna Placida et Donna Luigia; c'étoient deux jeunes Romains, un garçon Perruquier et un apprentif Menuisier.

0 Ciel! quelle déclamation chargée! quelle gaucherie dans les mouvemens! point de vérité, point d'intelligence; je parle en général sur le mauvais goût de leur déclamation. Le Polichinel qui étoit toujours l'orateur de la Troupe, me dit fort lestement: chacun a sa maniere, Monsieur, et celle-ci est la nôtre.

Je prends mon parti, je ne dis plus rien: je leur fais observer seulement que la Piece me paroissoit trop longue; c'étoit le seul article sur lequel nous étions d'accord, et je l'abrégeai d'un bon tiers, pour me diminuer la peine de les entendre; tout ennuyé que j'en étois, je ne manquai pas d'intervenir aux répétitions successives jusqu'à la derniere au Théâtre.

Le 26 du mois de Décembre, on ouvre à Rome tous les Spectacles à la fois: j'étois tenté de ne pas y aller; mais M. le Comte m'avoit destiné une place dans sa loge, et je ne pouvois pas décemment refuser de m'y rendre.

J'y vais; tout étoit éclairé, on étoit prêt à lever la toile, et il y avoit tout au plus cent personnes dans les loges, et trente dans le parterre. J'étois prévenu que le Théâtre de Tordinona étoit celui des Charbonniers et des Matelots, et que, sans le Polichinel, les amateurs des farces ne s'y rendroient pas: je croyois, cependant, qu'un Auteur que l'on avoit fait venir exprès de Venise, exciteroit la curiosité, et attireroit du monde du centre de la ville; mais on connoissoit à Rome mes Acteurs.

On leve la toile; les personnages paroissent, et jouent comme ils avoient répété. Le Public s'impatiente, on demande Polichinel, et la Piece va de mal en pis: je n'en puis plus: je suis prêt à me trouver mal: je demande à M. le Comte la permission de sortir, il me l'accorde de bonne grace, et il m'offre même son carrosse. Je quitte le Théâtre de Tordinona , et je vais rejoindre ma femme qui étoit à celui d'Aliberti.

Ma femme, prévoyant comme moi la chûte de ma Piece, étoit allée à l'Opéra avec la fille de mon hôte; j'entre dans leur loge, et sans que je parle, elles s'apperçoivent, à ma mine, de mon chagrin. Consolez-vous, me dit la demoiselle en riant, cela ne va pas mieux ici; la musique ne plaît pas du tout: pas un air, pas un récitatif, pas une ritournelle agréable. Buranello s'est furieusement oublié cette fois-ci; elle étoit Musicienne, elle pouvoit en juger par elle- même, et on voyoit que tout le monde étoit de son avis.

Le parterre de Rome est terrible: les Abbés décident d'une maniere vigoureuse et bruyante: il n'y a point de gardes, il n'y a point de police; les sifflets, les cris, les risées, les invectives retentissoient de tous les côtés.

Mais aussi, heureux celui qui plait aux petits collets: je vis, dans le même Théâtre, l'Opéra de Ciccio de Mayo , à la premiere représentation. Les applaudissemens étoient de la même violence. Une partie du parterre sortit à la fin du Spectacle, pour reconduire en triomphe le Musicien chez lui, et l'autre resta dans la salle, criant toujours viva Mayo, jusqu'à l'extinction du dernier bout de chandelle.

Que serois-je devenu, si j'eusse resté à Tordinona jusqu'à la fin de ma Piece? Cette réflexion me faisoit trembler. Je vais, le lendemain, chez M. le Comte ***, bien déterminé à ne plus m'exposer à un pareil danger: j'avois affaire à un homme juste et raisonnable; il voyoit lui-même l'impossibilité de tirer parti de ses Comédiens, à moins que de les laisser libres de travailler à leur mode; et voici, en peu de mots, l'arrangement auquel nous fûmes obligés d'avoir recours.

Il fut arrêté que les Napolitains donneroient leurs canevas ordinaires, entremêlés d'Intermedes en musique, dont j'arrangerois les sujets sur des airs parodiés: ce projet fut mis en très-peu de jours en exécution. Nous trouvâmes, chez les Marchands de Musique, les meilleures partitions de mes Opéras Comiques.

Rome est une pepiniere de Chanteurs: nous en trouvâmes deux bons, et six de passables: nous donnâmes, pour premier Intermede, Arcifanfano Re de' Pazzi (le Roi des Fous), musique de Buranello; ce petit Spectacle fit beaucoup de plaisir, et le Théâtre de Tordinona se soutint de maniere que M. le Comte n'y perdit pas beaucoup.

J'avois échoué à Tordinona; c'étoit un chagrin cuisant pour moi; mais je fus dédommagé par les Acteurs de Capranica. Ce Théâtre qui depuis quelques années s'étoit devoué à mes Pieces, donnoit, dans ce tems-là, ma Comédie de Pamela. Cette Piece étoit si bien rendue et elle faisoit tant de plaisir, qu'elle soutint toute seule le Spectacle depuis l'ouverture jusqu'à la clôture, c'est-à-dire, depuis le 26 Décembre jusqu'au Mardi gras.

Toutes les fois que j'y allois, c'étoit un jour de triomphe pour moi. Les Acteurs de Capranica que j'avois comblés d'éloges, parce qu'ils les méritoient, me firent prier de vouloir bien composer une Piece pour leur Spectacle.

Ils n'avoient pas besoin d'une Comédie travaillée pour eux, puisqu'ils étoient les maîtres de celles que tous les ans je faisois imprimer; mais c'étoit une galanterie qu'ils vouloient me faire, en reconnoissance des profits que mes ouvrages leur avoient procurés.

Je consentis à leurs desirs, sans faire semblant de m'appercevoir de leur intention: je demandai s'ils avoient quelque sujet à me donner, qui pût leur être agréable: ils me proposerent la suite de Pamela: je promis qu'ils l'auroient avant mon départ: je leur tins parole, ils en furent contents; et je le fus aussi, par la maniere noble et généreuse dont mes soins furent récompensés.

Cette Comédie se trouve dans le Recueil de mes CEuvres, sous le titre de Pamela maritata (Pamela Mariée).

Une fille sage, avec de l'esprit et de la conduite, ne pouvoit devenir qu'une femme vertueuse et prudente; et Pamela, aimée de son mari, respectée de tout le monde, et dans un état d'opulence, n'avoit rien à desirer et rien à craindre.

Tout cela étoit admirable, mais je ne voyois pas dans sa position la moindre trace qui pût fournir un sujet de Comédie. Je m'étois engagé d'en trouver un, je ne voulois pas donner dans le romanesque, et j'eus recours à la jalousie qui, sans sortir de la classe des passions ordinaires, pouvoit affecter le cœur de Mylord Bonfil, que nous avons vu dans la premiere Piece très-sensible, et sujet aux accès mélancoliques de sa Nation.

Mais Pamela étoit toujours exacte, et le Lord étoit toujours raisonnable. Comment le germe de la discorde pouvoit-il pénétrer dans le sein de ces deux êtres pour les rendre malheureux?

J'avoue que j'eus de la peine à former un nœud qui n'avoit pour base que des apparences trompeuses, et encore plus à les conduire jusqu'au dénouement, sans changer le caractere de mes héros, et sans manquer aux loix de la vraisemblance.

Je me trompois peut-être; mais je crus avoir fait un ouvrage, qui, sans sortir des marches ordinaires de la nature, offroit un sujet fort intéressant et fort délicat.

Je n'ai pas vu jouer cette Piece: je sus qu'elle eut à Rome un succès moins brillant que celui de la précédente Pamela, et je n'en fus pas étonné. Il y avoit plus d'étude et plus de finesse dans la seconde: il y avoit plus d'intérêt et plus de jeu dans la premiere. L'une étoit faite pour le Théâtre, et l'autre pour le cabinet.

Je demande pardon à ceux qui me l'avoient ordonnée, si je manquai leur but. Je leur avois donné le choix du sujet, et je n'ai pas à me reprocher de l'avoir négligé.



CHAPITRE XXXIX

Le Carnaval de Rome. - Course de chevaux Barbes. Embarras de mon hôte. - Amusemens de Carême. Messe Pontificale. - La Cène. - Le Miserere de la Chapelle du Vatican. - La fête de Saint-Pierre et Saint-Paul. - Raisons qui m'ont empêché d'aller à Naples. Ma visite de congé au Saint Père. - Mon départ de Rome.

L'ouverture du Carnaval se fait presque par-tout, en Italie, à la fin de Décembre ou au commencement de janvier; à Rome, ce tems de gaieté ou de folie, marqué par la liberté des masques, ne commence que dans les jours gras; ce n'est que depuis deux heures après-midi jusqu'à cinq, que le masque est toléré; tout le monde, à la nuit tombante, doit marcher à visage découvert; on peut dire que le Carnaval de Rome n'a que vingt-quatre heures de durée, mais ce tems y est bien employé.

On n'a point d'idée du brillant et de la magnificence de ces huit jours: on voit dans toute la longueur du Cours quatre files de voitures richement décorées; les deux latérales ne sont que spectatrices des deux qui roulent dans le milieu; une foule de masques à pied, qui ne sont pas des gens du peuple, courent sur les trottoirs, chantent, font des singeries et des lazzis fort adroits, et lancent dans les voitures des boisseaux de dragées qui leur sont rendues avec profusion, de sorte que le soir on ne marche plus que sur de la farine sucrée.

On fait dans ces mêmes jours et dans ce même endroit la course des chevaux Barbes, dont le vainqueur gagne une piece d'étole d'or ou d'argent; ces chevaux libres et sans guide, dressés à la course, irrités par des pointes de fer qui les piquent, et animés par les cris et par les claquemens du peuple, partent du Palais de Saint-Marc, et sont arrêtés à la porte de la Ville où l'on adjuge le prix au premier arrivé.

J'avois la commodité de jouir de cette vue charmante sans sortir de ma chambre, mais mon hôte m'avoit destiné un balcon dans la salle de son appartement, et il avoit affiché un écriteau en grandes lettres où se lisoient ces mots: Balcon pour M. l'Avocat Goldoni.

Il n'y avoit que huit croisées, et l'Abbé *** avoit invité soixante personnes; le monde qui arrivoit ne prenoit pas garde au placard, chacun tâchoit de se placer le premier, et mon pauvre Abbé étoit très-embarrassé pour me garder une place; je pouvois aller dans ma chambre avec sa femme et la mienne; point du tout, il me vouloit dans la salle; j'arrive, tout étoit plein; on s'arrange, et je suis placé; mais des Dames surviennent, il faut leur donner la préférence; je sors avec les autres et je reste sans place.

L'Abbé outré, furieux, me prend par le bras, il me traîne dans la chambre, fait sortir sa femme et sa fille, me pousse par force sur le davant du balcon, se met à côté de moi, y reste toujours en me faisant remarquer les voitures des Princes, des Princesses et des Cardinaux dont il connoissoit les Cochers, et me nomme les chevaux dont il distinguoit les devises.

La fête finie, l'embarras de mon Abbé devient plus considérable; le monde qui étoit chez lui ne s'en alloit pas; il en avoit prié beaucoup à souper, et il ne souvenoit ni du nom, ni du nombre des personnes qu'il avoit invitées.

Il y avoit dans cette société des amateurs de musique; on arrange un concert, on joue, on chante, tout cela va bien, mais personne ne s'en va; comment faire?

Le pauvre Abbé vient à moi, il étoit tremblant, il me consulte sur son embarras; rien, mon ami, lui dis-je; vous avez fait la sottise, il faut la boire; mais nous sommes, dit-il, quarante, cinquante... Courage, lui dis-je encore, mon cher Abbé, courage; envoyez chercher des violons, dressez un petit buffet à la hâte, faites danser tout ce monde-là, et tirez-vous d'affaire comme vous pourrez; il trouve mon avis bon; le bal fut donné; les rafraîchissemens furent suffisans, la nuit fut brillante, et tout le monde partit content.

Nous touchions à la fin du Carnaval, et nous passâmes ces derniers jours de gaieté chez les uns et les autres fort agréablement: le Carême arrive, on change de décoration, mais on ne s'amuse pas moins; on trouve par-tout de la musique et des tables de jeu; parmi les jeux de coimmerce, c'est la Mouche que l'on appelle la Bête, qui est le plus en usage; je remarquai une politesse envers les femmes que je n'ai pas vue ailleurs; si la dame est en danger d'être à la bête, il faut lui donner le coup de grace, il faut jouer une petite carte pour lui éviter ce désagrément.

Tous les plaisirs dont j'avois joui jusqu'à ces tems-là à Rome, n'étoient rien en comparaison de ceux que j'éprouvai dans la Semaine Sainte. C'est dans ces jours consacrés à la piété que l'on s'apperçoit de la majesté du Pontife et de la grandeur de la Religion.

Rien de si magnifique, rien de si imposant que la célébration d'une Messe Pontificale dans la Basilique du Vatican: le Pape y figure en Souverain, avec une pompe et un appareil qui concilient la dévotion et l'admiration; tous les Cardinaux qui sont les Princes de l'Eglise, et les héritiers présomptifs du Trône, y assistent; le Temple est immense, et le cortege l'est aussi.

La Cérémonie de la Cene ne me parut pas moins majestueuse: on voit par-tout laver les pieds à des pauvres qui figurent les Apôtres; mais cette Thiare à triple couronne, et ces Bonnets rouges, cette Hiérarchie d'Evêques et de Patriarches, surprennent et frappent l'imagination.

Un autre Spectacle pieux que j'admirai dans cette Eglise, me parut aussi agréable qu'étonnant, c'étoit le Miserere du Vendredi Saint. Vous entrez à Saint-Pierre de Rome; la distance qu'il y a du Portail au Maître-Autel, ne vous laisse pas appercevoir s'il y a du monde ou s'il n'y en a pas; quand vous êtes à portée de voir et d'entendre, vous voyez une assemblée très-nombreuse de Musiciens en soutane et en petit collet, et vous croyez entendre tous les instrumens possibles pendant qu'il n'y en a pas un seul.

Je ne suis pas Musicien, je ne saurois vous expliquer cette variété, cette gradation de voix dans les mêmes accords qui produisent cette illusion, mais tous les Compositeurs doivent connoître ce chef-d'œuvre de l'art.

Je restai à Rome jusqu'à la fête de Saint-Pierre et Saint-Paul; je vis tout ce qui me restoit à voir à la ville et à la campagne. J'avois grande envie d'aller à Naples; j'étois presque à la porte, j'eus même des occasions pour y aller sans qu'il m'en coûtât une obole; mais voici les raisons qui m'empêcherent de me satisfaire.

Lorsque je devois partir de Venise pour Rome, je fis part de mon projet au Ministre de Parme, qui me procura l'agrément de Son Altesse Royale, et m'envoya des lettres de recommandation pour l'Ambassadeur d'Espagne.

J'écrivis au même Ministre pour aller à Naples. Point de réponse. Je réitérai mes instances, même désagrément; je savois que dans ce tems-là la Cour de Parme n'étoit pas en bonne intelligence avec celle de Naples; j'interprétai le silence du Ministre comme un refus du Prince, et je ne voulus pas risquer de perdre, pour une partie de plaisir, la bienveillance de mon protecteur et de mon maître.

Je vis donc à Rome la veille de Saint-Pierre cette immense coupole éclairée, cette fameuse girandole qui ressemble à un torrent de feu lancé dans l'air par la violence des volcans, et la cérémonie de la haquenée, présentée au Saint Pere par le Connétable Colonna, au nom du Roi de Naples.

L'air de Rome commençoit à devenir dangereux. Les Romains le craignent eux-mêmes, et la ville est déserte depuis le mois de Juillet jusqu'à celui d'Octobre.

Je quittai Rome le deuxieme jour du mois d'Août, au grand regret de mon hôte, qui m'avoit toujours comblé de politesses; il ne cessa pas de m'écrire et de m'envoyer tous les ans l'Almanach de Rome jusqu'à sa derniere maladie.



CHAPITRE XL

Mes Comédies nouvelles données à Venise pendant mon absence. - La Femme adroite, Piece en cinq Actes et en vers. - Son heureux succès. - L'Esprit de contradiction, Piece en cinq Actes et en vers. - Quelques mots sur le même sujet traité par Dufreny. - La Femme seule, Piece en cinq Actes et en vers. - Le secret de cette Comédie. - Son succès. - La Bonne Mere, Piece en trois Actes, en prose. - Son peu de succès. - Les Femmes gaies, Piece Vénitienne, en cinq Actes et en vers. - Son brillant succès.

Retournant dans ma Patrie, je pris la route de la Toscane, et je traversai avec un plaisir infini ce pays délicieux, qui, pendant quatre années consécutives, m'avoit agréablement occupé.

Je revis presque tous mes anciens amis; je me détournai un peu de mon chemin pour revoir Pise, Livourne et Luque. Je commençois à faire mes adieux à l'Italie, sans savoir encore que je devois la quitter pour toujours.

Arrivé à Venise, je n'eus rien de plus pressé que de m'informer du succès de mes nouvelles Pieces, que pendant mon absence l'on y avoit jouées.

J'en avois reçu à Rome quelques notices, mais il y en avoit de contradictoires, et aucune de détaillées.

La Sposa sagace (la Femme adroite) étoit la premiere que l'on y avoit donnée. C'étoit une Comédie que j'avois travaillée avec soin, et je fus bien aise de savoir qu'elle avoit répondu à mon desir.

La Sposa, en Italien, ne veut pas toujours dire une femme mariée. Une fille promise en mariage, que l'on dit, en France, la prétendue ou la future, s'appelle l'épouse à Venise.

Celle dont il s'agit dans ma Piece, n'est véritablement ni épouse ni mariée; mais elle se croit l'une et l'autre par un engagement clandestin qu'elle a contracté.

Donna Barbara qui est la Demoiselle en question, a le malheur d'avoir affaire à un pere foible et à une belle-mere injuste. L'un n'écoute pas les plaintes de sa fille, l'autre la met au désespoir: la jeune personne a un Officier pour amant qui doit partir incessamment. Elle craint de le perdre; elle accepte un contrat de mariage en secret, elle le signe aussi; deux domestiques signent comme témoins, et elle se croit mariée.

Il n'est pas question de savoir si cet engagement est bon ou mauvais; mais le Militaire étant de la société de la belle-mere, doit fréquenter la maison, cacher son inclination et son titre, et être en même-tems l'amoureux de l'une, et le cicisbé de l'autre.

Ce sujet doit paroitre dangereux, mais il ne l'est pas; les situations sont bien ménagées, et la Demoiselle soutient son rôle sans compromettre son honneur, ni sa délicatesse. Elle parvient, enfin, à gagner son pere, et la Piece finit par le mariage des deux amans, et par la désolation de la marâtre, qui devient le jouet de la société.

La Piece étoit fort gaie, fort amusante, et on m'assura que son succès avoit été très-brillant.

Celle que l'on avoit fait succéder à la Sposa sagace étoit Lo Spirito di contradizione (l'Esprit de contradiction).

Je n'avois pas à Venise cette collection d'Auteurs François, qui font aujourd'hui l'ornement le plus intéressant de ma petite bibliotheque. Je ne connoissois pas l'Esprit de contradiction de Dufreny; mais comme ce vice est un des plus incommodes pour la société, je ne pouvois pas l'oublier.

J'ai vu jouer à Paris la Piece de l'Auteur François; je l'ai lue et confrontée depuis avec la mienne; nous avons traité l'un et l'autre ce même sujet, mais nos moyens ne se ressemblent pas.

Celle de Dufreny n'est qu'un Acte en prose. La mienne est en cinq Actes, en vers, et je crois, si je ne me trompe pas, qu'il y a dans celle-là plus d'art que de nature, et dans la mienne plus de nature que d'art. Je voudrois que mon Lecteur fut en état de les confronter; il verroit, peut-être, que je n'ai pas tort.

Allons à la troisieme Piece donnée à Venise pendant que j'étois à Rome: c'étoit la Donna sola (la Femme seule).

Madama Bresciani qui jouoit les premiers rôles, et qui jouissoit d'une considération qu'elle méritoit à tous égards, n'étoit pas sans défaut. Elle étoit jalouse de ses camarades, et ne pouvoit pas souffrir qu'une autre Actrice fut applaudie.

Ce ridicule de Madame Bresciani me déplaisoit, me gênoit, et j'étois dans l'habitude de punir doucement mes Acteurs, quand ils me causoient du chagrin.

Je composai une Piece où il n'y avoit qu'une femme, et je voulois dire par le titre et par le sujet à Madame Bresciani: Vous voudriez être seule; vous voilà contente.

Elle avoit de l'esprit; elle n'en fut pas la dupe, mais elle trouva la Piece à son gré; elle s'y prêta de bonne grace et avec intérêt. L'Actrice fit beaucoup de plaisir, et la Piece eut beaucoup de succès.

Voilà trois Comédies qui avoient bien réussi; mais la quatrieme, la Buona Madre (la Bonne Mere), n'eut pas le même bonheur. J'avois fait dans les années précédentes la Bonne Fille, la Bonne Femme, la Bonne Famille; la bonté ne peut jamais déplaire, mais le Public s'ennuie de tout, et quoique le sujet soit varié, il n'aime pas la répétition des mêmes motifs, ou la ressemblance des caracteres.

La Bonne Mere ne fut ni méprisée, ni applaudie: on l'écouta froidement, et elle n'eut que quatre représentations. Voilà une Piece honnête qui est tombée très-honnetement.

La derniere qui avoit fait la clôture du carnaval de l'anné 1758, réussit de maniere qu'on m'accabla de lettres, d'éloges et de détails qui ne finissoient pas. J'eus pendant trois couriers consécutifs de quoi lire et de quoi m'amuser.

Le Morbinose étoit le titre de cette heureuse Comédie. J'avois donné l'année précédente à Venise i Morbinosi, dont j'ai rendu compte dans le Chapitre XXXV. J'ai expliqué dans cette occasion le terme Vénitien Morbinosi. C'est ici le féminin qui peut être employé comme substantif et comme adjectif; et le Morbinose, en langage Vénitien, n'est pas autre chose que les femmes gaies dans la langue Françoise.

Le lieu de la scene est à Venise, et les personnages sont tous Vénitiens, à la réserve d'un seul étranger, qui, par son langage Toscan, et par les habitudes qu'il a contractées chez lui, fait contraste avec l'idiôme et avec les mœurs de la Nation Vénitienne.

Cet étranger, appellé M. Ferdinand, étant recommandé à de bons Bourgeois de Venise, y a fait des connoissances.

Il est très-bien reçu dans les sociétés; mais les femmes de ce pays qui font le principal agrément de la gaieté nationale, trouvent le Toscan empesé, maniéré, et se moquent un peu de lui; elles profitent du carnaval, et lui jouent des tours, rien que pour amollir sa froideur naturelle, et lui donner le ton et l'aisance Vénitienne, et elles y parviennent si bien, que M. Ferdinand devient amoureux d'une de ces Demoiselles, se marie avec elle, et s'établit pour toujours à Venise.

Je faisois ma cour aux femmes de mon pays, mais j'agissois pour mon intérêt en même-tems; car, pour plaire au Public, il faut commencer par flatter les Dames.



CHAPITRE XLI

Mon retour à Venise. - Je n'avois rien fait pour l'ouverture de mon Théâtre. - Facilité acquise par l'expérience. - Les Amoureux, Piece en trois Actes et en prose. - Quelques mots sur cet Ouvrage. - Son succès. - La Maison Neuve, Comédie Vénitienne en trois Actes, en prose.- Son abrégé.- Son brillant succès.

A peine avois-je eu le tems de me reposer, que je dus me mettre au travail: j'arrivai le premier jour de Septembre; on devoit faire l'ouverture des Spectacles le 4 du mois suivant, et je n'avois rien de fait.

J'avois trouvé à Rome des distractions trop agréables pour que j'eusse le tems de m'occuper; tout laborieux que j'étois, j'ai toujours aimé le plaisir; et sans perdre de vue mes engagemens, je profitois des momens de liberté que je pouvois me donner; je me connoissois beaucoup de facilité, et je travaillois avec plus d'ardeur quand j'étois pressé de finir.

Il faut dire aussi que le tems, l'expérience et l'habitude m'avoient tellement familiarisé avec l'art de la Comédie, que, les sujets imaginés et les caracteres choisis, le reste n'étoit plus pour moi qu'une routine.

Je faisois autrefois quatre opérations avant que de parvenir à la construction et à la correction d'une Piece.

Premiere opération: le plan avec la division des trois parties principales, l'exposition, l'intrigue et le dénouement.

Seconde opération: le partage de l'action en actes et en scenes.

Troisieme: le dialogue des scenes les plus intéressantes.

Quatrieme: le dialogue général de la totalité de la Piece.

Il m'étoit arrivé souvent que, parvenu à cette derniere operation, j'avois changé tout ce que j'avois fait dans la seconde et dans la troisieme; car les idées se succedent; une scene produit l'autre; un mot trouvé par hasard fournit une pensée nouvelle, et je suis parvenu au bout de quelque tems à réduire les quatre opérations à une seule; ayant le plan et les trois divisions dans ma tête, je commence tout de suite, Acte premier, Scene premiere; je vais jusqu'à la fin, toujours d'après la maxime que toutes les lignes doivent aboutir au point fixé; c'est-à-dire, au dénouement de l'action, qui est la partie principale pour laquelle il semble que toutes les machines soient préparées.

Je me suis rarement trompé dans mes dénouemens; je puis le dire hardiment puisque tout le monde l'a dit, et la chose ne me paroît pas même difficile: il est très-aisé d'avoir un dénouement heureux quand on l'a bien préparé au commencement de la Piece, et qu'on ne l'a jamais perdu de vue dans lé courant du travail.

Je commençai donc, et je finis en quinze jours une Comédie en trois Actes en prose, intitulée Gl'Innamorati (les Amoureux). Le titre ne promettoit rien de nouveau, car il est peu de Pieces sans amour; mais je n'en connois aucune dont les amoureux soient de la trempe de ceux que j'ai employés dans celle-ci; et l'amour seroit le fléau le plus redoutable de la terre, s'il rendoit les amans aussi furieux, aussi malheureux que le sont les deux sujets principaux de ma Comédie.

J'en connoissois cependant les originaux; je les avois vus à Rome, j'avois été l'ami et le confident de l'un et de l'autre: j'avois été le témoin de leur passion, de leur tendresse, souvent de leurs accès de fureur et de leurs transports ridicules.

J'avois entendu plus d'une fois leurs querelles, leurs cris, leurs désespoirs, les mouchoirs déchirés, les glaces brisées, les couteaux tirés. Mes amoureux sont outrés, mais ils ne sont pas moins vrais; il y a plus de verité que de vraisemblance dans cet ouvrage, je l'avoue; mais d'après la certitude du fait, je crus en pouvoir tirer un tableau qui faisoit rire les uns et effrayoit les autres.

En France un pareil sujet n'auroit pas été supportable; en Italie on le trouva un peu chargé, et j'entendis plusieurs personnes de ma connoissance se vanter d'avoir été à-peu-près dans le même cas; je n'eus donc pas tort de peindre en grand les folies de l'amour dans un pays où le climat échauffe les cœurs et les têtes plus que par-tout ailleurs.

A cette Piece qui avoit eu plus de succès que je n'avois cru, j'en fis succéder une qui la surpassa de beaucoup, intitulée la Casa Nova (la Maison Neuve), Comédie Vénitienne; je venois de changer de logement, et comme je cherchois par-tout des argumens de Comédies, j'en trouvai un dans les embarras de mon déménagement: ce n'est pas de mon particulier que je tirai le sujet de ma Piece, mais la circonstance me fournit le titre, et l'imagination fit le reste.

La scene s'ouvre par des Tapissiers, des Peintres, des Menuisiers qui travaillent à l'appartement: une Femme-de- charge des nouveaux Locataires vient par ordre de ses Maitres gronder les Ouvriers qui ne finissent pas; je lui fais dire tout ce que j'avois dit moi-même à mes Ouvriers, et leurs mauvaises raisons sont à-peu-près les mêmes qui m'avoient impatienté pendant deux mois.

Lucietta, qui est une bavarde achevée, après avoir rempli sa commission, s'amuse avec le Tapissier, fait le portrait de son Maître et de ses Maîtresses, et le Public est agréablement instruit de l'argument de la Piece et des caracteres des personnages.

Anzoletto qui est le nouveau Locataire, est un jeune homme de très-bonne famille; il n'a ni pere, ni mere; il n'a qu'une sœur à marier qui demeure avec lui; il a du bien, mais il est dérangé, et il vient d'épouser une Demoiselle sans fortune avec beaucoup de prétentions et beaucoup de coquetterie.

Mademoiselle Ménéghina, sœur d'Anzoletto, a un amoureux appellé Lorenzin. Il demeuroit vis-à-vis la maison que Ménéghina venoit de quitter: ils sont fachés l'un et l'autre de se voir éloignés, mais Lorenzin est le cousin- germain des deux sœurs qui occupent le second étage, et ne perd pas l'espérance de revoir sa Maîtresse.

Madame Cécile qui est la mariée, et qui avoit choisi l'appartement, y vient avec un Comte étranger qui soutient auprès d'elle la charge honorable de cicisbé: Mademoiselle Ménéghina l'avoit devancée, et étoit très-mécontente de la chambre qu'on lui avoit destinée.

En Italie les derniers arrivés sont les premiers visités; par cette raison, les deux sœurs du second font demander la permission d'aller faire leur visite à celles du premier: celles-ci sont embarrassées; chacune voudroit être visitée particulierement; d'ailleurs l'appartement n'est pas arrangé; elles font dire qu'il n'y a personne, et la visite est faite.

La Demoiselle d'en-bas n'a rien de plus pressé que d'aller rendre la visite à ses voisines, et elle y va sans en faire part à sa belle-sœur; elle est très-bien reçue; beaucoup de cérémonies de part et d'autre; elles sont toutes des Illustrissimes, et les titres ne sont pas ménagés.

Les deux sœurs du second, dont la premiere étoit mariée, connoissoient déjà l'inclination de leur cousin pour Mademoiselle Ménéghina; quand celle-ci se fit annoncer, Lorenzin étoit chez elles, et elles le firent cacher dans un cabinet pour se ménager le plaisir d'une surprise agréable; au moment qu'elles sont décidées de faire venir le jeune homme, on annonce Madame Cécile qui monte; Lorenzin reste toujours dans le cabinet, et Ménéghina l'ignore encore.

Cécile gronde sa belle-sœur pour avoir monté chez ces Dames sans la prévenir; Ménéghina a fait sa visite et s en va.

La conversation des trois Dames qui restent, est fort comique. Il y a un mélange de hauteur et de petitesse, de prétentions et de bavardage, et sur-tout de l'indiscrétion de la part de Cécile sur le compte de sa belle-sœur.

Les deux sœurs s'en amusent, et demandent pourquoi M. Anzoletto ne marie pas Mademoiselle Ménéghina. Cécile, toujours prête à en dire plus de mal que de bien, répond qu'elle avoit un amant vis-à-vis ses fenêtres dans la maison qu'elle venoit de quitter, que c'étoit un mauvais sujet, et elle le nomme. Les deux sœurs prennent le parti de leur cousin; la conversation finit mal; les voilà brouillées, et Lorenzin qui avoit tout entendu, veut faire tomber sa colere sur le mari de Cécile.

Mais il y a bien pis pour le pauvre Anzoletto. Le propriétaire de la vieille maison a fait saisir les gros meubles faute de paiement des loyers, et les fournisseurs de la maison neuve menacent d'en faire autant.

Anzoletto est très-embarrassé; il a recours au Comte; il voudroit lui emprunter de l'argent; mais le cicisbé de la femme n'est pas le complaisant du mari.

Tout est en désordre dans l'appartement du premier, et c'est au second que l'on travaille à l'arrangement.

Anzoletto a un oncle fort riche, mais très-dégoûté de la conduite de son neveu. Cet oncle, appellé M. Christophe, est un ancien ami du mari de la sœur aînée du second appartement. Celle-ci l'envoie chercher, lui fait part de l'inclination de Lorenzin pour Mademoiselle Ménéghina. Christophe est un peu farouche, mais il a le cœur bon; il aime sa niece, il consent à la marier; et aux sollicitations de la femme de son ami, se laisse fléchir en faveur d'Anzoletto. Il paye ses dettes, se raccommode avec son neveu, mais à condition que lui et son épouse changeront de conduite. Voilà le germe du Bourru bienfaisant.

La Casa Nova fut extrêmement goûtée, elle fit la clôture de l'automne, et elle s'est toujours soutenue dans la classe de ces Pieces qui plaisent constamment, et qui paroissent toujours nouvelles au Théâtre.



CHAPITRE XLII

La Femme Capricieuse, Comédie en cinq Actes et en vers. - Son succès. - Les Disputes du Peuple de la ville de Chiozza, Comédie en trois Actes, en prose. Son brillant succès. - Projet de mon Edition de Pasquali. - Lettre d'un Auteur François.

La Donna stravagante (la Femme capricieuse) fit l'ouverture du Carnaval de l'année 1760.

Le caractere principal de la Piece étoit si méchant, que les femmes n'auroient pas souffert qu'on le crût d'après nature, et je fus forcé de dire que c'étoit un sujet de pure invention.

Donna Livia est l'aînée de deux sœurs qui, ayant perdu pere et mere, vivent sous la conduite du Chevalier Riccardo, leur oncle paternel. Donna Rosa, qui est la cadette, est douce, raisonnable autant que sa sœur est fiere, emportée, volontaire, et c'est la bonté de l'une qui sert d'opposition à la méchanceté de l'autre.

Donna Livia est jalouse de sa sœur; elle fait souffrir mort et martyre à un amant qui l'adore; elle traite rudement sa cadette, qui n'a point d'inclination ni de volonté, et donne, par ses extravagances, beaucoup d'embarras et de chagrin au Chevalier, qui ne s'occupe que du bonheur de ses nieces.

Cet oncle, aussi tendre que sage, voudroit les établir; il interroge l'ainée sur le choix de son état. Donna Livia qui craint mal-à-propos une rivale dans sa sœur, veut, pour s'en assurer, que celle-ci soit la premiere à parler. Cela n'est pas juste, dit le Chevalier, vous devez parler la premiere: c'est égal, dit Donna Livia, je cede à Rose la préférence; c'est mon plaisir, je le veux. Vous le voulez, reprend le Chevalier avec humeur; eh bien, vous serez satisfaite; Donna Rosa parlera la premiere.

Plusieurs partis se présentent pour cette Demoiselle, qui est la moins jolie, mais la plus raisonnable. Donna Livia réclame alors ses droits, et ses extravagances sont si nombreuses, qu'elle en fournit assez pour remplir une Comédie en cinq actes, et elle finit par épouser, en secret, cet amant qui avoit tant souffert, et que son oncle lui même lui avoit proposé.

Cette Piece eut assez de succès, et elle étoit faite pour en avoir un plus marqué; mais Madame Bresciani qui, de son naturel, étoit un peu capricieuse, crut se voir jouée elle-même, et sa mauvaise humeur affoiblit le succès de l'ouvrage.

Je réparai bien vite les torts que j'avois vis-à-vis cette Actrice excellente. Je composai une Piece Vénitienne, intitulée le Baruffe Chiozzote (les Disputes du Peuple de la ville de Chiozza). Cette Comédie populaire et poissarde fit un effet admirable. Madame Bresciani, malgré son accent Toscan, avoit si bien saisi les manieres et la prononciation Vénitienne, qu'elle faisoit autant de plaisir dans les Pieces de haut-Comique que dans celles du plus bas.

Je ne donnerai pas l'extrait de cet Ouvrage dont le fond n'est rien, et dont le tableau d'après nature fit tout le succès.

J'avois été à Chiozza, dans ma jeunesse, en qualité de Coadjuteur du Chancelier-Criminel, emploi qui revient à celui de Substitut du Lieutenant-Criminel; j'avois eu affaire à cette population nombreuse et tumultueuse de pêcheurs, de matelots et de femmelettes, qui n'ont d'autre salle de compagnie que la rue: je connoissois leurs mœurs, leur langage singulier, leur gaieté et leur malice; j'étois en état de les peindre, et la Capitale, qui n'est qu'à huit lieues de distance de cette ville, connoissoit parfaitement mes originaux; la Piece eut un succès des plus brillans, et elle fit la clôture du Carnaval.

Le jour des Cendres suivant, je me trouvai à un de ces soupers en maigre, par où nos gourmands de Venise commencent leurs collations de Carême. Il y avoit tout ce que la mer Adriatique et le lac de Garda peuvent fournir en poissons.

La conversation tomba sur les Spectacles, et la modestie de l'Auteur, qui étoit un des convives, ne fut pas ménagée: j'étois ennuyé de toujours entendre les mêmes propos; et pour détourner les complimens et les éloges qui ne finissoient pas, je fis part à la société d'un nouveau projet que je venois de concevoir. Les vins et les liqueurs avoient égayé les esprit; mais on fit silence, et l'on m'écouta avec assez d'attention.

C'étoit d'une nouvelle Edition de mon Théâtre que je voulois les entretenir: je tâchai d'être court: j'en dis assez cependant pour faire comprendre mon intention.

On m'applaudit, on m'encouragea, on fit venir du papier et de l'encre. L'assemblée étoit composée de dix-huit personnes, sans me compter; on dressa sur-le-champ un billet de souscription, chacun souscrit pour dix exemplaires; je fis, d'un coup de filet, cent quatre-vingt souscriptions.

Voilà l'origine de mon Edition de Pasquali; j'en ai assez parlé dans la Préface de ces Mémoires, je n'en fatiguerai pas mon Lecteur davantage: j'aime mieux lui faire part d'une lettre que je reçus quelques jours après, datée de Ferney.

Vous croyez peut-être que c'étoit de M. de Voltaire? Vous vous trompez: j'en ai reçu plusieurs de ce grand homme, de cet homme unique, mais je n'avois pas l'honneur, dans ce tems-là, d'être en correspondance avec lui.

La lettre dont je vous parle étoit signée Poinsinet; je ne le connoissois pas, mais il s'annonçoit comme Auteur. Il me parloit de quelques Pieces qu'il avoit données à l'Opéra-Comique, à Paris; il étoit à Ferney, chez son ami , qui l'avoit chargé de me dire bien des choses de sa part, et il me prioit de lui adresser ma réponse à Paris.

Ce qui l'avoit engagé à m'écrire étoit le projet qu'il avoit formé de traduire en François tout mon Théâtre Italien; il me demandoit tout franchement, et sans beaucoup de cérémonies, les manuscrits de mes Pieces qui n'étoient pas encore imprimées, et les anecdotes qui pouvoient me regarder. Je me crus honoré d'abord qu'un Auteur François voulût bien s'occuper de mes ouvrages; mais je trouvois ses demandes un peu trop prématurées; et ne connoissant pas la personne, je lui répondis d'une maniere honnête, mais suffisante, pour le détourner de son entreprise.

Je prévins M. Poinsinet que je venois d'entreprendre une nouvelle Edition avec des corrections et des changemens, et que d'ailleurs mes Pieces étoient remplies des différens patois d'Italie, qui rendoient la traduction de mon Théâtre presqu'impossible pour un étranger.

Je croyois en avoir assez dit: point du tout, voici une seconde lettre du même Auteur, datée de Paris: J'attendrai, Monsieur, les changemens et les corrections que vous vous proposez de faire dans votre nouvelle Edition. A l'égard des différens patois Italiens, soyez tranquille; j'ai un domestique qui a parcouru l'Italie, il les connoît tous, il est en état de m'en expliquer la valeur, et vous en serez content.

Cette proposition me choqua infiniment: je crus que l'Auteur François se moquoit de moi: je vais sur-le-champ chez M. le Comte de Baschi, Ambassadeur de France à Venise; je lui fais part des deux lettres de M. Poinsinet, et je lui demande quel étoit l'homme qui m'écrivoit.

Je ne me souviens pas de ce que son Excellence me dit à l'égard de M. Poinsinet, mais il me remit dans le même instant une lettre qu'il venoit de recevoir avec les dépêches de sa Coure. C'étoit une nouvelle très-agréable pour moi, et j'en rendrai compte dans le Chapitre suivant.



CHAPITRE XLIII

Contenu de la lettre que je venois de recevoir de Paris. - Je suis appellé dans cette ville. - L'Ambassadeur de France a des ordres pour me faire partir. - Mes réflexions. - Je suis forcé de quitter ma Patrie. - Mes dernieres Pieces pour Venise. - Théodore-le-Grognard, Comédie Vénitienne en trois Actes et en prose. - Abrégé de la Piece. - Son brillant succès.

La lettre que m'avoit remise M. l'Ambassadeur de France, venoit de M. Zanuzzi, premier Amoureux de la Comédie Italienne à Paris. Cet homme, estimable par ses mœurs et par son talent, avoit apporté en France le manuscrit de ma Comédie, intitulée l'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. Il avoit présenté cette Piece à ses camarades qui l'avoient trouvée bonne: on l'avoit jouée; elle avoit fait le plus grand plaisir, elle avoit confirmé, disoit-il, cette réputation dont mes Ouvrages jouissoient en France depuis long-tems, et ma personne y étoit desirée.

M. Zanuzzi, en conséquence de ce préliminaire, étoit chargé par les premiers Gentilshommes de la Chambre du Roi, et Ordonnateurs des Spectacles de Sa Majesté, de me proposer un engagement de deux ans, avec des appointemens honorables.

M. le Comte de Baschi me fit voir en même-tems l'empressement de M. le Duc d'Aumont, premier Gentilhomme de la Chambre, en exercice, pour me faire partir; en y ajoutant, que s'il y avoit quelque difficulté, il enverroit des Lettres en forme, pour me demander au Gouvernement de la République.

Il y avoit long-tems que je desirois de voir Paris, et j'étois tenté d'abord de répondre affirmativement; mais j'avois des ménagemens à garder, et je demandai du tems pour me déterminer.

J'étois Pensionnaire du Duc de Parme, et j'avois un engagement à Venise; il falloit demander la permission au Prince, et obtenir l'agrément du noble Vénitien, propriétaire du Théâtre Saint-Luc. L'un et l'autre ne me paroissoient pas difficiles; mais j'aimois ma Patrie, j'y étois chéri, fêté, applaudi; les critiques contre moi avoient cessé, je jouissois d'une tranquillité charmante.

Ce n'étoit que pour deux années qu'on m'appelloit en France; mais je voyois de loin qu'une fois expatrié, j'aurois de la peine à revenir; mon état étoit précaire, il falloit le soutenir par des travaux pénibles et assidus, et je craignois les tristes jours de la vieillesse, où les forces diminuent, et les besoins augmentent.

Je parlai à mes amis et à mes protecteurs à Venise; je leur fis voir que je ne regardois pas le voyage de France comme une partie de plaisir, mais que la raison m'y forçoit, pour tâcher de m'assurer un état.

J'ajoutai à ces personnes qui paroissoient me desirer à Venise, qu'en ma qualité d'Avocat, je pouvois prétendre à toutes sortes d'emplois, et même aux charges de la Magistrature, et je finis ma harangue avec la déclaration, autant sincere que décisive, que si on vouloit m'assurer un état à Venise, soit à titre d'emploi, soit à titre de pension, je préférois ma Patrie à tout le reste de l'Univers.

Je fus écouté avec attention et avec intérêt. On trouva mes réflexions justes, et mon procédé honnête; tout le monde se chargea de chercher les moyens de me satisfaire. On tint plusieurs assemblées sur mon compte; en voici le résultat.

Dans un Etat Républicain, les graces ne sont accordées que par la pluralité des voix. Il faut que les postulans demandent pendant long-tems avant que d'être ballotés, et à l'égard des pensions, s'il y a concurrence de demandeurs, les arts utiles l'emportent toujours sur les talens agréables. C'en étoit assez pour me déterminer à ne plus y penser.

J'écrivis à Parme; j'eus la permission de partir. Je surmontai avec un peu de peine l'opposition du propriétaire du Théâtre Saint-Luc; et lorsque je me vis en liberté, je donnai ma parole à l'Ambassadeur de France, et j'écrivis en conséquence à M. Zanuzzi à Paris; mais il étoit juste que je donnasse le tems à mes Comédiens, et à leur maître, de se pourvoir d'un Compositeur, et je fixai mon départ de Venise au mois d'Avril de l'année 1761.

Je fis trois Pieces dans cet intervalle, dont la premiere étoit intitulée Todaro Brontolon (Théodore-le- Grognard), Comédie Vénitienne.

Il y eut un vieillard à Venise, je ne sais pas dans quel tems, qui s'appelloit Théodore; il étoit l'homme du monde le plus rude, le plus chagrin et le plus incommode, et il laissa de lui une si bonne réputation, que quand on rencontre à Venise un grondeur, on l'appelle toujours Todaro Brontolon.

J'en connoissois un de ces vieillards de mauvaise humeur, qui faisoit enrager sa famille, et sur-tout sa bru, qui étoit très-jolie et très-aimable, et dont le mari, qui trembloit à la vue de son pere, la rendoit encore plus malheureuse.

Je voulus venger cette brave femme que je voyois très-souvent. Je traçai dans le même tableau le portrait du mari et celui du beau-pere; elle étoit du secret, et elle jouit plus que les autres du succès de la Piece; car les originaux s'étoient reconnus, et elle les vit revenir de la Comédie, l'un furieux, et l'autre humilié.

Voici un abrégé de la fable que j'avois imaginée d'après les caracteres historiques.

Théodore est un riche Négociant, qui tient dans la dépendance la plus dure et la plus humiliante Pellegrin , son fils, et Marcolina, sa bru, qui ne sont pas des enfans; car Zanetta leur fille est à marier.

Ce chef de famille absolu et despotique a chez lui un Commis appellé Desiré, qui est son homme de confiance et son favori, et celui-ci, homme adroit et méchant, s'étant emparé de l'esprit du vieillard, domine dans la maison autant que le maître; il n'est pas moins grondé, il n'est pas moins tracassé par l'homme farouche, mais il sait aussi bien souffrir que voler.

Ce Commis impertinent pousse si loin l'impudence, qu'ayant un fils appelté Nicoletto, il engage Théodore à lui accorder Zanetta sa petite-fille, à l'insu de ses pere et mere.

A ce dernier trait d'autorité abusive du côté du Maître, et d'effronterie du côté du Commis, Marcolina ne peut plus garder le silence; elle est mere, elle est femme, elle échauffe l'indolence de son mari, elle empêche le sacrifice de sa fille, elle fait tant qu'elle découvre au Maître de la maison les friponneries de son bien aimé; elle parvient à le faire chasser; elle engage son époux à se rendre utile à son pere; elle établit sa fille honorablement. Le grondeur avoue que sa bru a de l'esprit, et l'embrasse en grondant.

Cette Piece fit tant de plaisir qu'elle alla jusqu'à la clôture de l'automne de l'année 1760, et je gardai pour l'ouverture du Carnaval de l'année 1761 l'Ecossoise, Comédie qui n'étoit pas de mon invention, mais qui ne me fit pas moins d'honneur.

L'historique de cette Comédie est une anecdote qui me paroît intéressante. Je ne pouvois mieux la faire connoître qu'en donnant ici un extrait de la Préface que je mis à la tête de cet Ouvrage, dans mon Edition de Pasquali: elle formera le sujet du Chapitre suivant.



CHAPITRE XLIV

Extrait de la Préface de l'Ecossoise, Tome XIII de mon Théâtre, Edition de Pasquali.

Ceux qui s'amusent à la lecture des nouvelles du jour, doivent se souvenir que l'année 1750 il parut en Italie, comme par-tout ailleurs, une Comédie Françoise qui avoit pour titre le Café ou l'Ecossoise.

On lisoit dans la Préface de cette Piece, que c'étoit l'Ouvrage de M. Hume, Pasteur de l'Eglise d'Edembourg, capitale de l'Ecosse, mais tout le monde savoit que M. de Voltaire en étoit l'Auteur.

Je fus un des premiers qui l'eut à Venise; l'illustre Patricien Vénitien Andrea Memo, homme savant, homme de goût, et très-versé dans la Littérature, trouva cette Piece charmante, et me l'envoya croyant que je pourrois en faire quelque chose pour mon Théâtre.

Je la lus avec attention, elle me plut infiniment, je la trouvai même de ce genre de compositions théâtrales que j'avois adopté, et l'amour-propre m'attacha encore davantage en voyant que l'Auteur François m'avoit fait l'honneur de me nommer dans son discours préliminaire.

J'eus grande envie de traduire l'Ecossoise pour la faire connoître et la faire goûter à ma Nation; mais en relisant la Piece avec des réflexions relatives à l'objet que je m'étois proposé, je m'apperçus qu'elle ne réussiroit pas telle qu'elle étoit sur les Théâtres d'Italie.

Il est vrai comme dit l'Auteur lui-même, que cet Ouvrage est fait pour plaire dans toutes les langues; car l'on y peint la nature qui est la même par-tout; mais cette nature est différemment modifiée dans les différens climats, et il faut la présenter par-tout avec les mœurs et les habitudes du pays où l'on s'avise de l'imiter.

Mes pieces, par exemple, qui ont été bien reçues en Italie, ne le seroient pas de même en France, et il faudroit y faire des changemens considérables pour en faire passer quelques-unes.

Mais j'avois promis que l'Ecossoise paroîtroit sur le Théâtre Saint-Luc, et regardant l'exacte traduction comme dangereuse, je ne pensai plus qu'à l'imiter; je fis une Piece Italienne d'après le fond, les caracteres et l'intérêt de l'original François.

Le succès de cette Comédie ne pouvoit être ni plus général, ni plus éclatant; nous eûmes, l'Auteur François et moi, chacun notre part au mérite et aux applaudissemens; on dira peut-être qu'il est téméraire à moi de vouloir partager l'honneur de l'Ecossoise pour l'avoir habillée à l'Italienne; ce reproche qui pourroit être fondé sur des considérations respectives, m'oblige à faire part à mes Lecteurs d'une anecdote singuliere arrivée dans la même année au sujet de ce même Ouvrage.

Tous les trois Théâtres de Comédie de Venise le firent paroitre l'un après l'autre: celui de Medebac fut le premier; mais l'Ecossoise étoit cachée sous le titre de la belle Pellerine; Lindane avoit l'air d'une aventuriere: Friport, ce Marin Anglois, grossier par habitude, et généreux par caractere, étoit remplacé par un petit-Maitre Vénitien; le fond de la Piece étoit le même; mais les caracteres étoient changés, et il n'y avoit plus ni noblesse, ni intérêt dans le sujet; la Piece eut le succès qu'elle méritoit; elle fut arrêtée à la troisieme représentation.

Le Théâtre Saint-Samuel avoit aussi son Ecossoise à produire; on y annonce la véritable, la légitime Ecossoise, traduite mot pour mot, trait pour trait, de l'original François; elle tomba rudement à la premiere représentation.

J'avois cédé la place à tout le monde, et la mienne parut la derniere; quel événement heureux pour moi! Elle fut si attentivement écoutée, elle fut si completement applaudie, que si j'avois été susceptible de jalousie, j'aurois été jaloux pour mes Pieces.

La chute des deux précédentes donna plus de relief au succès de la mienne; elle se soutint toujours, et par-tout de même, et elle fut mise à côté de tout ce que j'avois fait de plus agréable dans mes Ouvrages.

On savoit que le fond n'étoit pas de moi, mais l'art et les soins que j'y avois employés pour la rapprocher de nos mœurs et de nos usages, me valurent le mérite de l'invention.

Je ne rendrai pas compte ici de tous les changemens que je crus devoir faire dans l'Ecossoise; ce détail ne pourroit intéresser que les connoisseurs des deux langues, et ceux-ci peuvent se satisfaire plus amplement par la lecture, et par la confrontation de la même Piece dans les deux idiômes.

Mais voici le changement le plus essentiel et le plus propre à frapper les étrangers qui ne connoissent pas l'Italien.

Le Lord Morrai qui forme le nœud, et produit l'intérêt par rapport à l'Héroïne du Drame, ne paroit dans l'Ouvrage françois qu'au troisieme acte de la Piece; et le Spectateur ne fait jusque-là que s'amuser de la méchanceté de Frélon, et du caractere singulier de Friport, et s'intéresse médiocrement aux désastres et à la vertu de Lindane: c'est à la moitié de l'Ouvrage que la passion de deux amans vertueux commence à se montrer dans toute sa vigueur, et c'est trop tard pour les Italiens.

Le Lord paroît au premier acte dans mon Ecossoise Italienne: il découvre dans une scene fort comique et fort agréable qu'il a avec la Femme-de-chambre de Lindane, la condition et l'état de cette étrangere, et la scene qui succede immédiatement après entre l'Anglois et l'Ecossoise met au fait le Spectateur de leur passion et de leurs caracteres; la Piece commence dès lors à intéresser pour la vertu de l'une et l'inclination de l'autre; cette base établie, tout le reste va à merveille.

Je trouvai dans la scene V du deuxieme acte de l'original François une difficulté qui m'arrêta pendant quelques instans: Friport s'adresse à Fabrice pour voir Lindane; Fabrice l'annonce; on voit tout-d'un-coup Friport dans la chambre de l'Ecossoise, et le changement de décoration n'est pas annoncé; dans la Piece imprimée, on lit deux fois de suite scene V, et on ne sait pas pourquoi.

Je n'avois ni le tems, ni le moyen de confronter les différentes éditions: je connoissois la délicatesse des François sur l'unité de lieu: je pris la liberté de faire sortir Lindane de sa chambre pour venir écouter dans la salle un homme qu'elle ne connoissoit pas; mais je le fis d'une maniere raisonnable qui ne pouvoit porter aucune atteinte à la réserve et à la modestie de Lindane.

Elle sait que son pere est aux Indes; on lui annonce un Marin qui a des secrets à lui communiquer; elle se flatte que c'est peut-être un ami de son pere; l'envie d'en avoir des nouvelles l'a déterminée à sortir, et la scene se passe tout naturellement dans un endroit qui est ouvert à tout le monde.

Ce changement fut remarqué particulierement: les Vénitiens crurent que les Comédiens du Théâtre Saint-Samuel s'étoient trompés dans leur traduction: ceux qui avoient lu la Piece imprimée virent que le Traducteur n'avoit pas eu tort; on ne pouvoit pas concevoir comment cette double scene pouvoit s'exécuter à Paris; en attendant que des notices plus sûres vinssent nous éclairer, j'étois bien aise d'avoir contenté mes compatriotes, qui étoient devenus aussi exacts et aussi difficiles que les étrangers.

Je fis dans cette Piece un autre changement bien essentiel et bien nécessaire: Frélon étoit un personnage qui pouvoit faire quelque sensation à Londres et à Paris, et qui n'en auroit fait aucune en Italie, où les journalistes sont rares, et où la police les empêche d'être méchans.

Je remplaçai ce caractere inconnu par un de ces hommes qui n'ont rien à faire, qui fréquentent les cafés pour apprendre les nouvelles du jour, qui les débitent à tort et à travers, et ne pouvant satisfaire leur curiosité ni celle des autres, se vengent par des mensonges, et n'épargnent pas le ridicule et la médisance.

M. de la Cloche étoit méchant par goût, et Frélon paroissoit l'être par vénalité.

Je demande pardon à l'Auteur François d'avoir osé toucher à sa Piece; mais l'expérience a prouvé que sans moi elle n'auroit pas été goûtée en Italie, et cet illustre Poëte qui fait honneur à sa Patrie doit faire cas des applaudissemens de la mienne.



CHAPITRE XLV

La Soirée des jours gras, derniere Piece donnée à Venise avant mon départ, Comédie Vénitienne, en trois Actes et en Prose. - Allégorie de la Pièce. - Son brillant succès. - Cinq Pieces qui forment un petit Théâtre de Société. - L'Homme d'Esprit, la Femme d'Esprit, l'Apatiste, l'Hôtellerie de la Poste, et l'Avare.

Voici la derniere Piece que je donnai à Venise avant mon départ. Una delle ultime sere di carnovale (la Soirée des jours gras), Comédie Vénitienne et allégorique, dans laquelle je faisois mes adieux à ma Patrie.

Zamaria, Fabriquant d'Etoffes, donne une fête a ses confreres, et y invite Anzoletto qui leur fournissoit les desseins. L'assemblée des Fabricans représentoit la Troupe des Comédiens, et le dessinateur c'étoit moi.

Une Brodeuse françoise, appellée Madame Gâteau, se trouve pour des affaires à Venise. Elle connoît Anzoletto; elle aime autant sa personne que ses desseins; elle l'engage, et va l'emmener à Paris; voilà une énigme qui n'étoit pas difficile à deviner.

Les Fabricans apprennent avec douleur l'engagement d'Anzoletto; ils font leur possible pour le retenir; celui-ci les assure que son absence ne passera pas le terme de deux années. Il reçoit les plaintes avec reconnoissance; il répond aux reproches avec fermeté. Anzoletto fait ses complimens et ses remerciemens aux convives, et c'est Goldoni qui les fait au Public.

La Piece eut beaucoup de succès; elle fit la clôture de l'année comique 1761, et la Soirée du Mardi gras fut la plus brillante pour moi, car la Salle retentissoit d'applaudissemens, parmi lesquels on entendoit distinctement crier: Bon voyage: Revenez: N'y manquez pas. J'avoue que j'en étois touché jusqu'aux larmes.

C'est ici où se termine la collection de mes Pieces composées pour le Public à Venise, et c'est ici où la deuxieme partie de ces Mémoires devroit se terminer aussi; mais je ne puis quitter la partie sans rendre compte de Pieces qui se trouvent imprimées dans mon Théâtre.

Ce sont des Comédies que je composai pour M. le Marquis Albergati Capacelli, Sénateur de Bologne. Ces Pieces beaucoup plus courtes que les autres, et avec moins de personnages, forment un petit Théâtre de société: elles sont travaillées avec soin, elles ont très-bien réussi, quelques-unes ont été même jouées sur des Théâtres publics avec succès, et je vais en donner une idée le plus succintement qu'il me sera possible.

Il Cavaliere di spirito (l'Homme d'esprit), Comédie en cinq Actes et en vers: c'est un homme aimable et instruit qui fait les délices de la société. C'étoit le portrait du jeune Sénateur qui jouoit lui-même à ravir le rôle principal de la Piece.

La Donna bizzarra (la Femme bel esprit), Comédie en cinq Actes et en vers: c'est une jeune veuve, jolie, intéressante, qui a du mérite, mais qui est gâtée par la société, et à force de vouloir plaire, se donne des ridicules.

L'Apatista (l'Apatiste), Comédie en cinq Actes et en vers. Le Protagoniste est un homme de sang-froid, toujours calme, toujours égal, qui jouit du bonheur sans transport, qui souffire les désastres sans plaintes, qui, attaqué, se défend sans colere, et finit par se marier sans passion. Je défie qu'aucun Comédien soutienne ce caractere avec tant d'intelligence et de vérité que M. le Marquis Albergati en a marqué dans l'exécution.

L'Osteria della Posta (l'Hôtellerie de la Poste), Comédie en un Acte et en prose. Le sujet de cette petite Piece est historique; l'intrigue en est fort comique, et le dénouement très-heureux. On n'auroit pas beaucoup de peine, je crois, à la traduire en François.

L'Avaro (l'Avare), Comédie en un Acte et en prose. C'est la derniere de cinq Pieces de mon Théâtre de société, et comme le titre marque un de ces caracteres qui sont plus généralement connus, et qui semblent avoir été épuisés par les grands maîtres de l'art, je vais en donner un détail un peu plus étendu.

Don Ambrogio (Ambroise) ouvre la scene faisant tout seul des réflexions sur son état. Il vient de perdre son fils unique; il en est fâché, il sent la voix de la nature; mais l'entretien de ce fils lui coûtoit cher, et il a moins de peine à s'en consoler.

Sa bru l'embarrasse, elle est encore chez lui; il trouve la dépense insupportable, et il voudroit s'en défaire, mais il faudroit rendre la dot, et il ne peut pas s'y résoudre.

La veuve est jeune, et ne manque pas de partis. L'Avare les écoute tous; mais à l'article de la dot, ils sont tous renvoyés. Il soutient qu'il a plus dépensé pour sa belle-fille qu'il n'a reçu par le contrat de son mariage; il fait voir à tout le monde la note des dépenses qu'il a faites pour elle; il a toujours cette note sur lui, il la lit trois ou quatre fois tous les jours, et la tient la nuit sous le chevet de son lit.

Un amant plus adroit que les autres, offre à Don Ambroise d'épouser sa belle-fille sans débourser la dot; il suffit que le beau-pere s'oblige de la donner après sa mort. L'Avare y consent, à condition que le prétendu se charge de le nourrir.

L'amant trouve la proposition ridicule; mais il est amoureux! Il craint de perdre l'occasion d'épouser sa maîtresse. Il craint l'homme sordide, qui menace d'une procédure. Il consent à tout, et le mariage se fait.

C'est une petite Piece; c'est une nouvelle espece d'Avare qui ne vaut pas les autres. Cependant j'y ai mis assez de jeu et assez d'intérêt pour le faire passer, et il eut tout le succès qu'il pouvoit avoir.

J'ai rendu compte des Pieces que j'ai composées en Italie, et qui ont été jouées avant mon départ. Il m'en reste encore une qui n'a pas été représentée, mais qui se trouve imprimée dans le dix-septieme volume de l'Edition de Pasquali, et dans l'onzieme de celle de Turin.

C'est une Comédie en cinq Actes et en vers, intitulée la Pupille, Ouvrage de fantaisie, travaillé à la maniere des anciens, et destiné uniquement à l'impression, afin qu'il y eût dans mon Théâtre des Pieces de tout genre, et une idée du comique de tous les tems.

Le sujet de la Pupille est simple. Point de caracteres, point de complication dans l'intrigue, une marche naturelle sans artifice; mais je tâchai d'animer la sécheresse de l'ancienne Comédie par des scenes équivoques, qui augmentent l'intérêt et donnent de la suspension.

La catastrophe n'est pas neuve: c'est un Tuteur qui est amoureux de sa Pupille. Il découvre en elle sa fille unique, et devient le beau-pere de celui qui avoit été son rival.

Le style dont je me suis servi n'est pas celui de mes autres Pieces; je me suis rapproché un peu plus des Ecrivains du bon siecle; et à l'égard de la versification, j'ai imité celle de l'Arioste dans ses Comédies.



CHAPITRE XLVI

Mon départ de Venise. - Je tombe malade à Bologne. - Présentations de mes volumes à la Cour de Parme et à celle de la Landgrave d'Armstadt. - Vue de nos parens à Gênes. - Mon embarquement avec le courier de France. - Danger sur mer. - Dispute comique. - Je mets pied à terre à Nice. - Je traverse le Var. - Me voilà en France.

Après ma derniere Comédie, et après les adieux que j'avois faits au Public, je ne pensai plus qu'aux préaratifs de mon départ. Je comnençai par des arrangemens de famille. Ma mere étoit morte; ma tinte alla vivre avec ses parens. J'abandonnai à mon frere la totalité de nos revenus; je mis sa fille au couvent, et je destinai mon neveu à me suivre en France.

Il me falloit quelqu'un à Venise qui eût soin de ma niece dont je m'étois chargé. Son pere étoit Militaire, il ne falloit pas compter sur lui. Je trouvai un ami qui voulut bien recevoir ma procuration; c'étoit M. Jean Cornet, frere cadet de M. Gabriel Cornet, l'un et l'autre Négacians de Venise, et originaires François. Je me tais sur le mérite de cette digne et respectable famille, elle est connue par son commerce, et estimée par sa probité.

Le deuxieme volume de mes CEuvres venoit de sortir de dessous la presse; j'avois commencé cette Edition à Venise, j'avois beaucoup de Souscripteurs, je ne pouvois pas la retirer.

Je fournis assez de matériaux pour la continuer. M. le Comte Gaspar Gozzi s'étoit chargé de la correction typographique; l'Illustre Sénateur Nicolas Balbi m'assura de sa protection. M. Pasquali étoit un Libraire- Imprimeur honnête et accrédité; je n'avois rien à craindre pour l'exécution.

Je partis de Venise avec ma femme et mon neveu, au commencement du mois d'Avril de l'année 1761. Arrivé à Bologne je tombai malade; on me fit faire par force un Opéra-Comique; l'ouvrage sentoit la fievre comme moi; heureusement il n'y eut que l'Opéra d'enterré.

Revenu en bonne santé, je repris ma route; je passai par Modene où je ne fis que renouveller ma procuration à mon Notaire, à cause de la cession que j'avois faite en faveur de mon frere, et le lendemain je partis pour Parme.

Je passai huit jours dans cette ville fort agréablement; j'avois dédié la nouvelle Edition de mon Théâtre à l'Infant Don Philippe. J'eus l'honneur de lui présenter les deux premiers volumes; je baisai la main à leurs Altesses Royales. Je vis pour la premiere fois l'Infant Don Fernand, pour lors Prince héréditaire, et aujourd'hui Duc regnant; il me fit l'honneur de me parler, il me félicita sur mon voyage en France: vous êtes bien heureux, me dit-il, vous verrez le Roi mon grand Père.

J'augurai par sa douceur que ce Prince seroit un jour le bonheur de ses sujets; je ne me suis pas trompé. L'Infant Don Fernand fait les délices de ses peuples, et l'auguste Archiduchesse son épouse met le comble à la félicité publique et à la gloire de son Gouvernement.

Ce fut dans cette occasion que je vis, au bout de trois ans de brouillerie, l'Abbé Frugoni revenir à moi. Ce nouveau Pétrarque avoit sa Laura à Venise; il chantoit de loin les graces et les talens de la charmante Aurisbe Tarsense, Pastourelle d'Arcadie, et je la voyois tous les jours. Frugoni étoit jaloux de moi, et n'étoit pas fâché de me voir partir.

J'avois des volumes à présenter à Son Altesse Sérénissime la Princesse Henriette de Modene, Duchesse Douairiere de Parme, et en dernier lieu Landgrave d'Armstadt. Cette Princesse qui faisoit sa résidence à Borgo San Donnino, entre Parme et Plaisance, étoit alors à Corte-Maggiore, sa maison de plaisance.

Je me détournai de quelques milles pour lui faire ma cour; je fus très-bien reçu, très-bien logé, moi et mon monde; nous y passâmes trois jours délicieux. Des Dames et des courtisans qui jouoient mes Comédies sur le Théâtre de la Landgrave, auroient bien voulu me régaler d'un petit Spectacle; mais la chaleur étoit excessive, et je devois partir pour Plaisance.

Arrivés dans cette ville nous fûmes comblés d'honnêtetés et de nouveaux plaisirs. Le Marquis Casati qui étoit un de mes Souscripteurs, nous attendoit avec impatience. Nous trouvâmes chez lui tout ce qu'on peut desirer d'agréable; bel appartement, bonne chere, société charmante. Madame la Marquise et sa belle-fille nous procurerent tous les agrémens possibles; nous y restâmes quatre jours, on ne vouloit pas nous laisser aller; mais nous avions perdu trop de tems, il y avoit trois mois que nous avions quitté Venise, et malgré la chaleur insupportable il fallut partir.

C'étoit précisément à Plaisance que je devois choisir la route pour passer en France; ma femme desiroit revoir ses Parens avant que de quitter l'Italie; je préférai pour la contenter la voie de Genes à celle de Turin.

Nous passâmes huit jours fort gaiement dans la patrie de mon épouse, mais les larmes et les sanglots ne finissoient pas au moment de notre départ; notre séparation étoit d'autant plus douloureuse, que nos parens désespéroient de nous revoir. Je promettois de revenir au bout de deux ans; ils ne le croyoient pas. Enfin, au milieu des adieux, des embrassemens, des pleurs et des cris, nous nous embarquâmes dans la felouque du courier de France, et nous fimes voile pour Antibes, en côtoyant le rivage que les Italiens appellent la Riviera di Genova. Un ouragan nous éloigna de la rade, et nous manquâmes périr en doublant le Cap de Noli.

Une scene comique diminua ma frayeur; il y avoit dans la felouque un Carme Provençal qui écorchoit l'Italien comme j'écorchois le François. Ce Moine avoit peur quand il voyoit venir de loin une de ces montagnes d'eau qui menaçoit de nous submerger; il crioit à gorge déployée: la voilà, la voilà: on dit en Italien la vela pour dire la voile . Je crus que le Carme vouloit que les Matelots forçassent de voiles; je voulois lui faire connoître son tort, il soutenoit que ce que je disois n'avoit pas le sens commun; pendant la dispute le Cap fut doublé, nous gagnâmes la rade. J'eus le tems alors de reconnoître mon tort, et la bonne foi d'avouer mon ignorance.

Le gros tems empêcha de continuer notre route. Le courier qui ne pouvoit pas s'arrêter, prit le chemin de terre à cheval, et s'exposa à traverser des montagnes encore plus dangereuses que la mer.

Ce ne fut qu'au bout de quarante-huit heures que nous pûmes nous rembarquer; mais la mer étant toujours orageuse, je descendis à Nice où les chemins étoient pratiquables; je quittai la felouque, et je fis chercher une voiture.

On en trouva une par hasard qui étoit arrivée le jour précédent. C'étoit une berline qui avoit amené à Nice la fameuse Mademoiselle Deschamps, échappée de la prison de Lyon. On me conta une partie de ses aventures; je couchai dans la chambre qu'on lui avoit destinée, et qu'elle avoit refusée à cause d'une punaise qu'elle y avoit vue en entrant. Je trouvai fort commode la voiture qu'on m'avoit préparée; je fis mon marché pour Lyon, à condition d'aller à Marseille, et d'y passer quelques jours. Le voiturin étoit de ce pays-là; il n'y eut point de difficulté dans nos conventions.

Je partis de Nice le lendemain; je traversai le Var qui sépare la France de l'Italie; je renouvellai mes adieux à mon pays, et j'invoquai l'ombre de Moliere pour qu'elle me conduisit dans le sien.


Fin de la deuxième Partie



EDIZIONE DI RIFERIMENTO: "Tutte le opere di Carlo Goldoni - volume I", a cura di Giuseppe Ortolani, ARNOLDO MONDADORI EDITORE, 1973 (V edizione)







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