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AU ROI

SIRE,

   Comblé des graces et des bienfaits le Votre Majesté, il me restoit à desirer pour mon honneur et celui de ma Nation, la permission de lui dédier un Ouvrage, qui doit être probablement le dernier de ma vie.
   Cette nouvelle faveur vient le m'être accordée; je suis content; je suis pénétré de respect, de reconnoissance.
   Parvenu à l'âge de quatre-vingt ans, je n'écoute ni l'ambition de l'homme, ni les besoins le la vieillesse; mais je crois avoir acquis depuis le tems que je suis en France, le droit le m'intéresser au bonheur le cette Nation; et je ne forme les vœux que pour elle et son auguste Souverain.
   Je demande à la Providence qu'il lui plaise m'accorder encore quelques jours d'existence pour voir prospérer les projets d'ordre et de bienfaisance, dont Votre Majesté s'est si utilement et si vigoureusement occupée.
   C'est au milieu de Notables de son Royaume, c'est sous les yeux de l'Univers entier que Votre Majesté a déployé ses vues, et manifesté ses intentions pour le bien le ses Etats et pour le soulagement de son Peuple.
   Le Patriotisme des François dans cette occasion ne s'est pas démenti; leurs avis, leurs conseils, leurs vœux, n'ont fait que seconder le zele paternel le Votre Majesté.
   Que le Reglemens salutaires pour le présent! Que de perspectives heureuses pour l'avenir! Le cœur de Votre Majesté ne respire que pour rendre heureux ses fideles Sujets, et pour assurer la gloire de son siecle et de sa Couronne.
   Je suis avec le plus profond respect,
SIRE,
DE VOTRE MAJESTÉ
Le très-humble, très-obéissant
et très-soumis Serviteur    
GOLDONI      




PRÉFACE

Il n'est pas d'Auteur, bon ou mauvais, dont la vie ne soit ou à la tête de ses Ouvrages, ou dans les Mémoires de son tems.

Il est vrai que la vie d'un homme ne devroit paroître qu'après sa mort; mais ces portraits faits après-coup, ressemblent-ils aux originaux? Si c'est un ami qui s'en charge, les éloges alterent la vérité; si c'est un ennemi, on trouve la satyre à la place de la critique.

Ma vie n'est pas intéressante; mais il peut arriver que, d'ici à quelque tems, on trouve dans un coin d'une ancienne Bibliotheque, une collection de mes Œuvres. On sera curieux, peut-être, de savoir qui étoit cet homme singulier qui a visé à la réforme du Théâtre de son pays, qui a mis sur la scene et sous la presse cent cinquante Comédies, soit en vers, soit en prose, tant de caractere que d'intrigue, et qui a vu, de son vivant, dix-huit éditions de son Théâtre. On dira sans doute: Cet homme devoit être bien riche; pourquoi a-t-il quitté sa patrie? Hélas! il faut bien instruire la postérité que Goldoni n'a trouvé qu'en France son repos, sa tranquillité, son bienêtre, et qu'il a achevé sa carriere par une Comédie Françoise, qui, sur le Théâtre de cette Nation, a eu le bonheur de réussir.

J'ai imaginé que l'Auteur pouvoit lui seul tracer une idée sûre et complette de son caractere, de ses anecdotes et de ses écrits; et j'ai cru qu'en faisant publier de son vivant les Mémoires de sa vie, et n'étant pas démenti par ses Contemporains, la postérité pourroit s'en rapporter à sa bonne foi.

C'est d'après cette idée, qu'en 1760, voyant qu'après ma premiere édition de Florence, mon Théâtre étoit au pillage par-tout, et qu'on en avoit fait quinze éditions sans mon aveu, sans m'en faire part, et ce qui est encore pis, toutes très-mal imprimées, je conçus le projet d'en donner une seconde à mes frais, et d'y placer dans chaque volume, au lieu de Préface, une partie de ma vie, imaginant alors qu'à la fin de l'Ouvrage l'histoire de ma Personne, et celle de mon Théâtre, auroient pu être complettes.

Je me suis trompé; quand je commençai à Venise cette édition de Pasquali, in-8° avec figures, je ne pouvois pas me douter que ma destinée étoit de traverser les Alpes.

Appellé en France en 1761, je continuai à fournir les changemens et les corrections que je m'étois proposés pour l'édition de Venise; mais le tourbillon de Paris, mes nouvelles occupations et la distance des lieux, ont diminué l'activité de mon côté, et ont mis de la lenteur dans l'exécution de la presse, de maniere qu'un Ouvrage qui devoit être porté jusqu'à trente volumes, et qui devoit être achevé dans l'espace de huit années, n'est encore, au bout de vingt ans, qu'au tome XVII°, et je ne vivrois pas assez pour voir cette édition terminée.

Ce qui m'inquiète et me presse pour le moment, c'est l'histoire de ma vie. Elle n'est pas intéressante, je le répete; mais ce que j'en ai donné jusqu'à présent dans les dix-sept premiers volumes, a été si bien reçu, que le Public m'engage à le continuer, d'autant plus que ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde que ma Personne, et ce qui me reste à dire doit traiter de mon Théâtre en particulier, de celui des Italiens en général, et en partie de celui des Françcois, que j'ai vu de près. Les mœurs des deux Nations, leurs goûts mis en comparaison, tout ce que j'ai vu et tout ce que j'ai observé, pourroit devenir agréable, et même instructif pour les Amateurs.

Je prends donc la tâche de travailler tant que je pourrai, et je le fais avec un plaisir inexprimable, pour arriver le plutôt possible à parler de mon cher Paris, qui m'a si bien reçu, qui m'a si bien amusé et si utilement occupé.

Je commence par fondre et mettre en François tout ce qu'il y a dans les Préfaces historiques des dix-sept volumes de Pasquali. C'est l'abrégé de ma vie, depuis ma naissance jusqu'au commencement de ce qu'on appelle en Italie la réforme du Théâtre Italien. On verra comment ce génie comique qui m'a toujours dominé, s'est annoncé, comment il s'est développé, les efforts inutiles que l'on a faits pour m'en dégoûter, et les sacrifices que j'ai fait à cette idole impérieuse qui m'a entraîné. Ceci formera la premiere Partie de mes Mémoires.

La seconde Partie doit comprendre l'historique de toutes mes Pieces, le secret des circonstances qui m'en ont fourni l'argument, la réussite, bonne ou mauvaise, de mes Comédies, la rivalité que mes succès m'ont excitée, les cabales que j'ai méprisées, les critiques que j'ai respectées, les satyres qu'en silence j'ai supportées, les tracasseries des Comédiens que j'ai surmontées. On verra que l'humanité est la même par-tout, que la jalousie se rencontre par-tout, et que par-tout l'homme tranquille et de sang-froid vient à bout de se faire aimer du Public, et de lasser la perfidie de ses ennemis.

La troisieme Partie de ces Mémoires contiendra mon émigration en France. Je suis si enchanté de pouvoir en parler à mon aise, que j'ai été tenté de commencer par-là mon Ouvrage; mais il faut de la méthode en tout. J'aurois été obligé, peut-être, de retoucher les deux Parties précédentes, et je n'aime pas à revenir sur ce que j'ai fait.

Voilà tout ce que j'avois à dire à mes Lecteurs: je les prie de me lire, et de me faire la grace de me croire; la vérité a toujours été ma vertu favorite, je me suis toujours bien trouvé avec elle: elle m'a épargné la peine d'étudier le mensonge, et m'a évité le désagrément de rougir.



PREMIERE PARTIE

CHAPITRE I

Ma naissance et mes Parens.

Je suis né à Venise, l'an 1707, dans une grande et belle maison, située entre le pont de Nomboli et celui de Donna-Onesta, au coin de la rue de Cà cent'anni, sur la paroisse de S. Thomas.

Jules Goldoni, mon pere, étoit né dans la même ville; mais toute sa famille étoit de Modene.

Charles Goldoni, mon grand pere, fit ses études au fameux College de Parme. Il y connut deux nobles Vénitiens et se lia avec eux de la plus intime amitié. Ceux-ci l'engagerent à les suivre à Venise. Son pere étoit mort; son oncle, qui étoit Colonel et Gouverneur du Final, lui en accorda la permission; il suivit ses camarades dans leur patrie; il s'y établit, il fut pourvu d'une Commission très-honorable et très-lucrative à la Chambre des Cinq Sages du Commerce, et il épousa en premieres noces Mademoiselle Barili, née à Modene, fille et sœur de deux Conseillers d'Etat du Duc de Parme. C'étoit ma grande-mere paternelle.

Celle-ci vint à mourir: mon grand-pere fit la connoissance d'une veuve respectable qui n'avoit que deux filles; il épousa la mere, et fit épouser la fille aînée à son fils. Elles étoient de la famille Salvioni; et sans être riches, elles jouissoient d'une honnête aisance. Ma mere étoit une jolie brune: elle boitoit un peu, mais elle étoit fort piquante; tout leur bien passa entre les mains de mon grand-pere.

C'étoit un brave homme, mais point économe. Il aimoit les plaisirs, et s'accommodoit très-bien de la gaîté Vénitienne. Il avoit loué une belle maison de campagne appartenante au Duc de Massa-Carrara, sur le Sil, dans la Marque-Trevisanne, à six lieues de Venise; il y faisoit bombance; les Terriens de l'endroit ne pouvoient pas souffrir que Goldoni attirât les Villageois et les Etrangers chez lui; un de ses voisins fit des démarches pour lui ôter la maison; mon grand-pere alla à Carrare, il prit à ferme tous les biens que le Duc possédoit dans l'Etat de Venise. Il revint glorieux de sa victoire; il renchérit sur sa dépense. Il donnoit la Comédie, il donnoit l'Opéra chez lui; tous les meilleurs Acteurs, tous les Musiciens les plus célebres étoient à ses ordres; le monde arrivoit de tous les côtés. Je suis né dans ce fracas, dans cette abondance; pouvois-je mépriser les Spectacles? Pouvois-je ne pas aimer la gaîté?

Ma mere me mit au monde presque sans souffrir: elle m'en aima davantage; je ne m'annonçai point par des cris, en voyant le jour pour la premiere fois; cette douceur sembloit, dès-lors, manifester mon caractere pacifique, qui ne s'est jamais démenti depuis.

J'étois le bijou de la maison: ma bonne disoit que j'avois de l'esprit, ma mere prit le soin de mon éducation, mon pere celui de m'amuser. Il fit bâtir un Théâtre de Marionnettes: il les faisoit mouvoir lui-même, avec trois ou quatre de ses amis; et je trouvois, à l'âge de quatre ans, que c'étoit un amusement délicieux.

En 1712, mon grand-pere vint à mourir; une partie de plaisir lui causa une fluxion de poitrine, qui, en six jours, le conduisit au tombeau. Ma grande-mere le suivit de près. Voilà l'époque d'un changement terrible dans notre famille, qui tomba tout d'un coup de l'aisance la plus heureuse dans la médiocrité la plus embarrassante.

Mon pere n'avoit pas eu l'éducation qu'il auroit dû avoir; il ne manquoit pas d'esprit, mais on avoit manqué de soin pour lui. Il ne put conserver l'emploi de son pere: un Grec adroit sut le lui enlever.

Les biens libres de Modene étoient vendus, les biens substitués étoient hypothéqués.

Il ne restoit que les biens de Venise, qui étoient la dot de ma mere et l'apanage de ma tante.

Pour surcroît de malheur, ma mere mit au monde un second enfant, Jean Goldoni, mon frere. Mon pere se trouva très- embarrassé; mais comme il n'aimoit pas trop à s'appesantir sous le poids de réflexions tristes, il prit le parti de faire un voyage à Rome pour se distraire. Je dirai dans le Chapitre suivant ce qu'il y fit, et ce qu'il est devenu. Revenons à moi, car je suis le héros de la piece.

Ma mere resta seule à la tête de la maison, avec sa sœur et ses deux enfans. Elle envoya son cadet en pension; et s'occupant uniquement de moi, elle voulut m'élever sous ses yeux. J'étois doux, tranquille, obéissant; à l'âge de quatre ans je lisois, j'écrivois, je savois mon catéchisme par cœur, et on me donna un Précepteur.

J'aimois beaucoup les livres: j'apprenois avec facilité ma Grammaire, les principes de la Géographie et ceux de l'Arithmétique; mais ma lecture favorite étoit celle des Auteurs comiques. Il n'y en avoit pas mal dans la petite Bibliotheque de mon pere; j'en lisois toujours dans les momens que j'avois à moi, et j'en copiois même les morceaux qui me faisoient le plus de plaisir. Ma mere, pourvu que je ne m'occupasse pas à des joujous d'enfant, ne prenoit pas garde au choix de mes lectures.

Parmi les Auteurs comiques que je lisois et que je relisois très-souvent, Cicognini étoit celui que je préférois. Cet Auteur Florentin, très-peu connu dans la République des Lettres, avoit fait plusieurs Comédies d'intrigue, mêlées de pathétique larmoyant et de comique trivial; on y trouvoit cependant beaucoup d'intérêt, et il avoit l'art de ménager la suspension, et de plaire par le dénouement. Je m'y attachai infiniment: je l'étudiai beaucoup; et à l'âge de huit ans, j'eus la témérité de crayonner une Comédie.

J'en fis la premiere confidence à ma bonne, qui la trouva charmante; ma tante se moqua de moi; ma mere me gronda et m'embrassa en même tems; mon Précepteur soutint qu'il y avoit plus d'esprit et plus de sens commun que mon âge ne comportoit; mais ce qu'il y eut de plus singulier, ce fut mon parrain, homme de robe, plus riche d'argent que de connoissances, qui ne voulut jamais croire que ce fût mon Ouvrage. Il soutenoit que mon Précepteur l'avoit revue et corrigée: celui-ci trouva le jugement indécent. La dispute alloit s'échauffer: heureusement une troisieme personne arriva dans l'instant, et les appaisa.

C'étoit M. Vallé, depuis l'Abbé Vallé, de Bergame. Cet ami de la maison m'avoit vu travailler à cette piece: il avoit été témoin de mes enfantillages et de mes saillies. Je l'avois prié de n'en parler à personne: il m'avoit gardé le secret; et dans cette occasion faisant taire l'incrédule il rendit justice à mes bonnes dispositions.

Dans le premier volume de mon édition de Pasquali, j'avois cité, pour preuve de cette vérité, l'Abbé Vallé, qui vivoit encore en 1770, me doutant bien qu'il y auroit d'autres parrains qui ne me croiroient pas.

Si le Lecteur me demandoit quel étoit le titre de ma piece, je ne pourrois pas le satisfaire; car c'est une bagatelle à laquelle je n'avois pas pensé en la faisant. Il ne tiendroit qu'à moi de lui en donner un aujourd'hui; mais j'aime à dire les choses comme elles sont, plutôt que de les embellir.

Enfin cette Comédie, ou pour mieux dire cette folie enfantine, a couru dans toutes les sociétés de ma mere. On en envoya une copie à mon pere; voici l'instant de revenir à lui.



CHAPITRE II

Mon premier voyage. - Mes Humanités.

Mon pere ne devoit rester à Rome que quelques mois, il y resta quatre ans; il avoit dans cette grande capitale du monde chrétien, un ami intime, M. Alexandre Bonicelli, Vénitien, qui venoit d'épouser une Romaine très-riche et qui jouissoit d'un état très-brillant.

M. Bonicelli reçut avec sensibilité son ami Goldoni: il le logea chez lui, il le présenta à toutes ses sociétés, à toutes ses connoissances, et il le recommanda vivement à M. Lancisi, premier Médecin et Camérier secret de Clément XI. Ce célebre Docteur qui a enrichi la République des Lettres et la Faculté d'éxcellens Ouvrages, s'attacha singulierement à mon pere, qui avoit de l'esprit et qui cherchoit de l'occupation.

Lancisi lui conseilla de s'appliquer à la Médecine: il lui promit sa faveur, son assistance, sa protection. Mon pere y consentit; il fit ses études au College de la Sapience, et fit son apprentissage dans l'hôpital du Saint-Esprit. Au bout de quatre ans il fut reçu Docteur, et son Mécene l'envoya à Perouse faire ses premieres expériences.

Le début de mon pere fut très-heureux: il avoit l'adresse d'éviter les maladies qu'il ne connoissoit pas; il guérissoit ses malades, et le Docteur Vénitien étoit fort à la mode dans ce pays-là.

Mon pere qui étoit peut-être bon Médecin, étoit aussi très-agréable dans la société; il réunissoit à l'aménité naturelle de son pays, l'usage de la bonne compagnie, où il avoit vécu. Il gagna l'estime et l'amitié des Bailloni et des Antinori, deux des plus nobles et des plus riches familles de la ville de Perouse.

C'est dans ce pays et dans cette heureuse position qu'il reçut le premier essai des bonnes dispositions de son fils aîné. Cette Comédie, toute informe qu'elle devoit être, le flatta infiniment; car, calculant d'après les principes de l'arithmétique, si neuf ans donnoient quatre carats d'esprit, dix-huit pouvoient en donner douze; et par progression successive, on pouvoit arriver jusqu'au degré de la perfection.

Mon pere se décida à me vouloir auprès de lui: ce fut un coup de poignard pour ma mere; elle résista d'abord, elle hésita ensuite, et finit par céder. Il se présenta une occasion la plus favorable du monde; notre maison étoit très-liée avec celle du Comte Rinalducci de Rimini, qui, avec sa femme et sa fille, étoit alors à Venise. Le Pere Abbé Rinalducci, Bénédictin, et frere du Comte, devoit aller à Rome; il s'engagea de passer par Perouse, et de m'y conduire.

Les paquets sont faits, l'instant arrive, il faut partir. Je ne vous parlerai pas des pleurs de ma tendre mere; tous ceux qui ont eu des enfans connoissent ces cruels momens. J'étois très-attaché aussi à celle qui m'avoit porté dans son sein, qui m'avoit élevé, qui m'avoit caressé; mais l'idée d'un voyage est pour un jeune homme unedistraction charmante.

Nous nous embarquâmes, le Pere Rinalducci et moi, au port de Venise, dans une espece de félouque, appellée Peota- Zuecchina, et nous fîmes voile pour Rimini. La mer ne me fit aucun mal; au contraire, j'avois un appétit excellent, nous mîmes pied à terre à l'embouchure de la Marecchia, où il y avoit des chevaux qui nous attendoient.

Quand on me proposa de monter à cheval, je me vis dans le plus grand embarras. A Venise, on ne voit point de chevaux dans les rues; il y a deux académies, mais j'étois trop jeune pour en profiter. J'avois vu, dans mon enfance, des chevaux à la campagne, je les craignois et je n'osois pas m'en approcher.

Les chemins de l'Ombrie que nous devions traverser, étoient montagneux; le cheval étoit la voiture la plus commode pour les passagers: il fallut s'y soumettre. On me prend à travers le corps, on me flanque sur la selle... Miséricorde! des bottes, des étriers, une bride, un fouet! Que faire de tout cela? J'étois balloté comme un sac; le Révérend Pere rioit de tout son cœur, les domestiques se moquoient de moi, j'en ris moi-même. Peu-à-peu je fis connoissance avec mon bidet: je le régalois de pain et de fruits; il devint mon ami, et en six jours de tems nous arrivâmes à Perouse.

Mon pere fut content de me voir, encore plus de me voir bien portant, je lui dis d'un air d'importance que j'avois fait ma route à cheval: il m'applaudit en riant, et m'embrassa tendrement.

Je trouvai notre logement fort triste dans une rue escarpée et très-vilaine: je priai mon pere de déménager; il ne le pouvoit pas, la maison étoit attenante à l'hôtel d'Antinori; il ne payoit point de loyer, et il étoit tout près des Religieuses de Sainte-Catherine, dont il étoit le Médecin.

Je vis la ville de Perouse: mon pere me conduisit lui-même par-tout; il commença par la superbe église de Saints Laurent, qui est la Cathédrale du pays, où l'on conserve et l'on expose l'Anneau avec lequel Saint Joseph épousa la Vierge Marie. C'est une pierre d'un transparent bleuâtre et d'un contour très-épais: voilà comme je l'ai vu; mais on dit que cet anneau change miraculeusement de couleur et de forme aux différens yeux qui l'approchent.

Mon pere me fit remarquer la citadelle que Paul III fit bâtir, du tems que Perouse jouissoit de la liberté républicaine, sous prétexte de régaler les Perousins d'un hôpital pour les malades et les pélerins: il y fit introduire des canons dans des charrettes chargées de paille; ensuite on cria: qui vive? Il fallut bien répondre: Paul III.

Je vis de beaux hôtels, de belles églises, de jolies promenades: je demandai s'il y avoit une salle de Spectacle, on me dit que non; tant pis, répondis-je, je n'y resterois pas pour tout l'or du monde.

Au bout de quelques jours, mon pere se détermina à me faire continuer mes études; c'étoit juste, je le voulois bien; les Jésuites étoient en vogue, il m y proposa: j'y fus reçu sans difficulté.

Les classes des humanités en Italie ne sont pas partagées comme en France; il n'y en a que trois: Grammaire inférieure, Grammaire supérieure, ou humanité proprement dite, et Rhètorique. Ceux qui profitent et emploient bien leur tems dans l'espace de trois ans, peuvent terminer leur cours.

J'avois fait à Venise ma premiere année de Grammaire inférieure: j'aurois pu entrer dans la supérieure; mais le tems que j'avois perdu, la distraction du voyage, les nouveaux maîtres que j'allois avoir, tout engagea mon pere à me faire recommencer mes études, et il fit très-bien; car vous allez voir, mon cher Lecteur, comme ce Grammairien Vénitien, qui ne manquoit pas de se vanter d'avoir composé une Piece, se trouva rapetissé en un instant.

L'année littéraire étoit avancée, on me reçut dans la classe inférieure comme un Ecolier très-fait, très-instruit pour la supérieure. On m'interrogea, je répondis mal, on me fit traduire, je bégayois; on me fit faire du latin, beaucoup de barbarismes et de sollécismes. On se moqua de moi: j'étois devenu le jouet de mes camarades, ils se plaisoient à me défier; tous mes combats étoient des chûtes; mon pere étoit au désespoir; j'étois étonné, mortifié; je me crus ensorcelé.

Le tems des vacances s'approchoit: on devoit donner le devoir qu'on appelle en Italie le Latin du passage; car ce petit travail doit décider du mérite des Ecoliers pour les faire monter à une autre classe, ou pour les faire rester dans la même; c'étoit le sort auquel, tout au plus, je devois m'attendre. Le jour arrive: le Régent dicte; les Ecoliers écrivent; chacun fait de son mieux. Je rassemble toutes mes forces, je me représente mon honneur, mon ambition, mon pere, ma mere; je vois mes voisins qui me regardent du coin de l'œil, et qui rient; facit indignatio versum. La rage, la honte m'enflamment; je lis mon theme, je sens ma tête fraîche, ma main légere, ma mémoire féconde; je finis avant les autres, je cachete mon papier, je l'apporte au Régent, et je m'en vais content de moi.

Huit jours après, on appelle et on rassemble les Ecoliers: on publie la décision du College. Premiere nomination, Goldoni en supérieure; voilà un brouhaha général dans la classe; on tient des propos indécens. On lit ma traduction à haute voix, pas une faute d'ortographe; le Régent m'appelle à la chaire: je me leve pour y aller, je vois mon pere à la porte, je cours l'embrasser.



CHAPITRE III

Suite du Chapitre précédent. - Nouvel amusement comique. - Arrivée de ma Mere à Perouse.

Le Pere Régent voulut me parler en particulier: il me fit un compliment; il me dit que, malgré les fautes grossieres que je faisois de tems en tems dans mes leçons ordinaires, il avoit deviné que je devois avoir de l'esprit par des traits de justesse qu'il rencontroit par-ci, par-là, dans mes themes et dans mes versions. Il ajouta que ce dernier essai l'avoit convaincu que je m'étois caché par malice, et il badina sur la ruse des Vénitiens.

Vous me faites trop d'honneur, mon Révérend Pere, lui dis-je, j'ai trop souffert pendant trois mois pour m'amuser à mes dépens; je ne faisois pas l'ignorant, je l'étois; c'est un phénomene que je ne saurois expliquer.

Le Régent m'exhorta de continuer à m'appliquer; et comme il devoit passer lui-même à la classe supérieure où j'allois entrer, il m'assura de sa bienveillance.

Mon pere, content de moi, tâcha de me récompenser et de m'amuser pendant le tems des vacances. Il savoit que j'aimois les Spectacles, il les aimoit aussi: il rassembla une société de jeunes gens; on lui prêta une salle dans l'hôtel d'Antinori, il y fit bâtir un petit Théâtre; il dressa lui-même les Acteurs, et nous y jouâmes la Comédie.

Dans les Etats du Pape (excepté les trois Légations), les femmes ne sont pas tolérées sur la scene. J'étois jeune, je n'étois pas laid, on me destina un rôle de femme, on me donna même le premier rôle, et on me chargea du Prologue.

Ce Prologue étoit une piece si singuliere, qu'il m'est resté toujours dans la tête, et il faut que j'en régale mon Lecteur. Dans le siecle dernier, la Littérature Italienne étoit sí gâtée, que prose et poésie, tout étoit ampoulé; les métaphores, les hyperboles et les antitheses tenoient la place du sens commun. Ce goût dépravé n'étoit pas encore tout-à-fait extirpé en 1720: mon pere y étoit accoutumé; voici le commencement du beau morceau qu'on me fit débiter.

Benignissimo Cielo! (je parlois à mes Auditeurs) ai rai del vostro splendilissimo sole eccoci quai farfalle, che spiegando le deboli ali de' nostri concetti, portiamo al bel lume il volo, etc. Cela voudroit dire bêtement en françois: Ciel très-benin, aux rayons le votre soleil très-éclatant, nous voilà comme des papillons qui, sur les foibles ailes de nos expressions, prenons notre vol vers votre lumiere, etc.

Ce charmant Prologue me valut un boisseau de dragées, dont le Théâtre fut inondé et moi presqu'aveuglé. C'est l'applaudissement ordinaire dans les Etats du Pape.

La Piece dans laquelle j'avois joué étoit la Sorellina di don Pilone: je fus beaucoup applaudi; car dans un pays où les Spectacles sont rares, les spectateurs ne sont pas difficiles.

Mon pere trouva que j'avois de l'intelligence, mais que je ne serois jamais bon Acteur; il ne se trompa point.

Nos représentations durerent jusqu'à la fin des vacances. A l'ouverture des classes, je pris ma place; à la fin de l'année je passai en Rhétorique, et j'achevai mes humanités, ayant gagné l'amitié et l'estime des Jésuites, qui me firent l'honneur de m'offrir une place dans leur société, que je n'acceptai pas.

Pendant ce tems-là il arriva beaucoup de changemens dans notre famille; ma mere ne pouvoit pas soutenir l'éloignement de son fils aîné, elle pria son époux de revenir à Venise, ou qu'il lui permît d'aller le rejoindre où il étoit.

Après beaucoup de lettres et beaucoup de débats, il fut décidé que Madame Goldoni viendroit avec sa sœur, et avec son cadet, se réunir au reste de sa famille; tout cela fut exécuté.

Ma mere, dans Perouse, ne put jouir d'un seul jour de bonne santé, l'air du pays lui étoit fatal; née et habituée dans le climat tempéré de Venise, elle ne pouvoit soutenir les frimats d'un pays montagneux.

Elle souffrit beaucoup; elle fut réduite presque à la mort, et elle sut surmonter les peines et les dangers tant qu'elle crut ma demeure nécessaire dans cette ville, pour ne pas m'exposer à interrompre mes études qui étoient si bien avancées.

Mes humanités finies et ma Rhétorique achevée, elle engagea mon pere à la satisfaire, et il s'y prêta de bon cœur. La mort de son protecteur Antinori lui avoit causé des désagrémens, les Médecins de Perouse ne le regardoient pas de bon œil; il prit le parti de quitter le Perousin, et de se rapprocher des marais de la mer Adriatique.



CHAPITRE IV

Mon voyage à Rimini. Ma Philosophie. - Ma premiereconnoissance avec les Comédiens.

Le projet fut exécuté en peu de jours; on acheta un carrosse à quatre places, mon frere y étoit par-dessus le marché, nous prîmes la route de Spoleti, qui étoit plus commode, et nous arrivâmes à Rimini, où toute la famille du Comte Rinalducci se trouvoit rassemblée, et où nous fûmes reçus avec des transports de joie.

Il étoit nécessaire pour moi que je ne misse pas une seconde fois des lacunes dans mes applications littéraires, mon pere me destinoit à la Médecine, et je devois étudier la Philosophie.

Les Dominicains de Rimini étoient en grande réputation pour la Logique, qui ouvre la carriere de toutes les sciences physiques et spéculatives, le Comte Rinalducci nous fit faire la connoissance du Professeur Candini, et je fus confié à ses soins.

M. le Comte ne pouvant pas me garder chez lui, on me mit en pension chez M. Battaglini, Négociant et Banquier, ami et compatriote de mon pere. Malgré les remontrances et les regrets de ma mere, qui n'auroit jamais voulu se détacher de moi, toute ma famille prit la route de Venise, où je ne devois la rejoindre que lorsqu'ils auroient jugé à propos de me rappeller.

Ils s'embarquerent pour Chiozza, dans une barque de ce pays-là; le vent étoit favorable, ils arriverent en très-peu de tems; mais ma mere étoit fatiguée, et ils s'y arrêterent pour se reposer.

Chiozza est une ville à huit lieues de Venise, bâtie sur des pilotis comme la capitale; on y compte quarante mille ames, tout peuple; des pêcheurs et des matelots, des femmes qui travaillent en grosse dentelle, dont on fait un commerce considérable, et il n'y a qu'un petit nombre de gens qui s'élevent au-dessus du vulgaire. On range dans ce pays-là tout le monde en deux classes, riches et pauvres; ceux qui portent une perruque et un manteau sont les riches, ceux qui n'ont qu'un bonnet et une capotte sont les pauvres; et souvent ces derniers ont quatre fois plus d'argent que les autres.

Ma mere se trouvoit très-bien dans ce pays-là, l'air de Chiozza étoit analogue à son air natal, son logement étoit beau, elle jouissoit d'une vue agréable et d'une liberté charmante; sa sœur étoit complaisante, mon frere étoit encore un enfant qui ne disoit rien, et mon pere, qui avoit des projets, fit part de ses réflexions à sa femme, qui les approuva.

Il falloit, disoit-il, ne retourner à Venise que dans une position à n'être à charge à personne; il falloit, pour cet effet, qu'auparavant il allât lui-même à Modene pour y arranger les affaires de la famille; cela fut exécuté: voilà mon pere à Modene, ma mere à Chiozza et moi à Rimini.

Je tombai malade, la petite vérole se déclara: elle étoit bénigne; M. Battaglini n'en fit part à mes parens que quand il me vit hors de danger; il n'est pas possible d'être mieux soigné, mieux servi que je le fus dans cette occasion.

A peine étois-je en état de sortir, mon hôte, très-attentif et très-zélé pour mon bien, me pressa d'aller revoir le Pere Candini.

J'y allois malgré moi: ce Professeur, cet homme célebre m'ennuyoit à périr; il étoit doux, sage, savant: il avoit beaucoup de mérite, mais il étoit Thomiste dans l'ame, il ne pouvoit pas s'écarter de sa méthode ordinaire; ses détours scholastiques me paroissoient inutiles, ses barbara, ses baraliptons me paroissoient ridicules. J'allois écrire sous sa dictée, mais au lieu de repasser mes cahiers chez moi, je nourrissois mon esprit d'une philosophie bien plus utile et plus agréable; je lisois Plaute, Térence, Aristophane, et les fragmens de Ménandre. Je ne brillois pas, il est vrai, dans les cercles qui se tenoient journellement: j'avois l'adresse cependant de faire comprendre à mes camarades que ce n'étoit ni la lourde paresse, ni la crasse ignorance qui me rendoient indifferent aux leçons du maître, dont la longueur me fatiguoit et me révoltoit; il y en avoit plusieurs qui pensoient comme moi.

La Philosophie moderne n'avoit pas encore fait les progrès considérables qu'elle a fait depuis, et il falloit se tenir (les Ecclésiastiques sur-tout) à celle de Saint Thomas ou à celle de Scot, ou à la péripatéticienne, ou à la mixte, qui toutes ensemble ne font que s'écarter de la Philosophie du bon sens.

J'avois bon besoin, pour soulager l'ennui qui m'accabloit, de me procurer quelque distraction agréable: j'en trouvai l'occasion j'en profitai; et l'on ne sera pas fâché, peut-être, de passer avec moi des cercles de la Philosophie à ceux d'une Troupe de Comédiens.

Il y en avoit une à Rimini qui me parut délicieuse; c'étoit pour la premiere fois que je voyois des femmes sur le Théâtre, et je trouvai que cela décoroit la scene d'une maniere plus piquante. Rimini est dans la légation de Ravenne, les femmes sont admises sur le Théâtre, et on n'y voit point, comme on voit à Rome, des hommes sans barbe ou des barbes naissantes.

J'allois les premiers jours à la Comédie fort modestement au parterre, je voyois de jeunes gens comme moi dans les coulisses: je tentai d'y parvenir, je n'y trouvai point de difficulté; je regardois du coin de l'œil ces demoiseiles, elles me fixoient hardiment. Peu à peu je m'apprivoisai; de propos en propos, de question en question, elles apprirent que j'étois Vénitien. Elles étoient toutes mes compatriotes, elles me firent des caresses et des politesses sans fin; le Directeur lui-même me combla d'honnêtetés: il me pria à dîner chez lui, j'y allai; je ne vis plus le Révérend Pere Candini.

Les Comédiens alloient finir leur engagement, et devoient partir; leur départ me faisoit vraiment de la peine. Un vendredi, jour de relâche pour toute l'Italie, hors l'Etat de Venise, nous fîmes une partie de campagne; toute la compagnie y étoit, le Directeur annonça le départ pour la huitaine; il avoit arrêté la barque qui devoit les conduire à Chiozza... A Chiozza! dis-je, avec un cri de surprise! -Oui, Monsieur; nous devons aller à Venise, mais nous nous arrêterons quinze ou vingt jours à Chiozza pour y donner quelques représentations en passant. - Ah, mon Dieu! ma mere est à Chiozza, et je la verrois avec bien du plaisir. - Venez avec nous; - oui, oui (tout le monde crie l'un après l'autre), avec nous, avec nous, dans notre barque; vous y serez bien, il ne vous en coûtera rien; on joue, on rit, on chante, on s'amuse, etc. Comment résister à tant d'agrément? pourquoi perdre une si belle occasion? J'accepte, je m'engage et je fais mes préparatifs.

Je commence par en parler à mon hôte, il s'y oppose très-vivement: j'insiste, il en fait part au Comte Rinalducci; tout le monde étoit contre moi. Je fais semblant de céder, je me tiens tranquille; le jour fixé pour partir, je mets deux chemises et un bonnet de nuit dans mes poches; je me rends au port, j'entre dans la barque le premier, je me cache bien sous la proue; j'avois mon écritoire de poche, j'écris à M. Battaglini, je lui fais mes excuses; c'est l'envie de revoir ma mere qui m'entrame, je le prie de faire présent de mes hardes à la bonne qui m'avoit soigné dans ma maladie, et je lui déclare que je vais partir. C'est une faute que j'ai faite, je l'avoue; j'en ai fait d'autres, je les avouerai de même.

Les Comédiens arrivent. - Où est M. Goldoni? - Voilà Goldoni qui sort de sa cave; tout le monde se met à rire; on me fête, on me caresse, on fait voile; adieu Rimini.



CHAPITRE V

La Barque des Comédiens. - Surprise le ma Mere. Lettre intéressante de mon Pere.

Mes Comédiens n'étoient pas ceux de Scaron; cependant l'ensemble de cette Troupe embarquée présentoit un coup d'œil plaisant.

Douze personnes, tant Acteurs qu'Actrices, un Souffleur, un Machiniste, un Garde du magasin, huit domestiqués, quatre femmes-de-chambre, deux nourrices, des enfans de tout âge, des chiens, des chats, des singes, des perroquets, des oiseaux, des pigeons, un agneau; c'étoit l'arche de Noé.

La barque étoit très-vaste, il y avoit beaucoup de compartimens, chaque femme avoit sa niche avec des rideaux; on avoit arrangé un bon lit pour moi à côté du Directeur, tout le monde étoit bien.

L'Intendant général du voyage, qui étoit en même tems Cuisinier et Sommelier, sonna une petite cloche qui étoit le signal du déjeûner; tout le monde se rassembla dans une espece de sallon qu'on avoit ménagé au milieu du navire par-dessus les caisses, les malles et les ballots; il y avoit sur une table ovale du café, du thé, du lait, des rôties, de l'eau et du vin.

La premiere Amoureuse demanda un bouillon, il n'y en avoit point, elle étoit en fureur; on eut toute la peine du monde à l'appaiser avec une tasse de chocolat; c'étoit la plus laide et la plus difficile.

Après le déjeûner, on proposa la partie, en attendant le dîner. Je jouois assez bien le tresset; c'étoit le jeu favori de ma mere, qui me l'avoit appris.

On alloit commencer un tresset et un piquet, mais une table de pharaon qu'on avoit établi sur le tillac, attira tout le monde, la banque annonçoit plutôt l'amusement que l'intérêt, le Directeur ne l'auroit pas souffert autrement. On jouoit, on rioit, on badinoit, on se faisoit des niches: la cloche annonce le dîner, on s'y rend.

Des macaroni! tout le monde se jette dessus, on en dévore trois soupieres; du bœuf à la mode, de la volaille froide, une longe de veau, du dessert et du vin excellent; ah, le bon dîner! il n'est chere que d'appétit.

Nous restâmes quatre heures à table; on joua de différens instrumens, on chanta beaucoup; la Soubrette chantoit à ravir, je la regardois attentivement, elle me faisoit une sensation singuliere; hélas! il arriva une aventure qui interrompit l'agrément de la société; un chat se sauva de sa cage, c'étoit le minet de la premiere Amoureuse, elle appella tout le monde au secours, on courut après lui: le chat qui étoit farouche comme sa maîtresse, glissoit, sautoit, se cachoit par-tout; se voyant poursuivi, il grimpa sur le mât. Madame Clarice se trouva mal; un matelot monte pour le ravoir, le chat s'élance dans la mer et il y reste; voilà sa maîtresse au désespoir, elle veut tuer tous les animaux qu'elle apperçoit, elle veut jetter sa femme-de-chambre dans le tombeau de son cher minet; tout le monde prend le parti de la femme-de-chambre; la querelle devient générale: le Directeur arrive, il en rit, il badine, il fait des caresses à la dame affligée: elle finit par rire elle-même, et voilà le chat oublié.

Mais c'est assez, je crois, et c'est peut-être trop abuser de mon Lecteur en l'entretenant de ces miseres, qui n'en méritent pas la peine.

Le vent n'étoit pas favorable, nous restâmes trois jours sur mer; toujours les mêmes amusemens, les mêmes plaisirs, le même appétit; nous arrivâmes à Chiozza le quatrieme jour.

Je n'avois pas l'adresse du logement de ma mere, mais je n'ai pas cherché long-tems. Madame Goldoni et sa sœur portoient une coëffe: elles étoient dans la classe des riches, et tout le monde les connoissoit.

Je priai le Directeur de m'y accompagner; il s'y prêta de bonne grace, il y vint: il s'y fit annoncer, je restai dans l'antichambre. - Madame, dit-il à ma mere, je viens de Rimini, j'ai des nouvelles à vous donner de M. votre fils. - Comment se porte mon fils? - Très-bien, Madame. - Est-il content de sa position? - Pas trop, Madame; il souffre beaucoup. - De quoi? - D'être éloigné de sa tendre mere. - Le pauvre enfant! je voudrois bien l'avoir auprès de moi. (J'entendois tout cela, et le cœur me battoit). - Madame, continua le Comédien, je lui avois offert de le conduire avec moi. - Pourquoi, Monsieur, ne l'avez-vous pas fait? - L'auriez-vous trouvé bon? - Sans doute. - Mais ses études? - Ses études! ne pouvoit-il pas y retourner? D'ailleurs, il y a des maîtres partout. - Vous le verriez donc avec plaisir? - Avec la plus grande joie. - Madame, le voilà. - Il ouvre la porte, j'entre: je me jette aux genoux de ma mere; elle m'embrasse, les larmes nous empêchent de parler. Le Comédien, accoutumé à de pareilles scenes, nous dit des choses agréables, prit congé de ma mere et s'en alla. Je reste avec elle, j'avoue avec sincerité la sottise que j'avois faite; elle me gronde et m'embrasse; nous voilà contens l'un de l'autre. Ma tante étoit sortie: quand elle rentre, autre surprise, autres embrassemens; mon frere étoit en pension.

Le lendemain de mon arrivée, ma mere reçut une lettre de M. Battaglini, de Rimini; il lui faisoit part de mon étourderie, il s'en plaignoit amerement, et lui annonçoit qu'elle recevroit incessamment un porte-manteau chargé de livres, de linge et de hardes, dont sa Gouvernante ne savoit que faire.

Ma mere en fût très-fâchée, elle pensa me gronder; mais à propos de lettre, elle se souvint qu'elle en avoit une de mon pere, très-intéressante: elle alla la chercher, me la remit, et en voici le précis:


"Ma chere femme

                 Pavie, 27 Mars 1721.

"J'ai une bonne nouvelle à te donner, elle regarde notre cher fils: elle te fera beaucoup de plaisir. J'ai quitté Modene, comme tu sais, pour aller à Plaisance, et pour y arranger les affaires avec M. Barilli, mon cousin, qui me doit encore un reste de dot de ma mere; et si je peux réunir cette somme aux arrérages que je viens de toucher à Modene, nous pourrons nous rétablir à nostre aise.

"Mon cousin n'étoit pas à Plaisance, il étoit parti pour Pavie, pour assister au mariage d'un neveu de sa femme. Je me trouvois en route, le voyage n'étoit pas long, je pris le parti de venir le rejoindre à Pavie. Je le trouve, je lui parle, il avoue la dette, et nous nous sommes arrangés. Il me payera en six années; mais voici ce qui vient de m'arriver en cette ville.

"Je vais descendre en arrivant à l'hôtel de la Croix rouge; on me demande mon nom, pour en faire la consigne à la Police; le lendemain, l'Aubergiste me présente un Valet-de-pied du Gouverneur, qui me prie très-poliment de me rendre à mon aise à l'hôtel du Gouvernement. Malgré le mot à votre aise, je n'étois pas à mon aise dans ce moment-là, et je ne pouvois pas deviner ce qu'on vouloit de moi.

"J'allai d'abord en sortant chez mon cousin; et après l'arrangement de nos affaires, je lui fis part de cette espece d'invitation, qui ne laissoit pas de m'inquiéter, et je lui demandai s'il connoissoit le Gouverneur de Pavie personnellement; il me dit que oui, qu'il le connoissoit depuis long-tems, que c'étoit le Marquis de Goldoni-Vidoni, une des bonnes familles de Crémone, et Sénateur de Milan.

"A ce nom de Goldoni, je bannis toute crainte, je conçus des idées flatteuses, et je ne me trompois pas.

"J'allai voir, dans l'après-midi, le Gouverneur; il me fit l'accueil le plus honnête et le plus gracieux: c'étoit ma consigne qui lui avoit donné l'envie de me connoître; nous causâmes beaucoup, je lui dis que j'étois originaire de Modene; il me fit l'honneur de m'observer que la ville de Crémone n'étoit pas bien éloignée de celle de Modene; il arriva du monde, il me pria à dîner pour le jour suivant.

"Je ne manquai pas de m'y rendre, comme tu peux croire; nous n'étions que quatre personnes à table, on dîna fort bien; les deux autres convives partirent après le café, nous restâmes seuls M. le Sénateur et moi.

"Nous parlâmes de bien des choses, principalement de ma famille, de mon état et de ma position actuelle; enfin, pour abréger ma lettre, il me promit qu'il tâcheroit de faire quelque chose pour mon fils aîné.

"Il y a à Pavie une Université aussi fameuse que celle de Padoue, et il y a plusieurs Colleges où on ne reçoit que des Boursiers. M. le Marquis s'engagea de m'obtenir une de ces places dans le College du Pape; et si Charles se conduit bien, il aura soin de lui.

"N'écris rien de tout cela à ton fils; à mon retour je le ferai revenir, et je veux me ménager le plaisir de l'en instruire moi-même.

"Je ne tarderai pas, j'espere, etc."


Tout ce que contenoit cette lettre étoit fait pour me fiatter, et pour me faire concevoir les espérances les plus étendues.

Je sentis alors l'imprudence de mon équipée; je craignois l'indignation de mon pere, et qu'il ne se méfiât de ma conduite dans une ville encore plus éloignée, et où j'aurois beaucoup plus de liberté.

Ma mere m'assura qu'elle tâcheroit de me garantir des reproches de mon pere, qu'elle prendroit tout sur elle, d'autant plus que mon repentir lui paroissoit sincere.

J'avois vraiment assez de raison pour mon âge; mais j'étois sujet à des escapades inconsidérées: elles m'ont fait beaucoup de tort, vous le verrez, et vous me plaindrez peut-être quelquefois.



CHAPITRE VI

Retour le mon Pere.-Dialogue entre mon Pere et moi. Mes nouvelles occupations. - Trait de jeunesse.

Ma mere vouloit me produire et me présenter à ses connoissances; mais je n'avois pour tout habillement qu'un vieux surtout qui m'avoit servi sur mer d'habit, de robe-de-chambre et de couvre-pieds.

Elle fit venir un Tailleur, je fus bientôt en état de paroître. J'employai mes premiers pas à aller voir mes compagnons de voyage, ils me virent avec plaisir: ils étoient retenus pour vingt représentations; j'avois mes entrées, je m'étois proposé d'en profiter, sous le bon plaisir de ma tendre mere.

Elle étoit fort liée avec l'Abbé Gennari, Chanoine de la Cathédrale. Ce bon Ecclésiastique étoit un peu rigoriste. Les Spectacles en Italie ne sont pas proscrits par l'Eglise Romaine, les Comédiens ne sont point excommuniés; mais l'Abbé Gennari soutenoit que les Comédies qu'on donnoit alors, étoient dangereuses pour les jeunes gens; il n'avoit peut-être pas tort, et ma mere me défendit le Spectacle.

Il falloit bien obéir; je n'allois pas à la Comédie, mais j'allois voir les Comédiens, et la Soubrette plus fréquemment que les autres. J'ai toujours eu par la suite un goût de préférence pour les Soubrettes.

Au bout de six jours, mon pere arrive; je tremble, ma mere me cache dans le cabinet de toilette, et se charge du reste. Il monte, ma mere va au devant de lui, ma tante aussi, voilà les embrassemens de coutume. Mon pere paroît fâché, sourcilleux: il n'a pas sa gaîté ordinaire, on le croit fatigué, ils entrent dans la chambre; voici les premiers mots de mon pere: Où est mon fils? Ma mere répond de bonne foi: Notre cadet est à sa pension. Non, non, répliqua mon pere en colere, je demande l'aîné, il doit être ici; vous me le cachez, vous avez tort, c'est un impertinent qu'il faut corriger. Ma mere interdite ne savoit que dire: elle prononça des mots vagues: mais... comment?... Mon pere l'interrompt en frappant des pieds: Oui, M. Battaglini m'a instruit de tout, il m'a écrit à Modene, j'ai retrouvé la lettre en y repassant. Ma mere le prie, d'un air affligé, de m'écouter avant que de me condamner. Mon pere, toujours en colere, redemande où j'étois. Je ne puis plus y tenir, j'ouvre la porte vitrée, mais je n'ose pas avancer. Sortez, dit mon pere à sa femme et à sa sœur, laissez-moi seul avec ce bon sujet. Elles sortent, je m'approche en tremblant: ah, mon pere!-Comment, Monsieur! par quel hazard êtes-vous ici? - Mon pere... on vous aura dit. - Oui on m'a dit que, malgré les remontrances, les bons conseils, et en dépit de tout le monde, vous avez eu l'insolence de quitter Rimini brusquement. - Qu'aurois-je fait à Rimini, mon pere? c'étoit du tems perdu pour moi. - Comment, du tems perdu! l'étude de la Philosophie, c'est du tems perdu? - Ah! la Philosophie scholastique, les syllogismes, les enthymêmes, les sophismes, les nego, probo, concedo; vous en souvenez-vous, mon pere? (il ne peut s'empêcher de faire un petit mouvement de levres qui annonçoit l'envie qu'il avoit de rire: j'étois assez fin pour m'en appercevoir, et je pris courage). Ah, mon pere! ajoutai-je, faites-moi apprendre la Philosophie de l'homme, la bonne morale, la physique expérimentale. - Allons, allons, comment es-tu venu jusqu'ici? - Par mer. - Avec qui? - Avec une Troupe de Comédiens. - Des Comédiens? - Ce sont d'honnêtes gens, mon pere. - Comment s'appelle le Directeur? - Il est Florinde sur la scene, et on l'appelle Florinde des Maccaroni. - Ah, ah! je le connois; c'est un brave homme: il jouoit le rôle de Don Juan dans le Festin de Pierre; il s'avisa de manger les maccaroni qui appartenoient à Arlequin, voilà l'origine de ce surnom. - Je vous assure, mon pere, que cette Troupe...- Où est-elle allée cette Troupe? - Elle est ici. - Elle est ici?-Oui, mon pere. - Joue-t-elle la Comédie ici? - Oui, mon pere.-J'irai la voir. - Et moi, mon pere? - Toi, coquin! Comment s'appelle la premiere Amoureuse? - Clarice.-Ah, ah, Clarice!... excellente, laide, mais beaucoup d'esprit. - Mon pere...- Il faudra donc que j'aille les remercier? - Et moi, mon pere? - Malheureux! - Je vous demande pardon. - Allons, allons; pour cette fois-ci...

Ma mere entre, elle avoit tout entendu; elle est très-contente de me voir raccommodé avec mon pere.

Elle lui parle de l'Abbé Gennari, non pas pour m'empêcher d'aller à la Comédie, car mon pere l'aimoit autant que moi, mais pour lui annoncer que ce Chanoine, attaqué de différentes maladies, l'attendoit avec impatience; qu'il avoit parlé à toute la ville de ce fameux Médecin Vénitien, éleve du célebre Lancisi, qu'on attendoit incessamment, et qu'il n'avoit qu'à se montrer pour avoir plus de malades qu'il n'en sauroit désirer.

Cela arriva en eflet; tout le monde vouloit du Docteur Goldoni; il avoit les riches et les pauvres, et les pauvres payoient mieux que les riches.

Il loua donc un appartement plus commode, et il s'établit à Chiozza pour y rester tant que la fortune lui seroit favorable, et jusqu'à ce que quelqu'autre Médecin à la mode vînt le supplanter.

Me voyant oisif, et manquant dans la ville de bons maîtres pour m'occuper, mon pere voulut faire lui-même quelque chose de moi.

Il me destinoit à la Médecine, et en attendant les lettres d'appel pour le College de Pavie, il m'ordonna de le suivre dans les visites qu'il faisoit journellement; il pensoit qu'un peu de pratique avant l'étude de la théorie, me donneroit une connoissance superficielle de la Médecine qui me seroit très-utile pour l'intelligence des mots techniques et des premiers principes de l'art.

Je n'aimois pas trop la Médecine: mais il ne falloit pas être récalcitrant; car on auroit dit que je ne voulois rien faire.

Je suivis donc mon pere: je voyois la plus grande partie de ses malades avec lui; je tâtois le pouls, je regardois les urines, j'examinois les crachats, et bien d'autres choses qui me révoltoient. Patience: tant que la Troupe continua ses représentations, qu'elle porta même jusqu'à trente-six, je me croyois dédommagé.

Mon pere étoit assez content de moi, et ma mere encore davantage. Mais un des trois ennemis le l'homme, et peut-être deux, ou tous les trois, vinrent m'attaquer et troubler ma tranquillité.

Mon pere fut appellé chez une malade fort jeune et fort jolie; il m'emmena avec lui, ne se doutant pas de quelle maladie il s'agissoit. Quand il vit qu'il falloit faire des recherches et des observations locales, il me fit sortir; et depuis ce jour-là, toutes les fois qu'il entroit dans la chambre de Mademoiselle, j'étois condamné à l'attendre dans un sallon fort petit et fort sombre.

La mere de la jeune malade, très-polie et bien honnête créature, ne souffroit pas que je restasse tout seul: elle venoit me tenir compagnie, et me parloit toujours de sa fille.

Grace au talent et aux soins de mon pere, son enfant étoit hors d'affaire; elle se portoit bien, et la visite de ce jour-là devoit être la derniere.

Je lui fis compliment: je la remerciai de sa complaisance pour moi, et je finis par dire: si je n'ai plus l'honneur de vous voir... - Comment, me dit-elle, nous ne vous verrons plus? - Si mon pere n'y vient pas. - Vous y pourrez bien venir. - Pour quoi faire? - Pour quoi faire! Ecoutez, ma fille se porte bien, elle n'a plus besoin de M. le Docteur; mais je ne serois pas fâchée qu'elle eût de tems à autre une visite d'amitié, pour voir... si les choses vont bien... si elle n'auroit pas besoin... de se purger...; si vous n'avez rien de mieux à faire, venez-y quelquefois, je vous en prie. - Mais, Mademoiselle voudroit-elle de moi? - Ah! mon cher ami, ne parlons pas de cela; ma fille vous a vu, elle ne demanderoit pas mieux que de lier connoissance avec vous. - Madame, c'est beaucoup d'honneur pour moi; mais si mon pere venoit à le savoir? - Il ne le saura pas; d'ailleurs ma fille est sa malade, il ne peut pas trouver mauvais que son fils vienne la voir. - Mais, pourquoi ne m'a-t-il pas laissé entrer dans la chambre? - C'est que... la chambre est petite; il fait chaud. - J'entens remuer; mon pere sort, je crois.- Allons, allons; venez nous voir. - Quand? - Ce soir, si vous voulez. - Si je le peux. - Ma fille en sera enchantée. - Et moi aussi.

Mon pere sort: nous nous en allons; je rêve toute la journée, je fais des réfiexions, je change d'avis à chaque instant. Le soir arrive, mon pere alloit à une consultation; et moi, à la nuit tombante, je vais regagner la porte de la malade qui se porte bien.

J'entre: beaucoup de politesses, beaucoup de gentillesses; on m'offre de me rafraîchir, je ne refuse rien; on cherche dans le garde-manger, il n'y a plus de vin; il faudrait en aller chercher, je mets la main à la poche. On frappe, on ouvre; c'est le domestique de ma mere, il m'avoit vu entrer, il connoissoit ces canailles-là; c'est un Ange qui l'a envoyé. Il me dit un mot à l'oreille; je reviens en moi-même, et je sorts dans l'instant.



CHAPITRE VII

Mon départ pour Venise.-Coup-d'œil le cette ville. Mon installation chez le Procureur.

Revenu de cet aveuglement où m'avoit plongé l'effervescence de la jeunesse, je regardois avec horreur le danger que j'avois couru.

J'étois naturellement gai, mais sujet, depuis mon enfance, à des vapeurs hypocondriaques ou mélancoliques, qui répandoient du noir dans mon esprit.

Attaqué d'un accès violent de cette maladie léthargique, je cherchois à me distraire, et je n'en trouvois pas les moyens; mes Comédiens étoient partis, Chiozza ne m'offroit plus d'amusement de mon goût, la Médecine me déplaisoit; j'étois devenu triste, rêveur: je maigrissois à vue d œil.

Mes parens ne tarderent pas à s'en appercevoir: ma mere me questionna la premiere: je lui confiai mes chagrins.

Un jour que nous étions à table en famille, sans convives étrangers et sans valets, ma mere fit tomber la conversation sur mon compte, et il y eut un débat de deux heures; mon pere vouloit absolument que je m'appliquasse à la Médecine: j'avois beau me remuer, faire des mines, bouder, il n'en démordoit pas; ma mere enfin prouva à mon pere qu'il avoit tort, et voici comment.

Le Marquis de Goldoni, dit-elle, veut bien prendre soin de notre enfant. Si Charles est un bon Médecin, son Protecteur pourra le favoriser, il est vrai, mais pourra-t-il lui donner des malades? Pourra-t-il engager le monde à le préférer à tant d'autres? Il pourroit lui procurer une place de Professeur dans l'Université de Pavie; mais, combien de tems et combien de travail pour y parvenir! Au contraire, si mon fils étudioit le Droit, s'il étoit Avocat, un Sénateur de Milan pourroit faire sa fortune sans la moindre peine et sans la moindre difficulté.

Mon pere ne répondit rien: il garda le silence pendant quelques minutes; il se tourna ensuite de mon côté, et me dit en plaisantant: Aimerois-tu le Code et le Digeste de Justinien? Oui, mon pere, répondis-je, beaucoup plus que les Aphorismes d'Hippocrate. Ta mere, reprit-il, est une femme: elle m'a dit de bonnes raisons et je pourrois bien m'y rendre; mais en attendant il ne faut pas rester sans rien faire, tu me suivras toujours. Me voilà encore dans le chagrin. Ma mere alors prend vivement mon parti; elle conseille mon pere de m'envoyer à Venise, de me placer chez mon oncle Indric, un des meilleurs Procureurs du Barreau de la capitale, et se propose de m'y accompagner elle-même et d'y rester avec moi jusqu'à mon départ pour Pavie. Ma tante appuie le projet de sa sœur; je leve les mains et je pleure de joie; mon pere y consent; j'irai donc incessamment à Venise.

Me voilà content: mes vapeurs se dissipent dans l'instant. Quatre jours après nous partons, ma mere et moi: il n'y a que huit lieues de traversée; nous arrivons à Venise à l'heure de dîner; nous allons nous loger chez M. Bertani, oncle maternel de ma mere, et le lendemain nous nous rendons chez M. Indric.

Nous fûmes reçus très-honnêtement. M. Paul Indric avoit épousé ma tante paternelle. Bon mari et bon pere, bonne mere et bonne femme, des enfans très-bien élevés: c'étoit un ménage charmant. Je fus installé dans l'étude; j'étois le quatrieme Clerc, mais je jouissois des privileges que la consanguinité ne pouvoit pas manquer de me procurer.

Mon occupation me paroissoit plus agréable que celle que mon pere me donnoit à Chiozza; mais l'une devoit être pour moi aussi inutile que l'autre.

En supposant que je dusse exercer la profession d'Avocat à Milan, je n'aurois pas pu profiter de la pratique du Barreau de Venise, inconnue à tout le reste de l'Italie; on n'auroit jamais pu deviner que, par des aventures singulieres et forcées, j'aurois plaidé un jour dans ce même Palais, où je me regardois alors comme un étranger.

Faisant exactement mon devoir et méritant les éloges de mon oncle, je ne laissois pas de profiter de l'agréable séjour de Venise, et de m'y amuser. C'étoit mon pays natal; mais j'étois trop jeune quand je l'avois quitté, et je ne le connoissois pas.

Venise est une ville si extraordinaire, qu'il n'est pas possible de s'en former une juste idée sans l'avoir vue. Les cartes, les plans, les modeles, les descriptions ne suffisent pas, il faut la voir. Toutes les villes du monde se ressemblent plus ou moins: celle-ci ne ressemble à aucune; chaque fois que je l'ai revue, après de longues absences, c'étoit une nouvelle surprise pour moi; à mesure que mon âge avançoit, que mes connoissances augmentoient, et que j'avois des comparaisons à faire, j'y découvrois des singularités nouvelles et de nouvelles beautés.

Pour cette fois-ci, je l'ai vue comme un jeune homme de quinze ans qui ne pouvoit pas approfondir ce qu'il y avoit de plus remarquable et qui ne pouvoit la comparer qu'a des petites villes qu'il avoit habitées. Voici ce qui m'a frappé davantage. Une perspective surprenante au premier abord, une étendue très-considérable de petites îles si bien rapprochées et si bien réunies par des ponts, que vous croyez voir un continent élevé sur une plaine, et baigné de tous les côtés d'une mer immense qui l'environne.

Ce n'est pas la mer, c'est un marais très-vaste plus ou moins couvert d'eau, à l'embouchure de plusieurs ports, avec des canaux profonds qui conduisent les grands et les petits navires dans la ville et aux environs.

Si vous entrez du côté de Saint-Marc, à travers une quantité prodigieuse de bâtimens de toute espece, vaisseaux de guerre, vaisseaux marchands, frégates, galeres, barques, bateaux, gondoles, vous mettez pied à terre sur un rivage appellé la Piazzetta (la petite Place), où vous voyez d'un côté le Palais et l'Eglise Ducales, qui annoncent la magnificence de la République; et de l'autre, la Place Saint-Marc, environnée de portiques élevés sur les dessins de Palladio et de Sansovin.

Vous allez par les rues de la Mercerie jusqu'au pont de Rialto, vous marchez sur des pierres quarrées de marbre d'Istrie, et piquetées à coup de ciseau pour empêcher qu'elles ne soient glissantes; vous parcourez un local qui représente une foire perpétuelle, et vous arrivez à ce Pont qui, d'une seule arche de quatre-vingt-dix pieds de largeur, traverse le grand canal, qui assure par son élévation le passage aux barques et aux bateaux dans la plus grande crue du flux de la mer, qui offre trois différentes voies aux passagers, et qui soutient sur sa courbe vingt-quatre boutiques avec logemens et leurs toits couverts en plomb.

J'avoue que ce coup-d'œil m'a paru surprenant; je ne l'ai pas trouvé rendu tel qu'il est par les Voyageurs que j'ai lus. Je demande pardon à mon Lecteur, si je me suis un peu délecté.

Je n'en dirai pas davantage pour le présent: je me réserve de donner quelqu'idée des mœurs et des usages de Venise, de ses loix et de sa constitution, à mesure que les circonstances m'y rameneront, et que mes lumieres auront acquis plus de consistance et de précision. Je finirai ce Chapitre par une relation succinte de ses Spectacles.

Les salles de Spectacles en Italie s'appellent Théatres. Il y en a sept à Venise, portant chacun le nom du Saint titulaire de sa paroisse.

Le Théâtre de Saint Jean-Chrisostôme étoit alors le premier de la ville, où l'on donnoit les grands Opéras, où débuta Métastase par ses Drames, et Farinello, Faustine et la Cozzoni, dans le chant.

Aujourd'hui c'est celui de Saint Benoît qui a pris le premier rang.

Les six autres s'appellent Saint Samuel, Saint Luc, Saint Ange, Saint Cassian et Saint Moïse.

De ces sept Théâtres, il y en a ordinairement deux de grands Opéras, deux d'Opéra-comique et trois de Comédies.

Je parlerai de tous en particulier, quand je deviendrai l'Auteur à la mode de ce pays-là; car il n'y en a pas un seul qui n'ait eu de mes Ouvrages, et qui n'ait contribué à mon profit et à mon honneur.



CHAPITRE VIII

Mon départ pour Pavie. - Mon arrivée à Milan. - Premiere entrevue avec le Marquis de Goldoni. Difficultés surmontées.

Je m'acquittois assez bien dans mon emploi chez le Procureur à Venise: j'avois beaucoup de facilité pour faire le sommaire et le résumé d'un procès; mon oncle auroit bien voulu me garder, mais une lettre de mon pere vint me rappeller à lui.

La place dans le College du Pape étoit devenue vacante: elle avoit été arrêtée pour moi; le Marquis de Goldoni nous en faisoit part, et nous conseilloit de partir.

Nous quittâmes Venise, ma mere et moi, et nous nous rendîmes à Chiozza. Les paquets furent faits, les coffres cordés, ma mere en pleurs, ma tante aussi; mon frere, qu'on avoit fait sortir de sa pension, auroit bien voulu partir avec moi; la séparation fut d'un pathétique touchant, mais la chaise arrive, il faut se quitter.

Nous prîmes la route de Rovigo et Ferrare; et de-là nous arrivâmes à Modene, où nous restâmes, pendant trois jours, logés chez M. Zavarisi, Notaire très-accrédité dans cette ville, et notre proche parent du côté des femmes.

Ce brave et digne garçon avoit entre ses mains toutes les affaires de mon pere: c'étoit lui qui touchoit nos rentes à l'Hôtel-de-ville et le loyer des maisons, il nous fournit de l'argent, et nous allâmes à Plaisance.

Là, mon pere ne manqua pas d'aller visiter son cousin Barilli, qui n'avoit pas rempli tout-à-fait ses engagemens, et le conduisit doucement à s'acquitter des arrérages des deux années révolues qu'il nous devoit; de maniere que nous étions assez bien munis d'argent comptant; il nous a été très-utile dans les circonstances imprévues où nous nous sommes trouvés depuis.

En arrivant à Milan, nous prîmes notre logement à l'auberge des Trois-Rois, et le jour suivant nous allâmes faire notre visite au Marquis et Sénateur Goldoni.

Nous fûmes reçus on ne peut pas plus agréablement; mon Protecteur parut content de moi: je l'étois parfaitement de lui. On parla de College, on destina même le jour que nous devions nous rendre à Pavie; mais M. le Marquis me regardant plus attentivement, demanda à mon pere et à moi pourquoi j'étois en habit séculier, pourquoi je n'avois pas le petit collet.

Nous ne savions pas ce que cela vouloit dire; bref, nous fûmes instruits pour la premiere fois que, pour entrer dans le College Ghislieri, dit le College du Pape, il falloit de toute nécessité, 1° que les Boursiers fussent tonsurés; 2° qu'ils eussent un certificat de leur état civil et de leur conduite morale; 3° autre certificat de n'avoir pas contracté de mariage; 4° leur extrait de baptême.

Nous restâmes interdits, mon pere et moi, personne ne nous en avoit prévenus; M. le Sénateur étoit persuadé que nous devions en être instruits, il en avoit chargé son Secrétaire; il lui avoit donné une note pour nous l'envoyer. Le Secrétaire l'avoit oublié: cette note étoit restée dans son bureau. Bien des excuses, bien des pardons; son maître étoit bon: nous n'aurions rien gagné à faire les méchans.

Il falloit y remédier: mon pere prit le parti d'écrire à sa femme. Elle se transporta à Venise, sollicita de tous les côtés; les certificats d'état libre et de bonnes mœurs n'offroient aucune difficulté, l'extrait de baptême encore moins; le grand embarras étoit celui de la tonsure, le Patriarche de Venise ne vouloit pas accorder des lettres dimissoriales sans la constitution du patrimoine ordonné par les canons de l'Eglise. Comment faire? Les biens de mon pere n'existoient pas dans les Etats de Venise, ceux de ma mere étoient des biens substitués; il falloit recourir au Sénat pour en avoir la dispense. Que de longueurs! que de contradictions! combien de tems perdu! M. le Secrétaire sénatorial, avec ses excuses et sa gaucherie, nous a coûté bien cher. Patience: ma mere se donna des soins qui lui réussirent enfin; mais pendant qu'elle travaille pour son fils à Venise, que ferons-nous à Milan? Voici ce que nous avons fait.

Nous restâmes pendant quinze jours à Milan, dînant et soupant tous les jours chez mon Protecteur, qui nous faisoit voir ce qu'il y avoit de plus beau dans cette ville magnifique, qui est la capitale de la Lombardie Autrichienne. Je ne dirai rien de Milan pour l'instant: je dois le revoir, et j'en parlerai à mon aise quand je serai plus digne d'en parler. Pendant ce tems-là, on me fit changer de costume: je pris le petit collet; nous partîmes ensuite pour Pavie, bien munis de lettres de recommandation. Nous nous logeâmes et nous mîmes en pension dans une bonne maison bourgeoise, et je fus présenté au Supérieur du College où je devois être reçu.

Nous avions une lettre du Sénateur Goldoni pour M. Lauzio, Professeur en Droit: il me conduisit lui-même à l'Université, je le suivis dans la classe qu'il occupoit, et je ne perdois pas mon tems en attendant le titre de Collégien.

M. Lauzio étoit un Jurisconsulte du plus grand mérite. Il avoit une Bibliotheque très-riche; j'en étois le maître comme je l'étois de sa table, et Madame son épouse avoit beaucoup de bontés pour moi. Elle étoit encore assez jeune, et elle auroit dû être jolie, mais elle étoit furieusement défigurée par un goître monstrueux qui lui pendoit du menton à la gorge. Ces bijoux ne sont pas rares à Milan et à Bergame; mais celui de Madame Lauzio étoit d'une espece particuliere, car il avoit une petite famille de petits goîtres autour de lui. La petite vérole est un grand fléau pour les femmes; mais je ne crois pas qu'une jeune personne qui en seroit picotée, troquât ses piqûres contre un goître milanois.

Je profitai beaucoup de la Bibliotheque du Professeur; je parcourus les Instituts du Droit Romain, et je meublai ma tête des matieres pour lesquelles j'étois destiné.

Je ne m'arrêtois pas toujours sur les textes de la Jurisprudence; il y avoit des tablettes garnies d'une collection de Comédies anciennes et modernes, c'étoit ma lecture favorite; je me proposois bien de partager mes occupations entre l'étude légale et l'étude comique, pendant tout le tems de ma demeure à Pavie; mais mon entrée au College me causa plus de dissipation que d'application, et j'ai bien fait de profiter de ces trois mois que je dus attendre les lettres dimissoriales et les certificats de Venise.

J'ai relu avec plus de connoissances et avec plus de plaisir les Poëtes Grecs et Latins, et je me disois à moi-même: Je voudrois bien pouvoir les imiter dans leurs plans, dans leurs styles, pour leur précision; mais je ne serois pas content si je ne parvenois pas à mettre plus d'intérêt dans mes Ouvrages, plus de caracteres marqués, plus de comique et des denouemens plus heureux.

Facile inventis addere.

Nous devons respecter les grands maîtres qui nous ont frayé le chemin des sciences et des arts; mais chaque siecle a son génie dominant, et chaque climat a son goût nátional. Les Auteurs Grecs et Romains ont connu la Nature, et l'ont suivie de près; mais ils l'ont exposée sans gaze et sans ménagement.

C'est pourquoi les Peres de l'Eglise ont écrit contre les Spectacles, et les Papes les ont excommuniés; la décence les a corrigés, et l'anathême a été révoqué en Italie; il devroit l'être bien plus en France, c'est un phénomene que je ne puis concevoir.

Fouillant toujours dans cette Bibliotheque, je vis des Théâtres Anglois, des Théâtres Espagnols et des Théâtres. François; je ne trouvai point de Théâtres Italiens.

Il y avoit par-ci, par-là, des Pieces Italiennes de l'ancien tems, mais aucun Recueil, aucune Collection qui pussent faire honneur à l'Italie.

Je vis avec peine qu'il manquoit quelque chose d'essentiel à cette Nation, qui avoit connu l'Art dramatique avant toute autre Nation moderne, je ne pouvois pas concevoir comment l'Italie l'avoit négligé, l'avoit avili et abâtardi: je desirois avec passion voir ma patrie se relever au niveau des autres, et je me promettois d'y contribuer.

Mais voici une lettre de Venise qui nous apporte les dimissoriales, les certificats et mon extrait de baptême. Cette derniere piece manqua nous mettre dans un nouvel embarras.

Il falloit attendre deux ans pour que je parvinsse à l'âge requis pour ma réception au College; je ne sais pas quel a été le Saint qui a fait le miracle, mais je sais bien que je me suis couché un jour n'ayant que seize ans, et que le lendemain à mon réveil j'en avois dix-huit.



CHAPITRE IX

Mon installation au College. - Mes dissipations.

Ma mere avoit remédié avec adresse au défaut de patrimoine pour obtenir les lettres dimissoriales du Patriarche de Venise; un Secrétaire du Sénat (M. Cavanis) les fit expédier, à condition que, si j'étois dans le cas d'embrasser l'état Ecclésiastique, il y auroit une rente constituée en ma faveur.

Je reçus donc la tonsure des mains du Cardinal Cusani, Archevêque de Pavie, et j'allai avec mon pere, en sortant de la Chapelle de Son Eminence, me présenter au College.

Le Supérieur, qu'on appelle le Préfet, étoit l'Abbé Bernerio, Professeur en Droit Canon à l'Université, Protonotaire Apostolique; et en vertu d'une Bulle de Pie V, jouissant du titre de Prélat sujet immédiat du Saint Siege.

Je fus reçu par le Préfet, le Vice-Préfet et l'Aumonier. On me fit un petit sermon; on me présenta aux plus anciens des Eleves. Me voilà installé: mon pere m'embrasse il me quitte, et le lendemain il prend la route de Milan pour s'en retourner chez lui.

J'abuse un peu trop, peut-être, mon cher Lecteur, de votre complaisance; je vous entretiens de miseres qui ne doivent pas vous intéresser, et qui ne vous amusent pas davantage; mais je voudrois bien vous parler de ce College où j'aurois dû faire ma fortune, et où j'ai fait mon malheur. Je voudrois vous avouer mes torts, et en même tems vous prouver qu'à mon âge, et dans la position où j'étois, il falloit une vertu supérieure pour les éviter. Ecoutez-moi avec patience.

Nous étions bien nourris dans ce College, et très-bien logés; nous avions la liberté de sortir pour aller à l'Université, et nous allions par-tout: l'ordonnance étoit de sortir deux à deux et de rentrer de même; nous nous quittions à la premiere rue qui tournoit, en nous donnant rendez-vous pour rentrer, et si nous rentrions seuls, le Portier prenoit la piece et ne disoit mot. Cette place lui valoit celle d'un Suisse de Ministre d'Etat.

Nous étions bien mis aussi élégamment que les Abbés qui courent les sociétés: drap d'Angleterre, soie de France, broderies, dentelles, avec une espece de robe-de-chambre sans manches par-dessus l'habit, et une étole de velours attachée à l'épaule gauche, avec les armes Ghislieri brodées en or et argent, surmontées par la thiare pontificale et les clefs de Saint Pierre. Cette robe appellée sovrana, qui est la devise du College, donne un air d'importance qui releve la coquetterie du jeune homme. Ce College n'étoit pas, comme vous voyez, une communauté d'enfans: on faisoit précisément tout ce que l'on vouloit; beaucoup de dissipations dans l'intérieur, beaucoup de liberté au dehors. C'est là où j'ai appris à faire des armes, la danse, la musique et le dessin; c'est là aussi où j'ai appris tous les jeux possibles de commerce et de hasard. Ces derniers étoient défendus, mais on ne les jouoit pas moins, et celui de la Prime me coûta cher.

Quand nous étions sortis, nous regardions l'Université de loin, et nous allions nous fourrer dans les maisons les plus agréables; aussi les Collégiens à Pavie sont regardés par les gens de la ville comme les Officiers dans les garnisons; les hommes les détestent, et les femmes les reçoivent.

Mon jargon Vénitien plaisoit aux Dames, et me donnoit quelqu'avantage sur mes camarades; mon âge et ma figure ne déplaisoient pas; mes couplets et mes chansonnettes n'étoient pas mal goûtées.

Est-ce ma faute si j'ai mal employé mon tems? Oui; car parmi les quarante que nous étions, il y en avoit quelquesuns de sages et morigenés que j'aurois dû imiter; mais je n'avois que seize ans: j'étois gai, j'étois foible: j'aimois le plaisir, et je me laissois séduire et entramer.

En voilà assez pour cette premiere année de College; les vacances vont s'approcher: elles commencent vers la fin de Juin, et on ne revient qu'à la fin d'Octobre.



CHAPITRE X

Mes premieres vacances. - Lecture intéressante. - Mon départ pour Modene. - Aventure comique.

Quatre mois de vacances! soixante lieues pour aller chez moi, et autant pour revenir! On ne payoit pas de pension dans ce College; mais cette dépense n'étoit pas indifférente.

J'aurois pu rester en pension à Pavie, mais aucun Collégien étranger n'y restoit. On ne porte pas la sovrana dans ce tems-là; et n'ayant pas les armes du Pape sur nos épaules, il y avoit à craindre que les bourgeois de Pavie ne voulussent nous contester certains droits de préférence dont nous étions accoutumés de jouir.

J'étois sûr d'ailleurs que je ferois le plus grand plaisir à ma mere, si j'allois la rejoindre. Je pris donc ce parti-là; et étant court d'argent, je fis la route par eau, ayant pour mon domestique et mon guide un frere du Sommelier du College. Ce voyage n'eut rien de remarquable. J'avois quitté Chiozza en habit séculier, j'y revins en habit ecclésiastique: mon petit collet n'inspiroit pas trop la dévotion; mais ma mere qui étoit pieuse, crut recevoir chez elle un Apôtre. Elle m'embrassa avec une certaine considération, et me pria de corriger mon frere qui lui donnoit du chagrin.

C'étoit un garcon très-vif, très-emporté, qui fuyoit l'école pour aller à la pêche, qui à onze ans se battoit comme un diable et se moquoit de tout le monde. Mon pere, qui le connoissoit bien, le destinoit à la guerre; ma mere vouloit en faire un Moine, c'étoit entr'eux un sujet continuel de disputes.

Je m'embarrassois fort peu de mon frere: je cherchois à me distraire, et je n'en trouvois pas les moyens; Chiozza me parut maussade plus que jamais. J'avois autrefois une petite Bibliotheque: je cherchai mon ancien Cicognini, et je n'en ai trouvé qu'une partie; mon frere avoit employé le reste à faire des papillotes.

Le Chanoine Gennari étoit toujours l'ami de la maison: mon pere l'avoit guéri de tous les maux qu'il avoit et qu'il n'avoit pas; il étoit plus chez nous que chez lui. Je le priai de me procurer quelques livres, mais dans le genre dramatique, si c'étoit possible. M. le Chanoine n'étoit pas familiarisé avec la littérature; il me promit cependant qu'il feroit son possible pour m'en trouver, et il me tint parole.

Il m'apporta, quelques jours après, une vieille Comédie reliée en parchemin, et sans se donner la peine de la lire, me la confia, et me fit bien promettre de la lui rendre incessamment; car il l'avoit prise sans rien dire dans le cabinet d'un de ses confreres.

C'étoit la Mandragore de Machiavelli. Je ne la connoissois pas; mais j'en avois entendu parler, et je savois bien que ce n'étoit pas une piece très-chaste.

Je la dévorai à la premiere lecture, et je l'ai relue dix fois. Ma mere ne faisoit pas attention au livre que je lisois, car c'étoit un Ecclésiastique qui me l'avoit donné; mais mon pere me surprit un jour dans ma chambre, pendant que je faisois des notes et des remarques sur la Mandragore. Il la connoissoit: il savoit combien cette piece étoit dangereuse pour un jeune homme de dix-sept ans; il voulut savoir de qui je la tenois, je le lui dis; il me gronda amerement, et se brouilla avec ce pauvre Chanoine qui n'avoit péché que par nonchalance.

J'avois des raisons très-justes et très-solides pour m'excuser vis-à-vis de mon pere; mais il ne voulut pas m'écouter.

Ce n'étoit pas le style libre ni l'intrigue scandaleuse de la piece qui me la faisoient trouver bonne; au contraire, sa lubricité me révoltoit, et je voyois par moi-même que l'abus de confession étoit un crime affreux devant Dieu et devant les hommes; mais c'étoit la premiere piece de caractere qui m'étoit tombée sous les yeux, et j'en étois enchanté. J'aurois desiré que les Auteurs Italiens eussent continué, d'après cette Comédie, à en donner d'honnêtes et décentes, et que les caracteres puisés dans la Nature eussent remplacé les intrigues romanesques.

Mais il étoit réservé à Moliere l'honneur d'ennoblir et de rendre utile la scene comique, en exposant les vices et les ridicules à la dérision et à la correction.

Je ne connoissois pas encore ce grand homme, car je n'entendois pas le François; je me proposois de l'apprendre, et en attendant je pris l'habitude de regarder les hommes de près, et de ne pas échapper les originaux.

Déjà les vacances tiroient à leur fin: il falloit partir; un Abbé de notre connoissance devoit aller à Modene, mon pere profita de l'occasion, et me fit prendre cette route, d'autant plus volontiers, que dans cette ville on devoit me fournir de l'argent.

Nous nous embarquâmes, mon compagnon de voyage et moi, avec le Courier de Modene, nous y arrivâmes en deux jours de tems, et nous allâmes loger chez un Locataire de mon pere qui louoit en chambres garnies.

Il y avoit dans cette maison une Servante qui n'étoit ni vieille ni jeune, ni laide ni jolie: elle me regardoitd'un œil d'amitié, et prenoit soin de moi avec des attentions singulieres; je badinois avec elle, elle s'y prêtoit de bonne grace, et de tems en tems elle laissoit tomber quelques larmes. Le jour de mon départ, je me leve de bonne heure pour achever mes paquets; voilà Toinette (c'étoit le nom de la fille) qui vient dans ma chambre, et qui m'embrasse sans autres préliminaires; je n'étois pas assez libertin pour en tirer parti: je l'évite; elle insiste, et veut partir avec moi. - Avec moi! - Oui, mon cher ami, ou je me jette par la fenêtre. - Mais, je vais en chaise de poste. - Eh bien, nous ne serons que nous deux. - Mon Domestique. - Il est fait pour monter derriere. Le maître et la maîtresse cherchent Toinette par-tout. Ils entrent: ils la trouvent fondant en larmes. -Qu'est-ce que c'est? - Ce n'est rien. Je me dépêche: il faut partir. J'avois destiné un sequin pour Toinette: elle pleure je ne sais comment faire; j'allonge le bras, je lui offre la piéce: elle la prend, la baise; et tout en pleurant, la met dans sa poche.



CHAPITRE XI

Route pour Pavie. - Bonne fortune à Plaisance. - Entrevue avec le Marquis de Goldoni. - Seconde année de College.

J'avois bien de quoi payer la poste jusqu'à Pavie; mais n'ayant pas trouvé à Modene mon cousin Zavarisi, qui avoit ordre de me donner quelqu'argent, je serois resté au dépourvu dans mon College, où MM. les Boursiers ont besoin d'une bourse pour leurs menus plaisirs.

J'arrive le même jour sur le soir à Plaisance, j'avois une lettre de recommandation de mon pere pour le Conseiller Barilli; je vais le voir, il me reçoit poliment, il m'offre de me loger chez lui: j'accepte, comme de raison. Il étoit malade, il avoit envie de se reposer, et moi aussi; nous soupâmes à la hâte, et nous nous couchâmes de bonne heure.

Je rêvois toujours sur ma position, j'étois tenté d'emprunter cent écus à mon cher parent, qui me paroissoit si bon et si honnête; mais il ne devoit plus rien à mon pere, il s'étoit acquitté énvers lui avant même l'échéance des deux derniers payemens, et je craignois que mon âge et ma qualité d'Ecolier ne fussent pas des garans biens sûrs pour lui inspirer de la confiance.

Je me couchai avec mes irrésolutions et mes craintes; mais, graces au Ciel, ni les embarras, ni les chagrins, ni les réflexions, n'ont jamais pris sur mon appétit, non plus que sur mon sommeil, et je dormis tranquilleínent.

Le lendemain M. le Conseiller me fait proposer si je veux venir déjeûner avec lui. J'étois coëffé et habillé; je descends, tout étoït prêt. Un bouillon pour mon hôte, une tasse de chocolat pour moi; et tout en déjeûnant, et tout en causant, voici comment la conversation devint intéressante.

Mon cher enfant, me dit-il, je suis vieux, j'ai eu une attaque dangereuse, et j'attends tous les jours les ordres de la Providence pour déloger de ce monde. Je voulois lui dire les choses honnêtes que l'on dit en pareil cas, il m'interrompit, en disant: Point de flatterie, mon ami; nous sommes nés pour mourir, et ma carriere est très-avancée. J'ai satisfait, continua-t-il, M. votre pere, pour un reste de dot que ma famille devoit à la sienne; mais en feuilletant dans les papiers et dans les registres de mes affaires domestiques j'ai trouvé un compte ouvert entre M. Goldoni votre grand- pere et moi. (Oh, ciel! me disois-je à moi-même est-ce que nous lui devrions quelque chose?) J'ai bien examiné, ajouta M. le Conseiller; j'ai bien collationné les lettres et les livres, et je suis sûr que je dois encore une somme à sa succession. Je respire; je veux parler: il m'interrompit toujours, et continue son discours.

Je ne voudrois pas mourir, dit-il, sans m'en acquitter; j'ai des héritiers qui n'attendent que mon trépas pour dissiper les biens que je leur ai ménagés, et M. votre pere auroit bien de la peine à se faire payer. Ah! continua-t-il, s'il étoit ici, avec quel plaisir je lui donnerois cet argent!

Monsieur, lui dis-je, d'un air d'importance, je suis son fils: Pater et filius censentur una et eadem persona. C'est Justinien qui le dit; vous le savez mieux que moi. Ah, ah! dit-il, vous étudiez donc le Droit! Oui, Monsieur, répondis-je, et je serai licencié dans peu; j'irai à Milan, et je compte y exercer la profession d'Avocat. Il me regarde en souriant, et me demande: Quel âge avez-vous? J'étois un peu embarrassé, car mon extrait de baptême et ma réception au College n'alloient pas d'accord; je répondis cependant avec assurance, et sans mentir: Monsieur, j'ai dans ma poche les lettres-patentes de mon College, voulez-vous les voir? Vous verrez que j'ai été reçu à dix-huit ans passés; voici ma seconde année; dix-huit et deux font vingt, je touche au vingt-unieme: Annus inceptus habetur pro completo; et selon le code Vénitien, on acquiert la majorité à vingt-un ans. (Je cherchois à embrouíller la chose mais je n'en avois que dix- neuf.)

M. Barilli n'en fut pas la dupe; il voyoit bien que j'étois encore dans la minorité, et qu'il auroit hasardé son argent. Il avoit cependant, en ma faveur, une recommandation de mon pere, pourquoi m'auroit-il cru capable de le tromper? Mais il changea de discours; il me demanda pourquoi je n'avois pas suivi l'état de mon pere, et ne parloit plus d'argent. Je répondis que mon goût n'étoit pas pour la Médecine; et revenant tout de suite au propos qui m'intéressoit: - Oserois-je, Monsieur, vous demander, lui dis-je, quelle est la somme que vous croyez devoir à mon pere? - Deux mille livres, dit-il; deux mille livres de ce pays-ci (environ six cents livres tournois); l'argent est là dans ce tiroir; mais il n'y touchoit pas. - Monsieur, ajoutai-je avec une curiosité un peu vive, est-ce en or ou en argent? - C'est en or, dit-il, en sequins de Florence, qui, après ceux de Venise, sont les plus recherchés. - C'est bien commode, dis-je, pour les transporter. - Voudriez-vous, me dit-il, d'un air goguenard, vous en charger? - Avec plaisir, Monsieur, répondis-je: je vais vous faire ma reconnoissance; j'en donnerai avis à mon pere, et je lui en tiendrai compte. - Le dissiperez-vous, dit-il, le dissiperez- vous cet argent? - Hélas, Monsieur! repris-je avec vivacité, vous ne me connoissez pas; je ne suis pas capable d'une mauvaise action: l'Aumônier du College est le Caissier que mon pere m'a destiné pour mon petit revenu; sur mon honneur, Monsieur, en arrivant à Pavie, je mettrai les sequins entre les mains de ce digne Abbé.

Enfin, dit-il, je veux bien m'en rapporter à votre bonne foi: écrivez, faites-moi la reconnoissance, dont voici le modele que j'avois déjà préparé. - Je prends la plume; M. Barilli ouvre le tiroir, met les sequins sur le secrétaire; je les regarde avec attendrissement. - Mais, arrêtez, arrêtez, me dit-il, vous êtes en voyage, il y a des voleurs. - Je lui fais remarquer que je vais en poste, qu'il n'y a rien à craindre; il me croit seul, il y voit toujours du danger; je fais entrer mon guide, le frere du Sommelier; M. Barilli en paroît content; il lui fait un sermon aussi bien qu'à moi: je tremble toujours; enfin il me donne l'argent, et me voilà consolé.

Nous dînons, M. le Conseiller et moi; après le dîner les chevaux arrivent: je fais mes adieux, je pars et je prends la route de Pavie.

A peine arrivé dans cette ville, je vais remettre entre les mains de mon Caissier les sequins: j'en demande six pour moi, il me les donne; et je sus si bien ménager le reste de cette somme, que j'en eus suffisamment pour toute mon année au College et pour mon retour.

J'étois cette année-là un peu moins dissipé que l'autre; je suivois mes leçons à l'Université, et j'acceptois rarement les parties de plaisir qu'on me proposoit.

Il y eut dans le mois d'Octobre et dans celui de Novembre, quatre de mes camarades licenciés. Il semble qu'en Italie on ne puisse faire aucune cérémonie qu'elle ne soit décorée d'un sonnet. Je passois pour avoir de la facilité pour les vers, et j'étois devenu le panégyriste des bons et des mauvais sujets.

Dans les vacances de Noël, M. le Marquis de Goldoni vint à Pavie, à la tête d'une Commission du Sénat de Milan, pour visiter un canal dans le Pavois, qui avoit donné lieu à plusieurs procès; il me fit l'honneur de me demander et de m'emmener avec lui. Au bout de six jours, je revins au College glorieux de la partie honorable que je venois de faire. Cette ostentation me fit un tort infini, elle excita l'envie de mes camarades, qui, peut-être, dès-lors méditerent contre moi la vengeance qu'ils firent éclater l'année suivante.

Deux d'entr'eux me tendirent un piege qui manqua de me perdre. Ils m'emmenerent dans un mauvais lieu que je ne connoissois pas; j'en voulois sortir, les portes étoient fermées; je sautai par la fenêtre, cela fit du bruit, le Préfet du College le sut. Je devois me justifier, et je ne pouvois le faire qu'en chargeant les coupables; dans pareil cas, sauve qui peut. Il y en eut un d'expulsé, l'autre fut aux arrêts; mais voila bien du monde contre moi!

Les vacances arrivent, j'avois bien envie d'aller les passer à Milan, et prévenir mon Protecteur du désagrément qui m'étoit arrivé; mais deux personnes de mon pays que je rencontrai par hasard au jeu de paume, me firent changer d'avis. C'étoient le Secrétaire et le Maître-d'hôtel du Résident de la République de Venise à Milan. Ce Ministre (M. Salvioni) venoit de mourir, il falloit que sa suite et ses équipages fussent transportés à Venise; ces deux Messieurs étoient à Pavie pour louer un bateau couvert, ils m'offrirent de m'emmener avec eux; ils m'assurerent que la société étoit charmante, que je ne manquerois ni de bonne chere, ni de parties de jeu, ni de bonne musique, et tout cela gratis; pouvois-je me refuser à une si belle occasion?

J'acceptai sans hésiter un instant; mais comme ils ne partoient pas de sitôt, je devois attendre, et le College alloit se fermer. Le Préfet, très-honnêtement, et pour plaire, peut-être, à mon Protecteur, voulut me garder auprès de lui; voilà un nouveau crime envers mes confreres: cette partialité du Supérieur pour moi les irrita davantage; les méchans! J'en ai été bien puni.



CHAPITRE XII

Charmant voyage. - Sermon de ma façon. - Retour à Pavie par la Lombardie. - Agréable rencontre. - Danger d'assassinat. - Station à Milan chez le Marquis de Goldoni.

Aussi-tôt que la compagnie fut prête à partir, on m'envoya chercher. Je me rendis au bord du Tesino, et j'entrai dans le bateau couvert, où tout le monde s'étoit rendu.

Rien de plus commode, rien de plus élégant que ce petit bâtiment appellé Burchiello, et que l'on avoit fait venir exprès de Venise. C'étoit une salle et une anti-salle couvertes en bois, surmontées d'une balustrade, éclairées des deux côtés, et ornées de glaces, de peintures, de sculptures, d'armoires, de bancs et de chaises de la plus grande commodité. C'étoit bien autre chose que la barque des Comédiens de Rimini.

Nous étions dix maîtres et plusieurs domestiques. Il y avoit des lits sous la proue et sous la poupe; mais on ne devoit voyager que de jour; on avoit de plus décidé qu'on coucheroit dans de bonnes auberges, et qu'où il n'y en auroit pas, on iroit demander l'hospitalité aux riches Bénédictins qui possedent des biens immenses sur les deux rives du Po. Tous ces Messieurs jouoient de quelqu'instrument. Il y avoit trois violons, un violoncelle, deux hauts-bois, un cor-de- chasse et une guitarre. Il n'y avoit que moi qui n'étoit bon à rien, j'en étois honteux, et pour tâcher de réparer le défaut d'utilité, je m'occupois pendant deux heures tous les jours, à mettre en vers, tant bons que mauvais, les anecdotes et les agrémens de la veille. Cette galanterie faisoit grand plaisir à mes compagnons de voyage, et c'étoit leur amusement et le mien après le café.

La musique étoit leur occupation favorite. A la chute du jour ils se rangeoient sur une espece de tillac qui faisoit le toit de l'habitation flottante, et là faisant retentir les airs de leurs accords harmonieux, ils attiroient de tous côtés les Nymphes et les Bergers de ce fleuve qui fut le tombeau de Phaéton.

Diriez-vous, mon cher Lecteur, que je donne un peu dans l'emphase? Cela peut être; mais voilà comme je peignois dans mes vers notre sérénade. Le fait est, que les rives du Po (appellé par les Poëtes Italiens le Roi des fleuves) étoient bordées de tous les habitans des environs qui venoient en foule nous entendre; les chapeaux en l'áir et les mouchoirs déployés, nous faisoient comprendre leur plaisir et leurs applaudissemens.

Nous arrivâmes à Cremone sur les six heures du soir. On étoit prévenu que nous devions y passer, les bords de la riviere étoient remplis de monde qui nous attendoit.

Nous mîmes pied-à-terre. Nous fûmes reçus avec des transports de joie; on nous fit entrer dans une superbe maison qui tenoit à la campagne et à la ville, on y donna un concert, des musiciens de la ville en augmenterent l'agrément; il y eut un grand souper, on dansa toute la nuit, et nous rentrâmes avec le soleil dans notre niche, où nous trouvâmes nos matelas délicieux.

La même scene à-peu-près fut répétée à Plaisance, à la Stellada et à les Bottrigues, chez le Marquis de Tassoni; et ainsi parmi les ris, les jeux et les amusemens, nous arrivâmes à Chiozza, où je devois me séparer de la société la plus aimable et la plus intéressante du monde.

Mes compagnons de voyage voulurent bien me faire l'amitié de descendre avec moi. Je les présentai à mon pere qui les remercia de bon cœur; il les pria même à souper chez lui, mais ils devoient se rendre le soir à Venise. Ils me prierent de leur donner les vers que j'avois fait sur notre voyage, je demandai du tems pour les mettre au net; je leur promis de les envoyer, et je n'y manquai pas.

Me voilà donc à Chiozza, où je m'ennuyois comme à l'ordinaire; je me dépêcherai de dire le peu que j'y fis, comme j'aurois voulu me dépêcher d'en partir.

Ma mere avoit fait la connoissance d'une Religieuse du Couvent de Saint François. C'étoit Donna Maria-Elisabetta Bonaldi, sœur de M. Bonaldi, Avocat et Notaire de Venise. On avoit reçu de Rome dans ce couvent une relique de leur Séraphique Fondateur; on devoit l'exposer avec pompe et avec édification, il y falloit un sermon, la dame Bonaldi, s'en rapportant à mon petit collet, me croyoit déjà Moraliste, Théologien et Orateur. Elle protégeoit un jeune Abbé qui avoit de la grace et de la mémoire, et elle me pria de composer un sermon, et de le confier à son protégé, sûre qu'il le débiteroit à merveille.

Mon premier mot fut de m'excuser et de refuser; mais faisant réflexion depuis, que tous les ans on faisoit dans mon College le panégyrique de Pie V, et que c'étoit un Boursier pour l'ordinaire qui s'en chargeoit, j'acceptai l'occasion de m'exercer dans un art, qui d'ailleurs ne me paroissoit pas extrêmement difficile.

Je fis mon sermon dans l'espace de quinze jours. Le petit Abbé l'apprit par cœur, et le débita comme auroit pu faire un Prédicateur très-habitué. Le sermon fit le plus grand effet; on pleuroit, on crachoit à tort et à travers, on se remuoit sur les chaises. L'Orateur s'impatientoit, il frappoit des mains et des pieds; les applaudissemens augmentoient, ce pauvre petit diable n'en pouvoit plus; il cria de la chaire: Silence et silence fut fait.

On savoit que c'étoit moi qui l'avois composé; que de complimens! que d'heureux présages! J'avois bien flatté les Religieuses, je les avois apostrophées d'une maniere délicate, en leur donnant toutes les vertus, sans le défaut de la bigotterie (je les connoissois, et je savois bien qu'elles n'étoient pas bigottes), et cela me valut un présent magnifique en broderie, en dentelles et en bombons.

Le travail de mon sermon, et le pour et le contre qui s'en suivirent, m'occuperent pendant si long- tems, que mes vacances touchoient à leur fin. Mon pere écrivit à Venise pour qu'on me procurât une voiture qui me conduisît à Milan; l'occasion se présenta à point nommé, nous allâmes, mon pere et moi, à Padoue; c'étoit un voiturier de Milan qui étoit sur le point de s'en retourner: l'homme étoit très-connu, on pouvoit s'y fier, je partis seul dans une chaise avec lui.

Quand nous fûmes hors de la ville, mon conducteur trouva un de ses camarades qui devoit faire la même route que nous, et qui n'avoit aussi qu'une seule personne dans la chaise. Cette personne étoit une femme qui me parut jeune et jolie; j'étois curieux de la voir de près, et à la premiere dînée ma curiosité fut satisfaite.

C'étoit une Vénitienne que j'ai jugée de trente ans, très-polie et très-aimable; nous fîmes connoissance ensemble et nous nous arrangeâmes d'accord avec nos voituriers que pour ne pas être ballotés dans les mauvais chemins, nous occuperions la même chaise, et deux chevaux iroient à vuide alternativement.

Nos conversations étoient très-agréables, mais très-décentes: je voyois bien que ma compagne de voyage n'étoit pas une Vestale; mais elle avoit le ton de la bonne compagnie, et nous passions les nuits dans des chambres séparées avec la plus grande régularité.

En arrivant à Desenzano, au bord du Lac de Garda, entre la ville de Brescia et celle de Verona, on nous fit descendre dans une auberge qui donnoit sur le Lac.

Il y avoit beaucoup de passagers ce jour-là, et il n'y eut qu'une chambre à deux lits pour Madame et pour moi. Que faire? Il falloit bien s'y arranger, la chambre étoit fort grande, les lits ne se touchoient pas; nous soupons, nous nous souhaitons le bon soir, et nous nous mettons chacun dans nos draps.

Je m'endors très-promptement comme à mon ordinaire, mais un bruit violent interrompt mon sommeil, et je me réveille en sursaut; il n'y avoit point de lumiere, mais au clair de lune à travers des croisées sans volets et sans rideaux, je vis une femme en chemise et un homme à ses pieds; je demande ce que c'est; ma belle héroïne, tenant un pistolet à la main, me dit d'un ton fier et moqueur: ouvrez la porte, Monsieur l'Abbé, criez au voleur, et puis allez vous coucher. Je n'y manquai pas, j'ouvre, je crie, il arrive du monde, le voleur est pris; je fais des questions à ma camarade, elle ne daigne pas me rendre compte de sa bravoure. Patience! je me recouche, et je dors jusq'au lendemain.

Le matin nous partons, je remercie bien ma compagne; elle badine toujours; nous continuons notre route par Brescia, et nous arrivons à Milan. Là nous nous quittâmes très-poliment, moi très-content de sa retenue, elle mécontente, peut-être, de ma continence.

J'allai descendre chez M. le Marquis de Goldoni, et je restai six jours chez lui en attendant la fin des vacances. Mon protecteur me tint des propos très-flatteurs, qui étoient faits pour me donner beaucoup d'espérance et beaucoup d'ardeur; je me croyois au comble du bonheur, et je touchois à ma perte.



CHAPITRE XIII

Troisieme année de College. - Ma premiere et ma derniere satyre. - Mon expulsion du College.

J'avois appris à Milan la mort du Supérieur de mon College, et je connoissois M. l'Abbé Scarabelli, son successeur.J'allai, dès mon arrivée à Pavie, me présenter au nouveau Préfet, qui étant très-lié avec le Sénateur de Goldoni, m'assura de sa bienveillance.

J'allai aussi rendre visite au nouveau Doyen des Eleves, qui, après les cérémonies de convenance, me demanda si je voulois soutenir ma these de droit civil cette année; il ajouta que c'étoit mon tour, mais que si je n'étois pas pressé, il seroit bien aise de faire passer un autre à ma place. Je lui dis très-franchement, que puisque mon tour étoit arrivé, j'avois de bonnes raisons pour ne pas le céder; il me tardoit de finir mon tems et d'aller m'établir à Milan. Je priai le même jour notre Préfet de vouloir bien faire tirer au sort les points que je devois défendre; le jour fut pris, les articles me furent destinés, et je devois soutenir ma these pendant les vacances de Noël.

Tout alloit à merveille: voilà un brave garçon qui a envie de se faire honneur, mais en même tems il falloit bien s'amuser. Je sors deux jours après pour faire des visites; je commence par la maison qui m'intéressoit le plus (il n'y a point de portiers en Italie), je tire la sonnette, on ouvre, on vient au-devant de moi. - Madame est malade, et Mademoiselle ne reçoit personne. - J'en suis fâché, bien de complimens.

Je vais à une autre porte; je vois le domestique. - Peut-on avoir l'honneur de voir ces Dames? - Monsieur, tout le monde est à la campagne (et j'avois vu deux bonnets à fenêtre); je n'y comprends rien; je vais à un troisieme endroit, il n'y a personne.

J'avoue que j'étois très-piqué, que je me crus insulté, et je ne pouvois pas en deviner la cause; je cessai de m'exposer à de nouveaux désagrémens, et, le trouble dans l'esprit et la rage dans l'ame, je rentrai chez moi.

Le soir au foyer où les éleves se rendent ordinairement, je contai d'un air plus indifíérent que je ne l'étois, l'aventure qui m'étoit arrivée. Les uns me plaignirent, les autres se moquerent de moi; l'heure du souper arrive, nous allons au réfectoire, et ensuite nous montons dans nos chambres.

Pendant que je rêvois aux désagrémens que je venois d'éprouver, j'entends frapper à ma porte, j'ouvre, et quatre de mes camarades entrent et m'annoncent qu'ils avoient des affaires sérieuses à me communiquer; je n'avois pas assez de chaises à leur offrir, le lit tint lieu de canapé; j'étois prêt à les écouter, tous les quatre vouloient parler à la fois, chacun avoit son aventure à conter, chacun son avis à proposer. Voici ce que je pus comprendre.

Les bourgeois de Pavie étoient les ennemis jurés des écoliers, et pendant les dernieres vacances ils avoient fait une conspiration contre nous; ils avoient arrêté dans leurs assemblées, que toute fille qui en recevroit chez elle, ne seroit jamais demandée en mariage par un citoyen de la ville, et il y en avoit quarante qui avoient signé. On avoit fait courir cet arrêté dans chaque maison; les meres et les filles s'étoient allarmées, et tout d'un coup l'écolier devint pour elles un objet dangereux.

L'avis général de mes quatre confreres étoit de se venger. Je n'avois pas grande envie de m'en mêler; mais ils me traiterent de lâche et de poltron, et j'eus la bêtise de me piquer d'honneur, et de promettre que je ne quitterois pas la partie.

Je croyois avoir parlé à quatre amis, et c'étoit des traîtres qui ne desiroient que ma perte; ils m'en vouloient de l'année précédente, ils avoient nourri leur haine dans le cœur pendant une année, et ils cherchoient à profiter de ma foiblesse pour la faire éclater; j'en fus la dupe, mais je touchois à peine à ma dix-huitieme année, et j'avois à faire à de vieux renards de vingt-huit à trente ans.

Ces bonnes gens étoient dans l'usage de porter des pistolets dans leurs poches je n'en avois jamais touché; ils m'en fournirent très généreusement; je les trouvois jolis, je les maniois avec plaisir, j'étois devenu fou.

J'avois des armes à feu sur moi, et je ne savois qu'en faire. Aurois-je osé forcer une porte? Indépendamment du danger qu'il y avoit à courir, l'honnêteté, la bienséance s'y opposoient. Je voulois me défaire de ce poids inutile: mes bons amis venoient souvent me visiter, et rafraîchir la poudre du bassinet, ils me racontoient les exploits inouis de leur courage, les obstacles qu'ils venoient de surmonter, les rivaux qu'ils avoient terrassés: et moi à mon tour j'avois franchi des barrieres, j'avois soumis des meres et des filles, et j'avois tenu tête aux braves de la ville, nous étions tous également vrais, et tous peut-être de la même bravoure.

Enfin les perfides voyant que malgré mes pistolets je ne faisois pas parler de moi, ils s'y prirent d'une autre façon. Je fus accusé auprès des Supérieurs d'avoir des armes à feu dans mes poches: on me fit visiter un jour lorsque j'entrois par les domestiques du College, et mes pistolets furent trouvés.

Le Préfet du College n'étoit pas à Pavie, le Vice-Préfet me mit aux arrêts dans ma chambre, j'avois envie de profiter de ce tems pour travailler à ma these, mais les faux freres vinrent me tenter, et me séduire d'une façon encore plus dangereuse pour moi, puisqu'elle tendoit à chatouiller mon amour-propre.

Vous êtes Poëte, me dirent-ils, vous avez des armes pour vous venger bien plus fortes et plus sûres que les pistolets et les canons. Un trait de plume lâché à propos est une bombe, qui écrase l'objet principal, et dont les éclats blessent de droite et de gauche les adhérens. Courage, courage, s'écrient-ils tous à la fois, nous vous fournirons des anecdotes singulieres, vous serez vengé et nous aussi.

Je vis bien à quel danger et à quels inconvéniens on vouloit m'exposer, et je leur représentai les suites fâcheuses qui en devoient résulter. Point du tout, reprirent-ils, personne ne le saura; nous voilà quatre bons amis, quatre hommes d'honneur, nous vous promettons la discrétion la plus exacte, nous vous faisons le serment solemnel et sacré que personne ne le saura.

J'étois foible par tempérament, j'étois fou par occasion; je cédai, j'entrepris de satisfaire mes ennemis, je leur mis les armes à la main contre moi.

J'avois imaginé de composer une Comédie dans le goût d'Aristophane; mais je ne me connossois pas assez de force pour y réussir, d'ailleurs le tems ne m'auroit pas servi, et je composai une Atellane, genre de Comédies informes (chez les Romains) qui ne contenoient que des plaisanteries et des satyres.

Le titre de mon Atellane étoit le Colosse. Pour donner la perfection à la Statue colossale de la Beauté dans toutes ses proportions, je prenois les yeux de Mademoiselle une telle, la bouche de Mademoiselle celle-ci, la gorge de Mademoiselle cette autre, etc., aucune partie du corps n'étoit oubliée, mais les Artistes et les Amateurs avoient des avis différens, ils trouvoient des défauts par-tout.

C'étoit une satyre qui devoit blesser la délicatesse de plusieurs familles honnetes et respectables, et j'eus le malheur de la rendre intéressante par des saillies piquantes, et par des traits de cette vis comica qui avoit chez moi beaucoup de naturel, et pas assez de prudence.

Mes quatre ennemis trouverent mon ouvrage charmant; ils firent venir un jeune homme qui en fit deux copies en un jour, les fourbes s'en emparerent, et les firent courir dans les cercles et dans les cafés; je ne devois pas être nommé; les sermens me furent réitérés, ils tinrent parole; mon nom ne fut pas prononcé, mais j'avois fait dans un autre tems un Quatrain dans lequel il y avoit mon nom, mon surnom et ma patrie. Ils placerent ce Quatrain à la queue du Colosse, comme si j'eusse eu l'audace de m'en vanter.

L'Atellane faisoit la nouvelle du jour; les indifférens s'amusoient de l'ouvrage, et condamnoient l'Auteur; douze familles crioient vengeance, on en vouloit à ma vie; heureusement j'étois encore aux arrets; plusieurs de mes camarades furent insultés; le College du Pape étoit assiégé: on écrivit au Préfet, il revint précipitamment; il auroit desiré pouvoir me sauver: il écrivit au Sénateur de Goldoni; celui-ci envoya des lettres pour le Sénateur Erba Odescalchi, Gouverneur de Pavie. On intéressa en ma faveur l'Archeveque qui m'avoit tonsuré, le Marquis de Ghislieri qui m'avoit nommé, toutes mes protections et toutes leurs démarches furent inutiles; je devois étre sacrifié; sans le privilege de l'endroit où j'étois, la justice se seroit emparée de moi: on m'annonça l'exclusion du College, et on attendit que l'orage fut calmé pour me faire partir sans danger.

Quelle horreur! que de remords! que de regrets! mes espérances éclipsées, mon état sacrifié, mon tems perdu! Mes parens, mes protections, mes amis, mes connoissances tout devoit être contre moi; j'étois affligé, désolé, je restoi dans ma chambre, je ne voyois personne, personne ne venoit me voir; quel état douloureux, quelle situation malheureuse!



CHAPITRE XIV

Triste voyage. - Mes desseins manqués. Rencontre singuliere.

J'étois dans ma solitude, accablé de tristesse, rempli d'objets qui me tourmentoient sans cesse, et de projets qui se succedoient les uns aux autres; j'avois toujours devant les yeux le tort que je m'étois fait à moi-même, et l'injustice que j'avois commise envers les autres, j'étais encore plus sensible à cette derniere réflexion, qu'au désastre que j'avois mérité.

Si depuis soixante ans il reste encore à Pavie quelque souvenir de ma personne et de mon imprudence, j'en demande pardon à ceux que j'ai offensés, en les assurant que j'en ai été bien puni, et que je crois ma faute expiée.

Pendant que j'étois concentré dans mes remords et dans mes réflexions, on m'apporte une lettre de mon pere. Terrible augmentation de chagrin et de désespoir. La voici:

"Je voudrois bien, mon cher fils, que tu pusses passer cette année-ci tes vacances à Milan; je me suis engagé d'aller à Udine, dans le Frioul Vénitien, pour entreprendre une cure qui pourroit être longue, et je ne sais si en meme tems ou après, je ne serai pas obligé d'aller dans le Frioul Autrichien, pour une autre personne qui a le meme genre de maladie. J'écrirai à M. le Marquis, en lui rappellant les offres généreuses qu'ils nous a faites, mais tache de ton coté de mériter ses bontés. Tu me mandes que tu dois incessamment soutenir une these, tache de t'en tirer avec honneur; c'est le moyen de plaire à ton protecteur, et de faire le plus grand plaisir à ton pere et à ta mere qui t'aiment bien, etc."

Cette lettre mit le comble à mon avilissement: comment, disois-je à moi-meme, comment oseras-tu te présenter à tes parens, couvert de honte et du mépris universel? Je redoutois si fort ce moment terrible, qu'en sortant d'une faute j'en méditois une autre qui pouvoit achever ma perte.

Non, je ne m'exposerai pas aux reproches les plus mérités et les plus accablans; non, je n'irai pas me présenter à ma famille irritée; Chiozza ne me reverra plus; j'irai par-tout ailleurs; je veux courir, je veux tenter la fortune, je veux réparer ma faute ou périr. Oui, j'irai à Rome, je trouverai peut-étre cet ami de mon pere qui lui a fait tant de bien, et qui ne m'abandonnera pas. Ah! si je pouvois devenir l'Ecolier de Gravina, l'homme le plus instruit en belles-lettres, et le plus savant dans l'Art Dramatique... Dieu! s'il me prenoit en affection comme il avoit pris Métastase! n'ai-je pas aussi des dispositions, du talent, du génie? oui à Rome, à Rome. Mais comment ferai-je pour y aller? Aurai-je assez d'argent?... J'irai à pied... A pied?... Oui, à pied. Et mon coffre et mes hardes? Au diable le coffre, et les hardes aussi. Quatre chemises, des bas, des cols et des bonnets de nuit. Voilà tout ce qu'il me faut; ainsi tout en révant et en extravaguant de la sorte, je remplis une valise de linge, je la mets au fond de mon coffre, et je la destine à m'accompagner jusqu'à Rome.

Comme je devois m'en aller incessamment, j'écrivis à l'Aumonier du College pour avoir de l'argent; il me répondit qu'il n'avoit pas de fonds de mon pere, cependant que mon voyage par eau et ma nourriture seroíent payés jusqu'à Chiozza, et que le Pourvoyeur de la maison me remettroit un petit paquet dont mon pere lui tiendroit compte.

Le lendemain au point du jour on vient me chercher avec un carrosse; on charge mon coffre, le Pourvoyeur y monte avec moi, nous arrivons au Tesino, nous entrons dans un petit bateau, et nous allons au confluent de cette riviere et du Po rejoindre une vaste et vilaine barque qui venoit d'apporter du sel; mon guide me consigne au Patron, et lui parle à l'oreille; ensuite il me donne un petit paquet de la part de l'Aumonier du College; il me salue, me souhaite un bon voyage, et s'en va.

Je n'ai rien de plus pressé que d'examiner mon trésor. J'ouvre le paquet. Oh ciel! quelle surprise agréable pour moi! j'y trouve quarante-deux sequins de Florence (vingt louis à-peu-près). Bon pour aller à Rome, je ferai le voyage en poste, et avec mon coffre... Mais comment l'Aumonier qui n'avoit pas de fonds de mon pere, a-t-il pu me confier cet argent? Pendant que je faisois des réflexions et des charmans projets, voilà le Pourvoyeur qui revient dans son bateau; il s'étoit trompé, c'étoit un argent du College qu'il devoit payer à un Marchand de bois; il reprit son paquet, et il me remit trente paules, qui forment la valeur de quínze francs.

Me voilà bien riche, je n'avois pas besoin d'argent pour aller à Chiozza, mais pour aller à Rome? Les sequins que j'avois eu entre mes mains, me faisoient tourner la téte encore davantage; il falloit s'en consoler et revenir au désagrément du pélerinage.

J'avois mon lit sous la proue, et mon coffre à cóté de moi; je dinois et soupois avec mon hote, qui étoit le conducteur de la barque, et qui me faisoit des contes à dormir debout.

Deux jours après nous arrivames à Plaisance, le Patron avoit là des affaires, il s'y arréta et mit pied à terre, je crus le moment favorable pour m'en aller; je pris ma valise, je dís à mon homme que j'avois la commission de la faire remettre au Conseiller Barilli, et que j'allois profiter de l'occasion favorable; le bourreau m'empécha de sortir; il avoit eu des ordres positifs de me le défendre, et comme j'insistois dans ma volonté, il me menaça de demander main-forte pour me retenir. Il faut céder à la force, il faut mourir de chagrin, il faut aller à Chiozza ou se jetter dans le Po. Je vais dans ma niche, mes malheurs ne m'avoient point encore fait répandre de larmes, cette fois-ci je pleurai.

Le soir on m'envoye chercher pour souper, je refuse d'y aller; quelques minutes après j'entends uné voix inconnue, qui d'un ton pathétique prononce ces mots, Deo gratias; il faisoit encore assez clair, je regarde par une fente à travers de la porte, et je vois un Religieux qui s'adressoit a moí; j'ouvre la coulisse, il entre.

C'étoit un Dominicain de Palerme, frere d'un fameux Jésuite, très-célebre Prédicateur; il s'étoit embarqué ce jour- là à Plaisance, il alloit à Chiozza comme moi: il savoit mes aventures, le Patron lui avoit tout révélé, il venoit m'offrir des consolations temporelles et spirituelles que son état le mettoit en droit de me proposer, et dont ma position paraissoit avoir besoin.

Il mettoit dans son discours beaucoup de sensibilité et beaucoup d'onction; je lui voyois tomber quelques larmes, du moins je lui vis porter son mouchoir aux yeux; je me sentis touché, je m'abandonnai à sa merci.

Le Patron nous fit dire qu'on nous attendoit; le Révérend Pere n'auroit pas voulu perdre sa collation, mais il me voyoit pénétré de componction; il fit prier le Patron de vouloir bien attendre un instant; ensuite il se tourne vers moi, il m'embrasse, il pleure, il me fait voir que j'étois dans un état dangereux, que l'ennemi infernal pouvoit s'emparer de moi, et m'entraîner dans un abyme éternel. J'étois sujet, comme je l'ai déjà annoncé, à des accès de vapeurs hypocondriaques, j'étois dans un état pitoyable; mon exorciste s'en apperçut, il me proposa de me confessser, je me jette à ses pieds. Dieu soit béni, dit-il; oui, mon cher enfant, faites votre préparation, je vais revenir, et il va souper sans moi.

Je reste à genoux, je fais mon examen de conscience; au bout d'une demi-heure le Pere revient avec un bougeoir à la main; il s'assied sur mon coffre: je dis mon Confiteor, et je fais ma confession générale avec l'attrition requise, et une contrition suffisante; il s'agissoit de la pénitence; le premier point, c'étoit de réparer le tort que j'avois pu faire à des familles, contre lesquelles j'avois lancé des traits satyriques. Comment faire pour le présent? En attendant, dit le Révérend Pere, que vous soyez en état de vous rétrécter, il n'y a que l'aumône qui puisse fléchir la colere de Dieu, car l'aumône est la premiere œuvre méritoire qui efface le péché. - Oui, mon Pere, lui dis-je, je la ferai. - Point du tout, répliqua-t-il, il faut faire le sacrifice sur-le-champ. - Je n'ai que trente paules. - Eh bien, mon enfant, en se dépouillant de l'argent qu'on possède, on a autant de mérite que si on donnoit davantage. Je tirai mes trente poules, je priai mon Confesseur de s'en charger pour les pauvres; il le voulut bien, et me donna l'absolution.

Je voulois continuer encore, j'avois des choses à dire que je croyois avoir oubliées; le Révérend Pere tomboit de sommeil, ses yeux se fermoient à tout moment; il me dit de me tenir tranquille, il me prit par la main, il me donna sa bénédiction, et alla bien vite se coucher.

Nous restâmes encore huit jours en chemin, je voulois me confesser tous les jours, mais je n'avois plus d'argent pour la penitence.



CHAPITRE XV

Mon arrivée à Chiozza. - Suite des anecdotes du Révérend Pere. - Mon voyage à Udine. - Essai sur cette ville et sur la province du Frioul.

J'arrivai à Chiozza en tremblant, avec mon Confesseur qui s'engagea à me raccomoder avec mes parens. Mon pere etoit à Venise pour affaire, ma mère me vit venir, et vint me recevoir en pleurant, car l'Aumônier du College n'avoit pas manqué de prévenir ma famille du détail de ma conduite. Le Révérend Pere n'eut pas beaucoup de peine à toucher le cœur d'une tendre mère; elle avoit de l'esprit et de la fermeté, et en se tournant vers le Dominicain qui la fatiguoit: mon Révérend Pere, lui dit-elle, si mon fils avoit fait une friponnerie, je ne le reverrois plus, il a fait une étourderie, et je lui pardonne.

Mon compagnon de voyage auroit bien voulu que mon pere fût à Chiozza, et qu'il le présentât au Prieur de Saint, Dominique; il y avoit là un dessous de cartes que je ne comprenois pas: ma mere lui dit, qu'elle attendoit son mari dans le courant de la journée; le Révérend Pere en parut content, et sans façon il se pria à dîner de lui-même.

Pendant que nous étions à table, mon pere arrive, je me leve et je vais m'enfermer dans la chambre voisine: mon pere entre, il voit un grand capuchon; c'est un étranger, dit ma mère, qui a demandé l'hospitalité. - Mais cet autre couvert? cette chaise? - Il fallut bien parler de moi; ma mere pleure, le Religieux sermonne, il n'oublie pas la parabole de l'Enfant Prodigue; mon pere étoit bon, il m'aimoit beaucoup. Bref, on me fait venir, et me voilà rebéni.

Dans l'après-midi, mon pere accompagna le Dominicain à son Couvent; on ne vouloit pas le recevoir; tous les Moines qui voyagent doivent avoir une permission par écrit de leurs Supérieurs qu'ils appellent l'obédience, et qui leur sert de passe-port et de certificat; celui-ci en avoit une, mais vieille, déchirée, qu'on ne pouvoit pas lire, et son nom n'étoit pas connu; mon pere, qui avoit du crédit, le fit recevoir, à condition qu'il n'y resteroit pas longtems.

Finissons l'histoire de ce bon Religieux; il parla à mon pere et à ma mere d'une Relique qu'il avoit encaissée dans une montre d'argent, il les fit mettre à genoux, et leur fit voir une espece de cordonnet entortillé sur du fil-de-fer; c'étoit un morceau du lacet de la Vierge Marie, qui avoit même servi à son divin Enfant; la preuve en étoit constatée, disoit-il, par un miracle qui ne manquoit jamais; on jettoit ce lacet dans un brasier, le feu respectoit la Relique, on retiroit le cordonnet sans dommage, et on le plongeoit dans l'huile, qui devenoit une huile miraculeuse qui faisoit des guérisons surprenantes.

Mon pere et ma mere auroient bien voulu voir ce miracle, mai cela ne se faisoit pas sans des préparatifs et des cérémonies pieuses, et en présence d'un certain nombre de personnes dévotes, pour la plus grande édification, et pour la gloire de Dieu. On parla beaucoup là-dessus, et comme mon pere étoit le Médecin des Religieuses de Saint-François, il sut si bien faire auprès d'elles, qu'elles se déterminèrent, d'après les instructions du Dominicain, à permettre qu'on fît le miracle, et l'on fixa le jour et le lieu où se feroit la cérémonie. Le Révérend Pere se fit donner une bonne provision d'huile et quelqu'argent pour des Messes dont il avoit besoin dans sa route.

Tout fut exécuté, mais le lendemain l'Evêque et le Podestà, instruits d'une cérémonie religieuse qui avoit été faite sans permission, et dans laquelle un Moine étranger avoit osé endosser l'étole, rassembler du monde, et vanter des miracles, procéderent chacun de leur côté à la vérification des faits. Le lacet miraculeux qui résistoit au feu, n'étoit que du fil-de-fer artistement arrangé, et qui trompoit les yeux. Les Religieuses furent réprimandées, et le Moine disparut.

Nous partîmes quelques jours après, mon pere et moi, pour le Frioul, et nous passâmes par Porto-Gruero , où ma mere avoit quelques rentes à l'Hôtel de la Communauté. Cette petite ville, qui est sur la lisiere du Frioul , est la residence de l'Evêque de Concordia, ville très-ancienne, mais presqu'abandonnée à cause du mauvais air.

En continuant notre route, nous passâmes le Taillamento, qui est tantôt riviere, et tantôt torrent, et qu'il faut passer à gué, n'y ayant ni ponts, ni bacs pour le traverser, et enfin nous arrivâmes à Udine, qui est la Capitale du Frioul Vénitien.

Les Voyageurs ne font aucune mention de cette Province, qui cependant mériteroit une place honorable dans leurs narrations.

Cet oubli d'un canton si considérable de l'Italie m'a toujours déplu, et j'en dirai quelques mots en passant.

Le Frioul, que l'on appelle aussi en Italie la Patria del Friul, est une très-vaste Province qui s'étend depuis la Marche Trévisanne jusqu'à la Carinthie. Elle est partagée entre la République de Venise et les Etats Autrichiens, le Lisonce en fait le partage, et Gorizia est la Capitale de la partie Autrichienne.

Il n'y a pas de Province en Italie où il y ait autant de Noblesse, que dans celle-ci. Presque toutes les terres sont érigées en fiefs, qui relevent de leurs Souverains respectifs, et il y a dans le Château d'Udine une salle de Parlement, où les Etats se rassemblent, privilege unique, qui n'existe dans aucune autre Province de l'Italie.

Le Frioul a toujours fourni de grands hommes aux deux Nations; il y en a beaucoup à la Cour de Vienne, et il y en a dans le Sénat de Venise. Il existoit autrefois un Patriarche d'Aquilée, qui faisoit sa résidence à Udine, car Aquilée ne put jamais se relever depuis qu'Attila, Roi des Huns, la saccagea, et la rendit inhabitable: ce Patriarchat a été supprimé depuis peu, et le seul Diocese qui embrassoit la Province entiere, a été partagé en deux Archevêchés, l'un à Udine et l'autre à Gorizia.

La culture est très-soignée dans le Frioul, et les produits de la terre, soit en bled, soit en vin, sont très- abondans et de la meilleure qualité: c'est-là où l'on fait le Picolit qui imite si bien le Tokay, et c'est des vignobles d'Udine que Venise tire une forte partie des vins nécessaires pour la consommation du Public.

Le langage Fourlan est particulier; il est aussi difficile à comprendre que le Genois, même pour les Italiens. Il semble que ce patois tienne beaucoup à la Langue Françoise. Tous les mots féminins qui en Italien finissent par un a, se terminent en Frioul par un e, et tous les pluriels des deux genres sont terminés par un s.

Je ne sais pas comment ces terminaisons Françoises et une quantité prodigieuse de mots François ont pu pénétrer dans un pays si éloigné.

Il est vrai que Jules César traversa les montagnes du Frioul, aussi les appelle-t-on les Alpes Jules; mais les Romains ne terminoient leurs mots féminins ni à la Françoise, ni à la Fourlane.

Ce qu'il y a de plus singulier dans le patois Fourlan, c'est qu'ils appellent la nuit, soir, et le soir, nuit. On seroit tenté de croire que le Petrarque parloit des Fourlans, lorsqu'il dit dans ses chansons lyriques:

Gente cui si fa notte innanzi sera.

En François,

O gens! à qui la nuit paroit avant le soir.

Mais on auroit tort si on partoit de-là pour croire que cette Nation ne fût pas aussi spirituelle et aussi laborieuse que le reste de l'Italie.

Il y a à Udine entr'autres choses une Académie de Belles Lettres, sous le titre Degli Sventati (des Evantés), dont l'emblême est un moulin à vent dans le creux d'un vallon avec cette Epigraphe:

Non è quaggiuso ogni vapore spento.

En François,

Toute vapeur n'est pas dans ces bas lieux éteinte.

Les Lettres y sont très-bien cultivées. Il y a des Artistes du premier mérite, et la société y est très-aisée et très-aimable.

Udine qui est à 22 lieues de Venise, est gouvernée par un noble Vénitien qui a le titre de Lieutenant, et il y a un Conseil des Nobles du pays, qui siegent à l'Hôtel-de-ville, et remplissent les Charges de la Magistrature en sous ordre.

La Ville est très-jolie, les Eglises très-richement décorées; les Tableaux de Jean d'Udine, Ecolier de Raphael, en font le principal ornement; il y a une promenade au milieu de la ville, des fauxbourgs charmans, et des environs délicieux. Le Palais immense et les superbes Jardins de Passarean des Comtes Manini, Nobles Vénitiens, sont un séjour digne d'un Roi.

Je demande pardon au Lecteur, si la digression lui paroît un peu longue; j'étois bien aise de rendre quelque justice à un pays qui le méritoit à tous égards.



CHAPITRE XVI

Mes occupations sérieuses. - Thérese, anecdote plaisante.

Mon pere à Udine exerçoit sa profession, et moi je repris le cours de mes études. M. Movelli, célebre Jurisconsulte, tenoit chez lui un cours de droit civil et canonique, pour l'instruction d'un de ses neveux; il admettoit à ses leçons quelques personnes du pays, et j'eus le bonheur d'en être aussi; j'avoue que je profitai plus en six mois de tems dans cette occasion, que je n'avois fait pendant trois ans à Pavie.

J'avois bonne envie d'étudier; mais j'étois jeune, il me falloit quelques distractions agréables: je cherchai des amusemens, et j'en trouvai de différentes especes. Je vais rendre compte de ceux qui m'ont fait beaucoup de plaisir et beaucoup d'honneur, et je finirai par d'autres qui ne m'ont fait ni honneur ni plaisir.

Nous avions passé un carnaval bien triste et bien maussade; il étoit arrivé un accident affreux qui avoit mis la ville dans la consternation; un Gentilhomme d'une ancienne et riche maison avoit été tué d'un coup de fusil en sortant de la Comédie: on ne connoissoit pas l'auteur de l'assassinat; on le soupçonnoit, mais personne n'osoit en parler.

Le Carême arrive; je vais le jour des cendres à la Cathédrale pour entendre le Pere Cataneo, Augustin Réformé, et je trouve son Sermon admirable; je sors, je retiens mot pour mot les trois points de sa division; je tâche de rassembler en quatorze vers son argument, sa marche et sa morale, et je crois avoir fait un Sonnet assez passable.

Je vais le même jour le communiquer à M. Treo, Gentilhomme d'Udine, très-instruit en Belles-Lettres, ayant beaucoup de goût pour la Poésie; il trouva lui-même mon Sonnet assez passable.

Il me fit l'amitié de me corriger quelques mots, et m'encouragea à en faire d'autres. Je suivis exactement mon Prédicateur, je fis tous les jours le même travail, et je me trouvai à la troisieme fête de Pâques, ayant compilé trente- six Sermons excellens, en trente-six Sonnets tant bons que mauvais.

J'avois pris la précaution d'envoyer à la presse, aussitôt que j'avois des matériaux suffisans pour une feuille in- quarto, et pendant l'octave de Pâques, je publiai ma Brochure que j'avois dédiée aux Députés de la ville.

Beaucoup de remerciemens de la part de l'Orateur, beaucoup de reconnoissance de la part des premiers Magistrats, beaucoup d'applaudissemens. La nouveauté fit plaisir, et la rapidité du travail surprit encore davantage.

Bravo, Goldoni; mais doucement, ne lui prodiguez pas vos louanges. Il y avoit une jeune personne à quatre pas de ma porte, qui me plaisoit infiniment, et à qui j'aurois bien voulu faire ma cour. Faut-il, mon cher Lecteur, que je vous fasse le portrait de ma belle? que je lui donne un teint de roses et de lys, les traits de Vénus, et les talens de Minerve? Non, ces beaux récits ne vous intéresseroient pas; je cause avec vous dans mon cabinet comme je causerois dans la Société. La matiere de mes mémoires ne mérite, je crois, ni plus d'élégance, ni plus de soins. Il y a des gens qui disent: il faut s'élever, il faut respecter le Public; je crois le respecter en lui présentant la vérité nue et sans fard.

Je ne connoissois que de nom les parens de la Demoiselle; je la voyois à la fenêtre; je la suivois à l'Eglise ou à la promenade très-modestement, mais ne manquant pas de lui donner quelque marque de mon inclination.

Je ne sais pas si elle s'en apperçut; mais sa femme-de-chambre ne tarda pas à me deviner. Cette sorciere vint me voir un jour; j'étois seul chez moi, elle me parla beaucoup d'elle-même et de sa maîtresse, et m'assura que je pouvois compter sur l'une et sur l'autre. Je lui demandai si je pouvois me hasarder à écrire... Oui, me dit-elle, sans me laisser finir, écrivez à ma maîtresse, je me charge de lui donner votre lettre et de vous apporter la réponse.

Je voulois écrire sur-le-champ, et je la priai d'attendre. Non, me dit-elle, je vais à la Sainte Messe; je n'y manque jamais; j'y vais tous les jours, mais je reviendrai en sortant de l'Eglise: elle part, et j'écris ma lettre, dans laquelle, après les cérémonies d'étiquettes, et les tendres mots d'usage, je lui demande un rendez-vous dans les regles. Thérese revient (c'étoit le nom de la femme-de-chambre) elle prend ma lettre, elle veut partir, et me présente la joue; on n'embrasse pas les femmes en Italie aussi innocemment qu'en France; d'ailleurs elle étoit laide à faire peur; je refusai tant que je pus, mais elle me sauta au col, et il fallut bien l'embrasser.

Deux jours après, Thérese en me rencontrant dans la rue, me glissa adroitement un papier dans la main que je mis dans ma poche. C'étoit une lettre de Mademoiselle ***: c'étoit la réponse à la mienne; elle étoit si mal écrite que j'eus beaucoup de peine à y démêler quelque chose.

Je compris à-peu-près qu'elle ne pouvoit pas me recevoir chez elle sans l'aveu de ses parens, et que si je voulois lui parler dans la rue, de nuit, elle passeroit quelques quarts-d'heure à m'entendre de sa fenêtre. C'étoit l'ancien usage en Italie de faire l'amour à la belle étoile, il falloit s'y conformer.

Je m'y rendis le même jour à une heure du matin; je vis la croisée s'ouvrir, et je vis paroître une tête en bonnet de nuit; je parlois à cette tête, cette tête me répondoit, et de propos en propos, je prononçai quelques douceurs, et on me répondit sur le même ton; encouragé par la facilité que je croyois appercevoir, j'allai un peu plus en avant. Tout d'un coup j'entends un éclat de rire, et je vois la fenêtre se fermer; je ne savois pas ce que cela vouloit dire. Je rentre chez moi satisfait d'un côté, mécontent de l'autre; il faut attendre Thérese.

Je la vois le lendemain, mon pere étoit au logis; je descends, et je rejoins la dévote au parvis de la Cathédrale je l'interroge sur la risée de la nuit derniere. Vous avez dit, me répondit-elle, des plaisanteries; ma maîtresse en a ri car elle n'est pas bigotte; mais elle s'est souvenue de sa pudeur, et elle a fermé sa fenêtre. Continuez, poursuivit-elle, continuez et ne craignez rien; j'allois lui parler encore; allez, me dit-elle, il est tard, je ne veux pas perdre la Messe.

Je voyois bien que la Messe s'accordoit mal avec le métier d'entremetteuse; elle ne pouvoit être qu'une coquine, et elle l'étoit dans toute l'étendue du terme; mais j'étois amoureux, et je crus devoir la ménager; je continuai pendant quelque tems mes conversations nocturnes; ce n'étoit plus à la même fenêtre, que la tête en bonnet de nuit paroissoit; c'étoit à une autre, mais fort éloignée.

J'en demandai la raison; Mademoiselle craignoit la proximité de sa mere; j'étois plus réservé dans mes entretiens, mais on me lâchoit quelques mots un peu libres, et je ripostois à mon aise; les éclats de rire partoient, et la fenêtre ne se fermoit plus.

Un jour que je pressois Thérese pour qu'elle me procurât une entrevue diurne avec sa maîtresse, et que je la menaçois de tout rompre, si je ne l'obtenois pas: soyez tranquille, me dit-elle, j'y pense autant que vous; je parlerai à la Blanchisseuse de la maison qui demeure à Chiavris, à un demi-mille de distance, et c'est-là où je me flatte de pouvoir vous rendre content; mais écoutez, poursuivit-elle, écoutez, mon ami, vous devez connoître les Demoiselles, elles sont capricieuses, il y en a peu qui soient capables d'un désintéressement parfait, et ma maîtresse n'est pas des plus généreuses. Si vous vouliez lui faire un petit cadeau, je crois que cette attention avanceroit beaucoup vos affaires. - Comment, dis-je, elle accepteroit un présent?... - Pas de vous, reprit la sorciere, mais si c'étoit moi qui le lui présentât, elle ne le refuseroit pas... - Et que pourrois-je lui donner?...- Hier. .. tenez, pas plus loin qu'hier, Mademoiselle me marqua la plus grande envie d'avoir une garniture de ces pierreries de Vienne colorées qui sont à la mode aujourd'hui, et que toutes les femmes veulent avoir... - Où est-ce qu'on les vend? - Oh! il n'y en a pas d'assez belles dans ce pays-ci, il faudroit les faire venir de Venise: une garniture complette: croix, boucles d'oreilles, collier et épingles. - Ma chere Thérese, avez-vous été à la Messe? - Pas encore. - Allez-y. - Comment? Est-ce que vous vous refuseriez à obliger une jeune personne, aimable, charmante, que vous aimez, que vous estimez, que vous pourriez posséder un jour? - Paix, paix, je vous entends; j'aurai la garniture; je la mettrai entre vos mains. - Je la présenterai à ma maîtresse, et vous la verrez parée des bijoux de son cher Goldoni. - De son cher Goldoni? Croyez-vous que je sois le cher ami de Mademoiselle? - Vous l'êtes un peu, et vous le serez davantage. - Quand j'aurai donné les bijoux? - Oui, sans doute. - Allons, votre maîtresse les aura. - Tant mieux. - Bon jour, Thérese. - Adieu, Monsieur... embrassez-moi. - (Que le diable t'emporte).

Je vais chez un Bijoutier de ma connoissance; je lui donne la commission; il s'en charge, et au bout de quatre jours la boîte arrive. Superbe garniture; mais elle coûtoit aussi dix sequins sans le port et la commission. Je vois Thérese, je lui fais signe; elle vient, prend la boîte et l'emporte, et le jour après, qui étoit un Dimanche, je vois à l'Eglise Mademoiselle ***, parée de mes pierreries, qui imitoient les rubis et les émeraudes.

J'étois content comme un Roi; cependant la Demoiselle ne m'avoit pas fixé comme je l'aurois desiré; elle ne m'avoit donné aucune marque de satisfaction, et les rendez-vous nocturnes depuis quelques jours avoient été suspendus à cause de quelques propos des voisins.

Thérese ne manqua pas de venir me voir, et de me dire les plus jolies choses du monde de la part de sa maîtresse; et comme je lui fis comprendre, que je devois exiger quelque chose de plus, elle m'invita à me rendre le jeudi suivant à Chiavris chez la Blanchisseuse indiquée; c'étoit-là que Mademoiselle *** s'étoit reservée de me donner des preuves de son attachement et de sa reconnoissance. Bon! c'est bien, à jeudi.

Je trouvois le tems fort long; j'y rêvois jour et nuit: à quelle espece d'épreuve devois-je m'attendre? A vingt ans on est téméraire. Le jour arrive; je vais chez la Blanchisseuse, et je m'y rends le premier; au bout d'une demi-heure je vois Thérese, et je l'apperçois toute seule; je commence à frémir, et je la reçois fort mal; elle me prie de me tranquilliser, et me fait monter dans un galetas, où il n'y avoit qu'un lit fort sale et une chaise de paille déchirée; je la presse de me parler... de me dire... Elle me prie encore de me calmer, et de l'écouter.

Hélas! mon cher ami, (me dit-elle) je suis très-mécontente de ma maîtresse; après les attentions que vous avez eues pour elle, après la parole qu'elle m'avoit donnée, elle me manque et trouve des prétextes pour ne pas me suivre... - Comment, dis-je, en l'interrompant, elle trouve des prétextes! Elle ne viendra pas? Est-ce qu'elle se moque de moi? - Ecoutez-moi jusqu'au bout, reprit la fourbe, j'en suis piquée autant que vous, et plus que vous, car le tour qu'elle me joue, est pour moi d'une conséquence qui me désole. Elle mettoit dans son discours une chaleur, une véhémence si extraordinaire, que je la croyois vraiment pénétrée de zele pour moi; je tâchois moi-même de la calmer: effectivement elle changea de ton en prenant un air tendre et pathétique; elle continua en me disant: écoutez, je vais vous étaler tous les traits de perfidie de ce petit monstre qui nous a trompés. Elle savoit, l'ingrate, oui, elle le savoit, que j'avois de l'inclination pour vous; elle me reprocha d'abord une passion que j'avois nourrie dans mon cœur, et m'obligea à lui sacrifier mes vœux et mes espérances: elle me chargea de m'intéresser auprès de vous en sa faveur; mon état, ma douceur, mon caractere m'y engagerent; je fis des efforts qui m'ont coûté des soupirs et es larmes, et prête, comme j'étois, de vous voir heureux à mes dépens, elle me trompe, me déclare son indifference pour vous, et m'ordonne de ne plus lui en parler. - Je criai alors transporté de colere, et mes bijoux? Thérese crie encore plus fort que moi, elle les garde. J'avoue tout bonnement que les dix sequins que j'avois dépensés entroient pour quelque chose dans mon ressentiment, ainsi que les nuits que j'avois passées, les espérances que j'avois conçues, et la honte de me voir trompé. J'allois devenir furieux; mais la sage, la prudente Thérese me prit par la main, et tournant vers moi ses regards languissans: - Mon cher ami, me dit-elle, nous avons été trompés l'un et l'autre, et il faut nous venger; il faut rendre à l'ingrate le mépris qu'elle s'est attiré: je suis prête à la quitter sur-le-champ, et pour peu que vous vouliez faire pour moi, je n'aurai jamais d'autre ambition que celle de vous être attachée.

Ce propos m'interdit; je ne m'y attendois pas, et je commençai à ouvrir les yeux. - Vous m'aimez donc, Mademoiselle? (lui dis-je avec tranquillité). - Oui, me répondit-elle, en m'embrassant, je vous aime de toute mon ame, et je suis prête à vous en donner les preuves les plus convaincantes. -J'en suis bien reconnoissant, répondis-je, donnez-moi le tems de la réflexion, vous saurez incessamment ma façon de penser. - Après une seconde embrassade, nous nous quittâmes, prenant chacun un sentier différent.

Aussi-tôt arrivé à la ville, je vais chez une monteuse de bonnets que je connoissois, et qui étoit celle de Mademoiselle C***. J'avois fait quelques parties de plaisir avec cette fille, j'avois badiné avec elle sur le compte de sa pratique, et elle me paroissoit propre à l'usage que j'en voulois faire: je lui contai toute mon histoire d'un bout à l'autre; je la priai d'en démêler le nœud, et je lui promis un sequin, si elle parvenoit à pouvoir m'instruire de la vérité. Elle s'en chargea avec plaisir; elle y réussit à merveille, et trois jours après, elle me mit au fait de tout aussi clairement, aussi nettement que je pouvois le desirer.

Cette opération faite, je vis Thérese, je lui donnai rendez-vous chez la Blanchisseuse, et j'y allai de bonne heure pour arriver le premier; j'emmenai dans une espece de cabriolet trois personnes avec moi, et je les cachai dans un coin du hangard où l'on faisoit la lessive; j'avois arrangé mes affaires avec la maîtresse du logis, et j'étois sûr de mon fait.

Voilà Thérese qui arrive, et la voilà contente de moi; elle veut monter: - Non, non, lui dis-je, allons sous le berceau, nous respirerons un meilleur air. Là assis sur des sieges de gazon, elle veut commencer à me parler de sa maîtresse, et l'invectiver de nouveau. Je lui coupai la parole, et d'un ton sérieux et imposant, il ne s'agit plus, lui dis-je, de Mademoiselle C***; il ne s'agit que de Thérese qui est une fripponne, et qui m'a trompé. - A ces mots elle paroit interdite, et s'efforce de pleurer: je lui rappelle quelquesuns de ses traits de fripponnerie; elle nie tout, et vante sa probité. Alors je fais sortir les trois personnes que j'avois cachées; Thérese voit la monteuse de bonnets; elle cesse de grimacer, elle prend l'air de 1'effronterie, en disant tout haut: - Ah! coquine, tu m'as vendue; et en s'adressant à moi: - Oui, Monsieur, me dit-elle hardiment, je vous ai trompé, je ne m'en cache pas. - Tout le monde se mit à rire, et je frémissois de colere. - Attends, scélérate, lui dis-je, je vais dresser ton procès-verbal. Qui est-ce qui a écrit la premiere lettre que tu m'as remise? - Elle répond en riant: c'est moi. - A qui ai-je parlé pendant plusieurs nuits dans la rue? - A moi. - Et l'éclat de rire? Il partoit de moi. - Est-ce toi qui fermas la fenêtre? Non, ce fut ma maîtresse qui se moquoit de vous. - Ta maîtresse d'accord avec toi? Oui, car elle vous croyoit mon amant. Moi, ton amant! N'étoit-ce pas assez pour vous? L'impudente! Et mes bijoux? - Ma maîtresse en jouit. - Comment? - Elle les a payés. - A qui? - A moi. - Voleuse! l'envie me prenoit de la dévisager, mais la prudence vint à mon secours. Satisfait de l'avoir démasquée, je dis en me retournant vers les témoins de son indignité: je vous l'abandonne; qu'elle soit comblée de honte et de mépris; sa maîtresse sera instruite de sa conduite. Voilà ma vengeance complette, et je pars satisfait.



CHAPITRE XVII

Mon voyage à Gorice et à Vipack. - Partie de campagne charmante. - Course en Allemagne.

Je ne vis plus la sorciere; je sus par la monteuse de bonnets qu'elle avoit été renvoyée de la maison où elle étoit, et qu'on la croyoit sortie de la ville.

Pour me dédommager du tems perdu, je fis la connoissance de la fille d'un Limonadier, où je rencontrai moins de difficultés, mais beaucoup plus de danger. Je motivai cette seconde anecdote Fourlane dans mon Edition de Pasquali; c'est pourquoi j'ai cru devoir en parler, afin qu'on n'imaginât pas que je fais des contes à plaisir; mais comme l'aventure ne mérite pas d'occuper mes Lecteurs, je passerai sous silence tous les détails étrangers, et je dirai seulement que je courus les plus grands risques; qu'on vouloit me tromper d'une maniere bien plus sérieuse, et que revenant à moi-même, je me sauvai bien vite pour aller rejoindre mon pere.

Il étoit à Gorice logé chez son illustre malade, le Comte Lantieri, Lieutenant-Général des Armées de l'Empereur Charles VI, et Inspecteur des Troupes Autrichiennes dans la Carniole et dans le Frioul Allemand.

Je fus très-bien reçu de cet aimable Seigneur, qui faisoit les délices de son pays. Nous ne restâmes pas long-tems à Gorice; mais nous passâmes bientôt a Vipack, Bourg très-considérable dans la Carniole, à la source d'une riviere qui lui donne le nom, et fief de la maison de Lantieri.

Nous y passâmes quatre mois le plus agréablement du monde; les Seigneurs dans ce pays-là vont se visiter en famille; les peres, les enfans, les maîtres, les domestiques, les chevaux, tout part à la fois, et tout le monde est reçu et logé: on voit souvent trente maîtres dans le même Château, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres; mais le Comte Lantieri étoit censé malade, il n'alloit nulle part, et il recevoit tout le monde.

Sa table n'étoit pas délicate, mai très-abondante. Je me souviens encore du plat de rôt qui étoit d'étiquette: un quarré de mouton ou de chevreuil, ou une poitrine de veau, en faisoit la base; il y avoit par-dessus des lievres ou des faisans, surmontés par des perdrix rouges et des perdrix grises; ensuite des bécasses ou des bécassines, ou des grives, et la piramide finissoit par des mauviettes et des becquefigues.

Cet assemblage bizarre étoit bientôt partagé et distribué; on servoit les petits oiseaux à leur arrivée; les uns et les autres s'emparoient du gibier pour le découper, et les amateurs de viande voyoient à découvert les grosses pieces qui les flattoient davantage.

Il étoit d'étiquette aussi de servir trois potages à chaque repas; la soupe au pain avec les hors-d'œuvres; une soupe aux herbes au premier service, et de l'orge mondé aux entremets: on arrosoit cet orge avec le jus du rôt, et on me disoit que c'étoit bon pour la digestion.

Les vins étoient excellens; il y avoit un certain vin rouge, qu'on appelloit faiseur d'enfans, et qui donnoit lieu à de bonnes plaisanteries.

Ce qui me gênoit un peu, c'étoit les santés qu'il falloit porter à-tout-coup. Le jour de la Saint Charles on commença par Sa Majesté Impériale, on présenta à chacun des convives des vases à boire d'une espece tout à fait singuliere: c'étoit une machine de verre de la hauteur d'un pied, composée de différentes boules qui alloient en diminuant, et qui étoient séparées par de petits tuyaux, et finissoient par une ouverture allongée qu'on présentoit très-commodément à la bouche, et par où on faisoit sortir la liqueur; on remplissoit le fond de cette machine qu'on appelloit le glo-glo; en en approchant la sommité à la bouche, et en élevant le coude, le vin qui passoit par les tuyaux et par les boules, rendoit un son harmonieux; et tous les convives agissant en même-tems, cela formoit un concert tout nouveau et très- plaisant. Je ne sais pas si les mêmes usages durent encore dans ces pays-là; tout change, et tout pourroit y être changé, mais s'il y a dans ces cantons des gens du vieux tems, comme moi, ils seront bien aises, peut-être, que je leur en rappelle le souvenir.

Le Comte Lantieri étoit très-content de mon pere, car il alloit beaucoup mieux, et il n'étoit pas loin de sa guérison; il avoit aussi des bontés pour moi, et pour me procurer de l'amusement, il fit monter un Théâtre de Marionnettes qui étoit presque abandonné, et qui étoit très-riche en figures et en décorations.

J'en ai profité, et je fis l'amusement de la compagnie, en donnant une Piece d'un grand homme, faite exprès pour les Comédiens de bois: c'étoit l'Eternument d'Hercule, de Pierre-Jacques Martelli, Bolonois.

Cet homme célebre étoit le seul qui auroit pu nous laisser un Théâtre complet, s'il n'eut pas eu la folie d'imaginer des vers nouveaux pour les Italiens; c'étoit des vers de quatorze syllabes et rimés par couplets, à-peu-près comme les vers François.

Je parlerai des vers Martelliani dans la seconde Partie de ces Mémoires; car en dépit de leur proscription, je me suis amusé à les faire trouver bons cinquante ans après la mort de leur Auteur.

Martelli avoit donné en six volumes des Compositions dramatiques dans tous les genres possibles, depuis la Tragédie la plus sévere, jusqu'à la farce de Marionnettes qu'il avoit nommé Bambocciata (Bambochade), dont le titre étoit l' Eternument d'Hercule.

L'imagination de l'Auteur envoyoit Hercule dans le pays des Pigmées. Ces pauvres petits, effrayés à la vue d'une montagne animée, qui avoit des jambes et des bras, se cachoient dans des trous. Un jour qu'Hercule s'étoit couché en pleine campagne, et dormoit tranquillement, les habitans craintifs sortirent de leurs retraites, et armés d'épines et de joncs, monterent sur l'homme monstrueux, et le couvrirent de la tête aux pieds, comme les mouches s'emparent d'un morceau de viande pourrie. Hercule se réveille; il sent quelque chose dans son nez, il éternue; ses ennemis tombent de tout côté, et voilà la Piece finie.

Il y a un plan, une marche, une intrigue, une catastrophe, une péripétie; le style est bon et bien suivi; les pensées, les sentimens, tout est proportionné à la taille des personnages; les vers même sont courts, tout annonce les Pigmées.

Il fallut faire faire une Marionnette gigantesque pour le personnage d'Hercule; tout fut bien exécuté. Le divertissement fit beaucoup de plaisir, et je parirois que je fus le seul qui imagina d'exécuter la Bambochade de M. Martelli.

Nos représentations finies, et la cure du Comte de Lantieri allant toujours de mieux en mieux, mon pere commençoit à parler de s'en retourner chez lui. On me proposa en même-tems d'aller faire un tour avec le Secrétaire du Comte, qui étoit chargé de commissions pour son maître; mon pere m'accorda quinze jours d'absence, et nous partîmes en poste dans un petit charriot à quatre roues.

Nous arrivâmes d'abord à Laubeck, Capitale de la Carniole, sur la riviere du même nom. Je n'y ai vu d'extraordinaire que des écrevisses d'une beauté surprenante, et aussi grandes que les houmards, puisqu'il y en avoit de la longueur d'un pied.

De-là nous passâmes à Gratz, Capitale de la Styrie, où il y a une très-ancienne et très-célebre Université, bien plus fréquentée que celle de Pavie; les Allemands étant beaucoup plus studieux, et moins dissipés que les Italiens.

J'aurois bien voulu pouvoir pousser ma route jusqu'à Prague, mais nous étions pressés, mon compagnon de voyage et moi, lui, pour les ordres de son maître, moi, pour ceux de mon pere. Tout ce que nous fîmes, fut de ne pas revenir par le même chemin; nous traversâmes la Carinthie, nous vîmes Trieste, Port de mer considérable sur la mer Adriatique, de- là nous passâmes par Aquilea et par Gradisca, et nous nous rendîmes à Vipack, deux jours plus tard qu'on ne nous l'avoit prescrit.

Aussi-tôt que je fus de retour, mon pere prit congé du Comte Lantieri, qui lui fit présent, pour récompenser ses soins, d'une somme d'argent très-honnête, et y joignit une très-belle boîte avec son portrait, et une montre d'argent pour moi. Un jeune homme dans ce tems-là étoit bien content quand il pouvoit avoir une montre d'argent! A présent les laquais ne daignent pas en porter.

En prenant la poste à Gorice, je priai mon pere de préférer la route de Palma-Nova que je n'avois pas vue; mais dans le fond, c'étoit pour éviter de passer par Udine où la derniere aventure me faisoit craindre quelque rencontre désagréable. Mon pere y consentit de bonne foi et nous y arrivâmes à la premiere dînée.

Palma, ou Palma-Nova, est une des plus fortes et de plus considérables forteresses de l'Europe. Elle appartient aux Vénitiens, et c'est le rempart de leurs Etats du côté de l'Allemagne.

Les fortifications sont si bien ordonnées et si bien exécutées, que les Etrangers vont les voir par curiosité, comme un chef-d'œuvre d'architecture militaire.

La République de Venise envoyé à Palma un Provéditeur-Général pour la gouverner. Il préside au civil, au criminel et au militaire, et il rend compte au Sénat journellement de tout ce qui peut intéresser le Gouvernement.

Nous allâmes faire une visite au Provéditeur-Général, que mon pere avoit connu à Venise. Ce digne Sénateur nous reçut avec beaucoup de bonté; il avoit vu mon Carême Poëtique, et il m'en fit compliment; mais en me regardant avec un souris malin, il me dit que les Sermons du Pere Cataneo ne paroissoient pas m'avoir beaucoup sanctifié, me faisant comprendre qu'il étoit instruit de mes étourderies postérieures; et cela n'étoit pas bien difficile à cause de la proximité des lieux. Je rougis un peu; mon pere s'en apperçut, et me demanda depuis, ce que cela vouloit dire; je dis que je n'y comprenois rien, et il ne m'en parla pas davantage: nous soupâmes chez son Excellence, et nous partîmes le lendemain.

En nous approchant du Taillamento, que nous devions repasser, on nous dit que ce torrent avoit furieusement débordé, et qu'il n'étoit pas possible de le traverser. Comme nous n'étions pas bien éloignés d'Udine, mon pere proposa d'aller attendre tranquillement dans cette ville que les eaux revinssent dans leur état naturel. Udine me faisoit peur, j'y trouvois des difficultés. Mon pere insistoit, et moi toujours de nouvelles raisons. Mon pere s'impatientoit; nous descendîmes dans un cabaret; on nous servit un déjeûné dînatoire, et là mon pere, rapprochant les propos du Général de Palma de ceux que je tenois pour ne pas repasser par Udine, me pressa si fort que je fus obligé de lui dire, le plus modestement que je pus, tout ce qui m'étoit arrivé. Il s'amusa de l'aventure de Thérese, et me conseilla d'en tirer parti en me défiant des femmes suspectes, mais sur l'article de la Limonadiere, en me parlant plus en ami qu'en pere, il me fit voir mes torts, et il me fit pleurer. Heureusement on vint nous dire que le Taillamento étoit devenu guéable, et nous reprîmes la route que nous avions suspendue.



CHAPITRE XVIII

Mon retour à Chiozza. - Mon départ pour Modene. - Spectacle affreux. - Mes vapeurs. - Ma guérison à Venise.

Nous arrivâmes à Chiozza, et nous fûmes reçus comme une mere reçoit son cher fils, comme une femme reçoit son cher époux après une longue absence; j'étois très-content de revoir cette vertueuse mere qui m'étoit tendrement attachée; après avoir été séduit et trompé, j'avois besoin d'être aimé: c'étoit une autre espece d'amour celui-ci, mais en attendant que je pusse goûter les délices d'une passion honnête et agréable, l'amour maternel faisoit ma consolation; nous nous aimions tous deux, ma mere et moi; mais quelle différence de l'amour d'une mere pour son fils, à celui d'un fils pour sa mere! Les enfans aiment par reconnoissance; les meres aiment par impulsion naturelle, et l'amour propre n'a pas moins de part dans leur tendre amitié; elles aiment les fruits de leur union conjugale, qu'elles ont conçus avec satisfaction, qu'elles ont portés avec peine dans leur sein, qu'elles ont mis au monde avec tant de souffrances; elles les ont vus croître de jour en jour; elles ont joui des premiers traits de leur innocence; elles se sont habituées à les voir, à les aimer, à les soigner... Je crois même que cette derniere raison l'emporte sur les autres, et qu'une mere n'aimeroit pas moins un enfant qu'on lui auroit changé en nourrice, si elle l'avoit reçu de bonne foi pour le sien, si elle avoit pris soin de sa premiere éducation, et s'étoit habituée à le caresser et à le chérir.

Voilà une digression étrangere à ces Mémoires, mais j'aime à bavarder quelquefois; et sans courir après l'esprit, rien ne m'intéresse davantage que l'analyse du cœur humain. Reprenons le fil de notre discours.

Mon pere reçut une lettre de son cousin Zavarisi, Notaire à Modene, et en voici le contenu.

Le Duc venoit de renouveller un ancien Edit, par lequel il étoit défendu à tout possesseur de rentes et de biens fonds, de s'absenter de ses états sans permission, et ces permissions coûtoient cher.

M. Zavarisi ajoutoit dans sa lettre, que nos vues sur Milan, à mon égard, étant manquées, il conseilloit mon pere de m'envoyer à Modene, où il y avoit une Université comme à Pavie, où j'aurois pu achever mon droit, et être Licencié, et ensuite me faire recevoir Avocat. Ce bon parent, qui nous étoit vraiment attaché, rappelloit à mon pere que nos ayeux avoient toujours occupé des places distinguées dans le Duché de Modene, que je pourrois faire revivre l'ancien crédit de notre famille, et éviter en même-tems la dépense d'une permission qu'il faudroit renouveller tous les deux ans; il finissoit par dire qu'il se chargeroit du soin de ma personne, qu'il me chercheroit une bonne et honnête pension. Il y avoit dans un PostScriptum, qu'il avoit jetté les yeux sur moi pour un bon mariage.

Cette lettre occasionna beaucoup de raisonnemens, et des pour et des contre sans fins, entre mon pere et ma mere. Le maître l'emporta, et il fut décidé que je partirois incessamment avec le courier de Modene.

Il y a à Venise des couriers qui courent, et des couriers qui ne courent pas. Les premiers on les appelle les couriers de Rome, qui ne vont d'ordinaire qu'à Rome et à Milan, et par extraordinaire par-tout où la République les envoye. Ce sont des charges fixées au nombre de trente-deux, et ils jouissent d'une certaine considération dans la bourgeoisie.

Mais pour les autres couriers, c'est bien différent; ce ne sont que des conducteurs de coches d'eau, payés par leurs fermiers respectifs, ils sont cependant dans le cas d'avancer leur fortune, en tirant parti des recoins de leurs barques, pour y receler leurs paquets.

On est très-commodément dans ces coches d'eau, qui sont au nombre de cinq. Celui de Ferrare, celui de Bologne, celui de Modene, celui de Mantoue et celui de Florence: on y est nourri, si l'on veut, et de toute façon; le prix en est très- modique.

Il n'y a qu'un seul inconvénient; c'est que dans un seul et même voyage, il faut changer de barque trois fois. Chaque Etat par où ces couriers doivent passer, prétend avoir droit d'employer ses coches et ses matelots, et les différens Etats limitrophes n'ont jamais imaginé un arrangement qui pourroit tourner au profit commun, sans gêner les passagers. Je souhaite que les maîtres du Po lisent mes Mémoires, et profitent de mon avis.

Me voilà donc dans la barque couriere de Modene; nous étions quatorze passagers: notre conducteur, appellé Bastia, étoit un homme fort âgé, fort maigre, d'une phisionomie sévere; cependant très-honnête homme, et même dévot.

Nous fûmes servis à la premiere dînée tous ensemble, à l'auberge où notre Patron fit la provision nécessaire pour le souper, qui se fait en marchant.

A la nuit tombante, on allume les deux lampes qui éclairent par-tout, et voilà le courier qui paroît au milieu de nous, un chapelet à la main, et nous prie et nous exhorte très-poliment de réciter avec lui à haute voix une tierce-partie du Rosaire, et les Litanies de la Vierge.

Nous nous prêtâmes presque tous à la pieuse insinuation du bon-homme Bastia, et nous nous rangeâmes des deux côtés pour partager les Pater et les Ave, Maria, que nous récitions assez dévotement. Il y avoit dans un coin du coche trois de nos voyageurs, qui, le chapeau sur la tête, ricanoient entr'eux, nous contrefaisoient, et se moquoient de nous. Bastia s'en apperçut; il pria ces Messieurs d'être au moins honnêtes, s'ils ne vouloient pas être dévots. Les trois inconnus lui rirent au nez; le courier souffre, et n'en dit pas davantage, ne sachant pas à qui il avoit à faire; mais un matelot qui les avoit reconnus, dit au courier que c'étoit trois Juifs. Bastia monte en fureur, et crie comme un possédé: Comment! vous êtes des Juifs, et à la dînée vous avez mangé du jambon!

A cette escapade inattendue, tout le monde se mit à rire, et les Juifs aussi. Le courier va son train; je plains, dit-il, les malheureux qui ne connoissent pas notre Religion; mais je méprise ceux qui n'en observent aucune. Vous avez mangé du jambon, vous êtes des coquins; les Juifs en fureur se jettent sur le conducteur: nous prîmes le parti raisonnable de le garantir, et nous forçâmes les Israëlites à faire bande à part.

Notre Rosaire interrompu fut remis au lendemain; nous soupâmes assez gaîment, nous nous couchâmes sur nos petits matelas, et il n'y eut rien d'extraordinaire pendant le reste du voyage.

En approchant de Modene, Bastia me demanda où j'allois me loger; je ne le savois pas moi-même; M. Zavarisi devoit me chercher une pension: Bastia me pria d'aller en pension chez lui; il connoissoit M. Zavarisi, il se flattoit qu'il le trouveroit bon: effectivement mon cousin donna son approbation, et j'allai demeurer chez le courier qui ne couroit pas.

C'étoit une maison de dévots; le pere, le fils, les filles, la bru, les enfans étoient tous dans la plus grande dévotion; je ne m'y amusois pas: mais comme c'étoient d'honnêtes gens qui vivoient sagement et tranquillement, j'étois très-content de leurs attentions, et on est toujours estimable quand on remplit les devoirs de la société.

Mon cousin Zavarisi, très-content de me voir auprès de lui, me présenta d'abord au Recteur de l'Université, et m'emmena ensuite chez un célebre Avocat du pays, où je devois apprendre la Pratique, et où je pris ma place dans l'instant.

Il y avoit dans cette Etude un neveu du célèbre Muratori, qui me procura la connoissance de son oncle, homme universel, qui embrassoit tous les genres de Littérature, qui fit tant d'honneur à sa nation et à son siècle, et auroit été Cardinal, s'il eut moins bien soutenu dans ses écrits les intérêts de la maison d'Est.

Mon nouveau camarade me fit voir tout ce qu'il y avoit de plus curieux dans la Ville. Le Palais ducal entr'autres qui est de la plus grande beauté et de la plus grande magnificence, et cette collection de tableaux si précieuse qui existoit encore à Modene dans ce tems-là, et que le Roi de Pologne acheta pour le prix considérable de cent mille sequins (1100000 liv.).

J'étois curieux de voir ce fameux sceau, qui est le sujet de la Secchia rapita (le Sceau enlevé) du Tassoni: je le vis dans le clocher de la Cathédrale, où il est suspendu perpendiculairement à une chaîne de fer. Je m'amusois assez bien, et je crois que le séjour de Modene m'auroit convenu, à cause de la société de Gens-de-lettres qui y abondent, à cause des Spectacles qui y sont très-fréquens, et par l'espérance que j'avois d'y réparer mes pertes.

Mais un spectacle affreux que je vis peu de jours après mon arrivée, une cérémonie horrible, une pompe de jurisdiction religieuse, me frappa si fort, que mon esprit fut troublé, et mes sens agités.

Je vis au milieu d'une foule de monde un échallaud élevé à la hauteur de cinq pieds, sur lequel un homme paroissoit tête nue et mains liées: c'étoit un Abbé de ma connoissance, homme de Lettres très-éclairé, Poëte célebre, très-connu, très-estimé en Italie; c'étoit l'Abbé J... B... V... Un Religieux tenoit un livre à la main; un autre interrogeoit le patient; celui-ci répondoit avec fierté: les spectateurs claquoient des mains, et l'encourageoient: les reproches augmentoient: l'homme flétri frémissoit: je ne pus plus y tenir. Je partis rêveur, agité, étourdi; mes vapeurs m'attaquèrent sur-le-champ: je rentrai chez moi, je m'enfermai dans ma chambre, plongé dans les réflexions les plus tristes et les plus humiliantes pour l'humnanité.

Grand Dieu! me disois-je à moi-même, à quoi sommes-nous sujets dans cette courte vie que nous sommes forcés de traîner? Voilà un homme accusé d'avoir tenu des propos scandaleux à une femme qui venoit de faire son beau jour. Qui est-ce qui l'a dénoncé? C'est la femme elle-même. Ciel! Ne suffit-il pas d'être malheureux pour être puni?

Je passai en revue tous les événemens qui m'étoient arrivés, et qui auroient pu être dangereux pour moi: la malade de Chiozza, la femme-de-chambre et la limonadiere de Frioul, la satyre de Pavie, et d'autres fautes que j'avois à me reprocher.

Pendant que j'étois dans mes tristes rêveries, voilà le père Bastia, qui, me sachant rentré, vient me proposer d'aller réciter le Rosaire avec sa famille. J'avois besoin d'une distraction, j'acceptai avec plaisir: je dis mon Rosaire assez dévotement, et j'y trouvai ma consolation.

On servit le souper, et on parla de l'Abbé V... Je marquai l'horreur que cet appareil m'avoit fait; mon hôte, qui étoit de la société séculiere de cette jurisdiction, trouva la cérémonie superbe et exemplaire. Je lui demandai comment le spectacle s'étoit terminé: il me dit que l'orgueilleux avoit été humilié, que l'obstiné avoit enfin cédé; qu'il fut obligé d'avouer, à haute voix, tous ses crimes, de réciter une formule de rétractation qu'on lui avoit présentée, et qu'il étoit condamné à six années de prison.

La vue terrible de l'homme flétri ne me quittoit pas: je ne voyois plus personne: j'allois à la messe tous les jours avec Bastia: j'allois au sermon, au salut, aux offices avec lui: il étoit très-content de moi, et il cherchoit à nourrir cette onction qui paroissoit dans mes actions et dans mes discours, par des récits de visions, de miracles et de conversions.

Mon parti étoit pris; j'étois fermement résolu d'entrer dans l'ordre des Capucins. J'écris à mon père une lettre bien étudiée, et qui n'avoit pas le sens commun: je le priai de m'accorder la permission de renoncer au monde, et de m'envelopper dans un capuchon. Mon pere, qui n'étoit pas sot, se garda bien de me contrarier: il me flatta beaucoup: il parut content de l'inspiration que je lui marquois, et me pria seulement d'aller le rejoindre aussitôt sa lettre reçue, me promettant que lui et ma mere n'aimoient pas mieux que de me satisfaire.

A la vue de cette réponse, je me disposai à partir. Bastia, qui ne devoit pas ce jour-là conduire la barque de Venise, me recommanda à son camarade qui alloit partir. Je fis mes adieux à la dévote famille; je me recommandai bien à leurs prieres, et je partis dans les élans de la contrition.

Arrivé à Chiozza, mes chers parens me reçurent avec des caresses sans fin. Je leur demandai leur bénédiction: ils me la donnerent en pleurant: je parlai de mon projet; ils ne le trouverent pas mauvais. Mon pere me proposa de m'emmener à Venise, je le refusai avec la franchise de la dévotion: il me dit que c'étoit pour me présenter au Gardien des Capucins, j'y consentis de bon cœur.

Nous allons à Venise; nous voyons nos parens, nos amis: nous dînons chez les uns, nous soupons chez les autres. On me trompe: on m'emmene à la Comédie: au bout de quinze jours, il ne fut plus question de clôture. Mes vapeurs se dissiperent; ma raison revint. Je plaignois toujours l'homme que j'avois vu sur un échaffaud; mais je reconnus qu'il n'etoit pas nécessaire de renoncer au monde pour l'éviter.



CHAPITRE XIX

Toujours à Chiozza. - Absence de mon frere cadet. - Mon nouvel emploi. - Anecdote d'une Religieuse et d'une Pensionnaire.

Mon pere me ramena à Chiozza, et ma mere qui étoit pieuse, sans être bigotte, fut bien contente de me revoir dans mon assiette ordinaire. Je lui devenois encore plus cher et plus intéressant, à cause de l'absence de son cadet.

Mon frere, qui avoit été de tout tems destiné pour le Militaire, étoit parti pour Zara, Capitale de la Dalmatie; on l'avoit adressé à M. Visinoni, cousin de ma mere, Capitaine de Dragons, et Aide-Major du Provéditeur- Général de cette Province, qui appartient à la République de Venise.

Ce brave Officier, que tous les Généraux qui se succédoient à Zara vouloient avoir auprès d'eux, s'étoit chargé de l'éducation de mon frere, et le plaça ensuite dans son Régiment.

Pour moi, je ne savois pas ce que j'allois devenir. J'avois, à l'âge de vingt-un ans, essuyé tant de revers, il m'étoit arrivé tant de catastrophes singulieres, tant d'événemens fâcheux, que je ne me flattois plus de rien, et je ne voyois d'autre ressource dans mon esprit que l'art dramatique, que j'aimois toujours, et que j'aurois entrepris depuis longtems, si j'eusse été maître de ma volonté.

Mon pere, fâché de me voir devenu le jouet de la fortune, ne perdit pas la tête dans des circonstances qui devenoient sérieuses pour lui et pour moi. Il avoit fait des dépenses considérables et inutiles pour me donner un état, et il auroit voulu me procurer un emploi honnête et lucratif, qui ne lui coutât rien. Cela n'étoit pas facile à trouver: il le trouva cependant, et si bien de mon goût, que j'oubliai toutes les pertes que j'avois faites, et je n'eus plus rien à regretter.

La République de Venise envoie à Chiozza pour Gouverneur un noble Vénitien, avec le titre de Podestà; celui-ci emmene avec lui un Chancelier, pour le criminel: emploi qui revient à celui de Lieutenant-Criminel en France; et ce Chancelier-Criminel doit avoir un Aide dans son Office, avec le titre de Coadjuteur.

Ces places sont plus ou moins lucratives, selon le pays où l'on se trouve; mais elles sont toujours très-agréables, puisqu'on a la table du Gouverneur, qu'on fait la partie de son Excellence, et qu'on voit ce qu'il y a de plus grand dans la Ville: et pour peu que l'on y travaille, on se tire d'affaire assez bien.

Mon pere jouissoit de la protection du Gouverneur, qui étoit alors le noble François Bonfadini. Il étoit aussi très-lié avec le Chancelier-Criminel, et connoissoit beaucoup le Coadjuteur. Bref, il me fit recevoir pour Adjoint à ce dernier.

Le tems des Gouvernemens Vénitiens est fixé; on les change toujours au bout dé seize mois. Quand je suis entré en place, il y en avoit quatre de passés. D'ailleurs, j'étois surnuméraire; je ne pouvois prétendre à aucune espèce d'émolumens; mais je jouissois de tous les agrémens de la société. Bonne table, beaucoup de jeu, des concerts, des bals, des festins. C'étoit un emploi charmant; mais comme ce ne sont pas des Charges, et que le Gouverneur est le maître d'en donner la commission à qui bon lui semble, il y a de ces Chanceliers qui pourrissent dans l'inaction; et il y en a qui passent et sautent pardessus les autres, et n'ont pas le tems de se reposer. C'est le mérite personnel qui les fait rechercher; mais le plus souvent ce sont les protections qui l'emportent.

J'étois prévenu de la nécessité de m'assurer une réputation; et en ma qualité de surnurnéraire, je cherchois tous les moyens de m'instruire, et de me rendre utile. Le Coadjuteur n'aimoit pas trop le travail. Je le soulageois autant qu'il m'étoit possible; et au bout de quelques mois, j'étois devenu aussi habile que lui. Le Chancelier ne tarda pas à s'en appercevoir; et sans passer par le canal de son Coadjuteur, il me donnoit des commissions épineuses, et j'avois le bonheur de le contenter.

La procédure criminelle est une leçon très-intéressante pour la connoissance de l'homme. Le coupable cherche à détruire son crime, ou à en diminuer l'horreur: il est naturellement adroit, ou il le devient par crainte: il sait qu'il a affaire à des des gens du métier, et il ne désespère pas de pouvoir les tromper.

La loi a prescrit aux Criminalistes des formules d'interrogatoire, qu'il faut suivre pour que les demandes ne soient pas captieuses, et que la foiblesse ou l'ignorance ne soit pas surprise. Cependant, il faut un peu connoître ou tâcher de deviner le caractère et l'esprit de l'homme qu'on doit examiner; et tenant le milieu entre la rigueur et l'humanité, on cherche à démêler la vérité sans contrainte.

Ce qui m'intéressoit davantage étoit le résumé de la procédure, et le rapport que je préparois pour mon Chancelier: c'est de ces résumés et de ces rapports que sou, vent l'état, l'honneur et la vie d'un homme dépendent. Les inculpés sont défendus, la matiere est discutée; mais le rapport fait une premiere impression. Malheur à ceux qui font des résumés sans connoissance, et des rapports sans réflexion.

Ne dites pas, mon cher Lecteur, que je me donne les violons; vous voyez que quand je fais des étourderies, je ne m'épargne pas, il faut bien que je prenne ma revanche, quand je suis content de moi.

Les seize mois de résidence du Podestà touchoient à leur terme. Notre Chancelier Criminel étoit déjà retenu pour Feltre; il me proposa la place de Coadjuteur en Chef, si je voulois le suivre: enchanté de cette proposition, je pris le tems convenable pour en parler à mon pere, et le lendemain nos engagemens furent arrêtés.

Enfin, me voilà établi; jusqu'alors je n'avois regardé les emplois que de loin: j'en tenois un qui me plaisoit, qui me convenoit; je me proposois bien de ne pas le quitter; mais l'homme propose, et Dieu dispose.

Au départ de notre Gouverneur de Chiozza, tout le monde s'empressa de lui faire honneur; les beaux esprits de la ville, s'il y en avoit, firent une assemblée littéraire, dans laquelle on célébra, en vers et en prose, le Préteur illustre qui les avoit gouvernés.

Je chantai aussi toutes les sortes de gloire du héros de la fête, et je m'étendis davantage sur les vertus et les qualités personnelles de Madame la Gouvernante; l'un et l'autre avoient des bontés pour moi, et à Bergame, où je les ai revus en charge quelque tems après, et à Venise, où son Excellence avoit été décorée du grade de Sénateur, ils m'ont toujours honoré de leur protection.

Tout ce monde partit; je restai à Chiozza en attendant que M. Zabottini (c'étoit le nom du Chancelier) m'appellât à Venise, pour le voyage de Feltre. J'avois toujours cultivé la connoissance des Religieuses de Saint François, où il y avoit de charmantes Pensionnaires; la dame B*** en avoit une sous sa direction, qui étoit fort belle, fort riche et très-aimable; elle m'auroit infiniment convenu, mais mon âge, mon état, ma fortune ne pouvoient pas me permettre de m'en flatter; la Religieuse, cependant, ne me désespéroit pas; quand j'allois la voir, elle ne manquoit jamais de faire descendre la Demoiselle dans le parloir. Je sentois que j'allois m'y attacher tout de bon; la Directrice en paroissoit contente; je ne la comprenois pas: je lui parlai un jour de mon inclination et de ma crainte; elle m'encouragea, et me confia le secret. Cette Demoiselle avoit du mérite et du bien; mais il y avoit du louche sur sa naissance: ce petit défaut n'étoit rien, disoit la Dame voilée, la fille est sage, elle est bien élevée, je réponds de son caractere et de sa conduite; elle a un Tuteur, continua-t-elle, il faudra le gagner: laissez-moi faire; il est vrai que ce Tuteur, très-vieux et très-cassé, a quelque prétention sur sa pupile, mais il a tort, et... comme j'y suis pour quelque chose... laissez-moi faire, encore une fois, j'arrangerai les choses pour le mieux.

J'avoue que d'après ces discours, d'après cette confidence et cet encouragement, je commençois à me croire heureux. Mademoiselle N*** ne me regardoit pas de mauvais œil, et je comptois la chose comme faite.

Tout le Couvent s'étoit apperçu de mon penchant pour la Pensionnaire, et il y a eu des Demoiselles, qui, connoissant les intrigues du parloir, prirent pitié de moi, me mirent au fait de ce qui se passoit: et voici comment.

Les fenêtres de ma chambre donnoient justement vis-à-vis le clocher du couvent; on avoit ménagé dans sa construction de faux jours, au travers desquels on voyoit confusément la figure des personnes qui s'y accostoient; j'avois vu plusieurs fois à ces trous, qui étoient des quarrés longs, des figures et des signes, et j'appris avec le tems, que ces signes marquoient les lettres de l'alphabet, qu'on formoit des mots, et qu'on pouvoit se parler de loin; j'avois presque tous les jours une demi-heure de cette conversation muette, dont les propos n'étoient que sages et décens.

C'est par le moyen de cet alphabet manuel, que j'appris que Midemoiselle N*** alloit se marier incessamment avec son Tuteur. Indigné des procédés de la dame B***, j'allai la voir l'après-dîné, bien déterminé à lui marquer mon ressentiment: je la fais demander; elle vient, elle me regarde fixement, elle s'apperçoit que j'ai du chagrin, et adroite comme elle étoit, elle ne me donne pas le tems de parler; elle m'attaque la premiere avec vigueur, et avec une sorte d'emportement.

Eh bien, Monsieur, me dit-elle, vous êtes fâché, je le vois à votre mine; - je voulois parler, elle ne m'écoute pas; elle hausse la voix, et continue: - Oui, Monsieur, Mademoiselle N*** se marie, et c'est son Tuteur qui va l'épouser; - je veux parler haut aussi: - Paix, paix, s'écrie-t-elle, écoutez-moi: ce mariage-là est mon ouvrage, c'est d'après mes réflexions que je l'ai secondé, et c'est pour vous que je l'ai sollicité. - Pour moi? dis-je. - Oui. Paix, dit-elle, et vous allez voir la marche d'une femme droite, et qui vous est attachée. Etes-vous, continua-t-elle, en état de vous marier? Non, pour cent raisons. La Demoiselle auroit-elle attendu votre commodité? Non, elle n'en étoit pas la maîtresse; il falloit la marier; un jeune homme l'auroit épousée, vous l'auriez perdue pour toujours. Elle se marie à un vieillard, à un homme valétudinaire, qui ne peut pas vivre long-tems, et quoique je ne connoisse pas les agrémens et les désagrémens du mariage, je sais qu'une jeune femme doit abréger les jours d'un vieux mari; vous aurez une jolie veuve, qui n'aura eu de femme que le nom; soyez tranquille là-dessus: elle aura été avantagée, elle sera encore plus riche, qu'elle ne l'est actuellement; en attendant vous ferez votre chemin. Ne craignez rien sur son compte, non, mon cher ami, ne craignez rien; elle vivra dans le monde avec son barbon, mais je veillerai sur sa conduite. Oui, oui, elle est à vous, je vous la garantis, je vous en donne ma parole d'honneur.

Voilà Mademoiselle N*** qui arrive, et qui s'approche de la grille. La Directrice me dit d'un air mistérieux: faites les compliment à Mademoiselle sur son mariage. Je ne puis plus y tenir; je tire ma révérence, et je m'en vais sans rien dire.

Je ne vis plus ni la Directrice, ni la Pensionnaire, et Dieu merci, je ne tardai pas à les oublier l'une et l'autre.



CHAPITRE XX

Mon arrivée à Feltre. - Troupe de Comédiens. - Spectacle de société. - Mes premiers Ouvrages Comiques. - Mes amours.

Aussitôt que je reçus la lettre d'avis pour aller à Feltre, je partis de Chiozza accompagné de mon père, et j'allai à Venise me présenter, avec lui, à son Excellence Paolo Spinelli, noble Vénitien, qui étoit le Podestà ou Gouverneur que je devois suivre. Nous allâmes voir aussi le Chancelier Zabottini, sous les ordres duquel je devois travailler. Je partis de Venise quelques jours après, et j'arrivai au bout de quarante-huit heures à l'endroit de ma résidence.

Feltre ou Feltri est une ville qui fait partie de la Marche Trévisane, province de la République de Venise, à soixante lieues de la Capitale; il y a évêché et beaucoup de noblesse.

La Ville est montagneuse, escarpée, et si bien couverte de neige pendant tout l'hiver, que les portes dans les petites rues étant bouchées par les glaces, on est obligé de sortir par les fenêtres des entresols. On attribue à César ce vers latin:

Feltria perpetuo nivium damnata rigori.

En François:

Feltre toujours livrée à la rigueur des neiges.

Arrivé avant les autres pour recevoir de mon prédécesseur la consigne des Archives et des procédures entamées, j'appris, avec une surprise agréable, qu'il y avoit dans la Ville une Troupe de Comédiens que l'ancien Gouverneur avoit fait venir, et qui comptoit donner quelques représentations à l'arrivée du nouveau.

Le Directeur de cette Troupe étoit Charles Véronese, celui qui, trente ans après, vint à Paris jouer les rôles de Pantalon à la Comédie Italienne, et y emmena ses filles: la belle Coraline et la charmante Camille.

La Troupe n'étoit pas mauvaise, le Directeur, malgré son œil de verre, jouoit les premiers amoureux; et je vis, avec plaisir, ce Florinde dei Macaroni, que j'avois vu à Rimini, et qui, ayant vieilli, ne jouoit plus que les Rois dans la Tragédie, et les pères nobles dans la Comédie.

Quatre jours après, le Gouverneur arriva avec le Chancelier et un autre Officier de Justice, avec le titre de Vicaire, qui, dans ce pays-là, et dans bien d'autres de l'Etat de Venise, réunit sa voix à celle du Podestà dans les Arrêts et dans les Jugemens.

Je mis de côté, pendant quelques mois, toute idée de plaisir et d'amusement, et je m'appliquai sérieusement au travail, d'autant plus qu'après ce second gouvernement que je faisois en qualité de Coadjuteur, je pouvois aspirer à devenir Chancelier. Je parcourus les papiers de la Chancellerie, et je trouvai une commission du Sénat, qui avoit été négligée par mes prédécesseurs: j'en rendis compte à mon principal; il jugea l'affaire intéressante, et il me chargea de la suivre de toutes mes forces.

C'étoit un procès criminel, à cause d'une coupe de bois de construction dans les forêts de la République; et il y avoit deux cens personnes impliquées dans ce crime. Il falloit se transporter sur les lieux pour constater le corps du délit. J'y allai moi-même avec des arpenteurs et des gardes, à travers des rochers, des torrens et des précipices. Cette procédure faisoit grand bruit, tout le monde étoit allarmé; car il y avoit cent ans qu'on détruisoit les bois impunément, et il y avoit à craindre une révolte qui auroit bien pu tomber sur ce pauvre diable de Coadjuteur, qui avoit réveillé le chat qui dormoit.

Heureusement, cette grande affaire se termina comme l'accouchement de la montagne. La République se contenta de garantir ses bois à l'avenir. Le Chancelier n'y perdit rien, et le Coadjuteur fut dédommagé de sa peur.

On me chargea quelque tems après d'une autre commission bien plus agréable et plus amusante. Il s'agissoit d'un procès-verbal à dix lieues de la Ville, à cause d'une dispute avec explosion d'armes à feu et blessures dangereuses. Comme c'étoit un pays plat, et qu'on y alloit en cotoyant des terres et des maisons de campagnes charmantes, j'engageai plusieurs de mes amis à me suivre; nous étions douze, six hommes, six femmes, et quatre domestiques. Tout le monde étoit à cheval, et nous employâmes douze jours pour cette expédition délicieuse. Pendant ce tems-là, nous n'avons jamais dîné et soupé dans le même endroit; et pendant douze nuits, nous n'avons jamais couché sur des lits.

Nous allions très-souvent à pied dans des chemins délicieux bordés de vignes et ombragés par des figuiers, déjeûnant avec du lait et quelquefois avec la nourriture quotidienne des paysans, qui est la bouillie de bled de Turquie, appellée polenta, et dont nous faisions des roties appétissantes.

Partout où nous arrivions, c'étoit des fêtes, des réjouissances, des festins: où nous nous arrêtions le soir, c'étoit des bals qui duroient toute la nuit, et nos femmes tenoient bon aussi bien que les hommes.

Il y avoit, dans cette société, deux sœurs dont l'une étoit mariée et l'autre ne l'étoit pas. Je trouvois celle-ci fort à mon gré, et je puis dire que ce n'étoit que pour elle que j'avois fait la partie. Elle étoit sage et modeste autant que sa sœur étoit folle: la singularité de notre voyage nous fournit la commodité de nous expliquer, et nous devinmes amoureux l'un de l'autre.

Mon procès-verbal fut expédié à la hâte en deux heures de tems; nous prîmes une autre route pour revenir, afin de varier nos plaisirs; mais à notre arrivée à Feltre, nous étions tous rompus, fracassés, abymés; je m'en ressentis pendant un mois, et ma pauvre Angélique eut une fièvre de quarante jours.

Les six Cavaliers de notre cavalcade vinrent me proposer une autre espèce de plaisir. Il y avoit dans le Palais du Gouvernement une salle de Spectacle; ils avoient envie d'en faire quelque chose, et ils me firent l'honneur de me dire que ce n'étoit que pour moi qu'ils en avoient conçu le projet, et ils me laissoient le maître du choix des pieces, et de la distribution des rôles.

Je les remerciai; j'acceptai la proposition, et sous le bon plaisir de son Excellence et de mon Chancelier, je me mis à la tête de ce nouveau divertissement.

J'aurois bien desiré que ce fût du genre comique; je n'aimois pas les arlequinades; de bonnes Comédies, il n'y en avoit pas. Je préférai donc le tragique. Comme on donnoit par-tout, dans ce tems-là, les Opéras de Métastase, même sans musique, je mis les airs en récitatifs; je tâchai de me rapprocher le mieux que je pus du style de ce charmant Auteur, et je choisis la Didone et le Siroé pour nos représentations. Je distribuai les rôles adaptés au personnel de mes Acteurs, que je connoissois; je gardai pour moi les derniers, et je fis bien; car, pour le tragique, j'étois complètement mauvais.

Heureusement, j'avois composé deux petites pieces; j'y jouois deux rôles de caractere, et je réparai ma réputation. La premiere de ces pieces étoit le bon Pere; la seconde, la Cantatrice (la Chanteuse). L'une et l'autre furent trouvées bonnes, et mon jeu assez passable pour un Amateur. Je vis la dernière de ces deux pieces à Venise, quelque tems après. Un jeune Avocat s'en étoit emparé: il la donnoit comme son ouvrage, et il en recevoit les complimens; mais ayant osé la faire imprimer sous son nom, il eut le désagrément de voir son plagiat démasqué.

Je fis tout ce que je pus pour engager ma belle Angélique à accepter un rôle dans nos Tragédies: il ne fut pas possible; elle étoit timide, et d'ailleurs ses parens ne l'auroient pas permis. Elle vint nous voir; mais ce plaisir lui coûta des larmes; car elle étoit jalouse, et souffroit beaucoup de me voir familiarisé avec mes jolies camarades.

La pauvre petite m'aimoit tendrement et de bonne foi; je l'aimois aussi de toute mon ame, et je puis dire que c'étoit la premiere personne que j'eusse aimée. Elle aspiroit à devenir ma femme, et elle le seroit devenue, si des réflexions singulières, et cependant bien fondées, ne m'eussent pas détourné.

Sa sœur aînée avoit été une beauté rare; et à ses premieres couches, elle devint laide. La Cadette avoit la même peau, les mêmes traits; c'étoit de ces beautés délicates que l'air flétrit, que la moindre peine dérange: j'en ai vu une preuve évidente. La fatigue du voyage que nous fîmes ensemble l'avoit furieusement changée. J'étois jeune; et si ma femme, au bout de quelque tems, eût perdu sa fraîcheur, je prévoyois quel auroit dû être mon désesepoir.

C'étoit trop raisonner pour un amant; mais soit vertu, soit foiblesse, soit inconstance, je quittai Feltre sans l'épouser.



CHAPITRE XXI

Réflexions morales. - Changement de position de mon pere. - Mon embarquement pour Ferrare. - Mauvaise rencontre. - Mon arrivée à Bagnacavallo. - Petit voyage à Fayence. - Mort de mon pere.

J'eus de la peine à me détacher de cet objet charmant, qui m'avoit fait goûter les premiers charmes d'un amour vertueux. Il faut dire cependant que cet amour n'étoit pas d'une trempe bien vigoureuse, puisque je quittai ma maîtresse. Un peu plus d'esprit, un peu plus de grace, m'auroient peut-être fixé; mais il n'y avoit que de la beauté; cette beauté même me paroissoit sur son déclin: j'eus le tems de la réflexion, et l'amour-propre fut plus fort que ma passion.

Il me falloit une distraction, et j'en trouvai de plusieurs especes. Mon pere qui ne pouvoit se fixer nulle part, manie qu'il a laissée en héritage à son fils, avoit changé de pays. En revenant de Modene où il s'étoit transporté pour des affaires de famille, il passa par Ferrare; et là, on lui proposa un parti très-avantageux, pour qu'il allât s'établir à Bagnacavallo, en qualité de Médecin, avec des honoraires fixes. L'affaire étoit bonne, il accepta la proposition, et je devois aller le rejoindre aussi-tôt que je serois libre.

En partant de Feltre, je passai par Venise sans m'y arrêter, et je m'embarquai avec le Courier de Ferrare. Il y avoit, dans la barque, beaucoup de monde, mais mal assorti. Un jeune homme entr'autres, maigre, pâle, cheveux noirs, la voix cassée et une phisionomie sinistre, fils d'un Boucher de Padoue, et qui tranchoit du grand. Monsieur s'ennuyoit; il invitoit tout le monde à jouer; personne ne l'écoutoit: c'est moi qui eus l'honneur de faire sa partie. Il me proposa d'abord un petit pharaon tête-à-tête. Le Courier ne l'auroit pas permis. Nous jouâmes à un jeu d'enfans appellé cala-carte; celui qui a le plus de cartes à la fin du coup, gagne une fiche, et celui qui se trouve avoir ramassé plus de piques, en gagne une autre. Je perdois toujours les cartes, et je n'avois jamais de piques dans mon jeu: à trente sols la fiche, il m'escamota deux sequins; je le soupçonnois, mais je payai sans rien dire.

Arrivé à Ferrare, j'avois besoin de me reposer; j'allai me loger à l'hôtel de Saint-Marc, où étoit la poste aux chevaux; et pendant que je dînois tout-seul dans ma chambre, voilà mon joueur qui vient me rendre visite, et me proposer ma revanche: je refuse; il se moque de moi; il tire de sa poche un jeu de cartes et une poignée de sequins, et me propose le pharaon; je refuse encore.

Allons, dit-il, allons, Monsieur, je vous dois une revanche; je suis honnête homme, je veux vous la donner, et vous ne pouvez pas la refuser. Vous ne me connoissez pas, continua-t-il: pour vous assurer sur mon compte, voilà les cartes, tenez vous-même la banque, je ponterai. La proposition me parut honnête; je n'étois pas encore assez fin pour prévoir les tours d'adresse de Messieurs les Escamoteurs; je crus tout bonnement que le sort en décideroit, et que j'étois dans le cas de ratrapper mon argent.

Je tire de ma bourse dix sequins pour faire face à ceux de mon vis-à-vis; je mêle, je donne à couper: l'ami met deux pontes; je les gagne, me voilà joyeux comme Arlequin; je mêle de nouveau et je donne à couper; l'honnête homme double sa mise, il gagne, il fait paroli; ce paroli décidoit de la banque, je ne pouvois pas refuser de le tenir: je le tiens, et je le gagne; le drôle jure comme un charretier, prend les cartes qui étoient tombées sur la table, il les compte. Il trouve une carte impaire, il dit que la taille est fausse, il soutient qu'il a gagné; il veut s'emparer de mon argent, je le défends; il tire un pistolet de sa poche, je recule; mes sequins ne sont plus à moi. Au bruit de ma voix plaintive et tremblante, un garçon de l'hôtel entre, et d'accord peut-être avec le filou, nous annonce que nous avions encouru, l'un et l'autre, les peines les plus rigoureuses lancées contre les jeux de hasard, et nous menaçoit d'aller nous dénoncer sur-le- champ, si nous refusions de lui donner quelqu'argent. Je lui donnai bien vite un sequin pour ma part; je pris la poste sur- le-champ, et je partis enragé d'avoir perdu mon argent, et encore plus d'avoir été filouté.

En arrivant à Bagnacavallo, je trouvai ma consolation dans la vue de mes chers parens. Mon pere avoit eu une maladie mortelle; son unique regret étoit, disoit-il, de mourir sans me voir. Hélas! il m'a vu, je l'ai vu; mais ce plaisir réciproque n'a pas duré long-tems.

Bagnacavallo n'est qu'un gros bourg, dans la légation de Ravenne, très-riche, très-fertile et très-commerçant.

Après avoir été présenté dans les bonnes sociétés du pays, mon pere, pour me procurer de nouveaux plaisirs, me conduisit à Faenza (Fayence); c'est dans cette ville qu'on a commencé à connoître la matiere argilleuse, mêlée de glaise et de sable, dont on a composé cette terre émaillée, que les Italiens appellent majolica, et les François fayence.

Il y a en Italie beaucoup de plats de fayence peints par Raphaël d'Urbino, ou par ses Eleves. Ces plats sont encadrés avec des bordures élégantes, et se gardent précieusement dans les cabinets de tableaux; j'en ai vu une collection très-abondante et très-riche à Venise, dans le Palais Grimani, à Santa-Maria Formosa.

Faenza est une très-jolie ville de la Romagne, mais il n'y a pas grand'chose à voir. Nous fûmes très-bien reçus, et très-bien traités par le Marquis Spada; nous vîmes quelques Comédies d'une Troupe roulante, et au bout de six jours nous fûmes de retour à Bagnacavallo.

Quelques jours après, mon pere tomba malade. Il y avoit un an que sa derniere maladie l'avoit saisi; il s'apperçut en se couchant que cette rechute devoit être sérieuse, et son pouls annonçoit le danger dans lequel il étoit; sa fievre devint maligne au septieme jour, il alloit de mal en pis. Il se vit à sa fin, m'appella au chevet de son lit, il me recommanda sa chere femme, il me dit adieu, il me donna sa bénédiction. Il fit venir tout de suite son Confesseur, il fut administré; et le quatorzieme jour mon pauvre pere n'étoit plus; il fut enterré dans l'Eglise de Saint Jérôme de Bagnacavallo, le 9 Mars 1731.

Je ne m'arrêterai pas ici à peindre la fermeté d'un pere vertueux, la désolation d'une femme tendre, et la sensibilité d'un fils chéri et reconnoissant. Je tracerai rapidement les momens les plus cruels de ma vie; cette perte coûta cher à mon cœur, et occasionna un changement essentiel dans mon état et dans ma famille.

J'essuyois les larmes de ma mere, elle essuyoit les miennes; nous en avions besoin l'un et l'autre. Notre premier soin fut de partir; nous allâmes rejoindre ma tante maternelle, qui étoit à Venise, et nous nous logeâmes avec elle dans la maison d'un de nos parens, où il y avoit par bonheur un appartement à louer.

Pendant tout le voyage de la Romagne jusqu'à Venise, ma mere n'avoit fait que me parler de mon emploi dans les Chancelleries de Terre-Ferme, qu'elle appelloit emploi de Bohémiens, car il falloit être à l'affut des places, et changer toujours de pays. Elle vouloit vivre avec moi, me voir sédentaire auprès d'elle; et les larmes aux yeux, elle me conjuroit, me sollicitoit pour que j'embrassasse l'état d'Avocat. A mon arrivée à Venise, tous nos parens, tous nos amis s'unirent à ma mere pour le même objet; je résistai tant que je pus, mais enfin il fallut céder.

Ai-je bien fait? Ma mere jouira-t-elle long-tems de son fils? Elle avoit tout lieu de l'espérer; mais mon étoile venoit toujours à la traverse de mes projets, Thalie m'attendoit a son Tempie, elle m'y entraîna par des chemins tortueux, et me fit endurer les ronces et les épines avant de m'accorder quelques fleurs.



CHAPITRE XXII

Mon Doctorat. - Singularités qui le précéderent.

Me voyant sur le point de paroître en robe longue dans les salles du Palais, où, quelques années auparavant, j'avois paru en robe courte, j'allai voir mon oncle Indric, chez lequel j'avois appris la pratique. Il fut bien aise de me revoir, et m'assura que je pouvois compter sur lui. Il me fallut néanmoins surmonter beaucoup de difficultés.

Pour être reçu Avocat à Venise, il falloit commencer par être licencié dans l'Université de Padoue; et pour obtenir les lettres de licence, il falloit avoir fait son droit dans la même Ville, et y avoir passé cinq années consécutives avec les certificats d'avoir suivi les différentes classes de ces Ecoles publiques. Il n'y a que les Etrangers qui puissent se présenter au college, soutenir leurs theses, et être licenciés sur-le-champ.

J'étois originaire Modenois, mais né à Venise, ainsi que mon pere, pouvois-je jouir de l'avantage des Etrangers? Je n'en sais rien; mais une lettre écrite par ordre du Duc de Modene à son ministre à Venise me fit placer dans la classe des privilégiés.

Me voilà donc dans la possibilité de me rendre bien vite à Padoue, et d'y recevoir le bonnet doctoral; mais voilà une nouvelle difficulté encore plus forte. Au Barreau de Venise, on ne suit que le code Vénitien; on ne cite jamais ni Bartole, ni Balde, ni Justinien. On ne les connoît presque pas; mais il faut les connoître à Padoue. C'est à Venise comme à Paris, les jeunes gens perdent leur tems dans une étude inutile.

J'avois perdu mon tems, ainsi que les autres, j'avois étudié le droit romain à Pavie, à Udine, à Modene; mais j'étois hors d'exercice depuis quatre ans; j'avois perdu la trace des loix impériales, et je me vis dans la nécessité de devenir encore écolier.

Je m'adressai à un de mes anciens amis. M. Radi que j'avois connu dans mon enfance, et ayant employé son tems beaucoup mieux que moi, étoit devenu bon Avocat et excellent maître en droit pour instruire les Candidats qui n'alloient à Padoue que quatre fois par an, pour se montrer et pour rapporter les certificats de présence. M. Radi étoit un brave homme; mais il aimoit le jeu, ce qui faisoit qu'il n'étoit pas trop à son aise; ses écoliers profitoient de ses leçons, et lui emportoient souvent son argent.

Quand M. Radi me crut en état de pouvoir m'exposer, nous allâmes ensemble à Padoue. J'avoue qu'instruit comme je l'étois et avec une certaine hardiesse que l'usage du monde m'avoit donnée, je ne laissois pas cependant d'appréhender ces mines graves et imposantes, qui devoient me juger: mon ami se moquoit de moi; il m'assuroit qu'il n'y avoit rien à craindre; que c'étoit des cérémonies par lesquelles il falloit passer, et qu'il faudroit être bien ignorant pur ne pas être couronné des lauriers de l'Université.

Arrivés dans la grande Ville des Docteurs, nous allâmes d'abord chez M. Pighi, Professeur en droit civil, pour le prier de vouloir bien être mon Promoteur; c'est-à-dire, celui qui, en qualité d'assistant, devoit me présenter et me soutenir. Il m'accorda la grace que je lui demandai, et il reçut avec beaucoup d'honnêteté un cabaret d'argent dont je lui fis présent.

Nous allâmes ensuite au bureau de l'Université, pour remettre entre les mains du Caissier la somme que les Professeurs partagent entr'eux: on fait cette avance à titre de dépôt; mais on dit là, comme à la Comédie, on ne rend plus l'argent quand la toile est levée.

Il falloit faire des visites à tous les Docteurs du College, et nous en fîmes beaucoup avec des cartes; mais arrivés chez M. l'Abbé Arrighi, un des premiers Professeurs de l'Université, le portier avoit ordre de nous faire entrer. Nous le trouvâmes dans son cabinet; nous lui fîmes le compliment ordinaire de vouloir bien m'honorer de sa présence, et m'accorder son indulgence. Il parut très-étonné de nous voir bornes a ce compliment sec et inutile: nous ne savions ce qu'il vouloit dire; voici de quoi il s'agissoit.

Il avoit paru une nouvelle Ordonnance qui avoit été publiée par ordre des Réformateurs des Etudes de Padoue, par laquelle les aspirans au bonnet doctoral, avant que de paroître dans le College rassemblé, devoient être examinés particulierement, pour voir s'ils étoient suffisamment instruits, et s'ils étoient dignes de s'y exposer.

C'étoit M. Arrighi lui-même, qui, par un zele excessif, voyant que l'acte public des Candidats n'étoit plus qu'un jeu, qu'on favorisoit trop la jeunesse paresseuse, qu'on choisissoit les questions à plaisir, qu'on communiquoit même les argumens, qu'on fournissoit les réponses, et qu'on ne faisoit que des Docteurs sans doctrine, avoit sollicité et obtenu cette fameuse Ordonnance, qui alloit détruire l'Université de Padoue, si elle eût été de longue durée.

Je devois donc subir cet examen, et l'Abbé Arrighi devoit être mon examinateur. Il pria M. Radi de passer dans sa bibliotheque, et se mit tout de suite à l'ouvrage: il ne me ménagea pas; il sautoit du Code Justinien aux Canons de l'Eglise, des Digestes aux Pandectes; je répondois tant bien que mal, peut-être plus mal que bien, marquant cependant assez de connoissance et beaucoup de hardiesse. Mon examinateur, très-strict et très-délicat, n'étoit pas tout à fait content de moi: il auroit voulu que j'eusse encore étudié: je lui dis ouvertement que j'étois venu à Padoue pour être licencié, que ma réputation seroit compromise, si je m'en retournois sans le bonnet doctoral, que mon dépôt étoit fait... - Comment, dit-il, vous avez déposé l'argent?... - Oui, Monsieur. - Et il a été reçu sans mon ordre? - Le Caissier l'a reçu tout simplement, et en voici la quittance. - Tant-pire, vous risquez de le perdre. Avez-vous le courage de vous y exposer? - Oui, Monsieur, j'y suis déterminé, à tel prix que ce soit. J'aime mieux renoncer pour toujours à être Avocat, que de revenir une seconde fois. Vous êtes bien hardi. - Monsieur, j'ai de l'honneur. C'est assez; prenez votre jour, je m'y trouverai; mais prenez-y garde: la plus petite faute vous fera manquer votre coup. - Je tire ma révérence, et je m'en vais.

Radi avoit tout entendu; il étoit plus tremblant que moi. Je savois que mes réponses n'avoient pas été bien exactes; mais au College des Docteurs les questions sont bornées, et on ne vous fait pas parcourir d'un bout à l'autre le cahos immense de la jurisprudence.

Nous allons, le jour suivant, à l'Université, pour voir tirer de l'urne les points que le sort m'avoit destinés. Celui du droit civil étoit sur les successions des Intestats, et celui du droit canon rouloit sur la Bigamie. Je connoissois bien les titres de l'un et les chapitres de l'autre: je les repassai ce même jour dans la bibliotheque du Docteur Pighi, mon Promoteur; et je m'appliquai sérieusement jusqu'à l'heure du souper.

Nous nous mettions à table, mon ami et moi, lorsque cinq jeunes gens entrent dans la salle, et veulent souper avec nous. - Très-volontiers: nous sommes servis, on soupe, on rit, on s'amuse. Un des cinq écoliers étoit un Candidat qui avoit été refusé à l'examen du Professeur Arrighi. Il pestoit contre cet Abbé, Corse de nation, et badinoit sur la barbarie du pays et du regnicole.

Je souhaite le bon soir à ces Messieurs. C'est demain le jour de mon Doctorat; il faut que j'aille me coucher: ils se moquent de moi: ils tirent de leurs poches des jeux de cartes; un d'entr'eux met des sequins sur la table; Radi, le premier, fait son livret pour ponter: nous jouons, nous passons la nuit au jeu, et nous perdons, Radi et moi, notre argent.

Voilà le Bedeau du College qui arrive, et m'apporte la robe longue que je devois endosser. On entend la cloche de l'Université, il faut partir, il faut aller s'exposer sans avoir fermé l'œil, et dans le chagrin d'avoir perdu mon tems et mon argent.

Qu'importe? allons, courage; j'arrive; mon Promoteur vient au-devant de moi, me prend par la main, et me place à côté de lui sur une balustrade, en face du demi-cercle de la nombreuse assemblée.

Je me leve quand tout le monde est assis; je commence par réciter le cérémonial d'usage, et je propose les deux theses que je devois soutenir. Un des députés à l'argumentation me flanque un sillogisme in barbara, avec citations de textes à la majeure et à la mineure; je résume l'argument, et dans la citation d'un paragraphe, je me trompe du numéro 5 au numéro 7; mon Promoteur m'avertit tout bas de cette faute légere; je veux me corriger. M. Arrighi se leve de son siege, dit tout haut, en adressant la parole à M. Pighi: je proteste, Monsieur, que je ne souffrirai pas la moindre infraction aux loix de l'Ordonnance. Les avis aux Candidats sont défendus dans ces momens. Passe pour cette fois-ci, mais je vous préviens pour l'avenir.

Je m'apperçus que tout le monde étoit indigné de cette sortie déplacée; je saisis l'instant favorable, je repris le fond de ma these, et les propositions de l'argument. Je mis à la place de la méthode scholastique, la doctrine, les raisonnemens, les discussions des compilateurs et des interprètes. Je fis une dissertation sur toute l'étendue des successions des Intestats; tout le monde m'applaudit; voyant que ma hardiesse m'étoit pardonnée, je tombai tout-à-coup du droit civil au droit canon; j'entrepris l'article de la Bigamie; je le traitai comme l'autre. Je parcourus les loix des Grecs et des Romains, je citai les Conciles; le sort m'avoit favorisé dans la sortie des questions; je les savois par cœur; je me fis un honneur immortel. On va aux voix. Le Greffier en publie le résultat; je suis licencié nemine penitus, penitusque discrepante. C'est-à-dire, pas une voix contre; pas même M. Arrighi contre moi? Au contraire, il en étoit très-content. Alors mon Promoteur, après m'avoir mis sur la tête le bonnet doctoral, fit l'éloge du Licencié; mais comme je n'avois pas suivi la route ordinaire, il créa sur-le-champ de la prose et des vers latins qui firent beaucoup d'honneur à ma personne, et à la sienne.

Tout le monde entre quand une fois le Candidat a été reçu; tout le monde entra, et je fus étourdi par les complimens et les embrassades.

Nous rentrons, Radi et moi, dans notre hôtel, très-contens que l'affaire soit terminée, et très-embarrassés de nous voir sans argent; il falloit en chercher; nous en trouvâmes sans beaucoup de peine, et nous partîmes glorieux et triomphans pour Venise.



CHAPITRE XXIII

Ma réception dans le Corps des Avocats. - Ma présentation au Palais. - Dialogue entre une femme et moi.

Arrivé à Venise, après avoir embrassé ma mere et ma tante, qui étoient au comble de leur joie, j'allai voir mon oncle le Procureur, et le priai de me placer chez un Avocat, pour m'instruire des formes qui se pratiquent au Barreau. Mon oncle qui étoit dans le cas de choisir, me recommanda à M. Terzi, un des meilleurs plaidans et des meilleurs consultans de la République. Je devois y rester pendant deux ans; mais j'y entrai au mois d'Octobre 1731, et j'en sortis et fus reçu Avocat au mois de Mai 1732. Apparemment qu'on a regardé seulement la date de l'année, et non celle des mois, je remplis les formalités en huit mois de tems; il y avoit toujours dans mes arrangemens quelque chose d'extraordinaire, et (il faut dire la vérité) presque toujours à mon avantage. J'étois né heureux; si je ne l'ai pas toujours été, c'est ma faute.

Les Avocats à Venise doivent avoir leurs logemens, ou du moins leurs Etudes, dans le quartier de la Robe. Je louai un appartement à Saint Paternien, et ma mere et ma tante ne me quitterent pas. J'endossai la robe de mon état, qui est la même que la Patricienne, j'enveloppai ma tête dans une immense perruque, et j'attendois avec impatience le jour de ma présentation au Palais.

Cette présentation ne se fait pas sans cérémonies. Le novice doit avoir deux assistans, qu'on appelle à Venise Comperes de Palais; le jeune homme les cherche parmi les anciens Avocats qui lui sont les plus attachés, et je choisis M. Uccelli et M. Roberti, tous deux mes voisins.

J'allai donc au milieu de mes deux Comperes, au bas du grand Escalier, dans la grande Cour du Palais, faisant pendant une heure et demie tant de révérences et de contorsions, que mon dos en étoit brisé, et ma perruque étoit devenue la criniere d'un Lion. Chaque personne qui passoit devant moi, disoit son mot sur mon compte; les uns, voilà un garçon qui a de la phisionomie; les autres, voilà un nouveau balayeur du Palais; quelques-uns m'embrassoient, d'autres me rioient au nez. Enfin, je montai, j'envoyai mon domestique chercher une gondole, n'osant pas paroître dans les rues décoëffé comme j'étois, et je lui donnai rendez-vous dans la Salle du Grand Conseil, où je m'assis sur un banc, et où je voyois passer tout le monde sans être vu de personne.

Je faisois mes réflexions sur l'état que je venois d'embrasser. Il y a ordinairement à Venise 240 Avocats sur le tableau; il y en a dix à douze du premier rang, vingt, peut-être, qui occupent le second; tous les autres vont à la chasse des cliens, et les petits Procureurs veulent bien être leurs chiens, à condition qu'ils partagent ensemble la proie. Je craignois pour moi étant le dernier arrivé, et je regrettois les Chancelleries que j'avois abandonnées.

Mais en me tournant d'un autre côté, je voyois qu'il n'y avoit pas d'état plus lucratif et plus estimé que celui d'Avocat. Un noble Vénitien, un Patricien, Membre de la République, qui ne daigneroit pas être Négociant, ni Banquier, ni Notaire, ni Médecin, ni Professeur d'une Université, embrasse la profession d'Avocat, il l'exerce au Palais, et appelle les autres Avocats ses Confreres. Il s'agit d'avoir du bonheur; et pourquoi devois-je en avoir moins qu'un autre? Il falloit s'essayer, il falloit entrer dans le cahos du Barreau, où le travail et la probité conduisent au temple de la fortune.

Pendant que j'étois-là tout seul, faisant des châteaux en Espagne, je vois approcher de moi une femme d'environ trente ans, qui n'étoit pas mal de figure, blanche, ronde, potelée, le nez écrasé, les yeux malins, avec beaucoup d'or au col, aux oreilles, aux bras, aux doigts, et dans un accoutrement qui annonçoit une femme du commun, mais à son aise: elle m'accoste et me salue.

Bon jour, Monsieur. - Bon jour, Madame. - Permettez-vous que je vous fasse mon compliment? - De quoi? - De votre entrée au Palais. Je vous ai vu dans la Cour faisant vos salamalecs; pardi, Monsieur, vous êtes joliment coëffé! - N'est-ce pas? Suis-je beau garçon? - La coëffure n'y fait rien, M. Goldoni est toujours bien. - Vous me connoissez, Madame? - Ne vous ai-je pas vu il y a quatre ans dans le pays de la Chicanne, en perruque longue et petit manteau? - Oui, vous avez raison, quand j'étois chez le Procureur. - Oui, chez M. Indric. - Vous connoissez mon oncle? - Moi? je connois ici depuis le Doge jusqu'aux Scribes de la Cour. - Etes-vous mariée? - Non. - Etes-vous veuve? - Non. - Je n'ose pas vous en demander davantage. - Vous faites bien. - Avez-vous un emploi? - Non. - Cependant, à votre air... vous me paroissez honnête femme. - Aussi le suis-je. - Vous avez donc des rentes. - Point du tout. - Mais vous êtes bien nippée, comment faites-vous donc - Je suis fille du Palais, et le Palais m'entretient. - Ah! la singuliere chose! Vous êtes fille du Palais, dites-vous - Oui, Monsieur, mon pere y étoit employé. - Qu'y faisoit-il? - Il écoutoit aux portes, et il alloit apporter les bonnes nouvelles à ceux qui attendoient des graces, ou des arrêts, ou des jugemens favorables; il avoit de bonnes jambes, et il arrivoit toujours le premier. Ma mere étoit toujours ici comme moi; elle n'étoit pas fiere, elle recevoit la piece, et se chargeoit de quelques commissions. Je suis née et élevée dans ces salles dorées, et j'ai de l'or sur moi, comme vous voyez. - Votre histoire est très-singuliere; et vous suivez les traces de votre mere? - Non, Monsieur, je fais autre chose. - C'est-à- dire? - Je suis solliciteuse de Procès. - Solliciteuse de Procès! Je n'y comprends rien. - Je suis connue comme Barabas : on sait que tous les Avocats, tous les Procureurs sont de mes amis, et plusieurs personnes s'adressent à moi, pour leur procurer des conseils et des défenseurs. Ces personnes qui ont recours à moi, ordinairement ne sont pas riches, et je m'adresse à de nouveaux arrivés, à des désœuvrés qui ne demandent pas mieux que de travailler pour se faire connoître. Savez-vous, Monsieur, que telle que vous me voyez, j'ai fait la fortune d'une bonne douzaine des plus fameux Avocats du Barreau? Allons, Monsieur, courage: si vous voulez, je ferai la vôtre. - (Je m'amusois à l'entendre, mon domestique n'arrivoit pas, et je continuai la conversation).

Eh bien, Mademoiselle, avez-vous quelque bonne affaire actuellement? - Oui, Monsieur, j'en ai plusieurs; j'en ai d'excellentes. J'ai une veuve soupçonnée d'avoir caché le magot; une autre qui voudroit faire valoir un contrat de mariage fait après coup; j'ai des filles qui demandent à être dotées; j'ai des femmes qui voudroient plaider en séparation; j'ai des enfans de famille poursuivis par leurs créanciers: vous voyez, vous n'avez qu'à choisir.

Ma bonne, lui dis-je, vous avez parlé, je vous ai laissé dire; je vais parler à mon tour. Je suis jeune, je vais commencer ma carriere, et je désire des occasions de m'occuper et de me produire; mais l'envie de travailler, la démangeaison de plaider, ne me feront jamais commencer par les mauvaises causes que vous me proposez. - Ah, ah, dit-elle en riant, vous méprisez mes cliens, parce que je vous avois prévenu qu'il n'y avoit rien à gagner; mais écoutez: mes deux veuves sont riches; vous serez bien payé, vous serez même payé d'avance, si vous le voulez. - Je vois venir mon domestique de loin, je me leve, et je dis à la bavarde d'un ton ferme et résolu: - non, vous ne me connoissez pas; je suis homme d'honneur... - Elle me prend par la main, et me dit d'un air sérieux: Bravo. Continuez toujours dans les mêmes sentimens. - Ah! ah! lui dis-je, vous changez de langage. - Oui, reprit-elle, et celui que je prends vaut mieux que l'autre, dont je m'étois servie. Notre conversation n'a pas été sans mystere; souvenez-vous-en, et prenez garde de n'en parler à personne. Adieu, Monsieur, soyez toujours sage, soyez toujours honnête, et vous vous en trouverez bien; - elle s'en va, et je reste interdit. Je ne savois ce que cela vouloit dire, mais je sus depuis que c'étoit une espionne, qu'elle étoit venue pour me sonder, et je ne sus et ne voulus savoir qui me l'avoit adressée.



CHAPITRE XXIV

L'heureuse condition d'un bon Avocat. - Trait singulier d'un AvocatVénitien. - Almanach de ma façon. - Amalasonte, Tragédie Lyrique de macomposition.

J'étois Avocat; j'avois été présenté au Barreau: il s'agissoit d'avoir des cliéns: j'allois tous les jours au Palais voir plaider les maîtres de l'art, et regardant de tous les côtés, si ma phisionomie pouvoit sympathiser avec quelque plaideur, qui voulût bien me faire débuter dans une cause d'appel. Ce n'est pas dans les Tribunaux de premiere instance qu'un nouvel Avocat peut briller, et se faire honneur; c'est dans les Cours supérieures que l'on peut étaler la science, l'éloquence, la voix et la grace: quatre moyens également nécessaires pour qu'un Avocat, à Venise, soit placé au premier rang.

Mon oncle Indric me promettoit beaucoup; tous mes amis me flattoient sans cesse; mais en attendant, il falloit passer tout l'après-midi et une partie de la soirée dans un cabinet, pour ne pas manquer l'instant heureux qui pouvoit arriver.

Un des profits les plus essentiels de l'Avocat Vénitien ce sont les Consultations; à un Avocat du premier ordre on paie une Consultation de trois quarts-d'heure seulement deux on trois sequins: et avant de paroître devant le juge, il y a quelquefois, dans une cause de conséquence et compliquée, douze, quinze et vingt Consultations.

Si l'Avocat est chargé d'écrire et de former une demande ou une réponse, dans les actes de la procédure, ce sont quatre, six, douze sequins qu'on lui remet sur-le-champ.

Les plaidoyers ne s'écrivent pas à Venise. L'Avocat plaide de vive voix, et sa harangue lui est payée à proportion de l'intérêt de la cause, et du mérite du défenseur.

Tout cela monte très-haut: je m'amusois à calculer dans ma solitude et dans mes momens d'ennui, qu'un Avocat, qui a du crédit et du bonheur, peut gagner, sans se gêner, quarante mille livres par an, et c'est beaucoup pour un pays où la vie est de moitié moins chere qu'à Paris.

Je me souviens d'un trait singulier d'un des plus fameux Avocats de mon tems.

C'étoit un homme qui avoit beaucoup gagné, qui tenoit un état honnête à Venise, mais qui avoit fait bâtir une maison superbe et très-ornée dans une Ville de terreferme, où il déployoit tout son faste et toute sa magnificence.

Un jour qu'un de ses cliens alla chez lui pour le consulter et lui dire qu'il alloit partir pour Milan, l'Avocat le pria de lui faire construire un carrosse, et de le lui envoyer à sa maison de V...

Le client s'en chargea avec plaisir. Il fit exécuter la commission sous ses yeux; la voiture étoit de la plus grande beauté. Il l'envoya, comme ils étoient convenus, et en fit part au commettant sans lui parler du prix.

Le client revient à Venise, et va, avec son Procureur, consulter l'Avocat sur le courant de ses affaires. Au milieu de la conversation, l'Avocat se souvient du carrosse; il l'avoit vu, il en étoit bien content, et lui demande le mémoire. Le client refuse de le donner, et prie son défenseur de vouloir bien l'accepter, comme une marque d'amitié et de considération. L'Avocat le remercie, et fait semblant d'insister pour le paiement; mais les trois quarts d'heure s'écouloient; il y avoit, dans l'antichambre, des plaideurs qui attendoient; et la montre à la main, on reprit bien vite la Consultation. Le tems fini, tout le monde se leve, l'Avocat va accompagner à la porte son client comme de coutume. Le Procureur lui présente trois sequins, l'Avocat les prend, et rentre dans son cabinet.

Le Procureur trouva le trait singulier. Il ne put pas se passer d'en faire part à ses amis; ses amis le dirent à d'autres, et quelqu'un d'entr'eux en parla à l'Avocat; voici sa réponse et sa justification.

M. le Comte A*** m'a fait un présent; je l'ai remercié, et nous voilà quittes. Je lui ai donné ma Consultation, il l'a payée, et nous voilà encore quittes. Je me moque des sots, et je vais mon train.

Cet homme avoit raison de se moquer du monde; car il avoit toujours ses tablettes remplies de noms de cliens, et ses quarts d'heure employés.

Chez moi, il ne venoit que quelques curieux pour me sonder, ou quelques chicaneurs dangereux; je les écoutois patiemment: je leur donnois mes avis; je n'avois pas la montre à la main; je les gardois tant qu'ils vouloient; je les accompagnois jusqu'a la porte, et ils ne me donnoient rien: c'est le lot des commençans; il faut trois ou quatre ans avant que de parvenir à se faire un nom, et à gagner quelque argent.

Je suis fondé à croire cependant que si j'avois continué ma carriere au Barreau, j'aurois fait mon chemin beaucoup plus promptement que bien d'autres de mes confreres; car, au bout de six mois, j'avois plaidé une cause, et je l'avois gagnée; mais mon étoile me menaçoit déjà d'un nouveau changement, que je n'ai pu éviter, et je réserve pour le chapitre suivant l'origine et les conséquences d'une révolution encore plus forte que celle que j'avois éprouvée dans le College de Pavie.

En attendant, je passois le tems dans mon cabinet seul, ou mal accompagné, et je faisois des Almanachs; faire des Almanachs, soit en Italien, soit en François, c'est s'occuper à des imaginations inutiles; mais pour cette fois-ci, c'est différent. Je fis vraiment un Almanach qui fut imprimé, qui fut goûté, et qui fut applaudi.

Je lui donnai pour titre: l'Expérience du passé Astrologue de l'avenir, Almanach critique pour l'année 1732. Il y avoit un discours général sur l'année, et quatre discours sur les quatre saisons en tersets, entrelassés à la maniere de Dante, contenant des critiques sur les mœurs du siecle, et il y avoit, pour chaque jour de l'année, un pronostic qui renfermoit une plaisanterie, ou une critique, ou une pointe.

Je ne vous rendrai pas compte d'un enfantillage qui n'en mérite pas la peine. Je vais vous transcrire seulement le couplet du jour de Pâques, parce que cette plaisanterie, qui étoit peut-être la moins saillante, fit un effet admirable à cause du pronostic vérifié, et me procura de l'agrément et des services essentiels. Voici la prédiction en vers italiens:

In sì gran giorno una gentil Contessa
al parucchier sacrifica la Messa.

La voici en François:

Dans ce grand jour une aimable Comtesse
A son coëffeur sacrifira la Messe.

Ce petit ouvrage, tel qu'il étoit, m'amusa beaucoup; car, dans ces tems-là, il n'y avoit pas de Spectacles à Venise, et mes différentes occupations m'avoient empêché d'y songer. Les critiques et les plaisanteries de mon Almanach étoient vraiment d'un genre comique, et chaque pronostic auroit pu fournir le sujet d'une Comédie.

L'envie me reprit alors de revenir à mon ancien projet, et j'ébauchai quelques pieces; mais faisant réflexion que le genre comique ne convenoit pas infiniment à la gravité de la robe, je crus plus analogue à mon état la majesté tragique, et fis infidélité à Thalie, en me rangeant sous les drapeaux de Melpomene.

Comme je ne veux rien cacher à mon Lecteur, il faut que je lui révele mon secret. Mes affaires alloient mal, j'étois dérangé (on va voir tout-à-l'heure comment et pourquoi). Mon cabinet ne me rapportoit rien: j'avois besoin de tirer parti de mon tems. Les profits de la Comédie sont très-médiocres, en Italie, pour l'Auteur; il n'y avoit que l'Opéra qui pût me faire avoir cent sequins d'un seul coup.

Je composai, dans cette vue, une tragédie lyrique, intitulée Amalasonte. Je crus bien faire, je trouvai des gens qui, à la lecture, me parurent contens: il est vrai que je n'avois pas choisi des connoisseurs. Je parlerai de cette Tragédie musicale dans un autre moment. Voici mon oncle Indric qui vient me proposer une cause, il faut l'écouter.



CHAPITRE XXV

Mon premier Plaidoyer. - Mon Histoire avec une tante et une niece.

La cause que mon oncle venoit de me proposer étoit une contestation provenante d'une servitude hydraulique. Un Meûnier avoit acheté un filet d'eau pour faire aller ses moulins. Le Propriétaire de la source l'avoit détournée; il s'agissoit de rétablir le demandeur dans ses droits, et de dommages et intérêts. La Ville de Crème avoit pris fait et cause pour le Meûnier. Il y avoit un modele démonstratif; il y avoit eu des procès-verbaux, des faits, des violences, des rébellions. La cause étoit mixte au civil et au criminel; les Avogadeurs, Magistrature très-grave semblable à celle des Tribuns du peuple romain, devoient en juger. J'avois pour Avocat adversaire le célebre Cordelina, l'homme le plus savant et le plus éloquent du Barreau de Venise: celui-ci devoit parler le premier: je devois répondre sur-le-champ sans écrits, sans méditations.

Le jour est appointé; je me rends au Tribunal de l'Avogarie. Mon adversaire parle pendant une heure et demie; je l'écoute, je ne le crains pas. Sa harangue finie, je commence la mienne; je tâche, par un préambule pathétique, de me concilier la faveur de mon juge. C'étoit la premiere fois que je m'exposois, j'avois besoin d'indulgence: j'entre en matière: j'attaque de front la harangue de Cordelina; mes faits sont vrais, mes raisons sont bonnes, ma voix est sonore, mon éloquence ne déplaît pas; je parle pendant deux heures, je conclus, et je m'en vais trempé de la tête aux pieds.

Mon domestique m'attendoit dans une chambre voisine; je changeai de chemise; j'étois fatigué, épuisé. Voilà mon oncle qui arrive: mon cher neveu, nous avons gagné, la partie adverse est condamnée aux dépens. Courage, continua-t-il, courage, mon ami; ce premier coup d'essai vous annonce pour un homme qui doit faire son chemin, vous ne manquerez pas de cliens. Me voilà donc bien heureux!... Ciel! quelle destinée! que de vicissitudes! que de revers!

L'événement malheureux que je vais raconter, et que j'ai annoncé dans le chapitre précédent, auroit pu se trouver entremêlé parmi les anecdotes des deux années précédentes; mais j'ai mieux aimé rassembler l'histoire en entier, que d'en couper le fil, et de la morceler.

Ma mere avoit été très-liée avec Madame St*** et Mademoiselle Mar***, qui étoient deux sœurs faisant chacune ménage à part, quoique logées dans la même maison.

Ma mere les avoit perdues de vue à cause de ses voyages, et renouvella connoissance avec elles, aussi-tôt que nous vinmes nous rétablir à Venise.

Je fus présenté à ces Dames; et comme la demoiselle étoit la plus riche, elle logeoit au premier: elle tenoit appartement, et on alloit de préférence chez elle.

Mademoiselle Mar*** n'étoit pas jeune; mais elle avoit encore de beaux restes: à l'âge de quarante ans, elle étoit fraîche comme une rose, blanche comme la neige, avec des couleurs naturelles, de grands yeux vifs et spirituels, une bouche charmante et un embonpoint agréable; elle n'avoit que le nez qui gâtoit un peu sa phisionomie: c'étoit un nez aquilain, un peu trop relevé, qui, cependant, lui donnoit un air d'importance quand elle prenoit son sérieux.

Elle avoit toujours refusé de se marier, quoique par son air honnête et par sa fortune elle n'eût jamais manqué de partis; et pour mon bonheur, ou pour mon malheur, je fus l'heureux mortel qui put la toucher le premier: nous étions d'accord, et nous n'osions pas nous le dire; car Mademoiselle faisoit la prude, et je craignois un refus. Je me confiai à ma mere; elle n'en fut pas fâchée: au contraire, croyant le parti convenable pour moi, elle se chargea d'en faire les avances; mais elle alloit lentement pour ne pas me distraire de mes occupations, et elle auroit voulu que je prisse un peu plus de consistance dans mon état.

En attendant j'allois passer les soirées chez Mademoiselle Mar***. Sa sœur descendoit pour faire la partie, et conduisoit avec elle ses deux filles qui déjà étoient nubiles. L'aînée étoit contrefaite, l'autre étoit ce qu'on appelle en François une Laidron. Elle avoit cependant de beaux yeux noirs et frippons, un petit masque d'Arlequin fort drôle, et des grâces naïves et piquantes. Sa tante ne l'aimoit pas, car elle l'avoit contre-carrée maintes fois dans ses inclinations passageres, et ne manquoit pas de faire son possible pour la supplanter à mon égard. Pour moi, je m'amusois avec la niece, et je tenois bon pour la tante.

Dans ces entrefaites un Excellence s'introduisit chez Mademoiselle Mar***, il fit les yeux doux à la belle, et elle donna dans le panneau. Ils ne s'aimoient ni l'un, ni l'autre; la Demoiselle en vouloit au titre, et le Monsieur à la fortune.

Cependant je me vis déchu de la place d'honneur que j'avois occupée; j'en fus piqué, et pour me venger je fis la cour à la rivale détestée, et je poussai si loin ma vengeance, qu'en deux mois de tems, je devins complettement amoureux, et je fis à ma laidron un bon contrat de mariage dans toutes les réglés, et dans toutes les formes.

Il est vrai que la mere de la Demoiselle et ses adhérens ne manquerent pas d'adresse pour m'attrapper. Il y avoit dans notre contrat des articles très-avantageux pour moi; je devois recevoir une rente qui appartenoit à la Demoiselle, sa mere devoit lui céder ses diamans, et je devois toucher une somme considérable d'un ami de la maison qu'on n'a pas voulu me nommer.

Je continuois toujours à me montrer chez Mademoiselle Mar*** et j'y passois les soirées comme à mon ordinaire, mais la tante se méfioit de sa niece; elle voyoit que j'avois pour celle-ci des attentions un peu moins réservées. Elle savoit que depuis quelque tems je montois toujours au second, avant que d'entrer au premier; le dépit la rongeoit, et elle vouloit se défaire de sa sœur, de ses nieces et de moi.

Elle sollicita à cet effet son mariage avec le Gentilhomme qu'elle croyoit tenir dans ses filets; elle lui fit parler pour convenir du tems et des conditions; mais quel fut son étonnement et son humiliation, quand elle reçut en réponse que son Excellence demandoit la moitié du bien de la Demoiselle en donation en se mariant, et l'autre moitié après sa mort. Elle donna dans des transports de rage, de haine et de mépris; elle envoya un refus formel à son prétendu, et manqua mourir de douleur.

Les gens de la maison, qui écoutent et qui parlent, rapporterent tout ce qu'ils savoient à la sœur aînée, et voilà la niece ainsi que la mere dans la plus grande joie.

Mademoiselle Mar*** n'osoit rien dire, elle dévoroit son chagrin, et me voyant affecter des égards pour sa niece, elle me lançoit des regards terribles avec ses gros yeux qui étoient enflammés de colere; nous étions tous dans cette société de mauvais politiques.

Mademoiselle Mar***, qui ne savoit pas où nous en étions sa niece et moi, se flattoit encore de m'arracher à l'objet de sa jalousie, et vu la difièrence des fortunes, elle croyoit me revoir à ses pieds; mais le trait de perfidie dont je vais m'accuser la détrompa entierement.

J'avois composé une chanson pour ma prétendue, j'avois fait composer la musique par un amateur plein de goût, et j'avois projetté de la faire chanter dans une sérénade sur le canal où donnoit la maison de ces Dames. Je crus le moment favorable pour faire exécuter mon projet, sûr de plaire à l'une, et de faire enrager l'autre.

Un jour que nous étions dans le sallon de la tante, faisant une partie sur le neuf heures du soir, une symphonie très-bruyante se fait entendre dans le canal, sous le balcon du premier, et par conséquent sous les fenêtres aussi du second. Tout le monde se leve et se met à portée d'en jouir; l'ouverture finie, on entendit la charmante voix d'Agnèse , qui étoit la Chanteuse à la mode pour les sérénades, et qui, par la beauté de son organe, et par la netteté de son expression, fit goûter la musique, et applaudir les couplets.

Cette chanson fit fortune à Venise, car on la chantoit par-tout; mais elle mit le trouble dans l'esprit des deux rivales, qui chacune se croyoit en droit de se l'approprier. Je tranquillisai la niece tout bas, l'assurant que la fête lui étoit consacrée, et je laissai l'autre dans le doute et dans l'agitation. Tout le monde m'adressoit des complimens; je me défendois, je gardois l'incognito; mais je n'étois pas fâché qu'on me soupçonnât.

Le jour après je me rendis chez ces Dames à l'heure ordinaire. Mademoiselle Mar***, qui me guettoit, me vit entrer; elle vint au-devant de moi, et me fit passer dans sa chambre; elle me fit asseoir à côté d'elle, et d'un air sérieux et passionné: vous nous avez régalées, me dit-elle, d'un divertissement très-brillant, mais nous sommes plusieurs femmes dans cette maison; à qui cette galanterie a-t-elle pu être adressée? je ne sais pas si c'est à moi à vous remercier. Mademoiselle, lui répondis-je, je ne suis pas l'auteur de la sérénade... Elle m'interrompt d'un air fier et presque menaçant: eh, ne vous cachez pas, dit-elle, c'est un effort inutile; dites-moi seulement si c'est pour moi, ou pour d'autre, que cet amusement a été imaginé? je vous préviens, continua-t-elle, que cette déclaration peut devenir sérieuse, qu'elle doit être décisive, et je ne vous en dirai pas davantage.

Si j'avois été libre, je ne sais pas ce que j'aurois répondu; mais j'étois lié, et je n'avois qu'une réponse à faire. Mademoiselle, lui dis-je, en supposant que je fusse l'auteur de la sérénade, je n'aurois jamais osé vous l'adresser. Pourquoi? dit-elle. Parce que, répondis-je, vos vues sont trop au-dessus de moi, il n'y a que les grands Seigneurs qui puissent mériter votre estime... C'est assez, dit-elle en se levant, j'ai tout compris; allez, Monsieur, vous vous en repentirez. Elle avoit raison; je m'en suis bien repenti.

Voilà la guerre déclarée. Mademoiselle Mar*** piquée de se voir supplantée par sa niece, et craignant de la voir mariée avant elle, se tourna d'un autre côté. Il y avoit vis-à-vis ses fenêtres une famille respectable, point titrée, mais alliée à des familles Patriciennes, et dont le fils aîné avoit fait la cour à Mademoiselle Mar*** et avoit été refusé; elle tâcha de renouer avec le jeune homme, qui ne refusa pas; elle lui acheta une charge très-honorable au Palais, et en six jours de tems tout fut d'accord, et le mariage fut fait.

M. Z*** qui étoit le nouveau mari, avoit une sœur qui devoit être mariée dans le même mois à un Gentilhomme de Terre-Ferme; c'étoit deux mariages de gens à leur aise, et ma prétendue et moi devions faire le troisieme, et tout gueux que nous étions, il falloit faire semblant d'être riche, et se ruiner.

Voilà ce qui m'a dérangé, voilà ce qui m'a mis aux abois. Comment faire pour se tirer d'affaire? Vous allez le voir dans le Chapitre suivant.



CHAPITRE XXVI

Suite du Chapitre précédent.

Ma mere ne savoit rien de ce qui se passoit dans une maison où elle n'alloit pas souvent. Mademoiselle Mar*** emprunta des cérémonies d'usage un trait de méchanceté pour l'en instruire: elle lui envoya un billet de mariage: ma mere en fut très-étonnée: elle m'en parla: je fus obligé de tout avouer; et tâchant cependant de rendre moins répréhensible la sottise que j'avois faite, en faisant valoir pour bonnes des promesses qui étoient sujettes à caution, et finissant par dire qu'à mon âge une femme de quarante ans ne me convenoit pas; cette derniere raison appaisa ma mere encore plus que les autres. Elle me demanda si le tems de mon mariage avoit été fixé; je lui dis qu'oui, et que nous avions encore trois bons mois devant nous.

Pour se marier à Venise dans les grandes réglés, et avec toutes les folies d'usage, il faut beaucoup plus de cérémonies que par-tout ailleurs.

Premiere cérémonie. La signature du contrat avec intervention de parens et d'amis; formalités que nous avions évitées, ayant signé notre contrat à la sourdine.

Seconde cérémonie. La présentation de la bague: ce n'est pas l'anneau; c'est une bague, c'est un diamant solitaire, dont le futur doit faire présent à sa prétendue. Les parens et les amis sont invités pour ce jour-là; grand étalage dans la maison, beaucoup de faste, la plus grande parure; et on ne se rassemble jamais à Venise sans qu'il n'y ait des rafraîchissemens très-coûteux: nous n'avons pu l'éviter: notre mariage, tout ridicule qu'il étoit, devoit faire du bruit; il falloit faire comme les autres, et aller jusqu'au bout.

Troisieme cérémonie. La présentation des perles: quelques jours avant celui de la Bénédiction nuptiale, la mere, ou la plus proche parente du prétendu, va chez la Demoiselle, lui présente un collier de perles fines que la jeune personne porte régulierement à son col, depuis ce jour-là jusqu'au bout de l'an de son mariage. Il y a peu de familles qui possedent ces colliers de perles, ou qui veulent en faire la dépense; mais on les loue; et pour peu qu'elles soient belles, le louage en est très-cher. Cette présentation entraîne à sa suite des bals, des festins, des habits, et par conséquent beaucoup de dépenses.

Je ne dirai mot des autres cérémonies successives qui sont à peu-près pareilles à celles qui se font par-tout. Je m'arrête à celle des perles que j'aurois dû faire, et que je ne fis pas par cent raisons; la premiere étoit que je n'avois plus d'argent.

Quand je vis approcher ce dernier préliminaire de la noce, je fis parler à ma belle-mere prétendue, pour qu'elle m'assurât les trois conditions de notre contrat.

Il s'agissoit de rentes dont il falloit me donner les titres, de diamans que la mere devoit mettre entre les mains de sa fille, ou entre les miennes, avant le jour de la présentation des perles, et de me faire passer en totalité ou en partie cette somme considérable que le protecteur inconnu lui avoit promise.

Voici le résultat de la conférence dont un de mes cousins s'étoit chargé. Les rentes de la Demoiselle consistoient en une de ces pensions viageres que la République avoit destinées pour un certain nombre de Demoiselles; mais il faut que chacune attende son tour, et il y en avoit encore quatre à mourir avant que Mademoiselle St*** en pût jouir: elle-même pouvoit mourir avant que d'en toucher le premier quartier.

Pour les diamans, ils étoient décidemment destinés pour la fille; mais la mere qui étoit encore jeune, ne vouloit pas s'en priver de son vivant et elle ne les auroit donnés qu'a près son décès.

A l'égard de ce Monsieur, qui (on ne sait pas pourquoi) devoit donner de l'argent, il avoit entrepris un voyage, et il ne devoit pas revenir de si-tôt.

Me voilà bien arrangé et bien content. Je n'avois pas un état suffisant pour soutenir un ménage coûteux, encore moins pour égaler le luxe de deux couples fortunés: mon cabinet ne me rendoit presque rien: j'avois contracté des dettes, je me voyois au bord du précipice, et j'étois amoureux, je rêvai, je réfléchis, je soutins le combat déchirant de l'amour et de la raison; cette derniere faculté de l'âme l'emporta sur l'empire des sens.

Je fis part à ma mere de ma situation; elle convint avec moi, les larmes aux yeux, qu'un parti violent étoit nécessaire pour éviter ma perte. Elle engagea ses fonds pour payer mes dettes de Venise; je lui cédai les miens de Modene pour son entretien, et je pris la résolution de partir.

Dans le moment le plus flatteur pour moi, après l'heureux début que je venois de faire au Palais au milieu des acclamations du Barreau, je quitte ma Patrie, mes parens, mes amis, mes amours, mes espérances, mon état: je pars, je mets pied à terre à Padoue. Le premier pas étoit fait, les autres ne me couterent plus rien: grâce à mon bon tempérament, excepté ma mere, j'oubliai tout le reste; et l'agrément de la liberté me consola de la perte de ma maîtresse.

J'écrivis, en partant de Venise, une lettre à la mere de l'infortunée; je mis sur son compte la cause immédiate du parti auquel j'avois été réduit; je l'assurai que les trois conditions du contrat une fois remplies, je n'aurois pas tardé à revenir; et en attendant la réponse, je marchois toujours.

Je portois avec moi mon trésor: c'étoit Amalasonte que j'avois composée dans mes loisirs, et sur laquelle j'avois des espérances que je croyois bien fondées; je savois que l'Opéra de Milan étoit un des plus considérables de l'Italie et de l'Europe.

Je me proposois de présenter mon Drame à la Direction, qui étoit entre les mains de la noblesse de Milan. Je comptois que mon Ouvrage seroit reçu, et que cent sequins ne pouvoient pis me manquer; mais qui compte sans son hôte compte deux fois.



CHAPITRE XXVII

Mon voyage de Padoue à Milan. - Station à Vicence et Vérone. - Course parle Lac de Garde à Salò. - Ressource inattendue dans cette ville. - Station àBresse. - Agréable rencontre à Bergame.

Faisant route de Padoue à Milan, j'arrivai à Vicence, où je m'arrêtai pendant quatre jours. Je connoissois dans cette ville le Comte Parminion Trissino, de la famille du célebre auteur de la Sophonishe, Tragédie composée à la maniere des Grecs, et une des meilleures pieces du bon siècle de la littérature Italienne. J'avois connu M. Trissino dans ma premiere jeunesse à Venise. Nous avions l'un et l'autre beaucoup de goût pour l'art dramatique. Je lui fis voir mon Amalasonte, il l'applaudit très-froidement, et il me conseilla de m'appliquer toujours au comique pour lequel il me connoissoit des dispositions. Je fus fâché de ce qu'il ne trouva pas mon opéra charmant, et j'attribuai sa froideur à la préférence qu'il donnoit lui-même à la comédie.

Je vis avec plaisir à Vicence le fameux Théâtre Olimpique de Palladio, très-célebre architecte du seizieme siecle, natif de cette ville, et j'admirai son arc de triomphe, qui, sans autres ornemens que ceux de proportions régulieres, passe pour le chef-d'œuvre de l'architecture moderne; les beaux modeles existent, et les imitateurs sont rares.

Je passai de Vicence à Vérone, où je desirois faire la connoissance du Marquis Maffei, auteur de Mérope , Ouvrage très-heureux qui a été heureusement imité.

Cet homme versé dans tous les genres de littérature, connoissoit mieux que personne, que le Théâtre Italien avoit besoin de réforme. Il essaya de l'entreprendre, il publia un volume sous le titre de Réforme du Théâtre Italien contenant sa Mérope, et deux comédies, les Cérémonies, et Raguet; la tragédie fut généralement applaudie; ses deux comédies n'eurent pas le même succès.

M. Maffei n'étant pas à Vérone, je pris la route de Brescia ou Bresse, et je m'arrêtai pour la couchée à Desenzano sur le lac de Garde, et précisément dans la même auberge, où quelques années auparavant j'avois couru le risque d'être assassiné: je demandai aux gens de l'hôtellerie s'ils se souvenoient de cette aventure, ils me dirent que oui, et que le scélérat, qui avoit commis d'autres crimes, avoit été pendu.

Etant à souper à table d'hâte, et malgré mon chagrin et mon amour, mangeant du meilleur appétit du monde, je me trouvai à côté d'un Abbé de la ville de Salò: la conversation agréable de cet Abbé me fournit l'occasion d'aller voir ce pays charmant, où l'on marche parmi les orangers en plein vent, et toujours au bord d'un lac délicieux.

Une autre raison me détermina à me détourner de ma route. J'étois fort court d'argent. Ma mere heureusement étoit propriétaire d'une maison à Salò, et étant connu du locataire, je pouvois me flatter d'en tirer parti.

Il n'y avoit que quatre lieues de Desenzano à Salò. Nous les fîmes, l'Abbé et moi, à cheval pour jouir davantage de cette promenade agréable, et je revins le troisieme jour, tout seul, m'étant beaucoup amusé, et avec quelques sequins que le locataire de ma mere m'avoit avancés.

Je payai au voiturier qui m'avoit attendu ses trois journées de repos, et je repris la route de Brescia.

J'avois écrit de Vicence à M. Novello, que j'avois connu à Feltre en qualité de Vicaire du Gouvernement, et qui pour lors étoit Assesseur du Gouverneur de Brescia.

J'allai descendre au Palais du Gouvernement. M. Novello me fit un accueil très-gracieux, et comme il se souvenoit de quelques babioles comiques que j'avois composées à Feltre, il me demanda le soir, pendant le souper, si j'avois quelques choses dans le même genre à lui faire voir. Je lui parlai de mon Opéra. Il étoit très-curieux de l'entendre. Nous nous arrangeâmes pour le jour suivant. Il pria à dîner avec nous des gens de lettres, qui sont très-nombreux et très-estimables dans ce pays-là, et le lendemain, après le Café, je fis la lecture de mon Drame, qui fut écouté avec attention, et unanimement applaudi.

C'étoit des connoisseurs qui m'avoient jugé, je devois être content; ils firent même l'analyse de ma Piece. Le caractere d'Amalasonte étoit bien imaginé et bien soutenu et c'étoit une leçon de morale pour les Reines meres, chargées de la tutele et de l'éducation de leurs augustes enfans.

Les bons et les mauvais courtisans mis avec art en opposition, formoient un tableau intéressant, et la catastrophe malheureuse d'Atalaric, et le triomphe d'Amalasonte, formoient un dénouement qui remplissoit en même-tems la sévérité qu'exige la Tragédie, et les agrémens qui sont propres au Mélodrame.

Mon style parut à cette assemblée judicieuse plus tragique que musical, et ils auroient desiré que j'eusse supprimé les airs et la rime, pour en faire à leur avis une bonne Tragédie.

Je les remerciai de leur indulgence, mais je n'étois pas dans le cas de profiter de leurs conseils. Une Tragédie, fut-elle aussi excellente que celles de Corneille et de Racine, m'auroit rapporté en Italie beaucoup d'honneur, et très-peu de profit, et j'avois besoin de l'un et de l'autre. Je quittai Brescia bien décidé de ne pas toucher à mon Drame, et d'aller le proposer à l'Opéra de Milan.

On pouvoit aller de Brescia à Milan par une voie plus courte; mais j'avois envie de voir Bergame, et je pris la route de cette ville.

En traversant le pays des Arlequins, je regardois de tous les côtés si je voyois quelque trace de ce personnage comique qui faisoit les délices du Théâtre Italien; je ne rencontrai ni ces visages noirs, ni ces petits yeux, ni ces habits de quatre couleurs qui faisoient rire, mais je vis des queues de lievre sur les chapeaux, qui font encore aujourd'hui la parure des paysans de ce canton-là. Je parlerai du masque, du caractere et de l'origine des Arlequins, dans un chapitre qui doit être consacré à l'histoire des quatre masques de la Comédie Italienne.

Arrivé à Bergame, je descendis dans une hôtellerie des fauxbourgs, les voitures ne montent pas à la ville qui est très-haute et très-escarpée, et j'allai à pied jusqu'au quartier du Gouvernement qui occupe précisément le sommet de cette rude montagne.

Extrêmement fatigué, et maudissant la curiosité qui m'avoit entraîné, ne connoissant personne, et ayant besoin de me reposer, je me souvins que M. Porta, mon ancien camarade dans la Chancellerie Criminelle de Chiozza, avoit été nommé Chancelier Civil de Bergame. Je cherchai son habitation, je la trouvai, mais mon ami n'y étoit pas; il étoit à six lieues de distance pour une commission relative à sa charge. Je priai son valet-de-chambre de vouloir bien me permettre de me reposer un instant, et causant avec lui, je demandai qui étoit le Gouverneur de la ville.

Quelle bonne nouvelle! quelle surprise agréable pour moi! C'étoit son Excellence Bonfadini: celui qui avoit été Podestà à Chiozza, auprès duquel j'avois servi en qualité de Vice-Chancelier; je me trouvai tout d'un coup en pays de connoissance, j'allai au Palais, et je me fis annoncer.

J'étois dans l'anti-chambre en attendant qu'on me fît entrer, et j'entends le Gouverneur lui-même qui rit, et qui prononce à haute voix: Ah! ah! l'Astrologue! c'est l'Astrologue. Faites-le entrer. Mesdames, vous allez voir l'Astrologue.

Je ne savois pas ce que cela vouloit dire; je craignois que on ne voulût me donner un ridicule; j'entrai, mais fort déconcerté. Le Gouverneur me rassura, et me mit bientôt à mon aise; il vint au-devant de moi, il me présenta à Madame la Gouvernante, et à la société: Voici, dit-il, M. Goldoni; vous souvenez-vous, Mesdames, de la Comtesse C***, que nous avons plaisantée sur sa toilette éternelle et sur ses messes manquées, et sur le pronostic de l'anonyme? Eh bien; c'est M. Goldoni qui est l'Auteur de cet Almanach critique que vous connoissez. - Tout le monde me fit politesse; le Gouverneur m'offirit un appartement et sa table; j'acceptai, j'en profitai pendant quinze jours, et je menai la vie du monde la plus agréable; mais il falloit faire la partie des Dames, et je n'étois ni riche, ni heureux.

Le Gouverneur, très-honnête et très-discret, ne me demandoit pas le motif de mon voyage. Au bout de quelques jours, je crus devoir l'instruire de mes aventures et de mon état; il en parut pénétré, et il m'offrit de me garder chez lui pendant les dix mois qui lui restoient encore pour achever son Gouvernement. Je ne devois pas l'accepter, aussi je le remerciai, et je le priai de me donner des lettres de recommandation pour Milan. Il m'en donna plusieurs; une entr'autres, que Madame la Gouvernante me donna pour le Résident de Venise, fut pour moi très-utile.

Au bout de la quinzaine, je pris congé de son Excellence: je n'avois pas l'air content; il me questionna beaucoup; je n'osois rien dire; il s'apperçut que mon embarras n'étoit pas l'embarras des richesses. Il m'ouvrit sa bourse; je refusai; il insista. Je pris modestement dix sequins; je voulois lui faire mon billet, il n'en voulut pas. Que de bontés! que de graces! il falloit partir, et le lendemain je me mis en route.



CHAPITRE XXVIII

Mon arrivée à Milan. - Ma premiere visite au Résident de Venise. - Lecture de mon Amalasonte.

Me voilà à Milan; me voilà dans cette Métropole de la Lombardie, ancien apanage de la domination Espagnole, où j'aurois dû paroître avec le manteau et la fraise, suivant le costume Castillan, si la muse satyrique ne m'eût pas éloigné de la place qui m'étoit destinée. Je viens maintenant y briguer le cothurne; mais je n'aurai les honneurs du triomphe qu'en chaussant le brodequin.

J'allai me loger à l'Hôtel du Puits, un des plus fameux hôtels garnis de Milan; car, pour se présenter avec avantage, si on n'est pas riche, il faut au moins le paroître; et le lendemain, je portai la lettre de recommandation de Madame la Gouvernante au Résident de Venise.

C'étoit alors M. Bartolini, Secrétaire du Sénat, qui avoit été Vice-Bay à Constantinople; il étoit très- riche, très-magnifique, et aussi considéré à Milan qu'à Venise. Il fut nommé par scrutin, quelques années après, grand Chancelier de la République, et il jouit pendant long-tems, et jusqu'à sa mort, de cette charge, qui donne le titre d'Excellence à celui qui l'exerce, et le place immédiatement après la noblesse regnante.

Le Résident de Venise étant le seul Ministre étranger qui réside à Milan, à cause des affaires journalieres qui se passent entre les deux états limitrophes, cet envoyé Vénitien jouit de la plus haute considération, et marche de pair avec les grands Seigneurs du Duché de Milan.

Ce Ministre me reçut avec une bonté ouverte et encourageante. Il faisoit grand cas de la Dame qui étoit ma protectrice, et m'offrit tout ce qui pouvoit dépendre de sa personne et de son crédit; mais d'un air grave et ministériel, il me demanda le motif qui me conduisoit à Milan, et quelles étoient les aventures que Madame Bonfadini lui motivoit dans sa lettre.

La question étoit juste, et ma réponse fut simple. Je lui contai, d'un bout à l'autre, toute l'histoire de la tante et de la niece; M. le Résident connoissoit les personnes; mon récit le fit beaucoup rire, et sur la crainte que j'avois marquée d'être poursuivi et molesté, il m'assura que je n'avois rien à craindre à Milan.

La naïveté de mon discours, et le détail de mes aventures, avoient fait comprendre au Ministre que je n'étois pas riche: il me demanda très-noblement si j'avois besoin de quelque chose pour le moment: je le remerciai; j'avois encore quelques sequins de Bergame: j'avois mon Opéra, je n'avois besoin de personne. M. Bartolini m'invita à dîner pour le jour suivant: j'acceptai son invitation, je pris congé et je partis.

Il me tardoit de présenter ma piece et d'en faire la lecture: nous étions justement dans le tems du Carnaval: il y avoit un Opéra à Milan, et je connoissois Caffariello, qui en étoit le premier Acteur; je connoissois aussi le Directeur et Compositeur des Ballets, et sa femme qui étoit la premiere Danseuse (M. et Madame Grossatesta).

Je crus plus décent, et plus avantageux pour moi, de me faire présenter aux Directeurs des Spectacles de Milan par des personnes connues; c'étoit précisément ce jour-là un Vendredi, jour de relâche presque par-tout en Italie; et j'allai le soir chez Madame Grossatesta, qui tenoit appartement, et où étoit le rendez-vous des Acteurs, des Actrices, et de la danse de l'Opéra.

Cette excellente Danseuse qui étoit ma compatriote, et que j'avois connue à Venise, me reçut très-poliment; et son mari qui étoit Modenois, qui avoit beaucoup d'esprit, et qui étoit très-instruit, se disputa avec son épouse sur l'article de ma Patrie, soutenant très-galamment que j'étois originaire de la sienne.

Il étoit encore de bonne heure; nous étions presque seuls, je profitai du moment pour leur annoncer mon projet: ils en furent enchantés, ils me promirent de me présenter, et ils me féliciterent d'avance sur la réception de mon Ouvrage.

Le monde alloit toujours en augmentant: Caffariello arrive; il me voit, il me reconnoît, il me salue avec le ton d'Alexandre, et prend sa place à côté de la maîtresse de la maison; quelques minutes après, on annonce le Comte Prata, qui étoit un des Directeurs des Spectacles, et celui qui avoit le plus de connoissance pour la partie dramatique. Madame Grossatesta me présente à M. le Comte, et lui parle de mon Opéra; celui-ci s'engage de me proposer à l'Assemblée de la Direction; mais il auroit été charmé que j'eusse bien voulu lui donner quelque connoissance de mon Ouvrage en particulier: ma compatriote auroit été bien aise de l'entendre aussi; moi, je ne demandois pas mieux que de lire. On fait approcher une petite table et une bougie; tout le monde se range; j'entreprends la lecture: j'annonce le titre d' Amalasonte. Caffariello chante le mot Amalasonte; il est long, et il lui paroît ridicule: tout le monde rit, je ne ris pas: la Dame gronde; le rossignol se tait. Je lis les noms des personnages; il y en avoit neuf dans ma piece: et on entend une petite voix qui partoit d'un vieux castrat qui chantoit dans les chœurs, et crioit comme un chat: trop, trop, il y au moins deux personnages de trop. Je voyois que j'étois mal à mon aise, et je voulois cesser la lecture. M. Prata fit taire l'insolent qui n'avoit pas le mérite de Caffariello, et me dit, en se tournant à moi: - Il est vrai, monsieur, que pour l'ordinaire, il n'y a que six ou sept personnages dans un Drame; mais quand l'ouvrage en mérite la peine, on fait, avec plaisir, la dépense de deux Acteurs; ayez, ajouta-t-il, ayez la complaisance de continuer la lecture, s'il vous plaît.

Je reprends donc ma lecture: acte premier, scene premiere, Clodesile et Arpagon. Voilà M. Caffariello qui me demanda quel étoit le nom du premier dessus dans mon Opéra. Monsieur, lui dis-je, le voici, c'est Clodesile. - Comment, reprit-il, vous faites ouvrir la scene par le premier Acteur, et vous le faites paroître pendant que le monde vient, s'asseoit et fait du bruit? Pardi! Monsieur, je ne serai pas votre homme. (Quelle patience!) M. Prata prend la parole: voyons, dit-il, si la scene est intéressante. Je lis la premiere scene; et pendant que je débite mes vers, voilà un chétif impuissant qui tire un rouleau de sa poche, et va au clavessin, pour repasser un air de son rôle. La maîtresse du logis me fait des excuses sans fin; M. Prata me prend par la main, et me conduit dans un cabinet de toilette très-éloigné de la salle.

Là, M. le Comte me fait asseoir; il s'asseoit à côté de moi, me tranquillise sur l'inconduite d'une société d'étourdis; il me prie de lui faire la lecture de mon Drame à lui tout seul, pour pouvoir en juger et me dire sincerement son avis. Je fus très-content de cet acte de complaisance; je le remerciai; j'entrepris la lecture de ma Piece: je lus depuis le premier vers jusqu'au dernier: je ne lui fis pas grace d'une virgule. Il m'écouta avec attention, avec patience; et ma lecture finie, voici à peu-près le résultat de son attention et de son jugement.

Il me paroît, dit-il, que vous n'avez pas mal étudié l'art poétique d'Aristote et d'Horace, et vous avez écrit votre piece d'après les principes de la Tragédie. Vous ne savez donc pas que le Drame en musique est un Ouvrage imparfait, soumis à des regles et à des usages qui n'ont pas le sens commun, il est vrai, mais qu'il faut suivre à la lettre. Si vous étiez en France, vous pourriez vous donner plus de peine pour plaire au public; mais ici, il faut commencer par plaire aux Acteurs et aux Actrices; il faut contenter le Compositeur de musique; il faut consulter le Peintre-Décorateur; il y a des règles pour tout, et ce seroit un crime de lese dramaturgie, si on osoit les enfreindre, si on manquoit de les observer. Ecoutez, poursuivit-il; je vais vous indiquer quelquesunes de ces regles, qui sont immuables, et que vous ne connoissez pas.

Les trois principaux sujets du Drame doivent chanter cinq airs chacun; deux dans le premier acte, deux dans le second, et un dans le troisieme. La seconde Actrice, et le second dessus ne peuvent en avoir que trois, et les derniers rôles doivent se contenter d'un ou de deux tout au plus. L'Auteur des paroles doit fournir au Musicien les différentes nuances qui forment le clair-obscur de la musique, et prendre garde que deux airs pathétiques ne se succedent pas; il faut partager, avec la même précaution, les airs de bravoure, les airs d'action, les airs de demi- caracteres, et les menuets, et les rondeaux.

Sur-tout, il faut bien prendre garde de ne pas donner d'airs passionnés, ni d'airs de bravoure, ni des rondeaux aux seconds rôles; il faut que ces pauvres gens se contentent de ce qu'on leur donne, et il leur est défendu de se faire honneur.

M. Prata vouloit encore continuer: j'en ai assez, Monsieur, lui dis-je, ne vous donnez pas la peine d'en dire davantaae: je le remerciai de nouveau, et je pris congé de lui.

Je vis alors que les gens qui m'avoient jugé à Bresse avoient raison. Je compris que le Comte Trissino de Vicence avoit encore plus raison, et qu'il n'y avoit que moi qui eût tort.



CHAPITRE XXIX

Sacrifice de mon Amalasonte. - Visite inopinée à M. le Résident. - Ressource encore plus inopinée pour moi. - Arrivée d'un Anonyme à Milan. - Ouverture de Spectacle par mon entremise. - Petite Piece de ma composition. Départ du Président pour Venise.

En rentrant chez moi, j'avois froid, j 'avois chaud, j'étois humilié. Je tire ma Piece de ma poche, l'envie me prend de la déchirer. Le garçon de l'auberge vient me demander mes ordres pour mon souper. - Je ne souperai pas. Faites-moi bon feu. J'avois toujours mon Amalasonte à la main; j'en relisois quelques vers que je trouvois charmans. Maudites regles! ma Piece est bonne, j'en suis sûr, elle est bonne; mais le Théâtre est mauvais, mais les Acteurs, les Actrices, les Compositeurs, les Décorateurs... Que le Diable les emporte, et toi aussi malheureux Ouvrage qui m'as coûté tant de peines, qui m'as trompé dans mes espérances; que la flamme te dévore! Je le jette dans le feu, et je le vois brûler de sang-froid avec une espece de complaisance. Mon chagrin, ma colere avoient besoin d'éclater, je tournai ma vengeance contre moi-même, et je me crus vengé.

Tout étoit fini, je ne pensois plus à ma Piece; mais en remuant la cendre avec les pincettes, et en rapprochant les débris de mon manuscrit pour en achever la consommation, je pensai que jamais, dans quelque occasion que ce fût, je n'avois sacrifié mon souper à mon chagrin: j'appelle le garçon, je lui dis de mettre le couvert, et de me servir sur-le-champ. Je n'attendis pas long-tems; je mangeai bien, je bus encore mieux; j'allai me coucher, et je dormis tranquillement.

Tout ce que j'éprouvai d'extraordinaire, c'est que je me réveillai le matin deux heures plutôt que de coutume. Mon esprit en me réveillant vouloit se tourner du mauvais côté. Allons, allons, me dis-je à moi-même, point de mauvaise humeur; il faut avoir du courage, il faut aller chez M. le Résident de Venise; il m'avoit invité à dîner, mais il faut lui parler tête à tête; il faut y aller tout à l'heure. Je m'habille, et j'y vais.

Le Ministre, me voyant à neuf heures du matin, se doutoit bien que quelque motif pressant devoit m'y amener. Il me reçut à sa toilette; je lui fis comprendre que les témoins me gênoient, et il fit sortir tout le monde. Je lui contai mon histoire de la veille; je lui traçai le tableau de la conversation dégoûtante qui m'avoit révolté; je lui parlai du jugement du Comte Prata, et je finis par dire: que j'étois l'homme du monde le plus embarrassé.

M. Bartolini s'amusa beaucoup au récit de la scene comique des trois Acteurs heroiques, et me demanda mon Opéra pour le lire. - Mon Opéra, Monsieur? il n'existe plus. - Qu'en avez-vous fait? - Je l'ai brûlé. - Vous l'avez brûlé? - Oui, Monsieur, j'ai brûlé tous mes fonds, tout mon bien, ma ressource et mes espérances.

Le Ministre se mit à rire encore davantage, et en riant et en causant, il en résulta que je restai chez lui, qu'il me reçut en qualité de Gentilhomme de sa chambre, qu'il me donna un très-joli appartement et qu'au bout du compte à l'échec que je venois d'essuyer, j'avois plus gagné que perdu.

Mon emploi ne m'occupoit que pour des commissions agréablcs. Pour aller, par exemple, complimenter les nobles Vénitiens voyageurs, ou chez le Gouverneur et chez les Magistrats de Milan, pour les affaires de la République. Ces occasions n'étoient pas fréquentes; j'avois tout mon loisir pour m'amuser et pour m'occuper à mon gré.

Il arriva dans cette ville, au commencement du Carême, un Charlatan d'une espece fort rare, et dont la mémoire mérite peut-être d'être enregistrée dans les annales du siecle.

Son nom étoit Bonafede Vitali, de la ville de Parme, et se faisoit appeller l'Anonyme. Il étoit de bonne famille; il avoit eu une éducation excellente, et il avoit été Jésuite. Dégoûté du Cloître, il s'appliqua à la Médecine, et il eut une chaire de Professeur dans l'Université de Palerme.

Cet homme singulier, à qui aucune science n'étoit étrangere, avoit une ambition effrénée de faire valoir l'étendue de ses connoissances, et comme il étoit meilleur parleur qu'écrivain, il quitta la place honorable qu'il occupoit, et prit le parti de monter sur les trétaux, pour haranguer le public; et n'étant pas assez riche pour se contenter de la simple gloire, il tiroit parti de son talent, et il vendoit ses médicamens.

C'étoit bien faire le métier de Charlatan, mais ses remedes spécifiques étoient bons, et sa science et son éloquence lui avoient mérité une réputation et une considération peu communes.

Il résolvoit publiquement toutes les questions les plus difficiles qu'on lui proposoit sur toutes les sciences, et les matières les plus abstraites. On envoyoit sur son Théâtre Empirique des Problèmes, des Points de Critique, d'Histoire, de Littérature, etc. Il répondoit sur-le-champ, et il faisoit des dissertations très-satisfaisantes.

Il passa quelques années après à Venise; il fut appellé à Vérone, à cause d'une maladie épidémique, qui faisoit périr tous ceux qui en étoient attaqués. Son arrivée dans cette ville fut comme l'apparition d'Esculape en Grece; il guérit tout le monde avec des pommes d'api et du vin de Chypre. Il fut nommé par reconnoissance premier Médecin de Vérone; mais il n'en jouit pas long-tems, car il mourut dans la même année, regretté de tout le monde, excepté des Médecins.

L'Anonyme avoit à Milan la satisfaction de voir la place où il se montroit au public toujours remplie de gens à pied, et de gens en voiture; mais comme les savans étoient ceux qui achetoient moins que les autres, il falloit garnir l'échaffaud d'objets attrayans, pour entretenir le public ignorant, et le nouvel Hyppocrate débitoit ses remedes et prodiguoit sa réthorique, entouré des quatre masques de la Comédie Italienne.

M. Bonafede Vitali avoit aussi la passion de la Comédie, et entretenoit à ses frais une Troupe complette de Comédiens, qui, après avoir aidé leur maître à recevoir l'argent qu'on jettoit dans des mouchoirs, et à rejetter ces mêmes mouchoirs chargés de petits pots ou de petites boîtes, donnoient ensuite des Pièces en trois actes, à la faveur de torches de cire blanches, avec une sorte de magnificence.

C'étoit autant pour l'homme extraordinaire que pour ses acolytes, que j'avois envie de faire connoissance avec l'Anonyme. J'allai le voir un jour sous prétexte d'acheter de son alexipharmaque; il me questionna sur la maladie que j'avois, ou que je croyois avoir; il s'apperçut que ce n'étoit que la curiosité qui m'avoit attiré chez lui; il me fit apporter une bonne tasse de chocolat, et il me dit que c'étoit le meilleur médicament qui pouvoit convenir à mon état.

Je trouvai la galanterie charmante. Nous causâmes ensemble pendant quelque tems; il étoit aussi aimable dans son particulier qu'il étoit savant en public. Je m'étois annoncé, dans le courant de notre conversation, comme étant attaché au Résident de Venise. Il crut que j'aurois pu lui être utile à l'égard d'un projet qu'il avoit imaginé. Il m'en fit part; j'entrepris de le servir, et je fus assez heureux pour réussir. Voici de quoi il s'agissoit.

Ne vous ennuyez pas, mon cher Lecteur, à cette digression; vous verrez combien elle aura été nécessaire à l'enchaînement de mon histoire.

Les Spectacles de Milan avoient été suspendus pendant le Carême, comme c'est l'usage par toute l'Italie. La Salle de la Comédie devoit se rouvrir à Pâques, et l'engagement avoit été pris avec une des meilleures troupes de Comédiens; mais le Directeur fut appellé en Allemagne, il partit sans rien dire, et il manqua aux Milanois. La ville alors se trouvant sans Spectacles, alloit envoyer à Venise et à Bologne, pour former une compagnie. L'Anonyme auroit desiré qu'on donnât la préférence à la sienne, qui n'étoit pas excellente, mais qui pouvoit compter sur trois ou quatre sujets de mérite, et dont l'ensemble étoit bien concerté. Effectivement, M. Casali, qui jouoit les premiers Amoureux, et M. Rubini, qui soutenoit à ravir les rôles de Pantalon, ont été appellés l'année suivante à Venise, le premier pour le Théâtre de Saint- Samuel, l'autre pour celui de Saint-Luc.

Je me chargeai avec plaisir d'une commission, qui, de toute façon, me devoit être agréable. J'en fis part à mon Ministre qui prit sur lui d'en parler aux Dames principales de la ville; j'en parlai au Comte Prata que j'avois toujours cultivé; j'employai mon crédit et celui du Résident de Venise auprès du Gouverneur, et en trois jours de tems le contrat fut signé, l'Anonyme fut satisfait, et j'eus pour pot de vin une seconde loge en face, qui pouvoit contenir dix personnes.

Profitant de l'occasion de cette Troupe, que je voyois familièrement, je me remis à composer quelques bagatelles théâtrales. Je n'aurois pas eu assez de tems pour faire une Comédie, car l'arrangement avec l'Anonyme n'avoit été fait que pour le printems et l'été, jusqu'au mois de Septembre, et comme il y avoit parmi les gagistes de l'Anonyme un Compositeur de musique, et un homme et une femme qui chantoient assez bien, je fis un Intermede à deux voix, intitulé le Gondolier Vénitien, qui fut exécuté, et eut tout le succès qu'une pareille composition pouvoit mériter. Voilà le premier ouvrage Comique de ma façon qui parut en public, et successivement à la presse, car il a été imprimé dans le quatrieme volume de mes Opéras Comiques, édition de Venise, par Pasquali.

Pendant que l'on donnoit à Milan mon Gondolier Vénitien avec des Comédies à canevas, on annonça la premiere représentation de Bélisaire, et on continua à l'annoncer pendant six jours, avant que de la donner, pour exciter la curiosité du public, et s'assurer d'avoir une chambrée complette; les Comédiens ne se tromperent point. La Salle de Milan de ce tems-là, qui a subi dans les flammes la destinée presque ordinaire des Salles de Spectacles, étoit la plus grande d'Italie, après celle de Naples; et à la premiere représentation de Bélisaire, l'affluence fut si considérable, que l'on étoit foulé même dans les corridors.

Mais quelle détestable Piece! Justinien étoit un imbécile, Théodore une courtisanne, Bélisaire un prédicateur. Il paroissoit les yeux crevés sur la scene. Arlequin étoit le conducteur de l'aveugle, et lui donnoit des coups de batte pour le faire aller; tout le monde en étoit révolté, et moi plus que tout autre, ayant distribué beaucoup de billets à des personnes du premier mérite.

Je vais le lendemain chez Casali; il me reçoit en riant, et me dit d'un ton goguenard: Eh bien, Monsieur, que pensez-vous de nostre fameux Bélisaire? Je pense, lui dis-je, que c'est une indignité à laquelle je ne m'attendois pas. Hélas, Monsieur, reprit-il, vous ne connoissez pas les Comédiens. Il n'y a pas de Troupe qui ne se serve de tems à autre de ces tours d'adresse pour gagner de l'argent, et cela s'appelle, en jargon de Comédien, una arrostita. (Une grillade.) Que signifie, lui dis-je, una arrostita? Cela veut dire, dit-il, en bon Toscan, una corbellatura, en langue Lombarde, una minchionada, et en François, une attrappe. Les Comédiens sont dans l'usage de s'en servir; le Public est accoutumé à les souffrir; tout le monde n'est pas délicat, et les Arrostites iront toujours leur train, jusqu'à ce qu'une réforme parvienne à les supprimer. Je vous prie, M. Casali, lui dis-je, de ne pas me rôtir une seconde fois, et je vous conseille de brûler votre Bélisaire; je crois qu'il n'y a rien de plus détestable.

Vous avez raison, me dit-il, mais je suis persuadé que de cette mauvaise Piece on pourroit en faire une bonne. - Sans doute, lui répliquai-je; l'histoire de Bélisaire peut fournir le sujet d'une Piece excellente. - Allons, Monsieur, reprit Casali, vous avez envie de travailler pour le Théâtre, faites que ce soit votre début. - Non, dis-je, je ne commencerai pas par une Tragédie. - Faites-en une Tragi-Comédie. - Pas dans le goût de la vôtre. - Il n'y aura point de masques ni de bouffonneries. - Je verrai, j'essayerai. - Attendez un istant. Voici Bélisaire. - Je n'en ai que faire. Je travaillerai d'après l'histoire. - Tant mieux. Je vous recommande mon ami Justinien. - Je ferai de mon mieux. - Je ne suis pas riche, mais je tâcherai... - Propos inutiles. Je travaille pour m'amuser. Monsieur, je vous confie mon secret. Je dois aller l'année prochaine à Venise, si je pouvois y apporter avec moi un Bélisaire... Là, un Bélisaire in fiochi. - Vous l'aurez, peut-être. - Il faut me le promettre. Eh bien, je vous le promets. - Parole d'honneur? - Parole d'honneur.

Voilà Casali content. Je le quitte, et je vais chez moi, bien déterminé à lui tenir parole avec exactitude, et avec soin.

Monsieur le Résident, sachant que j'étois rentré, me fit demander pour me dire qu'il alloit partir pour Venise, pour ses affaires particulières, ayant eu la permission du Sénat de s'absenter pour quelques jours de Milan.

Il avoit un Secrétaire Milanois, mais ils n'étoient pas bien ensemble; celui-ci étoit un peu trop délicat, et le Ministre étoit vif et sujet à des emportemens très-violens. Il me fit l'honneur de me charger de plusieurs commissions, et entr'autres, comme des bruits sourds faisoient craindre une guerre qui pouvoit intéresser la Lombardie, il me chargea de lui écrire tous les jours, et d'être attentif à tout ce qui pouvoit se passer. C'étoit empiéter sur les droits du Secrétaire; mais je ne pouvois pas m'y refuser, et mon Ministre n'auroit pas entendu raison là-dessus. Je ne manquai pas d'exécuter les commissions dont j'étois chargé; mais je ne tardai pas en même tems à entreprendre l'ouvrage que j'avois promis sous ma parole d'honneur.

J'étois parvenu en peu de jours à la fin du premier acte. Je l'avois communiqué à Casali qui en étoit enchanté, et qui auroit voulu le copier sur-le-champ; mais il arriva deux événemens à la fois, dont le premier me fit rallentir le travail, et le second me fit cesser de travailler pour longtems.



CHAPITRE XXX

Rencontre d'une Vénitienne. - Milan surpris par les armes du Roi de Sardaigne. - Mon embarras à cause de la guerre, et de la Vénitienne. - Retour du Résident de Venise à Milan. - Son départ et le mien pour Crême.

En me promenant un jour à la campagne du côté de Porta Tosa, avec M. Carrara, Gentilhomme Bergamasque, et mon ami intime, nous nous arrêtâmes à la fameuse hôtellerie de la Cazzola (lampe de cuisine), que les Milanois prononcent Cazzeura, car les Lombards ont la diphtongue eu comme les François, et la prononcent de même.

A Milan on ne fait de parties de promenade ni d'autres parties quelconques sans qu'il n'y soit question de manger; aux spectacles, aux assemblées de jeu, à celles des familles, soit de cérémonies, ou de complimens, aux courses, aux processions, même aux conférences spirituelles, on mange toujours. Aussi les Florentins, généralement sobres et économes, appellent les Milanois les loups lombards. Nous ordonnâmes, M. Carrara et moi, un petit goûter composé de Polpettino (boulettes de viande achée) de petits oiseaux, et d'écrevisses; et en attendant que notre collation fût prête, nous fîmes un tour de jardin.

En revenant nous passâmes du côté de la cuisine de l'auberge, et je vis à une croisée du premier un très-joli minois, qui faisoit semblant de se cacher derriere le rideau. Je vais tout de suite aux informations. L'Hôte ne connoissoit pas la personne. Il y avoit trois jours qu'elle étoit arrivée en poste avec un homme bien équipé, qui s'étoit absenté le lendemain, et n'avoit plus reparu. On la voyoit dans le chagrin, et on la croyoit Vénitienne.

Jeune, jolie, Vénitienne et affligée! Allons, dis-je à mon camarade, il faut aller la consoler: je monte; Carrara me suit; je frappe; la belle ne veut pas ouvrir: je parle vénitien, je m'annonce comme un homme attaché au Résident de Venise; elle ouvre les deux battans, et me reçoit fondant en larmes, et dans la plus grande désolation.

Quel spectacle frappant, intéressant! Une jolie femme qui pleure a des droits sur un cœur sensible: je partageois ses peines, je faisois mon possible pour la tranquilliser, et mon ami Carrara rioit. Quel homme dur! Comment pouvoit-il rire? J'étois de cire, et je m'attendrissois toujours de plus en plus.

Je parvins enfin à essuyer les larmes de ma charmante compatriote, et à la faire parler. Elle étoit, me dit-elle, une Demoiselle de très-bonne maison de Venise; devenue amoureuse d'un homme d'une condition au-dessus de la sienne, elle s'étoit flattée d'en faire un époux; mais ils avoient trouvé des oppositions par-tout, et il falloit aller en pays étranger.

La belle avoit mis dans sa confidence un oncle maternel qui l'aimoit beaucoup, et qui avoit eu la foiblesse de la seconder. Ils s'étoient sauvés tous les trois, ils avoient pris la route de Milan, et avoient passé par Crème: on les avoit poursuivis et atteints dans cette Ville, l'oncle fut arrêté et conduit en prison. Les deux amans avoient eu le bonheur de s'échapper. Ils étoient arrivés à Milan de nuit, s'étoient logés dans l'hôtellerie où nous étions; son amant étoit sorti de bon matin, pour chercher un logement dans la Ville; il n'étoit pas revenu. Il y avoit trois jours que la Demoiselle étoit seule, désespérant de ne plus revoir son ravisseur, son indigne séducteur; et les pleurs redoublés de cette beauté languissante achevent l'histoire, et mettent le comble à ma sensibilité.

Carrara, qui ne rioit plus, mais qui étoit fâché que la longue kirielle nous empêchât de goûter, me fit des remontrances très-pathétiques sur son appétit. Mon cœur ne me permettoit pas de quitter ma compatriote sans prendre avec elle quelque arrangement. Je la priai de nous permettre de faire apporter dans sa chambre notre collation pour contenter le gourmand; elle y consentit de bonne grâce, et nous fûmes servis.

Pendant que nous étions à table, je continuois ma conversation avec la Demoiselle; Carrara mangeoit toujours, et se moquoit de moi.

Le soleil commençoit à disparoître, il falloit partir; je pris congé de ma belle compatriote, je lui promis de venir la voir le lendemain; et en lui souhaitant le bon-soir bien affectueusement, je la priai de me confier son nom. Elle parut faire quelque difficulté; mais enfin, elle me dit à l'oreille qu'elle s'appelloit Marguerite Biondi. Je sus depuis qu'elle n'étoit ni Marguerite, ni Biondi, ni niece, ni Demoiselle; mais elle étoit jeune, jolie, aimable: elle avoit l'air honnête, j'étois de bonne foi. Pouvois-je l'abandonner dans la détresse et dans l'affliction?

J'essuyai, en revenant à la Ville, toutes les railleries et toutes les plaisanteries de Carrara; mais cela n'empêcha pas que je ne tinsse parole à la belle Etrangere; je trouvai un très-joli appartement tout meublé, et en bon air sur la place d'armes: j'allai dîner avec elle le lendemain, et je la conduisis dans un bon carrosse prendre possession de son logement; elle me pria de m'intéresser à son oncle pour le faire sortir de prison, d'en parler au Résident de Venise à son retour à Milan, et de l'engager à la raccommoder avec ses parens: je n'avois rien à lui refuser: j'allois la voir très- souvent, et sa société me paroissoit tous les jours plus intéressante.

J'étois très-content de mon état, et cette derniere aventure ajoutoit aux agrémens de ma situation; mais je n'étois pas fait pour jouir long-tems d'un bonheur quelconque. Les plaisirs et les chagrins se succédoient rapidement chez moi; et le jour où je jouissois davantage, étoit presque toujours la veille d'un événement disgracieux.

Mon domestique entre un jour dans ma chambre de très-bonne heure; il ouvre les rideaux; et me voyant réveillé: - Ah! Monsieur, dit-il, j'ai une grande nouvelle à vous apprendre: quinze mille Savoyards, tant à pied qu'à cheval, viennent de s'emparer de la Ville, et on les voit escadronner sur la place de la Cathédrale.

Etonné de cette nouvelle si inattendue, je fis cent questions à mon laquais, qui n'en savoit pas davantage: je m'habille bien vîte: je sors, je vais au café; dix personnes me parlent à la fois: chacun veut être le premier à m'instruire: il y avoit différentes versions, mais voici le fait.

C'étoit le commencement de la guerre de 1733, appellée la guerre de Don Carlos. Le Roi de Sardaigne venoit de se déclarer pour ce Prince, et de réunir ses armes à celles de France et d'Espagne contre la Maison d'Autriche. Les Savoyards, qui avoient marché la nuit, arriverent au point du jour aux portes de Milan; le Général demanda les clefs de la Ville: Milan est trop vaste pour se défendre, et les clefs lui furent apportées.

Sans approfondir la chose davantage, je crus en savoir assez pour en faire part à mon Résident. Je rentre, j'écris, j'envoie un exprès à Venise; et trois jours après, le Ministre revint à sa résidence.

Pendant ce tems-là les Troupes Françoises ne tarderent pas à paroître, et à se réunir aux Sardes, leurs alliés, formant ensemble cette armée formidable, que les Italiens appelloient l'armata dei Gallo-Sardi.

Les alliés se disposant à faire le siège du château de Milan firent les approches pour se mettre en état de battre la Citadelle, et les habitans de la place d'armes furent obligés de décamper. Ma pauvre Vénitienne, qui étoit de ce nombre, me fit avertir de son embarras: j'y accourus sur-le-champ: je la fis déloger promptement; et ne voulant pas la mettre dans un hôtel garni, je fus forcé de la confier à un Marchand Génois, où je ne pouvois la voir qu'au milieu d'une famille nombreuse et excessivement difficile.

Les assiégeans ne tarderent pas à former leurs tranchée et leurs chemins couverts: le siège alloit grand train; les batteries de canons faisoient voler jour et nuit leur boulets, auxquels ripostoient ceux de la Citadelle, et le bombes mal dirigées venoient nous visiter dans la Ville.

Un Courier de la République de Venise apporta quelques jours après, à mon Ministre, une lettre ducale en parchemin, et cachetée en plomb, avec ordre de partir de Milan, et d'aller, pendant la guerre, établir sa résidence à Crème.

M. le Résident m'en fit part aussi-tôt. Il profita de cette occasion pour se défaire de son Secrétaire, qu'il n'aimoit pas, me conféra cette commission honorable et lucrative, et m'ordonna de me tenir prêt le lendemain; et comme il nous falloit un Correspondant à Milan pendant notre absence, je proposai mon ami Carrara, qui fut approuvé par le Ministre, et vint se loger à l'hôtel.

Je fis bientôt mes paquets; je ramassai les papiers, et j'allai faire mes adieux à la belle Vénitienne, qui pleuroit, qui craignoit, qui se désoloit: elle me recommande son oncle qui étoit précisément prisonnier à Crême: je tâche de la consoler, je lui donne de l'argent, ainsi qu'à son hôte; il semble que cette cérémonie ait contribué à la tranquilliser: nous nous embrassons, je me rends chez moi; et au point du jour, je pars avec le Ministre.

Arrivé à Crême, môn premier soin fut d'aller à la geôle; je demande M. Léopold Scacciati, qui étoit l'oncle en question. Il n'y étoit plus; mes recommandations avoient avancé son élargissement; il étoit sorti la veille de mon arrivée, et il étoit parti pour Milan.

Cet homme, qui ne se doutoit pas de mon départ de cette Ville, comment auroit-il fait pour retrouver Mademoiselle Biondi dans un pays si vaste et si peuplé? Cette réflexion m'inquietoit beaucoup; j'écrivis au Marchand Génois, j'écrivis à M. Carrara, et voici à-peu-près la réponse de ce dernier.

"Votre Léopold Scacciati est arrivé à Milan; il est venu à l'hôtel, croyant vous y trouver: le Portier l'a fait monter, il m'a parlé: il a réclamé sa niece: je l'ai conduit chez le Génois; et j'ai cru vous rendre un service essentiel, en lui faisant consigner cette fille qui vous étoit à charge, et qui n'en méritoit pas la peine".

Eloigné de cet objet enchanteur, j'avouai que mon ami s étoit bien conduit; et n'ayant pas reçu de nouvelles depuis ni de la Demoiselle ni de son oncle, leur ingratitude m'affecta, mais fort légerement: je les oubliai l'une et l'autre, et je m'appliquai sérieusement à remplir les devoirs de ma charge.



CHAPITRE XXXI

Reddition du Château de Milan. - Siége de Pizzighetone. - Armistice. -Reddition de la Place. - Reprise de mes occupations théâtrales. - Visiteimportune. - Rupture entre le Résident et moi.

Crême est une Ville de là République de Venise, gouvernée par un noble Vénitien, avec le titre de Podestà, à quarante-huit lieues de la Capitale, et à neuf de la Ville de Milan.

Le Résident de Venise étoit à portée, dans cette Ville, de veiller sur le événemens et sur les desseins des Puissances belligérantes, sans compromettre la République, qui étoit neutre, et qui ne pouvoit pas reconnoître les nouveaux maîtres du Milanois.

Mais ce Ministre n'étoit pas le seul qui en étoit chargé: on avoit envoyé de Venise en même-tems, et dans la même Ville, un Sénateur avec le titre de Provéditeur extraordinaire; et tous les deux faisoient, à l'envi, leurs efforts pour avoir des correspondances, et pour envoyer au Sénat les nouvelles les plus récentes et les plus sûres.

Nous avions tous les jours pour notre part dix à douze, et quelquefois jusqu'à vingt lettres, qui nous venoient de Milan, de Turin, de Bresse, et de tous les pays de traverse où il étoit question de passage de Troupes, ou de fourrages, ou de magasins. C'étoit à moi à les ouvrir, à en faire les extraits, à les confronter, et à établir un plan de dépêche, d'après les relations qui paroissoient les plus uniformes et les mieux constatées.

Mon Ministre, d'après mon travail, choisissoit, faisoit des remarques, des réflexions, et nous dépêchions quelquefois quatre estafettes en un jour à la Capitale.

Cet exercice m'occupoit beaucoup, il est vrai, mais il m'amusoit infiniment; je me mettois au fait de la politique et de la diplomatique: connoissances qui me furent très-utiles lorsque je fus nommé, quatre ans après, Consul de Genes à Venise.

Au bout de vingt jours de siège et quatre de brèche ouverte, le château de Milan fut forcé de capituler et de se rendre, ayant demandé et obtenu tous les honneurs de la guerre, tambour battant, drapeaux déployés, chariots couverts jusqu'à Mantoue, où étoit le rendez-vous général des Allemands, qui n'avoient pas encore assez de forces rassemblées pour s'opposer aux progrès de leurs ennemis.

Les armées combinées qui profitoient du tems favorable, mirent le siège quelques jours après devant Pizzighetone, petite Ville frontiere dans le Crémonois, au confluent du Serio et de l'Adda, très-bien fortifiée, et avec une citadelle très-considérable.

Le théâtre de la guerre s'étant beaucoup rapproché de la Ville de Crême, nous étions encore plus à portée d'avoir des nouvelles, puisque nous entendions très-distinctement les coups de canon; mais les hostilités n'allerent pas bien loin; car les Allemands qui attendoient de ordres de Vienne, ou de Mantoue, demanderent un armistice de trois jours, qui leur fut accordé sans difficulté.

Je fus envoyé, dans cette occasion, en qualité d'espion honorable au camp des alliés: il n'est pas possible de tracer au juste le tableau frappant d'un camp en armistice. C'est la fête la plus brillante, le spectacle le plus étonnant qu'il soit possible d'imaginer.

Un pont jetté sur la brèche donne la communication entre les assiégeans et les assiégés: on voit des tables dressées par-tout: les Officiers se régalent réciproquement: on donne en dedans et en dehors, sous des tentes ou sous des berceaux, des bals, des festins, des concerts. Tout le monde des environs y accourt à pied, à cheval, en voiture; les vivres y arrivent de toute part: l'abondance s'y établit dans l'instant; les Charlatans, les Voltigeurs ne manquent pas de s'y rendre. C'est une foire charmante, c'est un rendez-vous délicieux.

J'en jouissois, pendant quelques heures, tous les jours; et au troisieme, je vis sortir la garnison Allemande, avec les mêmes honneurs qui avoient été accordés à celle du château de Milan. Je m'amusois à voir des Soldats François et Piémontois, sortant de la place sous leurs étendards, se fourrer dans les haies de leurs compatriotes, et déserter impunément.

Je faisois, le soir en rentrant, à mon Ministre, le rapport de ce que j'avois vu et de ce que j'avois appris; et je pouvois l'assurer, d'après les entretiens que j'avois eu avec des Officiers, que les armées combinées devoient aller se camper dans les Duchés de Parme et de Plaisance, pour les garantir des incursions qu'on pouvoit craindre de la part des Allemands.

L'effet répondit aux notices qu'on m'avoit données: les Alliés défilerent peu à peu du côté du Crémonois, et s'établirent dans les environs de Parme, où la Duchesse Douairière, à la tête de la Régence, gouvernoit ses Etats.

L'éloignement des Troupes diminua de beaucoup mon travail, et me donna le loisir de me livrer à des occupations plus agréables: je repris mon Bélisaire; j'y travaillai avec assiduité, avec intérêt, je ne le quittai que quand je le crus fini, et lorsqu'il me parut que je pouvois en être content.

Dans ces entrefaites, mon frere, qui, après la mort de M. Visinoni, avoit quitté le service de Venise, et s'étoit transporté à Modene, croyant que le Duc l'auroit employé; n'ayant rien obtenu de ce côté-là, vint me rejoindre à Crème. Je le reçus avec amitié, je le présentai à M. le Résident. Ce Ministre lui accorda la place de Gentilhomme que j'avois occupée; mais si l'un avoit la tête chaude, l'autre l'avoit brûlante, et ils ne pouvoient pas tenir ensemble. M. le Résident remercia mon frere, et celui-ci s'en alla de mauvaise humeur.

L'inconduite de mon frere me fit quelque tort dans l'esprit du Ministre. Il ne me regardoit plus depuis ce tems-là avec la même bonté, ni avec la même amitié. Un Tartuffe Dominicain s'étoit emparé de sa confiance et quand je n'étois pas au logis, il se mêloit d'écrire sous la dictée du Ministre. Tout cela m'avoit déjà indisposé. Nous n'étions plus, mon Supérieur et moi, que deux êtres dégoûtés l'un de l'autre, et l'aventure que je vais raconter, produisit une rupture totale.

J'étois un jour dans ma chambre, lorsqu'on m'annonça un étranger qui vouloit me parler. Je dis qu'on le fasse entrer, et je vois un homme maigre, petit, boiteux, pas trop bien vêtu, et avec une phisionomie fort douteuse. Je lui demande son nom; Monsieur, dit-il, je suis votre serviteur Léopold Scacciati. - Ah! ah! Monsieur Scacciati? - Oui, Monsieur, celui que vous avez eu la bonté de protéger, et de faire sortir de prison. - D'où venez-vous actuellement? - De Milan, Monsieur. - Comment se porte Mademoiselle votre niece? - Très-bien, à merveille, vous allez la voir. - La voir? Où donc? - Ici. Elle est ici? - Oui, Monsieur, à l'hôtellerie du Cerf, où elle vous attend, et vous prie de venir dîner avec elle. - Doucement, M. Scacciati, qu'avez-vous fait pendant long-tems à Milan? - J'y connoissois beaucoup d'Officiers, ils me faisoient l'honneur de venir me voir. - Vous voir? - Oui, Monsieur. - Et Mademoiselle? - Elle faisoit les honneurs de la table. - Rien que de la table?...

Un valet-de-pied vint interrompre une conversation que j'aurois voulu pousser plus loin; mais il me dit que le Ministre me demandoit. Je prie M. Scacciati de rester, et de m'attendre; je monte. M. le Résident me présente un manuscrit à copier. C'étoit le Manifeste du Roi Sardaigne, avec les raisons qui l'avoient engagé dans le parti des François. Ce cahier étoit précieux pour le moment, car l'original étoit encore sous la presse à Turin, et il falloit le copier pour l'envoyer à Venise.

Le Ministre ne dînoit ni soupoit chez lui ce jour-là. Il m'ordonna de lui rapporter le manuscrit et la copie, le lendemain à son réveil. Le cahier étoit assez volumineux et mal écrit, cependant il falloit bien l'expédier. Je rentre chez moi; je préviens M. Scacciati que je ne pouvois pas dîner en ville ce jour-là, et que j'irois le soir voir sa niece, aussi- tôt que je le pourrois. Il m'annonce que Mademoiselle doit partir incessamment. Je répète les mêmes mots avec un mouvement d'impatience, et le boiteux fait une pirouette et s'en va.

Je me mets tout de suite à l'ouvrage; je dîne avec une tasse de chocolat; je travaille jusqu'à neuf heures du soir; je finis: je serre les deux copies dans mon secrétaire, et je m'en vais à l'hôtellerie du Cerf. Je trouve la belle Vénitienne engagée dans una partie de pharaon avec quatre Messieurs que je ne connoissois pas. Au moment que j'entre, la taille finissoit. On se leve, on me fait beaucoup de politesses, on fait servir le souper, on me donne la place d'honneur près de la Demoiselle. J'avois une faim enragée, je mangeai comme quatre.

Le souper fini, on reprend le jeu. Je ponte, je gagne, et je n'osois pas m'en aller le premier. La nuit se passe en jouant. Je regarde ma montre; il étoit sept heures du matin. Je gagnois toujours, mais je ne pouvois rester davantage; je fais mes excuses à la compagnie, et je m'en vais.

A quatre pas de l'auberge, je rencontre un de nos valet-de-pied. M. le Résident m'avoit fait chercher par-tout; il s'étoit levé à cinq heures du matin, il m'avoit fait demander, on lui avoit dit que j'avois découché de l'hôtel. Il étoit furieux.

Je cours, je rentre; je vais dans ma chambre, je prends les deux cahiers, je les apporte au Ministre. Il me reçoit fort mal. Il va jusqu'à me soupçonner d'avoir été communiquer le Manifeste du Roi de Sardaigne au Provéditeur extraordinaire de la République de Venise.

Cette imputation me blesse, me désole. Je succombe contre mon ordinaire à un mouvement de vivacité. Le Ministre me menace de me faire arrêter. Je sors, je vais me réfugier chez l'Evêque de la ville. Celui-ci prend mon parti, et s'engage de me raccommoder avec le Résident. Je le remercie, mon parti étoit pris, je ne voulois que me justifier et partir.

M. le Résident eut le tems de s'informer où j'avois passé la nuit; il étoit revenu sur mon compte, mais je ne voulus plus m'exposer à de pareils désagrémens, et je demandai la permission de me retirer. Le Ministre me l'accorda. J'allai le voir; je lui fis mes excuses et mes remerciemens. Je fis mes paquets, je louai une chaise pour Modene, où ma mere demeuroit encore, et trois jours après je partis.



CHAPITRE XXXII

Mon arrivée à Parme. - Térrible frayeur des Parmesans. - La Bataille de Parme de 1731. - Mort du Général Allemand - Vue du Camp après la Bataille. - Changement de route. - Evénement très fâcheux pour moi.

Arrivé à Parme le 28 du mois de juin, la veille de la Saint-Pierre, en 1733, jour mémorable pour cette Ville, j'allai me loger all'osteria del Gallo (à l'hôtel du Coq).

Le matin, un bruit effrayant me réveille. Je sors de mon lit, j'ouvre la croisée de ma chambre, je vois la place remplie de monde, qui court d'un côté, qui court de l'autre: on se heurte, on pleure, on crie, on se désole; des femmes portent leurs enfans sur leurs bras; d'autres les traînent sur le pavé. On voit des hommes chargés de hottes, de paniers, de coffre-forts, de paquets; des vieillards qui tombent, des malades en chemise, des charrettes qu'on renverse, des chevaux qui s'échappent: qu'est-ce donc que cela? dis- je; est-ce la fin du monde?

Je passe ma redingotte sur ma chemise, je descends bien vite, j'entre dans la cuisine, je demande, je questionne, personne ne me répond. L'Aubergiste ramasse son argenterie; sa femme, toute échevelée, tient un écrin à la main, et ses hardes dans son tablier: je veux lui parler, elle me jette contre la porte, et sort en courant. Qu'est-ce donc? qu'est-ce donc? Je demande à tous ceux que je rencontre: je vois un homme à l'entrée de l'écurie: je reconnois mon voiturier; je vais à lui: il étoit dans le cas de satisfaire ma curiosité.

Voilà, Monsieur, me dit-il, toute une ville effrayée, et ce n'est pas sans raison: les Allemands sont à la porte de la ville; s'ils entrent, le pillage est sûr. Tout le monde se sauve dans les Eglises; chacun porte ses effets sous la garde de Dieu. - Est-ce que les Soldats, lui dis-je, dans une pareille occasion, auroient le tems de la réflexion? D'ailleurs, les Allemands sont-ils tous Catholiques?

Pendant que je causois avec mon guide, voilà la scene qui change; voilà des cris de joie; on fait sonner les cloches par-tout; on tire des pétards. Tout le monde sort de l'Eglise, tout le monde remporte son bien; on se cherche, on se rencontre, on s'embrasse. Quel a été le sujet de ce changement? Voici le fait en totalité.

Un espion double, à la solde des alliés aussi bien qu'à celle des Allemands, avoit été, la nuit précédente, au camp des premiers, dans le village de Saint-Pierre, à une lieue de la ville, et il avoit rapporté qu'un détachement de Troupes Allemandes devoit aller, ce jour-là, fourrager dans les environs de Parme, avec intention de tenter un coup de main sur la ville.

Le Maréchal de Coigny, qui commandoit alors l'armée, fit un détachement de deux Régimens, Picardie et Champagne, et les envoya à la découverte; mais comme ce brave Général ne manquoit jamais de précaution ni de vigilance, il fit arrêter l'espion dont il se défioit, et fit mettre tout le camp sous les armes.

M. de Coigny ne se trompa pas; les deux Régimens arrivés à la vue des remparts de la ville, découvrirent l'armée Allemande, composée de quarante mille hommes, conduits par le Maréchal de Mercy, avec dix pieces de campagne.

Les François marchant par le grand chemin entouré de larges fossés, ne pouvoient pas reculer: ils avancerent bravement; mais ils furent presque tous renversés par l'artillerie des ennemis.

Ce fut le signal de la surprise pour le Commandant François. L'espion fut pendu sur-le-champ, et l'armée se mit en marche, en redoublant le pas: le chemin étoit borné: la Cavalerie ne pouvoit pas avancer; mais l'Infanterie chargea si vigoureusement l'ennemi, qu'elle le força de reculer; et ce fut dans ce moment-là que la frayeur des Parmesans se convertit en joie.

Tout le monde couroit alors sur les remparts de la ville: j'y courus aussi: on ne peut pas voir une bataille de plus près: la fumée empêchoit souvent de bien distinguer les objets; mais c'étoit toujours un coup-d'œil fort rare, dont bien peu de monde peut se vanter d'avoir joui.

Le feu continuel dura pendant neuf heures sans interruption: la nuit sépara les deux armées, les Allemands se disperserent dans les montagnes de Reggio, et les alliés resterent les maîtres du champ de bataille.

Le jour suivant, je vis conduire à Parme sur un brancard le Maréchal de Mercy, qui avoit été tué dans la chaleur du combat. Ce Général fut embaumé et envoyé en Allemagne, ainsi que le Prince de Wirtemberg, qui avoit subi le même Sort.

Un spectacle bien plus horrible et plus dégoûtant s'offrit à mes yeux le jour suivant dans l'après-midi. C'étoit les morts qu'on avoit dépouillés pendant la nuit, et qu'on faisoit monter à vingt-cinq mille hommes; ils étoient nuds et amoncelés; on voyoit des jambes, des bras, des crânes, et du sang par-tout. Quel carnage!

Les Parmesans craignoient l'infection de l'air, vu la difficulté d'enterrer tous ces corps massacrés; mais la République de Venise qui est presque limitrophe du Parmesan, et qui étoit intéressée à garantir la salubrité de l'air, envoya de la chaux en abondance, pour faire disparoître tous ce cadavres de la surface de la terre.

Le troisieme jour après la bataille je voulois continue ma route pour Modene. Mon voiturin m'observa que le chemins de ce côté-tà étoient devenus impraticables à cause des incursions continuelles des troupes des deux partis. Il m'ajouta que si je voulois aller à Milan, qui étoit sa patrie, il m'y conduiroit; et que si je voulois aller à Bresse, il connoissoit un de ses camarades qui alloit partir pour cette ville, avec un Abbé dont je pourrois être compagnon de voyage.

J'acceptai cette derniere proposition. Bresse me convenoit mieux, et je partis le lendemain avec M. l'Abbé Garoffini, jeune homme très-instruit et grand amateur de Spectacles.

Nous causâmes beaucoup en route; et comme j'avois la maladie des Auteurs, je ne manquai pas de parler de mon Bélisaire. M. l'Abbé paroissoit curieux de l'entendre; et à la premiere dînée, je tirai ma piece de mon coffre-fort, et j'en commençai la lecture.

Je n'avois pas achevé le premier acte, que le voiturin vient nous presser pour partir. M. l'Abbé en étoit fâché, il y avoit pris quelqu'intérêt; allons, dis-je, je lirai en voiture aussi bien qu'ici: nous reprenons nos places dans la chaise; et comme les voiturins vont au pas, je continuai ma lecture sans la moindre difficulté.

Pendant que nous étions occupés l'un et l'autre, la voiture s'arrête, et nous voyons cinq hommes à moustaches et en uniforme militaire, qui, le sabre à la main, nous ordonnent de descendre. Falloit-il récalcitrer contre les ordres absolus de ces Messieurs-là? Je descends de mon côté, l'Abbé de l'autre. Un d'entr'eux me demande la bourse; je la donne sans me faire prier; un autre m'arrache la montre; un troisieme fouille dans mes poches, et prend ma boîte, qui n'étoit que d'écaille. Les deux derniers en firent autant à l'Abbé; et tous les cinq se jetterent ensuite sur les malles, sur mon petit coffre-fort et sur nos sacs de nuit.

Quand le voiturin se vit déchargé, il fit prendre le galop à ses chevaux, et moi je pris le mien: je sautai un fossé fort large, et je me sauvai au travers des champs, craignant toujours que ces canailles n'en voulussent à ma redingotte, à mon habit, à ma culotte et à ma vie, bienheureux d'en avoir été quitte pour mon argent et pour mes effets, et d'avoir sauvé du naufrage mon Bélisaire.

Ayant perdu de vue les voleurs, et ne sachant pas ce qu'étoit devenu mon compagnon de voyage, je trouvai une allée d'arbres, et je me reposai tranquillement à côté d'un ruisseau. Je me servis du creux de ma main pour me désaltérer, et je trouvai cette eau délicieuse.

Mon corps délassé, et mon esprit plus calme, ne voyant personne à qui m'adresser, je pris au hasard un côté de l'allée que j'étois persuadé devoir aboutir à quelqu'endroit habité. Je ne tardai pas à rencontrer des paysans qui travailloient dans les champs; je les accostai avec confiance, et je leur fis part de mon aventure. Ils en savoient déjà quelque chose; ils avoient vu passer les coquins qui m'avoient dépouillé, par un chemin de traverse, chargés comme des mulets. C'étoient des déserteurs qui attaquoient les passans, et n'épargnoient pas même les hameaux et les métairies. Ce sont les fruits malheureux de la guerre qui tombent indistinctement sur les amis et les ennemis, et qui désolent les innocens. Comment, dis-je, comment ces voleurs peuvent-ils se défaire impunément des effets volés sans être arrêtés? Tous ces paysans vouloient me répondre à la fois, et leur empressement marquoit leur indignation. Il y avoit à peu de distance de l'endroit où nous étions, une compagnie d'hommes riches, tolérée pour acheter les dépouilles des victimes de la guerre, et les acheteurs ne prenoient pas garde si les effets venoient du champ de bataille ou du grand chemin.

Le soleil alloit se coucher. Ces bonnes gens m'offrirent un petit reste de leur goûter que, malgré mon désastre, je savourai avec appétit, ils me proposerent d'aller passer la nuit chez eux. J'allois accepter avec reconnoissance l'hospitalité que ces bonnes gens vouloient bien m'accorder, mais un respectable vieillard qui étoit le pere et le grand per de mes bienfaiteurs, me fit remarquer qu'il n'y avoit chez eux que de la paille et du foin pour me reposer, et qu'il valoit mieux me conduire à Casal Pasturlengo, qui n'étoit qu'à une lieue de distance, et où le Curé, très-honnête et très-complaisant, se seroit fait un plaisir de me recevoir et de me loger.

Tout le monde applaudit à son avis. Un jeune homme se chargea de m'y conduire; je le suivis, et je bénis le ciel qui tolere d'un côté les méchans, et anime de l'autre les cœurs sensibles et vertueux.



CHAPITRE XXXIII

Hospitalité du Curé de Casal Pasturlengo. - Lecture de mon Bélisaire au Curé. - Mon arrivée à Bresse. - Rencontre inattendue dans cette ville. - Ressource fâcheuse, mais nécessaire. - Route pour Vérone.

Arrivé à Casal Pasturlengo, je priai mon guide d'aller prévenir M. le Curé de mon accident. Quelques minutes après, ce bon Pasteur vient au-devant de moi, me tend la main, et me fait monter chez lui: enchanté de ce bon accueil, je tourne les yeux vers le jeune homme qui m'avoit escorté; et en le remerciant, je lui marque mon regret de ne pouvoir pas le récompenser. Le Curé s'en apperçoit et donne quelques sols au paysan qui s'en va content. C'est peu de chose, mais cela prouve la façon de penser d'un homme juste et compatissant.

A la campagne, on soupe de bonne heure. Le soupé du Curé étoit prêt quand j'arrivai; je ne fis pas de façons; il partagea avec moi ce que sa gouvernante lui avoit préparé.

Notre conversation tomba d'abord sur la guerre: je parlai de ce que j'avois vu à Parme, à Milan, à Pizzighetone. Insensiblement, je me trouvai engagé, dans quelques détails, sur mes emplois et sur mes occupations; mes discours aboutirent, comme à l'ordinaire, à l'article de Bélisaire.

Le Curé, qui étoit un Ecclésiastique très-sage et très-exemplaire, ne condamnoit pas les Spectacles honnêtes et morigénés, et paroissoit curieux d'entendre la lecture de ma Piece; mais j'étois trop fatigué pour l'instant; nous remîmes la partie au lendemain, et j'allai me coucher dans un lit délicieux, où j'oubliai tous mes chagrins, et je dormis jusqu'à dix heures du matin.

Aussi-tôt que je fus réveillé, on m'apporta une bonne tasse de chocolat. Ensuite, comme le tems étoit beau, j'allai me promener jusqu'à midi, qui étoit l'heure du diné; nous nous revîmes avec plaisir, nous dînâmes avec deux autres Abbés de sa Paroisse; et après dîné, j'entrepris la lecture de ma Piece. M. le Curé me demanda la permission de faire entrer sa gouvernante et son régisseur. Pour moi, j'aurois voulu qu'il fît venir tout le village.

Ma lecture fut extrêmement goûtée. Les trois Abbés, qui n'étoient pas sots, saisirent les endroits les plus intéressans et les plus saillans, et les villageois me prouverent, par leurs applaudissemens, que ma Piece étoit à la portée de tout le monde, et qu'elle pouvoit plaire aux gens instruits comme aux ignorans.

M. le Curé me fit compliment, et me remercia de ma complaisance: les deux autres Abbés de même, et chacun d'eux vouloit me donner à dîner; mais je ne voulois pas gêner mon hôte, et d'ailleurs j'étois pressé de continuer ma route. M. le Curé me demanda comment je comptois partir: j'étois très-disposé à m'en aller à pied; mais ce digne homme ne le permit pas. Il me donna son cheval et son domestique, avec ordre à celui-ci de payer pour moi à la dînée, et je partis le lendemain, confondu, comblé de bienfaits et de politesses.

En arrivant à Bresse, j'étois plus embarrassé que jamais; je n'avois d'autre ressource que celle d'aller chez le Gouverneur, que je ne connoissois pas; mais devois-je trouver à la ville cette cordialité que j'avois rencontrée dans un bourg.

Un de mes chagrins c'étoit de ne pouvoir pas récompenser le domestique du Curé. Je le priai de m'attendre à une petite Auberge où nous étions descendus, et je tournai mes pas vers le Palais du Gouvernement. En tournant le coin d'une rue qu'on m'avoit indiquée, je vois un homme qui, tout en boitant, vient au-devant de moi. C'étoit M. Léopold Scacciati , l'oncle de ma belle compatriote.

Etonné de me voir, comme moi de le rencontrer, il me fait des plaintes de ne m'avoir pas revu à Crême, à l'hôtel du Cerf. Je lui rends compte de mon départ précipité de cette ville; je lui fais le récit des événemens fâcheux que je venois d'essuyer, et je lui peins l'état douloureux auquel je me voyois réduit. Cet homme, tel qu'il étoit, paroissoit touché jusqu'aux larmes, et me pria d'aller chez lui.

J'avois besoin de tout; mais ne sachant pas ce que Scacciati et sa niece faisoient à Bresse, je refusai d'y aller. Le boiteux, qui étoit plus petit que moi, me saute au col, me prie, m'embrasse, me parle de ses obligations, de sa reconnoissance, de son attachement pour moi: il me prend par la main; il me traîne après lui: sa demeure n'étoit pas loin; nous arrivons à la porte; il me pousse en dedans, et crie de toutes ses forces, Marguerite, Marguerite, c'est M. Goldoni. Mademoiselle Marguerite descend; elle m'embrasse, elle m'engage à monter, m'y force, et je monte avec eux.

La Vénitienne me demanda bien de choses concernant ma personne; je voulois la satisfaire; mais me rappellant le domestique du Curé, je marquai de l'inquiétude; ils m'en demanderent le sujet, je le dis, et Scacciati partit sur- le-champ pour aller donner quelque argent à cet homme qui m'attendoit.

Etant resté seul avec ma compatriote, je lui traçai mon histoire, et elle me rendit compte de la sienne.

Scacciati n'étoit pas son oncle; c'étoit un coquin qui l'avoit enlevée à ses parens, et l'avoit vendue à un homme riche, qui l'avoit quittée au bout de deux mois, et avoit mieux payé le courtier que la Demoiselle. Elle étoit lasse de vivre avec ce fainéant, qui dépensoit avec profusion ce qu'elle gagnoit avec répugnance. Elle avoit amassé beaucoup d'or à Milan, et ils étoient partis de cette ville avec plus de dettes que d'argent. A Bresse, ils en ont fait autant. Scacciati étoit l'homme du monde le plus vicieux et le moins raisonnable: elle vouloit s'en défaire, et me demandoit conseil pour exécuter son projet.

Si j'avois été riche, je l'aurois délivrée de son tyran; mais dans la position où j'étois, je ne pus lui donner d'autre avis que celui d'avoir recours à ses parens, et tâcher de se rapprocher de ceux qui avoient le droit de la réclamer.

Pendant que nous nous entretenions de la sorte, le boiteux rentre. Il nous voit l'un auprès de l'autre: il badine, et croit que la Demoiselle a eu soin de me faire oublier mes chagrins. Le méchant homme! Il ne connoissoit que la débauche.

J'étois fâché d'être obligé de le condamner pendant qu'il ne cherchoit qu'à m'obliger. Allons, dit-il, puisque nous n'avons personne aujourd'hui, nous souperons nous trois. Venez, Monsieur, venez avec moi. Je le suis, il me conduit dans une chambre très-bien meublée avec un lit à baldaquin: c'est ici, dit-il, la chambre de cérémonie de Mademoiselle; vous l'occuperez seul, ou accompagné, comme vous voudrez.

L'endroit me fit horreur. Je voulois m'en aller sur-le-champ; l'homme adroit s'apperçut de ma répugnance; il me fit voir un petit cabinet que je ne refusai pas, vu l'heure et la position où j'étois; mais je lui dis en même-tems que le lendemain j'étois décidé à partir.

Ayant tenté envain de me faire rester davantage, Scacciati me dit tout bonnement, et avec une effusion de cœur que j'aurois admiré si elle ne fut pas partie d'une ame corrompue, qu'il savoit que j'étois dans la détresse, et qu'il m'offroit tous les secours dont je devois avoir besoin. Eh bien! lui dis-je, puisque vous êtes disposé à m'obliger, prêtez-moi six sequins, et je vais vous faire mon billet. Il me donna les six sequins, et refusa le billet, et sans m'écouter davantage, il sortit du cabinet où nous étions, et fit servir le soupé.

Nous soupâmes très-bien; j'allai me coucher dans mon petit lit. Le matin je déjeûnai avec l'oncle et la niece supposée, je les remerciai l'un et l'autre, et je partis en poste pour Vérone.

Comme je n'aurai plus occasion de parler de ces deux personnages, je dirai en deux mots à mon Lecteur, que je vis quelques années après la Demoiselle assez bien mariée à Venise, et que M. Scacciati finit par être condamné aux galeres.



CHAPITRE XXXIV

Vérone. - Son Amphithéâtre, ouvrage des Romains. -Comédie pendant le jour contre l'usage d'Italie. - Heureuse rencontre. - Lecture et réception de mon Bélisaire. - Ma premiere liaison avec les Comédiens.

Faisant route dans la plaine pierreuse de Bresse à Vérone, je réfléchissois sur mes aventures, tantôt bonnes, tantôt mauvaises, rencontrant toujours le mal à côté du bien, et le bien à côté du mal.

Ma derniere ressource de Bresse fixa davantage mes réflexions. Des coquins me dépouillent, un coquin vient à mon secours; comment est-il possible que, dans un cœur criminel, la vertu puisse pénétrer? Non, ce n'est que par amour-propre, par ostentation, que Scacciati a été généreux envers moi. Mais quel que soit le motif qui l'ait déterminé, je lui devrai toujours de la reconnoissance.

La Providence se sert de différens moyens pour partager ses faveurs. Souvent elle se sert du méchant pour secourir l'honnête homme, et nous devons bénir l'auteur du bienfait, et en reconnoître l'intermédiaire.

Arrivé à Desenzano, je dînai dans cette même hôtellerie sur le lac de Garda, où j'avois couché deux fois, et j'arrivai a Vérone à la nuit tombante.

Vérone est une des belles villes de l'Italie; elle mériteroit, sans doute, que je m'occupasse de ses beautés, de ses ornemens, de ses Académies, et des talens qu'elle a produits et cultivés dans tous les tems; mais cette digression me meneroit trop loin; je me bornerai uniquement à parler de ce monument, qui peut avoir quelque relation à l'objet de mes Mémoires.

Il y a à Vérone un Amphithéâtre qui est un ouvrage des Romains. On ne sait pas si c'est du tems de Trajan ou de Domitien, mais il est si bien conservé, qu'on peut s'en servir aujourd'hui comme dans le tems où il a été construit.

Ce vaste édifice que l'on appelle en Italie l'Arena di Verona, est d'une forme ovale; son grand diamètre intérieur est de deux cens vingt-cinq pieds, sur cent trente-trois de largeur pour le petit diamètre. Quarante-cinq rangées de gradins de marbre l'entourent, et peuvent contenir vingt mille personnes assises, et à leur aise.

Dans cet espace qui en fait le centre, on donne des Spectacles de toute espece: des courses, des joûtes, des combats de taureaux; et en été on y joue même la Comédie sans autre lumiere que celle du jour naturel.

On construit, à cet effet au milieu de cette place sur des trétaux très-solides, un théâtre en planche, qui se défait en hiver, et se remonte à la nouvelle saison, et les meilleures Troupes d'Italie viennent alternativement y exercer leurs talens.

Il n'y a point de loges pour les spectateurs, une clôture de planches forme un vaste parterre avec des chaises. Le bas peuple se range à très-peu de frais sur les gradins qui sont en face du Théâtre, et malgré la modicité du prix de l'entrée, il n'y a pas de Salle en Italie qui rapporte autant que l'Arena.

En sortant de mon auberge le lendemain de mon arrivée, je vis des affiches de Comédie, et j'y lus qu'on donnoit ce jour-là Arlequin muet par crainte.

J'y vais l'après-midi, et je me place dans l'enclos, au milieu de l'Arène, où il y avoit une chambrée très- nombreuse.

On leve la toile; les Comédiens devoient faire une excuse à cause du changement de la Piece; ce n'étoit plus le Muet par crainte qu'on alloit donner, c'étoit une autre Piece du nom de laquelle je ne me souviens plus. Mais quelle agréable surprise pour moi! l'Acteur qui vient pour haranguer le public est mon cher Casali, le promoteur et le propriétaire de mon Bélisaire.

Je quitte ma place pour monter sur le Théâtre. Comme le local n'étoit pas bien vaste, on ne vouloit pas me laisser entrer; je fais demander Casali; il vient, il me voit il en est enchanté. Il me fait monter, il me présente au Directeur, à la premiere Actrice, à la seconde, à la troisieme, à toute la Troupe. Tout le monde vouloit me parler: Casali m'arrache du cercle; il m'emmene derriere une toile; on change de décoration; je me trouve à découvert; je me sauve, et je suis sifflé. Mauvais prélude pour un Auteur, mais les Véronois m'ont bien dédommagé par la suite de ce petit désagrément. Cette compagnie étoit celle dont Casali m'avoit parlé à Milan; elle étoit attachée au Théâtre Grimani à Saint Samuel à Venise, où elle se rendoit tous les ans, pour y jouer l'automne et l'hiver, et aller passer en Terre-Ferme le printems et l'été.

M. Imer étoit le Directeur de la Troupe; c'étoit un Génois très-poli et très-honnête; il me pria à dîner chez lui le lendemain, qui étoit jour de relâche. J'acceptai son invitation; je lui promis en revanche la lecture de mon Bélisaire, nous étions tous d'accord et contens.

Je me rends le lendemain chez le Directeur; j'y trouve toute la compagnie rassemblée. Imer vouloit régaler ses camarades d'une nouveauté dont Casali les avoit prévenus. Le dîné étoit splendide; la gaîté des Comédiens charmante. On faisoit des couplets, on chantoit des chansons à boire; ils me prévenoient sur tout, c'étoit des racoleurs qui vouloient m'engager.

Le dîné fini, on se rassembla dans la chambre du Directeur, et je lus ma Piece; elle fut écoutée avec attention; et ma lecture finie, l'applaudissement fut général et complet. Imer, avec un ton magistral, me prit par la main, et me dit: Bravo. Tout le monde me fit compliment; Casali pleuroit de joie. Un des Acteurs me demanda très-poliment si ses camarades seroient assez heureux pour jouer ma Piece les premiers. Casali se leve, et dit d'un air assuré: Oui, Monsieur, M. Goldoni m'a fait l'honneur de travailler pour moi, et en prenant la Piece qui étoit restée sur la table, je vais, dit- il, sous le bon plaisir de l'Auteur, je vais la copier moi-même; et sans attendre la réponse de l'Auteur, il l'emporte.

Imer me prit en particulier; il me pria d'accepter un appartement de garçon qui étoit dans la même maison, et à côté du sien; il me pria aussi d'accepter sa table pendant tout le tems que sa Troupe devoit rester à Vérone. Dans la situation où j'étois, je ne pouvois rien refuser.



CHAPITRE XXXV

Réunion des Intermedes à la Comédie. - L'Opéra Comique inconnu enLombardie, et dans l'Etat de Venise. - La Pupile, Intermede. - Présent de Casali bien employé. - Mon arrivée à Venise. - Coup d'œil de cette ville pendant la nuit. - Ma présentation au noble Grimani. - Ses promesses et mes espérances.

Imer, sans avoir eu une éducation bien suivie, avoit de l'esprit et des connoissances; il aimoit la Comédie de passion; il étoit naturellement éloquent, et auroit très-bien soutenu les rôles d'amoureux à l'impromptu, suivant l'usage Italien, si sa taille et sa figure eussent répondu à ses talens. Court, gros, sans col, avec de petits yeux et un petit nez écrasé, il étoit ridicule dans les emplois sérieux, et les caracteres chargés n'étoient pas à la mode.

Il avoit de la voix; il imagina d'introduire à la Comédie les Intermedes en musique, qui pendant long-tems avoient été réunis au grand Opéra, et avoient été supprimés pour faire place aux Ballets.

L'Opéra Comique a eu son principe à Naples et à Rome, mais il n'étoit pas connu en Lombardie, ni dans l'Etat de Venise, de maniere que le projet d'Imer eut lieu, et la nouveauté fit beaucoup de plaisir, et rapporta aux Comédiens beaucoup de profit.

Il avoit deux Actrices dans cette Troupe pour les Intermedes; l'une étoit une veuve très-jolie et très-habile, appellée Zanetta Casanova qui jouoit les jeunes amoureuses dans la Comédie; et l'autre une femme qui n'étoit pas Comédienne, mais qui avoit une voix charmante. C'étoit Madame Agnese Amurat, la même Chanteuse que j'avois employée à Venise dans ma sérénade.

Ces deux femmes ne connoissoient pas une note de musique, et Imer non plus; mais tous les trois avoient du goût, l'oreille juste, l'exécution parfaite, et le public en étoit content.

Le premier Intermede par lequel ils avoient débuté, avoit été la Cantatrice, petite Piece que j'avois faite à Feltre pour un Théâtre de société, et j'avois contribué aux avantages de la compagnie de Venise sans le savoir, et sans être connu. Je devois donc être accrédité dans l'esprit du Directeur, à qui Casali m'avoit annoncé pour l'Auteur de la Cantatrice, et voilà la véritable raison des politesses dont il me combla; car ordinairement on ne donne rien pour rien, et mon Bélisaire n'auroit pas suffi, si je n'eusse pas fait mes preuves pour la Poësie Dramatique.

Imer, qui avoit le coupd'œil juste, prévoyoit que mon Bélisaire feroit fortune par-tout; il n'en étoit pas fâché, mais il auroit voulu que sa personne et son nouvel emploi eussent eu part aux succès qu'il se promettoit. Il me pria de composer un Intermede à trois voix, et de le faire le plus promptement possibile, pour avoir le tems de le faire mettre en musique.

Je fis mon Intermede en trois actes, et je le nommai la Pupile. Je pris l'argument de cette petite Piece dans la vie privée du Directeur; je m'apperçus qu'il avoit une inclination décidée pour la veuve sa camarade; je voyois qu'il en étoit jaloux, et je le jouai lui-même.

Imer ne tarda pas à s'en appercevoir, mais l'Intermede lui parut si bien fait, et la critique si honnête et si délicate, qu'il me pardonna cette plaisanterie, Il me remercia, il m'applaudit, et envoya tout de suite mon ouvrage à Venise, au Musicien qu'il avoit déjà prévenu.

En attendant, Bélisaire avoit été copié, les rôles distribués. Quelques jours après on fit la premiere répétition les rôles à la main et la piece fit encore plus d'effet à cette seconde lecture, qu'elle n'en avoit fait à la premiere.

Casali, content de moi plus que jamais, après m'avoir asssuré que le Directeur et le Propriétaire du Théâtre auroient eu soin de me récompenser, me pria en grâce de vouloir bien recevoir de lui particulierement une marque de sa reconnoissance, et me présenta six sequins. Scacciati me revint à l'esprit au même instant; je remerciai Casali, je pris les six sequins d'une main, et je les envoyai à Scacciati de l'autre.

Voici mon systeme. J'ai tâché toujours d'éviter les bassesses, mais je n'ai jamais été fier; j'ai secouru quand je l'ai pu tous ceux qui ont eu besoin de moi, et j'ai reçu sans difficulté, et je demandois même sans rougir les secours qui m'étoient nécessaires.

Je restai tranquillement à Vérone jusqu'à la fin de Septembre. Je partis ensuite pour Venise avec Imer, dans sa chaise de poste, et nous y arrivâmes le même jour à huit heures du soir. Imer me fit descendre chez lui, me fit voir la chambre qu'il m'avait destinée, me présenta à sa femme, à ses filles, et comme j'avois grande envie d'aller voir ma tante maternelle, je les priai de me dispenser de souper avec eux.

J'étois très-curieux d'avoir des nouvelles de Madame St*** et de sa fille, et de savoir si elles avoient encore des prétentions sur moi. Ma tante m'assura que je pouvois être tranquille, que ces Dames hautes comme le tems, sachant que j'avois pris quelques engagemens avec les Comédiens, m'avoient cru indigne de les accoster, et n'avoient pour moi que du mépris et de l'indignation.

Tant mieux, dis-je, tant mieux, c'est un avantage de plus que je devrai à mon talent. Je suis avec les Comédiens comme un Artiste dans son attelier. Ce sont d'honnêtes gens, beaucoup plus estimables que les esclaves de l'orgueil et de l'ambition.

Je parlai ensuite de mes affaires de famille. Ma mere qui étoit encore à Modene, se portoit bien, mes dettes étoient presque payées en entier, je soupai avec ma tante et avec mes Parens.

Après avoir pris congé d'eux pour aller chez mon hôte, je pris le chemin le plus long, je fis le tour du Pont de Rialto et de la place Saint-Marc, et je jouis du spectacle charmant de cette ville encore plus admirable de nuit que de jour.

Je n'avois pas encore vu Paris, je venois de voir plusieurs villes, où le soir on se promene dans les ténebres. Je trouvai que les lanternes de Venise formoient une décoration utile et agréable, d'autant plus que les particuliers n'en sont pas chargés, puisqu'un tirage de plus par an de la Loterie est destiné pour en faire les frais.

Indépendamment de cette illumination générale, il y a celle des boutiques, qui de tout tems sont ouvertes jusqu'à dix heures du soir, et dont une grande partie ne se ferme qu'à minuit, et plusieurs autres ne se ferment pas du tout.

Ou trouve à Venise, à minuit, comme en plein midi, les comestibles étalés, tous les cabarets ouverts, et des Soupés tout prêts dans les auberges et dans les hôtels garnis; car les dinés et les soupers de société ne sont pas communs à Venise, mais les parties de plaisirs et les piqueniques rassemblent les sociétés avec plus de liberté et plus de gaîté.

En tems d'été la place Saint-Marc et ses environs sont fréquentés la nuit comme le jour. Les cafés sont remplis de beau monde, hommes et femmes de toute espece.

On chante dans les places, dans les rues, et sur les canaux. Les marchands chantent en débitant leurs marchandises, les ouvriers chantent en quittant leurs travaux, les gondoliers chantent en attendant leurs maîtres. Le fond du caractere de la nation est la gaîté, et le fond du langage Vénitien est la plaisanterie.

Enchanté de revoir ma Patrie, qui me paroissoit toujours plus extraordinaire et plus amusante, je rentrai dans mon nouveau logement, et je trouvai Imer qui m'attendoit et m'annonça qu'il iroit le lendemain chez M. Grimani, propriétaire du Théâtre; qu'il me meneroit avec lui, et qu'il me présenteroit à son Excellence, si je n'avois pas d'autres enigagemens.

Comme j'étois libre, j'acceptai la proposition; et nous y allâmes ensemble. M. Grimani étoit l'homme du monde le plus poli; il n'avoit pas cette hauteur incommode qui fait du tort aux grands, pendant qu'elle humilie les petits. Illustre par sa naissance, estimé par ses talens, il n'avoit besoin que d'être aimé, et sa douceur captivoit tous les cœurs.

Il me reçut avec bonté, il m'engagea à travailler pour la Troupe qu'il entretenoit; et pour m'encourager davantage, il me fit espérer qu'étant propriétaire aussi de la Salle de Saint-Jean-Chrisostôme et Entrepreneur du grand Opéra, il tâcheroit de m'employer, et de m'attacher à ce Spectacle.

Très-content de son Excellence, et des bons offices qu'Imer venoit de me rendre auprès de lui, je ne pensai plus qu'à mériter les suffrages du public.

La premiere représentation de Bélisaire étoit fixée pour la Sainte-Catherine, tems où les vacances du Palais se terminent, et où le monde revient de la campagne; en attendant nous faisions des répétitions, tantôt de ma Tragi- Comédie, tantôt de mon Intermede, et comme mes occupations n'étoient pas bien considérables, je préparai des nouveautés pour le carnaval.

J'entrepris la composition d'une Tragédie intitulée Rosimonde, et d'un autre Intermede intitulé la Birba . Pour la grande Piece c'étoit la Rosimonda del Muti, mauvais Roman du siècle dernier, qui m'avoit fourni l'argument, et j'avois calqué la petite Piece sur les Batteleurs de la Place Saint-Marc, dont j'avois bien étudié le langage, les ridicules, les charges et les tours d'adresse.

Les traits comiques que j'employois dans les Intermedes, étoient comme de la graine que je semois dans mon champ pour y recueillir un jour des fruits mûrs et agréables.



CHAPITRE XXXVI

Premiere représentation de Bélisaire, son succès. - Premiere représentation de la Pupile. - Celle de Rosimonde. - Celle de la Birba. - Clôture des Spectacles.

Enfin, le 24 Novembre 1734, mon Bélisaire parut pour la premiere fois sur la scene. C'étoit mon début, et il ne pouvoit être ni plus brillant, ni plus satisfaisant pour moi.

Ma Piece fut écoutée avec un silence extraordinaire, et presque inconnu aux Spectacles d'Italie. Le public, habitué an bruit, prenoit l'essor dans les entr'actes, et par des cris de joie, par des claquemens de mains, par des signes réciproques entre le Parterre et les loges, on prodiguoit à l'Auteur et aux Acteurs les applaudissemens les plus éclatans.

A la fin de la Piece, tous ces élans d'une satisfaction peu commune redoublerent, de maniere que les Acteurs en étoient pénétrés. Les uns pleuroient, les autres rioient, et c'étoit la même joie qui produisoit ces effets différens.

On n'appelle pas en Italie l'Auteur de la Piece pour le voir, et pour l'applaudir sur la scene. Mais lorsque le premier Amoureux se présenta pour annoncer, tous les Spectateurs crierent unanimement: Questa, questa, questa; c'est-à-dire la même, la même, et l'on baissa la toile. On donna le lendemain la même, on continua de la donner tous les jours jusqu'au 14 Décembre, et on fit avec elle la clôture de l'automne.

Ce début fut très-heureux pour moi; car la Piece ne valoit pas tout le prix qu'on l'avoit estimée, et j'en fais moi- même si peu de cas, qu'elle ne paroîtra jamais dans le recueil de mes ouvrages.

La bonne Littérature est aussi bien connue et aussi bien cultivée à Venise, que par-tout ailleurs; mais les connoisseurs ne purent pas s'empêcher d'applaudir un ouvrage dont ils connoissoient les imperfections. En voyant la supériorité qu'avoit ma Piece sur les farces et sur les puérilités ordinaires des Comédiens, ils auguroient, de ce premier essai, une suite qui auroit pu donner de l'émulation, et frayer le chemin à une réforme du Théâtre Italien.

Le principal défaut de ma Piece étoit la presence de Bélisaire, les yeux crévés et ensanglantés; à cela près ma Piece, que j'avois nommée Tragi-Comédie, n'étoit pas destituée d'agrémens; elle intéressoit le Spectateur d'une maniere sensible, et d'après nature. Mes Héros étoient des hommes, et non pas des demi-Dieux, leurs passions avoient le degré de noblesse convenable à leur rang, mais ils faisoient paroître l'humanité telle que nous la connoissions, et ils ne portoient pas leurs vertus et leurs vices à un excès imaginaire.

Mon style n'étoit pas élégant, ma versification n'a jamais donné dans le sublime; mais voilà précisément ce q'il falloit pour ramener peu à peu à la raison un public accoutumé aux hyperboles, aux antitheses et au ridicule du gigantesque et du romanesque.

A la sixieme représentation de Bélisaire, Imer crut pouvoir y joindre la Pupile; cette petite Piece fut très-bien reçue du public; mais Imer croyoit que l'Intermede soutenoit la Tragi-Comédie, et c'étoit celle-ci qui soutenoit l'Intermede.

De toute façon, j'y gagnai beaucoup pour ma part; car le public me voyant paroître en même-tems dans les deux genres, et d'une maniere tout-à-fait nouvelle, je méritai l'estime générale de mes compatriotes, et j'eus des encouragemens très-flatteurs et très-distingués.

Ce fut dans cette occasion que je fis la connoissance de son Excellence Nicolas Balbi, Patricien et Sénateur Vénitien, dont la protection vive et constante me fit en tout tems le plus grand honneur, et dont les avis, le crédit et les adhérences me furent toujours de la plus grande utilité.

Le 17 Janvier, on donna la premiere représentation de ma Rosimonde. Elle ne tomba pas; mais après Bélisaire, je ne pouvois pas me flatter d'avoir un succès aussi brillant; elle eut quatre représentations assez passables. A la cinquieme, Imier l'étaya d'un nouvel Intermede. La Birba fit le plus grand plaisir: cette bagatelle, très-comique et tres-gaie, soutint Rosimonde pendant quatre autres représentations; mais il fallut revenir à Bélisaire. Cette piece eut, à la reprise, le même succès qu'elle avoit eu à son début; et Bélisaire et la Birba furent joués ensemble jusqu'au Mardi gras, et firent la clôture du Carnaval; ce qui termina l'année théâtrale.

A Venise, ou ne rouvre les salles de Spectacles qu'au commencement du mois d'Octobre; mais il y a pendent les quinze jours de la foire de l'Ascension un grand Opéra, et quelquefois deux, qui ont jusqu'à vingt représentations.

Le noble Grimani, propriétaire du Théâtre de Saint-Samuel, faisoit représenter dans cette saison un Opéra pour son compte; et connue il m'avoit promis de m'attacher à ce Spectacle, il me tint parole.

Ce n'étoit pas un nouveau Drame qu'on devoit donner cette année-là, mais on avoit choisi la Griselda, Opéra d'Apostolo Zeno et de Pariati, qui travailloient ensemble avant que Zeno partît pour Vienne au service de l'Empereur, et le Compositeur qui devoit le mettre en musique étoit l'Abbé Vivaldi qu'on appelloit à cause de sa chevelure, il Prete rosso (le Prêtre roux). Il étoit plus connu par ce sobriquet, que par son nom de famille.

Cet Ecclésiastique, excellent Joueur de violon et Compositeur médiocre, avoit élevé et formé pour le chant Mademoiselle Giraud, jeune Chanteuse, née à Venise, mais fille d'un Perruquier François. Elle n'étoit pas jolie, mais elle avoit des graces, une taille mignonne, de beaux yeux, de beaux cheveux, une bouche charmante, peu de voix, mais beaucoup de jeu. C'étoit elle qui devoit représenter le rôle de Griselda.

M. Grimani m'envoya chez le Musicien pour faire dans cet Opéra les changemens nécessaires, soit pour raccourcir le Drame, soit pour changer la position et le caractere des airs au gré des Acteurs et du Compositeur. J'allai donc chez l'Abbé Vivaldi, je me fis annoncer de la part de son Excellence Grimani; je le trouvai entouré de musique, et le bréviaire à la main. Il se leve, il fait le signe de la croix en long et en large, met son bréviaire de coté, et me fait le compliment ordinaire: - Quel est le motif qui me procure le plaisir de vous voir, Monsieur? - Son Excellence Grimani m'a chargé des changemens que vous croyez nécessaires dans l'Opéra de la prochaîne foire. Je viens voir, Monsieur, quelles sont vos intentions. - Ah, ah, vous êtes chargé, Monsieur, des changemens dans l'Opéra de Griselda? M. Lalli n'est donc plus attaché aux Spectacles de M. Grimani? M. Lalli, qui est fort âgé, jouira toujours des profits des Epîtres Dedicatoires et de la vente des livres, dont je ne me soucie pas. J'aurai le plaisir de m'occuper dans un exercice qui doit m'amuser, et j'aurai l'honnieur de commencer sous les ordres de M. Vivaldi. (L'Abbé reprend son bréviaire, fait encore un signe de croix, et ne répond pas). - Monsieur, lui dis-je, je ne voudrois pas vous distraire de votre occupation religieuse; je reviendrai dans un autre moment. - Je sais bien, mon cher Monsieur, que vous avez du talent pour la Poésie; j'ai vu votre Bélisaire, qui m'a fait beaucoup de plaisir, mais c'est bien différent: on peut faire une Tragédie, un Poëme Epique, si vous voulez, et ne pas savoir faire un Quatrain musical. - Faites-moi le plaisir de me faire voir votre Drame. - 0ui, oui, je le veux bien; où est donc fourrée Griselda? Elle étoit ici... Deus in adjutorium meum intende. Domine... Domine... Domine... elle étoit ici tout à l'heure. Domine ad adjuvandum... Ah! la voici. Voyez, Monsieur, cette scene entre Gualtiere et Griselda; c'est une scene intéressante, touchante. L'Auteur y a placé à la fin un air pathétique, mais Mademoiselle Giraud n'aime pas le chant langoureux, elle voudroit un morceau d'expression, d'agitation, un air qui exprime la passion par des moyens différens, par des mots, par exemple, entrecoupés, par des soupirs élancés, avec de l'action, du mouvement; je ne sais pas si vous comprenez. - Oui, Monsieur, je comprends très-bien; d'ailleurs j'ai eu l'honneur d'entendre Mademoiselle Giraud, je sais que sa voix n'est pas assez forte... - Comm ent, Monsieur, vous insultez mon écoliere? Elle est bonne à tout, elle chante tout. - Oui, Monsieur, vous avez raison, donnez-moi le livre, laissez-moi faire. - Non, Monsieur, je ne puis pas m'en défaire, j'en ai besoin, et je suis pressé. - Eh bien, Monsieur, si vous êtes pressé, prêtez-le-moi un instant, et sur-le-champ je vais vous satisfaire. Sur-le-champ? - Oui, Monsieur, sur-le-champ.

L'Abbé en se moquant de moi me présente le Drame, me donne du papier et une écritoire, reprend son bréviaire, et récite ses Psaumes et ses Hymnes en se promenant. Je relis la scene que je connoissois déjà; je fais la récapitulation de ce que le Musicien desiroit, et en moins d'un quart-d'heure, je couche sur le papier un air de huit vers partagé en deux parties; j'appelle mon Ecclésiastique, et je lui fais voir mon ouvrage. Vivaldi lit, il déride son front, il relit, il fait des cris de joie, il jette son office par terre, il appelle Mademoiselle Giraud. Elle vient; ah! lui dit-il, voilà un homme rare, voilà un Poëte excellent: lisez cet air; c'est Monsieur qui l'a fait ici, sans bouger, en moins d'un quart-d'heure; et en revenant à moi: ah! Monsieur, je vous demande pardon; et il m'embrasse, et il proteste qu'il n'aura jamais d'autre Poëte que moi.

Il me confia le Drame, il m'ordonna d'autres changemens; toujours content de moi, et l'opéra réussit à merveille.

Me voilà donc initié dans l'Opéra, dans la Comédie et dans les Intermedes, qui furent les avant-coureurs des Opéras Comiques Italiens.



CHAPITRE XXXVII

Mes Comédiens à Padoue. - Changemens arrivés dans leur Troupe. - Ma prédilection pour une belle Comédienne - Griselda, Tragédie. - Mon voyage à Udine. - Entrevue avec mon ancienne Limonadiere. - Spectacle préparé pour l'ouverture de la Salle de Venise. - Mort de la belle Comédienne.

La compagnie Grimani étoit allée à Padoue pour y jouer pendant la saison du printems, et m'attendoit avec impatience, pour donner mes Pieces.

Débarrassé de l'Opéra de Venise, je me transférai à Padoue. Mes nouveautés parurent sur le Théâtre de cette ville, et les applaudissemens de mes Confreres les Docteurs égalerent ceux de mes compatriotes.

Je trouvai beaucoup de changemens dans la Troupe; la Soubrette étoit partie pour Dresde, au service de cette Cour, et l'Arlequin ayant été remercié, on avoit fait venir à sa place M. Campagnani, Milanois, qui, parmi les Amateurs, faisoit les délices de son pays, et n'étoit pas supportable avec les Comédiens.

Mais la perte la plus considérable que la compagnie venoit de faire, c'étoit celle de la veuve Casanova, qui, malgré sa liaison avec le Directeur, s'étoit engagée au service du Roi de Pologne; elle fut remplacée, pour le chant, par Madame Passalacqua, qui, en même-tems, s'étoit chargée de l'emploi de Soubrette; et pour les rôles d'Amoureuse, on avoit fait l'acquisition de Madame Ferramonti, charmante Actrice, jeune, jolie, très-aimable, très-instruite, pleine de talens et de qualités intéressantes.

Je ne tardai pas à m'appercevoir de son mérite; je m'y attachai particulierement; je devins l'ami de son mari, qui n'étoit pas employé dans la Troupe, et j'avois formé le projet de faire de cette jeunesse une Actrice essentielle: les autres femmes ne manquerent pas d'en devenir jalouses; j'essuyai des désagrémens; et j'en aurois souffert davantage, si la mort ne l'eût pas enlevée dans la même année.

Au bout de quelques jours que j'étois à Padoue, le Directeur me parla des nouveautés qu'il falloit préparer pour Venise. Madame Collucci, surnommée la Romana, étoit premiere Amoureuse dans la compagnie, alternativement avec la Bastona; et malgré ses cinquante ans, que le fard et la parure ne pouvoient pas cacher, elle avoit un son de voix si clair et si doux, une prononciation si juste et des graces si naturelles et si naïves, qu'elle paroissoit encore dans la fraîcheur de son âge.

Madame Collucci avoit une Tragédie de Pariati, intitulée Griselda: c'étoit sa Piece favorite; mais elle étoit en prose, et on me chargea de versifier cet Ouvrage.

Rien de plus aisé pour moi: je venois de m'occuper de ce même sujet à Venise; et la Griselda de Pariati n'étoit pas autre chose que l'Opéra qu'il avoit composé lui-même, en société avec Apostolo Zeno.

J'entrepris, avec plaisir, de contenter la Romana; mais je ne suivis pas exactement les Auteurs du Drame; je fis beaucoup de changemens; j'y ajoutai le pere de Griselda: un pere vertuéux qui avoit vu sans orgueil monter sa fille au trône, et la voyoït descendre sans regret. J'avois imaginé ce nouveau personnage pour donner un rôle à mon ami Casali: cette épisode donna un air de nouveauté à la Tragédie, la rendit plus intéressante, et me fit passer pour Auteur de la Piece.

Dans l'Edition de mes œuvres faite à Turin en 1777, par Guibert et Orgeas, cette Griselda se trouve imprimée comme une Piece à moi appartenante: je déteste les plagiats, et je déclare que je n'en suis pas l'inventeur.

Mes Comédiens avoient rempli, à Padoue, le nombre des représentations convenues, et ils faisoient leurs paquets pour aller à Udine, dans le Frioul Vénitien.

Imer me proposa de m'y emmener avec lui. Je n'avois plus rien à craindre du côté de la Limonadiere, qui s'étoit mariée; je consentis de suivre la compagnie; mais ce ne fut pas avec le Directeur que je voyajeai. Je lui fis mes excuses, et je partis dans une bonne voiture, avec Madame Ferramonti et le bon-homme son mari.

A Udine, mes ouvrages furent très-applaudis: j'avois, dans cette ville, la prévention en ma faveur, et on trouva que l'Auteur du Carême poétique étoit, à leur avis, un assez bon Poëte dramatique.

Cette Limonadiere, que je n'avois pas aimée, mais que avois connue et fréquentée, et qui avoit fini par me mettre dans le plus grand embarras, sut que j'étois à Udine, et voulut me voir. Elle étoit mariée à un homme de son état, et elle m'écrivit une lettre fort drôle et fort engageante. J'allai la voir à une heure marquée; je la trouvai fort changée: notre conversation ne fut pas longue; je n'avois pas envie de lui sacrifier mes nouvelles inclinations; je ne la revis qu'une seconde fois, et pas plus.

J'avois d'ailleurs mes occupations théâtrales qui m'intéressoient: je desirois faire quelque chose d'extraordinaire pour l'ouverture du Spectacle dans la Capitale. Je ruminois plusieurs idées dans ma tête; j'en communiquai quelques-unes au Directeur. Voici celle à laquelle nous nous arrêtâmes, et que je mis en exécution.

C'étoit un divertissement partagé en trois parties différentes, et qui remplissoit les trois actes d'une représentation ordinaire.

La premiere partie n'étoit qu'une assemblée littéraire. Tous les Acteurs, au lever de la toile, se trouvoient assis, et rangés sur la scene en habillement bourgeois. Le Directeur ouvroit l'assemblée par un discours sur la Comédie et sur les devoirs des Comédiens, et finissoit par complimenter le public. Les Acteurs, les Actrices récitoient chacun à leur tour des couplets, des sonnets, des madrigaux analogues à leurs emplois, et les quatre masques qui étoient pour lors à visage découvert, débitoient des vers dans les différens langages des personnages qu'ils représentoient.

La seconde partie étoit remplie par une Comédie à canevas en un acte, dans laquelle je tâchai de donner des situations intéressantes aux Acteurs nouveaux.

La troisieme partie contenoit un Opéra Comique en trois actes, et en vers, intitulé la Fondation de Venise.

Cette petite Piece qui étoit peut-être le premier Opéra Comique qui parut dans l'Etat Vénitien, se trouve dans le vingt-huitieme volume de mes œuvres, de l'édition de Turin.

Imer étoit très-content de mon idée, et de la maniere dont je l'avois exécutée. Toute la compagnie en étoit enchantée; il n'y avoit que la Bastona qui se plaignoit de moi, et disoit tout haut que dans la charlatannerie de mon ouverture, j'avois fait pour Madame Ferramonti, qui n'étoit qu'une seconde Actrice, une Piece de vers que les premieres avoient le droit de réclamer, et excitoit la Romana à s'en plaindre aussi, et à me tracasser.

Hélas! la pauvre Ferramonti ne fut pas long-tems en but à la jalousie de ses camarades. Elle étoit enceinte, le tems de ses couches s'annonça par des préliminaires fâcheux; la nature se refusa à son soulagement; la sage-femme se trouva embarrassée. On fit venir un accoucheur, l'enfant étoit mal tourné; on en vint à l'opération césarienne. Le fils étoit mort, et la mere le suivit de près.

Le mari vint me voir, il étoit désolé, je l'étois autant que lui; je ne pouvois plus me souffrir dans cette ville, je ne pouvois plus soutenir l'aspect de ces femmes qui jouissoient de mon affliction, et sous prétexte d'aller rejoindre ma mere qui étoit de retour de Modene, je partis sur-le-champ pour Venise.



CHAPITRE XXXVIII

Mon retour à Venise. - Entretien avec ma mere. - Démarche de mon ancienne prétendue. - Retour de la Troupe de mes Comédiens à Venise. - Mon attachement pour Madame Passalacqua, ses infidélités.

Arrivé a Venise, je n'eus rien de plus pressé que d'aller embrasser ma mere; nous eûmes une longue conversation ensemble: mes fonds de Venise étoient dégagés; mes rentes de Modene étoient augmentées; mon frere étoit rentré dans le service; ma mere auroit desiré que j'eusse repris mon état d'Avocat.

Je lui fis voir que l'ayant une fois quitté et ayant reparu dans ma Patrie sous un aspect tout-à-fait différent, je ne pouvois plus me flatter de cette confiance que j'avois déméritée, et que la carriere que je venois d'entreprendre étoit également honorable, et pouvoit devenir lucrative.

Ma mere, les larmes aux yeux, dit qu'elle n'osoit pas s'opposer à mes volontés, qu'elle avoit à se reprocher de m'avoir détourné de la route des Chancelleries Criminelles, et me connoissant de la raison, de l'honneur et de l'activité, elle me laissoit maître de choisir mon état.

Je la remerciai, je l'embrassai une seconde fois, et de propos en propos je vins à l'article de Madame St*** et de sa fille, bien content que le mépris que ces dames avoient marqué pour l'emploi que j'avois entrepris, m'eut délivré de toute crainte et de tout embarras.

Point du tout, dit ma mere, tu te trompes; Madame St*** et sa fille sont venues me voir; elles m'ont comblée de politesses, elles m'ont parlé de toi comme d'un garçon estimable, admirable; l'éclat de tes succès t'a rendu digne de leur considération, et elles comptent toujours sur toi.

Non, dis-je, avec le ton de l'indignation; non, ma mere, je ne me lierai jamais avec une famille qui m'a trompé, qui m'a ruiné, et qui a fini par me dédaigner.

Ne t'inquiété pas, répliqua ma mere; elles ne sont pas plus riches qu'elles ne l'étoient; j'irai leur rendre visite, je leur parlerai raison, et je prends sur moi de te dégager. Parlons d'autres choses, continua-t-elle, conte-moi ce que tu as fait pendant le tems de notre séparation: je la satisfis sur-le-champ, je lui fis part de plusieurs de mes aventures, et j'en cachai une grande partie; je la fis rire, je la fis pleurer, je la fis trembler. Nous dinâmes avec nos parens: ma mere à table vouloit redire à la société ce que j'avois conté; elle s'embrouilloit, elle ne faisoit qu'exciter la curiosité: j'étois obligé de recommencer; la gaieté du repas m'animoit; je disois des choses que je n'avois pas dites à ma mere: ah! fripon, disoit-elle de tems en tems, tu ne m'avois pas dit cela, ni ceci, ni cet autre: je passai ma journée fort agréablement, et je fis rire à mes dépens de vieux oncles et de vieilles tantes qui ne rioient jamais: j'avois plus de grace à causer peut-être que je n'en ai peur écrire.

Vers la fin du mois de Septembre, la Troupe de mes Comédiens revint à la Capitale: nous fîmes les répétitions de notre ouverture, et le 4 d'Octobre elle parut sur la scene.

La nouveauté surprit; l'assemblée littéraire fut goûtée, la Comédie en un acte tomba, à cause de l'Arlequin qui ne plaisoit pas; l'Opéra Comique fut bien reçu et resta an Théâtre.

Le Directeur étoit satisfait que la partie musicale l'emportât; mais il n'étoit pas trop content de Madame Passalacqua: sa voix étoit fausse, sa maniere étoit monotonne, et sa phisionomie grimaciere: Imer vouloit soutenir les Intermedes, et un Musicien de l'Orchestre lui en proposa le moyen.

Ce vieux bon-homme de soixante ans venoit d'épouser une demoiselle qui n'en avoit que dix-huit: il la faisoit chanter avec son violon; la jeune personne avoit des dispositions: Imer la trouva à son gré, me pria d'en prendre soin, et je m'en chargeai avec plaisir, la trouvant très-jolie et très-docile.

Madame Passalacqua en devint jalouse; elle avoit fait des tentatives inutiles à Udine pour me gagner, et elle ne manqua pas son coup à Venise.

Je reçois un jour un billet de sa main, par lequel elle me prie d'aller chez elle sur les cinq heures du soir: je ne pouvois pas honnêtement m'y refuser: j'y vais; elle me reçoit dans un ajustement de Nymptie de Cythere, me fait asseoir sur un canapé auprès d'elle, et me dit les choses du monde les plus flatteuses et les plus galantes: je la connoissois, j'étois sur mes gardes, et je soutenois la conversation avec une contenance héroïque. D'ailleurs je ne l'aimois pas; elle étoit maigre, elle avoit les yeux verds, et beaucoup de fard couvroit son teint pâle et jaunâtre.

Madame Passalacqua, ennuyée de mon indifférence, fit jouer tous les ressorts de son adresse: est-il possible, me dit-elle d'un ton passionné, que de toutes les femmes de cette Troupe, je sois la seule qui ait le malheur de vous déplaire? Je sais me rendre justice, j'ai su respecter le mérite tant que je vous ai vu attaché à Madame Ferramonti; mais vous voir préférer actuellement une jeunesse stupide, une femme sans talent, sans éducation, cela est honteux pour vous, et c'est humiliant pour moi. Hélas! je n'aspire pas au bonheur de posséder votre cœur; je n'ai pas assez de mérite pour m'en flatter; mais je suis Comédienne, je n'ai pas d'autre état, je n'ai pas d'autre ressource; jeune, sans expérience, j'ai besoin d'exercice, de Conseil, de protection: si j'avois le bonheur de plaire à Venise, ma réputation seroit établie, et ma fortune seroit assurée; vous pourriez contribuer à mon bonheur; avec votre talent, avec votre intelligence, en sacrifiant vos instans perdus pour moi, vous pourriez me rendre heureuse, mais vous m'abandonnez, Vous me méprisez. Ciel! que vous ai-je fait? (et quelques larmes s'échappoient de ses yeux). J'avoue que son discours m'avoit attendri, et ses larmes acheverent ma défaite: je lui promis mon assistance, mes soins, mes bons offices; elle n'étoit pas contente; elle vouloit le sacrifice total de la femme du Musicien: cette proposition me révolta; je lui dis que c'étoit trop vouloir, et je voulois m'en aller.

Madame Passalacqua m'arrête, prend le ton de la gaieté, regarde en l'air, trouve le tems fort beau, et me propose d'aller prendre le frais avec elle dans une gondole, qu'elle avoit fait venir à sa rive; je refuse: elle en rit, elle insiste, et prend mon bras et m'entraîne: comment faire pour ne pas la suivre?

Nous entrons dans cette voiture, où l'on est aussi commodément que dans le boudoir le plus délicieux. Nous allons gagner le large de la vaste Lacune qui environne la ville de Venise. Là notre adroit Gondolier ferme le petit rideau de derriere, fait de sa rame le gouvernail de la gondole, et la laisse aller doucement an gré du reflux de la mer.

Nous causâmes beaucoup, gaiement, agréablement, et au bout d'un certain tems la nuit nous paroissoit avancée, et nous ne savions pas où nous étions. Je veux regarder à ma montre; il faisoit trop sombre pour y voir: j'ouvre le petit rideau de la poupe; je demande au Gondolier l'heure qu'il étoit; je n'en sais rien, Monsieur, me dit-il, mais je crois, si je ne me trompe pas, que c'est l'heure du berger. Allons, allons, lui dis-je, au logis de Madame. Le Gondolier reprend sa rame; il tourne la proue de sa gondole du côté de la Ville, et nous chante en chemin faisant la strophe vingt-sixieme du seizieme chant de la Jérusalem délivrée.

Nous entrâmes chez Madame Passalacqua à dix heures et demie du soir: on nous servit un petit souper délicieux; nous soupâmes tête-à-tête; je la quittai à minuit, et je partis très-décidé à lui tenir compte des politesses dont elle m'avoit comblé.

En attendant que ma mere trouvât un appartement convenable pour me loger avec elle, je demeurois toujours chez le Directeur de la compagnie. Le lendemain de la soirée singulière dont je viens de parler, je vis mon hâte, et je lui dis que le caractere farouche et jaloux du vieux Musicien m'avoit dégoûté, et je le priai de me dispenser des soins dont il m'avoit chargé pour la jeune femme. Je crayonnai ensuite un Intermede pour Madame Passalacqua, et j'allai la voir, et lui lire les premieres épreuves de ma reconnoissance.

Dans ces entrefaites on mit sur la scene Griselda. Cette Tragédie fut reçue du public comme un ouvrage nouveau; elle plut beaucoup, elle attira beaucoup de monde. La Romana qu'on voyoit sur ce Théâtre depuis vingt ans, fut applaudie dans cette Piece comme dans son début. Casali intéressoit et faisoit pleurer, et Vitalba qui avoit si bien soutenu le rôle de Bélisaire, se surpassa dans celui de Gualtiero.

Vitalba me ramene tout de suite sur le compte de Madame Passalacqua. C'étoit un bel homme, un excellent Comédien, grand coureur de femmes, et fort libertin. Il en vouloit à la Passalacqua, et il ne falloit pas se donner beaucoup de peine pour la subjuguer. Je sus que, pendant que je fréquentois cette Comédienne, Vitalba la voyoit aussi; je sus qu'ils avoient fait des parties ensemble, j'en fus piqué, et je m'éloignai de cette femme infidelle, sans daigner m'en plaindre, et sans lui dire le motif de ma retraite.

Elle m'écrivit une lettre touchante et plaintive; je lui détaillai dans ma réponse tout ce que j'avois à dire de ses mauvais procédés. Elle m'en envoya une seconde, dans laquelle sans nier, et sans s'excuser, elle me prioit en grace d'aller chez elle pour une seule fois, pour la derniere fois, ayant quelque chose à me confier qui regardoit son état, son honneur et sa vie.

Irai-je? ou n'irai-je pas? Je balançai pendant quelque tems; mais enfin, soit par curiosité, soit par besoin d'exhaler ma rage, je pris le parti d'y aller.

J'entre après m'être fait annoncer, et je la trouve étendue sur un canapé, la tête appuyée sur un oreiller; je la salue, elle ne me dit rien; je lui demande ce qu'elle avoit à me dire, elle ne me répond pas; le feu me monte au visage, la colere m'enflamme et m'aveugle, je laisse un libre cours à mon ressentiment, et sans aucun ménagement, je l'accable de tous les reproches qu'elle méritoit. La Comédienne ne disoit mot; elle essuyoit de tems en tems ses yeux; je craignois ces larmes insidieuses, et je voulois partir. Allez, Monsieur, me dit-elle avec une voix tremblante, mon parti est pris, vous aurez de mes nouvelles dans peu d'instans. Je ne m'arrête pas à ces mots vagues, je prends le chemin de la porte; je me retourne pour lui dire adieu, je la vois le bras levé, et un stilet à la main tourné contre son sein. Cette vue m'effraye, je perds la tête; je cours, je me jette à ses pieds, j'arrache le couteau de sa main, j'essuye ses larmes, je lui pardonne tout, je lui promets tout, je reste; nous dînons ensemble, et... nous voilà comme auparavant.

J'étois content de ma victoire, je bénissois le moment où je m'étois retourné en sortant; j'etois amoureux, je l'aimois de bonne foi; j'étois convaincu qu'elle m'aimoit aussi. Je cherchois des raisons pour excuser sa faute; Vitalba l'avoit surprise, elle en étoit repentante, elle avoit renoncé à Vitalba à jamais, pour jamais... et au bout de quelques jours je sus, à n'en pouvoir douter, que Madame Passalacqua et M. Vitalba avoient dîné et soupé ensemble, et qu'ils s'étoient moqués de moi.



CHAPITRE XXXIX

Mon Festin de Pierre sous le titre de Don Jouan Tenorio, ou le Dissolu. - Vengeance complette contre la Passalacqua. - Mon voyage pour Genes. - Coup-d'œil de cette ville. - Origine de la Loterie Royale. - Mon mariage. - Mon retour à Venise.

Ce n'est pas pour orner mes Mémoires ni pour recevoir les complimens sur ma bonhomie, que j'ai détaillé, dans le Chapitre précédent, les infidélités d'une Comédienne qui m'a trompé; mais ayant inséré cette anecdote dans un Ouvrage qui a servi à me venger, j'ai cru nécessaire de faire précéder l'historique de l'épisode avant de parler du sujet principal.

Tout le monde connoît cette mauvaise Piece espagnole, que les Italiens appellent il Convitato di Pietra, et les François le Festin de Pierre.

Je l'ai toujours regardée, en Italie, avec horreur, et je ne pouvois pas concevoir comment cette farce avoit pu se soutenir pendant si long-tems, attirer le monde en foule, et faire les délices d'un pays policé.

Les Comédiens Italiens en étoient étonnés eux-mêmes; et soit par plaisanterie, soit par ignorance, quelques-uns disoient que l'Auteur du Festin de Pierre avoit contracté un engagement avec le diable pour le soutenir.

Je n'aurois jamais songé à travailler sur cet Ouvrage; mais ayant appris assez de françois pour le lire, et voyant que Moliere et Thomas Corneille s'en étoient occupés, j'entrepris aussi de régaler ma Patrie de ce même sujet, afin de tenir parole au diable avec un peu plus de décence.

Il est vrai que je ne pouvois pas lui donner le même titre; car, dans ma Piece, la Statue du Commendeur ne parle pas, ne marche pas, et ne va pas souper en ville; je l'ai intitulée Don Jouan, comme Moliere, en y ajoutant, ou le Dissolu.

Je crus ne devoir pas supprimer la foudre qui écrase Don Jouan, parce que l'homme méchant doit être puni; mais je ménageai cet événement de maniere que ce pouvoit être un effet immédiat de la colere de Dieu, et qu'il pouvoit provenir aussi d'une combinaison de causes secondes, dirigées toujours par les loix de la Providence.

Comme dans cette Comédie, qui est en cinq actes et en vers blancs, je n'avois pas employé d'Arlequin, ni d'autres masques italiens, je remplaçai le comique par un Berger et une Bergere, qui, avec Don Jouan, devoient faire reconnoître la Passalacqua, Goldoni et Vitalba; et rendre, sur la scene, l'inconduite de l'une, la bonne foi de l'autre, et la méchanceté du troisieme.

Elise étoit le nom de la Bergere, et la Passalacqua s'appelloit Elisabeth. Le nom de Carino, que je donnai au Berger, étoit, à une lettre près, le diminutif de mon nom de Baptême (Carlino); et Vitalba, sous le nom de Don Jouan, rendoit exactement son vrai caractere.

Je faisois tenir à Elise les mêmes propos dont la Passalacqua s'étoit servie pour me tromper; elle faisoit usage, sur la scene, de ces larmes et de ce couteau dont j'avois été la dupe; et je me vengeois de la perfidie de la Comédienne, en même-tems que Carino se vengeoit de sa Bergéré infidelle.

La Piece étoit faite; il s'agissoit de la faire jouer: j'avois prévu que la Passalacqua ne consentiroit pas à se jouer elle-même. J'avois prévenu le Directeur et le Propriétaire du Théâtre; je fis distribuer les rôles sans faire la lecture de la Piece. La Passalacqua, qui ne tarda pas à reconnoître le personnage qu'elle devoit soutenir, alla s'en plaindre au Directeur, et à son Excellence Grimani. Elle protesta, à l'un et à l'autre, qu'elle ne paroîtroit pas dans cette Piece, à moins que l'Auteur n'y fît des changemens essentiels; mais il fut décidé qu'elle joueroit le rôle d'Elise comme il étoit, ou qu'elle sortiroit de la compagnie.

La Comédienne, effrayée de l'alternative, prit son parti en brave, apprit son rôle, et le rendit en perfection.

A la premiere représentation de cette Piece, le public accoutumé à voir, dans le Convitato di Pietra, Arlequin se sauver du naufrage à l'aide de deux vessies, et Don Jouan sortir à sec des eaux de la mer, sans avoir dérangé sa coëffure, ne savoit pas ce que vouloit dire cet air de que l'Auteur avoit donné à une ancienne bouffonnerie. Mais comme mon aventure avec la Passalacqua et Vitalba étoit connue de beaucoup de monde, l'anecdote releva la Piece; on y trouva de quoi s'amuser, et on s'apperçut que le comique raisonné étoit préférable au comique trivial.

Mon Don Jouan augmentoit tous les jours de crédit et de concours; on le donna, sans interruption, jusqu'au Mardi gras, et il fit la clôture du Théâtre.

Malgré son succès, il n'étoit pas destiné à paroître dans le Recueil de mes Ouvrages, non plus que mon Bélisaire ; car c'étoit bien le Festin de Pierre reformé; mais cette réforme n'étoit pas celle que j'avois en vue; ayant retrouvé cette Piece imprimée à Bologne, et horriblement maltraiée, je consentis à lui donner place dans mon Théâtre, d'autant plus que si mon Don Jouan n'étoit pas du nouveau genre que je m'étois proposé, il n'étoit pas non plus de celui que j'avois rejetté.

La compagnie de Saint-Samuel devoit aller cette année passer le printems à Genes, et l'été à Florence; et comme il y avoit six Acteurs nouveaux dans la Troupe, Imer crut ma présence nécessaire, et me proposa de m'y conduire avec lui.

Il s'agissoit d'aller voir deux des plus belles villes de l'Italie; je devois être défrayé de tout: l'occasion me paroissoit excellente: j'en parlai à ma mere; mes raisons étoient toujours bonnes avec elle, et je partis pour Genes avec le Directeur.

Notre voyage fut heureux; toujours du beau tems en traversant cette haute montagne que l'on appelle la Boquere , nous fûmes légerenient incommodés, plus de la chaleur du soleil que du froid de la saison.

Après avoir traversé le très-riche et très-délicieux village de Saint-Pierre d'Arena, nous découvrîmes Genes du côté de la mer. Quel spectacle charmant, surprenant! C'est un amplaitéâtre en demi cercle, qui, d'un côté, forme le vaste bassin du port, et s'éleve de l'autre par gradation sur la pente de la montagne avec des bâtimes immenses, qui semblent, de loin, placés les uns sur le autres, et se terminent par des terrasses, par des balustrades, ou par des jardins qui servent de toit aux différents habitations.

En face de ces rangées de palais, d'hôtels, et de logeimens bourgeois, les uns incrustés de marbre, les autres ornés de peintures, on voit les deux moles, qui forment l'embouchure du port: ouvrage digne des Romains, puisque les Génois, malgré la violence et la profondeur de la mer, vainquirent la nature qui s'opposoït à leur établissement.

En descendant du côté du Fanal pour gagner la porte de Saint-Thomas, nous vîmes cet immense Palais Doria, où trois Princes souverains furent logés en même tems; et nous allâmes ensuite à l'hôtellerie de Sainte-Marte, en attendant le logement qu'on devoit nous avoir destiné.

On tiroit la loterie ce jour-là, et j'avois envie d'aller voir cette cérémonie. La loterie, qu'on appelle en Italie il lotto di Genova, et à Paris la loterie royale de France, n'étoit pas encore établie à Venise. Il y avoit cependant des Receveurs cachés, qui prenoient pour les tirages de Genes, et j'avois une reconnoissance dans ma poche pour une mise que j'avois faite chez moi.

C'est à Genes que cette loterie a été imaginée, et ce fut le hasard qui en donna la premiere idée. Les Génois tirent au sort deux fois par an les noms des cinq Sénateurs qui doivent remplacer ceux qui sortent de charge. On connoît, à Genes, tous les noms de ceux qui sont dans l'urne, et qui peuvent sortir; les particuliers de la ville commencerent par dire entr'eux: je parie qu'au tirage prochain un tel sortira; l'autre disoit: je parie pour tel autre, et le pari étoit égal.

Quelque tems après, il y eut des gens adroits qui tenoient une banque pour et contre, et donnoient de l'avantage aux mettans. Le Gouverneur le sut; les petites banques furent défendues; mais des fermiers se présenterent et furent écoutés. Voilà la loterie êtablie pour deux tirages; et quelque tems après, le nombre en fut augmenté.

Cette loterie est devenue aujourd'hui presque universelle: je ne dirai pas si c'est un bien ou si c'est un mal; je me mêle de tout sans décider de rien; et tâchant de voir les choses du côté de l'optimisme, il me paroît que la loterie de Genes est un bon revenu pour le Gouvernement, une occupation pour les désœuvrés, et une espérance pour les malheureux.

Pour mon compte, je trouvai, cette fois, la loterie charmante. Je gagnai un ambe de cent pistoles, dont j'étois fort content.

Mais j'eus à Genes un bonheur bien plus considérable, et qui fit le charme de ma vie: j'épousai une jeune personne, sage, honnête, charmante, qui me dédommagea de tous les mauvais tours que les femmes m'avoient joués, et me raccommoda avec le beau-sexe. Oui, mon cher Lecteur, je me suis marié, et voici comment.

Nous étions logés, le Directeur et moi, dans une maison attenante au Théâtre. J'avois vu, vis-à-vis les croisées de ma chambre, une jeune personne qui me paroissoit assez jolie, et dont j'avois envie de faire la connoissance. Un jour qu'elle étoit seule à sa fenêtre, je la saluai un peu tendrement; elle me fit une révérence, mais elle disparut sur-le- champ, et ne se laissa plus voir depuis.

Voilà ma curiosité et mon amour-propre piqués; je tâche de savoir quelles sont les personnes qui logent en face de mon appartement; c'est M. Conio, Notaire du College de Genes, et un des quatre Notaires députés à la banque de Saint-Georges, homme respectable, qui avoit de la fortune; mais qui ayant une famille très-nombreuse, n'étoit pas aussi aisé qu'il auroit dû l'être.

C'est bon: je veux faire connoissance avec M. Conio; je savois qu'Imer avoit des effets de cette banque, provenans des loyers des loges, et qu'il négocioit sur la place par des Agens de change; je le priai de me confier un de ces effets, ce qu'il fit sans aucune difficulté; et j'allai à Saint-Georges pour le présenter à M. Conio, et profiter de cette occasion pour sonder son caractere.

Je trouvai le Notaire entouré de monde: j'attendis qu'il fût seul; je m'approchai de son bureau, et je le priai de vouloir bien me faire payer la valeur de mon effet.

Ce brave homme me reçut très-poliment, mais il me dit que je m'y étois mal pris; que ces billets ne se payoient pas à la banque, mais que le premier Agent de change, ou le premier Négociant m'auroit donné mon argent sur-le-champ. Je lui fis mes excuses; j'étois étranger, j'étois son voisin... Je voulois lui dire bien des choses; mais l'heure étoit avancée, il me demanda la permission de fermer son bureau, et me dit que nous causerions chemin faisant.

Nous sortons ensemble, il me propose d'aller prendre une tasse de café, en attendant l'heure du dîné; j'accepte, car en Italie on prend dix tasses de café par jour. Nous entrons dans la boutique d'un Limonadier, et comme M. Conio m'avoit vu avec les Comédiens, il me demanda quels étoient les rôles que je jouois à la Comédie.

Monsieur, lui dis-je, votre question ne me choque point, quelqu'autre se seroit trompé comme vous. Je lui dis ce que j'étois et ce que je faisois; il me fit des excuses: il aimoit les Spectacles, il alloit à la Comédie, il avoit vu mes Pieces, il étoit enchanté d'avoir fait ma connoissance, et moi d'avoir fait la sienne. Nous voilà rapprochés; il venoit chez moi, j'allois chez lui; je voyois Mademoiselle Conio, je lui trouvois tous les jours plus d'agrémens et plus de mérite. Au bout d'un mois je demandai moi-même à M. Conio sa fille.

Il n'en fut pas surpris, il s'étoit apperçu de mon inclination, et ne craignoit pas un refus de la part de la Demoiselle; mais sage et prudent comme il étoit, il me demanda du tems, et il fit écrire au Consul de Genes à Venise, pour avoir des informations sur mon compte. Je trouvai le délai raisonnable, j'écrivis aussi en même-tems; je fis part à ma mere de mon projet, je lui fis le portrait de ma prétendue, et je la priai de m'envoyer sur-le-champ tous les certificats qui sont nécessaires dans de pareilles occasions.

Au bout d'un mois je reçus le consentement de ma mere, et les papiers requis; quelques jours après, M. Conio reçut de son côté les témoignages les plus flatteurs en ma faveur. Notre mariage fut fixé pour le mois de Juillet, la dot fut convenue, et le contrat signé.

Imer ne savoit rien de tout cela; j'avois des raisons pour craindre qu'il ne traversât mon projet; il en fut très- fâché, il devoit aller à Florence pour y passer l'été, il fallut bien qu'il y allât sans moi.

Je promis cependant que je ne quitterois pas la compagnie, que je travaillerois pour Venise, que je m'y trouverois à tems; et je tins parole.

Me voilà l'homme du monde le plus content et le plus heureux; mais pouvois-je avoir une satisfaction sans qu'elle fut suivie d'un désagrément? La premiere nuit de mon mariage, la fievre me prend, et la petite vérole que j'avois eue à Rimini dans ma premiere jeunesse, vient m'attaquer pour la seconde fois.

Patience! heureusement elle n'étoit pas dangereuse, et je ne devins pas plus laid que je n'étois. Ma pauvre femme a bien pleuré au chevet de mon lit, elle étoit ma consolation, et l'a toujours été.

Nous partîmes, enfin, mon épouse et moi, pour Venise, au commencement de Septembre. Oh ciel! que de larmes répandues, quelle séparation cruelle pour ma fenme! elle quittoit tout d'un coup pere, mere, des freres, des sœurs, des oncles, des tantes... Mais elle partoit avec son mari.



CHAPITRE XL

Mon retour à Venise avec ma femme. - Renaud de Montauban, Tragi-Comédie. - Henri, Roi de Sicile, Tragédie. - Arrivée à Venise du fameux Arlequin Sacchi et de sa fimille. - Leur entrée dans la Troupe de Saint-Samuel. - Acquisitions d'autres bons sujets. - L'Homme accompli, Comédie de caractere, en trois actes, partie écrite, partie à canevas.

Arrivé à Venise avec ma femme, je la présentai à ma mere et à ma tante: ma mere fut enchantée de la douceur de sa bru, et ma tante qui n'étoit pas aisée, fit de sa niece sa bonne amie. C'étoit un ménage charmant: la paix y régnoit; j'étois l'homme du monde le plus heureux.

Mes Comédiens qui ne comptioient plus sur moi, furent contens de me revoir, d'autant plus que je leur avois apporté une Piece nouvelle; c'étoit Renaud de Montauban, Tragi-Comédie en cinq Actes et en vers.

Ce sujet étoit du fond de la Comédie Italienne, et aussi mauvais que l'ancien Bélisaire et le Festin de Pierre. Je l'avois purgé des défauts grossiers qui le rendoient insupportable, et je l'avois rapproché, autant qu'il m'avoit été possible, du genre de l'ancienne Chevalerie, et de la décence convenable dans une Piece où paroissoit Charle- magne.

Le public habitué à voir Renaud, Paladin de France, paroître au Conseil de guerre enveloppé dans un manteau déchiré, et Arlequin défendre le château de son Maître, et terrasser les soldats de l'Empereur à coups de marmites et pots cassés, vit avec plaisir le Héros calomnié soutenir sa cause avec dignité, et ne fut pas mécontent de voir supprimer des bouffonneries déplacées.

Renaud de Montauban fut applaudi, moins cependant que Bélisaire et le Festin de Pierre: il acheva la saison de l'Automne; mais je ne l'avois pas destiné à la presse, et j'ai été fâché de le voir imprimé dans l'Edition de Turin.

Ma premiere année de mariage m'avoit occupé, de maniere que je n'avois pas eu le tems de travailler pour la Comédie. Il falloit pourtant donner quelque nouveauté pour l'hiver: j'avois ébauché à Genes une Tragédie; j'en étois au quatrieme Acte; je fis bien vite le cinquieme; je changeai, je corrigeai à la hâte, et je mis les Acteurs en état de donner cette Piece au commencement du Carnaval. Henri, Roi de Sicile, étoit le titre de ma Piece; j'avois pris le sujet dans le Mariage de vengeance, nouvelle insérée dans le Roman de Giblas. C'est le même fond que celui de Blanche et Guiscard, de M. Saurin de l'Académie Françoise; la Trogédie de l'Auteur François n'a pas eu un grand succès, la mienne non plus; il faut dire qu'il est des sujets malheureux, qui ne sont pas faits pour réussir.

La reprise de Renaud dédommagea les Comédiens, et fit la clôture de l'année comique.

Pendant le Carême on fit dans cette Troupe des changemens qui la porterent, autant qu'il étoit possible, au point de sa perfection.

On avoit changé la Bastona mere contre la Bastona sa fille, excellente Actrice, pleine d'intelligence, noble dans le sérieux, et très-agréable dans le comique. Vitalba, premier Amoureux, avoit été remplacé par Simonetti , moins brillant que son prédécesseur, mais plus décent, plus instruit et plus docile. On avoit fait l'acquisition du Pantalon Golinetti, médiocre avec son masque, mais supérieur pour jouer les jeunes Vénitiens à visage découvert; et celle du Docteur Lombardi, qui par sa figure et pour son talent étoit le premier dans cet emploi; et pour mon bonheur, la Passalacqua avoit été renvoyée: je n'avois pas de rancune; mais je me portois mieux quand je ne la voyois pas.

Ce qui rendit cette Compagnie completement bonne, fut le fameux Arlequin Sacchi dont la femme jouoit passablement les secondes Amoureuses, et la sœur, à quelque charge près, soutenoit fort bien l'emploi de Soubrette.

Me voilà, me disois-je à moi-même, me voilà à mon aise; je puis donner l'essor à mon imagination; j'ai assez travaillé sur de vieux sujets, il faut créer, il faut inventer; j'ai des Acteurs qui promettent beaucoup; mais pour les employer utilement, il faut commencer par les étudier: chacun a son caractere naturel; si l'Auteur lui en donne un à représenter qui soit analogue au sien, la réussite est presque assurée. Allons, continuois-je dans mes réflexions; voici le moment peut-être d'essayer cette réforme que j'ai en vue depuis si long-tems. Oui, il faut traiter des sujets de caractere; c'est-là la source de la bonne Comédie: c'est par là que le grand Moliere a commencé sa carriere, et est parvenu à ce degré de perfection, que les anciens n'ont fait que nous indiquer, et que les modernes n'ont pas encore égalé, Avois-je tort de m'encourager ainsi? Non: car la Comédie étoit mon penchant, et la bonne Comédie devoit être mon but: j'aurois eu tort, si mon ambition eût été de me rapprocher des Maîtres de l'art; mais je n'aspirois qu'à réformer les abus du Théâtre de mon pays, et il ne falloit pas être bien savant pour y parvenir.

D'après ces raisonnemens qui me paroissoient justes, je cherchai dans la compagnie l'Acteur qui m'auroit le mieux convenu pour soutenir un caractere nouveau et agréable en même tems.

Je m'arrêtai au Pantalon Golinetti, non pas pour l'employer avec un masque qui cache la phisionomie, et empêche que l'Acteur sensible fasse paroître sur son visage la passion qui l'anime; mais je faisois grand cas de sa maniere d'être dans les sociétés où je l'avois vu et sondé; je crus que je pouvois en faire un excellent personnage, et je ne me trompai pas.

Je fis donc une Comédie de caractere dont le titre étoit Momolo Cortesano. Momolo en Vénitien est le diminutif de Girolamo (Jérôme). Mais il n'est pas possible de rendre l'adjectif Cortesan par un adjectif françois. Ce terme Cortesan n'est pas une corruption du mot courtisan; mais il dérive plutôt de courtoisie et courtois . Les Italiens eux-mêmes ne connoissent pas généralement le Cortesan Vénitien; aussi quand je donnai cette Piece à la presse, je l'intitulai l'Uomo di Mondo; et si je devois la mettre en François, je crois que le titre qui pourroit lui convenir, seroit celui de l'Homme accompli.

Voyons si je me trompe. Le véritable Cortesan Vénitien est un homme de probité, serviable, officieux. Il est généreux sans profusion, il est gai sans être étourdi, il aime les femmes sans se compromettre, il aime les plaisirs sans se ruiner, il se mêle de tout pour le bien de la chose, il préfere la tranquillité, mais il ne souffre pas la supercherie, il est affable avec tout le monde, il est ami chaud, protecteur zélé. N'est-ce pas là l'Homme accompli?

Y en a-t-il beaucoup, me dira-t-on, de ces Cortesani à Venise? Oui, il n'y en a pas mal. Il y en a qui possedent plus ou moins les qualités de ce caractere; mais quand il s'agit de l'exécuter aux yeux du public, il faut toujours le montrer dans toute sa perfection.

Pour qu'un caractere quelconque fasse plus d'effet sur la scene, j'ai cru qu'il falloit le mettre en contraste avec des caractercs opposés; j'ai introduit dans ma Picce un mauvais sujet Vénitien qui trompe des Etrangers; mon Cortesan , sans connoître les personnes trompées, les garantit des pieges et démasque le fripon. Arlequin n'est pas dans cette Piece un valet étourdi; c'est un fainéant qui prétend que sa sœur entretienne ses vices; le Cortesan donne un état à la fille, et met le paresseux dans la nécessité de travailler pour vivre; enfin l'Homme accompli acheve sa brillante carriere par se marier, et choisit parmi les femmes de sa connoissarice celle qui a le moins de prétentions et le plus de mérite.

Cette Piece eut un succès admirable; j'étois content. Je voyois mes compatriotes revenir de l'ancien goût de la farce, je voyois la réforme annoncée, mais je ùe pouvois pas encore m'en vanter. La Piece n'étoit pas dialoguée.

Il n'y avoit d'écrit que le rôle de l'Acteur principal. Tout le reste étoit à canevas: j'avois bien concerté les Acteurs; mais tous n'étoient pas en état de remplir le vuide avec art. On n'y voyoit pas cette égalité de style, qui caracterise les Auteurs: je ne pouvois pas tout réformer à la fois sans choquer les Amateurs de la Comédie nationale, et j'attendois le moment favorable pour les attaquer de front avec plus de vigueur et plus de sureté.



CHAPITRE XLI

Gustave Vasa, Opéra. - Courte digression sur Metastasio et Apostolo Zeno. - Entretien avec ce dernier sur mon Opéra. - Le Prodigue, Comédie en trois Actes, partie écrite, partie à canevas. - Plaintes des Acteu rs à masque. - Les trente-deux Infortunes d'Arlequin, Comédie à canevas. - Quelques mots sur l'Arlequin Sacchi. - La Nuit Critique, Comédie à canevas.

Mes Comédiens devoient aller jouer en Terre-Femie pendant le printems et l'été; ils auroient desiré que je les eusse suivis; mais je leur disois, avec l'Evangile, uxorem duxi, je suis marié.

Une autre raison me confrrna dans le dessein de rester à Vcnise. Le propriétaire de ce même Théâtre, où l'on donnoit mes Comédies en automne et en hiver, m'avoit chargé d'un Drame musical, pour la foire de l'Ascension de la même année. Je fis cet Ouvrage pendant le Carême, et j'étois bien aise de présider à l'execution.

Le célebre Galuppi, dit le Buranello, devoit le mettre en musique, et paroissoit content de mon Drame; mais, avant que de le lui livrer, me rappellant combien je m'étois trompé dans mon Amalassunta, et ne sachant pas si j'avois exactement rempli toutes les extravagances que l'on appelle des regles dans le Drame musical, je voulois le faire voir et me consulter avant que de l'exposer an public, et je choisis pour mon juge et pour mon conseil Apostolo Zeno, qui étoit de retour de Vienne, où il avoit été remplacé par l'Abbé Metastasio.

L'Italie doit à ces deux illustres Auteurs la réforime de l'Opéra. On ne voyoit, avant eux, dans ces Spectacles harmonieux, que des Dieux, et des diables, et des machines, et du merveilleux. Zeno crut le premier que la Tragédie pouvoit se représenter en vers lyriques sans la dégrader, et qu'on pouvoit la chanter sans l'affoiblir. Il exécuta son projet de la maniere la plus satisfaisante pour le public, et la plus glorieuse pour lui-même et pour sa nation.

On voit, dans ses Opéras, les héros tels qu'ils étoient, du moins tels que les historiens nous les représentent; les caracteres vigoureusement soutenus, ses plans toujours bien conduits; les épisodes toujours liés à l'unité de l'action: son style étoit mâle, robuste, et les paroles de ses airs adaptées à la musique de son tems.

Métastase, qui lui succéda, mit le comble à la perfection dont la Tragédie lyrique étoit susceptible: son style pur et élégant; ses vers coulans et harmonieux; une clarté admirable dans les sentimens; une facilité apparente qui cache le pénible travail de la précision; une énergie touchante dans le language des passions, ses portraits, ses tableaux, ses descriptions riantes, sa douce morale, sa philosophie insinuante, ses analyses du cœur humain, ses connoissances répandues sans profusion, et appliquées avec art; ses airs, ou, pour mieux dire, ses madrigaux incomparables, tantôt dans le goût de Pindare, tantôt dans celui d'Anacréon, l'ont rendu digne d'admiration, et lui ont mérité la couronne immortelle que les Italiens lui ont déférée, et que les étrangers ne refusent pas de lui accorder.

Si j'osois faire des comparaisons, je pourrois avancer que Métastase a imité Racine par son style, et que Zeno a imité Corneille par sa vigueur. Leurs génies tenoient à leurs caracteres. Métastase étoit doux, poli, agréable dans la société. Zeno étoit sérieux, profond et instructif.

C'est donc à ce dernier que je m'étois adressé pour faire analyser mon Gustave.

Je trouvai ce savant respectable dans son cabinet; il me reçut très-honnêtement; il écouta la lecture de mon Drame sans prononcer un seul mot. Je m'appercevois cependant, à ses mines, des bons et des mauvais endroits de mon ouvrage. La lecture finie, je lui demandai son avis. C'est bon, me dit-il en me prenant par la main, c'est bon pour la foire de l'Ascension.

Je compris ce qu'il vouloit dire, et j'allois déchirer mon Drame; il m'en empêcha, et, me dit, pour me consoler, que mon Opèra, tout médiocre qu'il étoit, valoit cent fois mieux que tous ceux dont les Auteurs, sous le prétexte d'imitation, ne faisoient que copier les autres. Il n'osa pas se nommer; mais je connoissois les plagiaires dont il avoit raison de se plaindre.

Je profitai des corrections muettes de M. Zeno; je fis quelques changemens dans les endroits qui avoient fait grincer les dents à mon juge; mon Opéra fut donné; les Acteurs étoient bons, la musique excellente, les ballets fort gais; on ne disoit rien du Drame; je me tenois derriere le rideau; je partageois les applaudissemens qui ne m'appartenoîent pas; et je disois, pour me tranquilliser, ce n'est pas mon genre; j'aurai ma revanche à ma premiere Comédie.

L'ouvrage que j'avois préparé pour le retour de mes Comédiens, étoit il Prodigo, le Prodigue.

Je n'avois pas cherché le sujet dans la classe des vicieux, mais dans celle des ridicules. Mon Prodigue n'étoit ni joueur, ni débauché, ni magnifique. Sa prodigalité n'étoit qu'une foiblesse; il ne donnoit que pour le plaisir de donner; le fond de son cœur étoit excellent; mais sa bonhomie et sa crédulité l'exposoient au dérangement et à la dérision.

C'étoit un caractere nouveau; j'en connoissois les originaux, je les avois vus, et je les avois étudiés sur les bords de la Brenta, parmi les habitans de ces délicieuses et magnifiques maisons de campagne, où l'opulence éclate, et la médiocrité se ruine.

L'Acteur excellent qui avoit si bien soutenu le brillant personnage du Cortesan Vénitien, rendit en perfection le caractere lent et apathique de mon Prodigue.

J'avois donné à l'homme riche et foncierement libéral un Intendant frippon et adroit, qui, profitant des dispositions de son maître, lui fournissoit les occasions et les moyens de se satisfaire. Toutes les fois qu'il s'agissoit de trouver de l'argent, le bon-homme finîssoit par dire au traître qui le séduisoit: caro vecchio, fè vu; c'est-à- dire, mon ami, je me rapporte à vous, faites pour le mieux.

Cette phrase avoit fait reconnoître à Venise des personnes à qui elle étoit familiere. On vouloit deviner mon original; je l'avois pris dans la foule des gens riches, qui sont dupes de leur foiblesse et de leurs séducteurs: mais une anecdote de mon imagination fut trouvée malheureusement historique, et manqua de me perdre.

Mon Prodigue a pour maîtresse une jeune personne qui seroit devenue sa femme, s'il eût été moins dérangé: la Demoiselle se trouve chez lui avec ses parens sur la Brenta. L'amant lui offre une bague de prix; la Demoiselle la refuse. Quelque tems après, le Procureur du Prodigue arrive de Venise, et apporte la nouvelle à son client, qu'il a gagné son procès. L'homme généreux veut marquer sa joie et sa reconnoissance; il n'a pas d'argent, il donne, au Procureur, la bague: le Procureur l'accepte, et s'en va.

Dans ces entrefaites, on avoit conseillé à la Demoiselle d'accepter le bijou, afin que le jeune étourdi ne s'en défît pas mal-à-propos. Elle revient; elle parle de la bague; elle s'excuse de l'avoir refusée; elle ne pouvoit pas la recevoir sans permission, elle venoit de l'obtenir... Hélas! la bague n'étoit plus, l'amant est désolé, le Prodigue est au désespoir; quel trouble! quel embarras!

Voilà une de ces situations heureuses qui amusent les Spectateurs, qui produisent des révolutions et conduisent tout naturellement l'action à son dénouement.

On disoit que cette aventure étoit arrivée à un personnage de haute condition à qui j'avois en mon particulier beaucoup d'obligations. Heureusement, ce Seigneur ne s'en apperçut pas, ou fit semblant de ne pas s'en appercevoir. Il étoit intéressé à mes succès; ma Piece avoit bien réussi, et il en étoit content aussi bien que moi.

Mon Prodigue eut vingt représentations de suite à son début; le même bonheur le suivit à la reprise du carnaval, mais les personnages à masque se plaignoient de moi, je ne les faisois pas travailler; j'allois les perdre, et ils avoient des amateurs et des protecteurs qui les soutenoient.

D'après ces plaintes, et d'après la conduite que je m'étois proposée, je donnai, au commencement de l'année comique, une Comédie à sujet, intitulée les trente-deux Infortunes d'Arlequin. C'étoit Sacchi qui devoit l'exécuter à Venise; j'étois sûr qu'elle ne pouvoit pas manquer de réussir.

Cet Acteur, connu sur la scene Italienne sous le nom de Trouffaldin, ajoutoit aux graces naturelles de son jeu, une étude suivie sur l'art de la Comédie et sur les différens Théâtres de l'Europe.

Antonio Sacchi avoit l'imagination vive et brillante; il jouoit les Comédies de l'art, mais les autres Arlequins ne faisoient que se répéter, et Sacchi, attaché toujours au fond de la scene, donnoit, par ses saillies nouvelles et par des réparties inattendues, un air de fraîcheur à la Pièce, et ce n'étoit que Sacchi que l'on alloit voir en foule.

Ses traits comiques, ses plaisanteries n'étoient pas tirées du langage du peuple, ni de celui des Comédiens. Il avoit mis à contribution les Auteurs Comiques, les Poëtes, les Orateurs, les Philosophes; on reconnoissoit, dans ses impromptus, des pensées de Seneque, de Cicéron, de Montaigne; mais il avoit l'art d'approprier les maximes de ces grands hommes à la simplicité du balourd; et la même proposition, qui étoit admirée dans l'Auteur sérieux, faisoit rire sortant de la bouche de cet Acteur excellent.

Je parle de Sacchi comme d'un homme qui a existé, car à cause de son grand âge, il ne reste à l'Italie que le regret de l'avoir perdu, sans l'espérance de le voir remplacer.

Ma Piece soutenue par l'Acteur dont je viens de parler, eut tout le succès qu'une Comédie à sujet pouvoit avoir. Les amateurs des masques et des canevas étoient contens de moi. Ils trouverent que dans mes trente-deux Infortunes il y avoit plus de conduite et de sens commun, que dans les Comédies de l'art.

J'observai que ce qui avoit plu davantage dans ma Piece, c'étoit les événemens que j'avois accumulés les uns sur les autres; je profitai de la découverte, et je donnai quinze jours après une seconde Comédie dans le même genre, et bien plus chargée de situations et d'événemens, puisque j'avois intitulée la Nuit Critique, ou les cent quatre Evénemens dans la même nuit.

Cette Piece pouvoit s'appeller l'épreuve des Comédiens, car elle étoit si compliquée et si finement travaillée, qu'il n'y falloit pas moins que les Acteurs auxquels je la confiai pour la pouvoir exécuter d'une maniere aussi exacte, et avec tant de facilité.

J'en vis l'expérience quatre ans après. J'étois à Pise en Toscane. Une Troupe de campagne s'avisa de la donner pour me faire sa cour. J'entendis dire le lendemain dans un café, sur le Quai de l'Arno: Dio mi guardi da mal di denti, e da cento e quattro accidenti. Dieu me préserve de la rage de dents, et de cent et quatre accidens.

Cela prouve que la réputation d'un Auteur dépend souvent de l'execution des Acteurs. Il ne faut pas se dissimuler cette vérité, nous avons besoin les uns des autres, nous devons nous aimer, nous devons nous estimer réciproquement, servatis servandis.



CHAPITRE XLII

Changement dans mon état. - Oronte, Roi des Scythes, Opéra.

J'avois satisfait le goût baroque de mes compatriotes, dont je recevois les complimens en riant, et je mourois d'envie de hâter la réforme jusqu'au bout. Mais il arriva dans cette année un événement, qui me fit interrompre pendant quelques mois le cours de mes travaux favoris.

Le Comte Tuo, Consul de Genes à Venise, venoit de mourir. Les parens de ma femme qui avoient du crédit et des protections, demanderent la place pour moi, et l'emporterent d'emblée.

Me voilà donc dans le sein de ma Patrie chargé de la confiance d'une République étrangere. Il me falloit du tems pour prendre connoissance d'un emploi que je ne connoissois pas encore. Les Genois n'avoient auprès des Vénitiens d'autre Ministre que leur Consul. J'étois donc chargé de tout: j'expédiois mes dépêches tous les huit jours; je me mêlois de nouvelles, j'osois trancher du politique. J'avois appris cet art à Milan, et je ne l'avois pas oublié. Mes relations, mes réflexions, mes conjectures étoient agréées à Genes, et je n'étois pas mal dans le corps diplomatique de Venise.

Mon nouvel état et mes nouvelles occupations ne m'empêcherent pas de reprendre le fil de mes occupations Théâtrales; et dans le Carnaval de la même année, je donnai un Opéra au Théâtre de Saint-Jean-Chrisostôme, et une Comédie de caractere à celui de Saint-Samuel.

Mon Opéra qui portoit le titre d'Oronte, Roi des Scythes, eut un succès très-brillant. La musique de Buranello étoit divine; les décorations de Jolli, superbes; les Acteurs excellens; on ne disoit mot du livre, mais l'Auteur des paroles ne jouissoit pas moins du bonheur de ce spectacle charmant.

A la Comédie, au contraire, où je faisois donner en même tems une nouvelle Piece, intitulée la Banqueroute, tous les applaudissemens, tous les battemens de mains, tous les bravo: tout étoit pour moi.

Un Banqueroutier de mauvaise foi est un criminel, qui, en abusant de la confiance du Public, se deshonore lui-même, perd sa famille, vole, trahit les particuliers, et fait du tort au commerce en général.

Initié par mon nouvel emploi dans la connoissance des Négocians, je n'entendois parler que de faillites; et je voyois, que tous ceux qui se retiroient, qui se sauvoient, ou se laissoient prendre, ne devoient leur perte qu'à l'ambition, à la débauche, et à l'inconduite, et partant de l'emblême de la Comédie ridendo castigat mores, je crus que le Théâtre pouvoit s'ériger en licée pour prévenir les abus, et en empêcher les suites.

Je ne me tins pas dans ma Piece uniquement aux Banqueroutiers; mais je fis connoître en même tems ceux qui contribuent davantage à leurs dérangemens, et je m'étendis jusqu'aux gens de loix, qui jettant de la poudre aux yeux des Créanciers, donnent le tems aux Banqueroutiers frauduleux de rendre leurs faillites plus lucratives et plus assurées.

Je ne sais pas si ma Piece a fait quelque conversion; mais je sais bien qu'elle a été généralement applaudie, et les Négocians que j'aurois dû craindre, ont été les premiers à en marquer leur satisfaction, les uns de bonne foi, les autres par politique.

La Banqueroute fut jouée sans intervalle pendant le reste du Carnaval, et elle fit la clôture de l'année comique 1740.

Il y avoit dans cette Piece des scenes écrites beaucoup plus que dans les deux précédentes. Je m'approchois, tout doucement, vers la liberté d'écrire mes Pieces en entier, et malgré les masques qui me gênoient, je ne tardai pas à y parvenir.



CHAPITRE XLIII

Fâcheuse découverte dans mon nouvel emploi. - Commission difficile heureusement terminée. - Imputations démenties. - Suspension de mes rentes à Modene. - Arrivée de mon frere à Venise. - Changement dans la Troupe de Saint-Samuel. - Portrait de la Soubrette. - La Donna di garbo, la brave Femme, Comédie de caractere en trois Actes, en prose, et la premiere entierement écrite.

J'étois comblé d'honneurs et de joie; mais vous savez, mon cher Lecteur, que mes jours heureux n'ont jamais été de longue durée.

Quand on m'offrit le Consulat de Genes, je l'acceptai avec reconnoissance et respect, sans demander quel étoit le traitement de la Charge. Ce fut encore une de mes sottises, qui ne me coûta pas moins que les autres.

Je ne pensai d'abord qu'à me rendre digne de la bienveillance de la République qui m'honoroit de sa confiance. Je pris un logement qui pût me rendre en état de recevoir les Ministres étrangers. J'augmentai mon domestique, ma table, mon train. Je crus ne pouvoir pas faire autrement.

En écrivant au bout de quelque tems au Secrétaire d'Etat avec lequel j'étois en correspondance, je lui motivai l'article de mon traitement. Voici à-peu-près ce que M. le Secrétaire me fit l'honneur de me mander pour me consoler.

Le comte Tuo (mon prédécesseur) avoit servi la République pendant vingt années sans émolumens: le Sénat étoit content de moi: le Gouvernement trouvoit juste que je fusse récompensé; mais la guerre de Corse mettoit la République hors d'état de se charger d'une dépense à laquelle depuis long-tems elle avoit cessé de songer.

Quelle triste nouvelle pour moi! Les profits du Consulat ne montoient pas à cent écus par an. Je voulois remercier sur-le-champ; mais par le Courier suivant une lettre m'arrive d'un Sénateur Génois qui me charge d'une commission épineuse, et m'encourage à rester.

Une personne chargée des affiaires de la République de Genes, et qui réunissoit dans une Cour étrangere la Commission du Sénat et les Procurations des Rentiers, avoit abusé de la confiance des Génois, s'étoit sauvée avec des sommes considérables, et vivoit depuis quelques jours tranquillement à Venise.

Le Sénateur m'envoyoit des Lettres de crédit sur le Banquier Santin Cambiasio, et carte blanche pour obtenir la prise de corps, ou la saisie des effets de son débiteur.

La Commission étoit délicate, et l'exécution en paroissoit difficile. Cependant je connoissois mon pays: dans un Gouvernement où il y a presqu'autant de Tribunaux de premiere instance, que de matieres sujettes à contestation, si l'affaire est bonne, on trouve la maniere d'obtenir justice sans blesser la délicatesse du droit des gens.

Je fus écouté, je fus bien servi; mon Client fut dédommagé, et l'argent et les effets passerent de mes mains à celles de M. Cambiasio à la disposition du Patricien Génois.

Cette affaire si bien conduite et si heureusement terminée, me fit un honneur infini; mais mon étoile ne tarda pas à m'accabler de ses influences.

Dans l'inventaire des effets que j'avois recouvrés, il y avoit deux boîtes d'or enrichies de diamans. J'étois chargé d'en procurer la vente. Je les confiai à un Courtier: ce malheureux les mit en gage chez un Juif, laissa la note du prêteur et se sauva. J'en étois responsable; il falloit payer pour les ravoir. M. Cambiasio fournit l'argent pour le compte du Sénateur, et mon beau-pere paya à Genes l'équivalent, moyennant un revirement de parties pour un reste de la dot de sa fille qu'il me devoit encore.

Tous ces faits furent constatés à Genes et à Venise, et les propos qu'on tenoit sur mon compte furent amplement démentis.

Des gens d'affaires qui m'en vouloient à cause de ma Piece du Banqueroutier, ne cesserent pas cependant de me tracasser.

Imer, le Directeur de la Comédie de Saint-Samuel, avoit été constitué Procureur de Monsieur Berio, Génois son beau-frere, pour toucher à la Monnoie de Venise la somme de quinze cens ducats.

Imer, qui avoit la faculté de substituer d'autres Procureurs, me nomma à sa place. Je touchai l'argent; j'envoyai six cens vingt ducats à M. Berio, par le canal de MM. Lembro & Simon freres Maruzzi, Banquiers, dont je conserve encore la quittance, et je passai le reste de la totalité à M. Imer dont j'eus une décharge passée pardevant Notaires.

On m'avoit imputé d'avoir distrait cette derniere somome. Je n'eus pas de peine à prouver le contraire; mais les propos, les écrits de ce tems-là pourroient revivre encore après ma mort; et je suis intéressé à conserver dans ces Mémoires ma défense et ma justification.

J'ai un neveu qui porte mon nom; si je n'ai pas d'autres bien à lui laisser, qu'il jouisse au moins de la réputation de cet oncle qui lui a tenu lieu de pere, et lui a procuré une éducation dont il a heureusement profité.

Je n'étois donc pas à mon aise au commencement de l'année 1740; et pour surcroît de malheur, je me vis privé tout- d'un-coup de la meilleure partie de mes rentes.

La guerre s'étoit allumée dans ces tems-là entre les François et les Espagnols d'un côté, et les Autrichiens de l'autre. On l'appelloit la guerre de Dom Philippe, et la Lombardie étoit inondée de Troupes étrangeres pour installer ce Prince dans les Etats de Parme et Plaisance.

Le duc de Modene avoit réuni ses forces à celles des Bourbons. Il avoit été Généralissime de leur armée: et pour soutenir les frais de la guerre, il avoit arrêté le paiement des rentes de la banque ducale appellée Luoghi di Monte.

Ce vuide dans mes affaires domestiques acheva de me consterner. Je ne pouvois plus soutenir mon état.

Je pris le parti d'aller à Modene chercher de l'argent à tout prix; passer à Genes, et réclamer justice. J'écrivis en conséquence à la République, j'exposai la nécessité d'un voyage, je demandai la permission de mettre un substitut à ma place, et j'attendois l'agrément du Sénat.

Dans cette attente, et au milieu de mes chagrins et de mes embarras, mon frere arrive de Modene, fâché ainsi que moi de la suspension de nos rentes, mais encore plus piqué de n'avoir pas été avancé dans la nouvelle promotion que S. A. S. venoit de faire dans ses Troupes. Il avoit tout bonnement quitté le service, et il venoit jouir de sa tranquillité à mes dépens.

D'un autre côté, les Comédiens me demandoient de l'ouvrage. C'étoit mon unique consolation; mais Sacchi étoit parti; la moitié de ses camarades l'avoit suivi. Le Pantalon Golinetti s'étoit retiré, et les Acteurs les plus essentiels étoient tous nouveaux pour moi.

Je cherchois parmi eux le sujet qui auroit pu m'intéresser davantage, et ma prédilection pour les Soubrettes m'arrêta sur Madame Baccherini, qui avoit remplacé dans cet emploi la sœur de Sacchi.

C'étoit une jeune Florentine, très-jolie, fort gaie, très-brillante, d'une taille arrondie, potelée, la peau blanche, les yeux noirs, beaucoup de vivacité, et une prononciation charmante. Elle n'avoit pas le talent et l'expérience de celle qui l'avoit précédée, mais on voyoit en elle des dispositions heureuses, et elle ne demandoit que du travail et du tems, pour parvenir à la perfection.

Madame Baccherini étoit mariée, je l'étois aussi. Nous nous liâmes d'amitié; nous avions besoin l'un de l'autre; je travaillois pour sa gloire, et elle dissipoit mon chagrin.

C'étoit un usage invétéré parmi les Comédiens Italiens, que les Soubrettes donnassent tous les ans, et à plusieurs reprises, des Pieces qu'on appelloit de transformations, comme l'Esprit follet, la Suivante Magicienne et d'autres du même genre, dans lesquelles l'Actrice paroissant sous différentes formes, elle changeoît plusieurs fois de costume, jouoit plusieurs personnages, et parloit différens langages.

Parmi quarante ou cinquante Soubrettes que je pourrois nommer, il n'y en avoit pas deux de supportables. On voyoit les caracteres faux, les costumes chargés, les langages bégayés, l'illusion manquée, et cela devoit être, car pour qu'une femme soutienne agréablement toutes ces métamorphoses, il faudroit qu'elle eût vraiement sur elle ce charme qu'on suppose dans la Piece.

Ma belle Florentine mouroit d'envie de montrer son joli minois sous différentes coëffures. Je corrigeai sa folie, et je tâchai en même-tems de la contenter.

J'imaginai une Comédie dans laquelle, sans changer de langage ni d'habillement, elle put soutenir plusieurs caracteres, chose qui n'est pas bien difficile pour une femme, et encore moins pour une femme d'esprit.

Cette Piece avoit pour titre la Donna di garbo, la brave Femme. Elle plut infiniment à la lecture, Madame Baccherini en étoit enchantée, mais les Spectacles à Venise touchoient à leur fin. La Compagnie devoit aller à Genes pour y passer le printems, et c'étoit-là, où l'on devoit la jouer pour la premiere fois. Je me proposois de m'y rendre aussi à son début, mais je devins tout d'un coup le jouet de la fortune. Des événemens singuliers renverserent mes projets, et je ne vis jouer ma Piece que quatre ans après.



CHAPITRE XLIV

Préparatifs pour mon voyage. - Prétentions de mon frere. - Lettres de Genes. - Mort de la Baccherini. - Nouvelle commission à Venise. - Statira, Opéra sérieux. - Mauvais présent de mon frere. - Subtilités d'un faux Capitaine. - Mon désastre. - Mon départ de Venise.

Les Comédiens partis, je me trouvai isolé; car, dans la position désagréable où j'étois, toute autre société m'ennuyoit.

Je ne m'occupois que de mon voyage: ma mere et ma tante n'avoient pas besoin de moi; ma femme alloit me suivre, il n'y avoit que mon frere qui étoit à charge à tout le monde.

Il avoit la plus haute idée de lui-même; je n'étois pas de son avis, et il étoit scandalisé de ma façon de penser.

Il auroit prétendu, par exemple, que je l'eusse proposé pour me remplacer pendant mon absence à Venise, ou que je l'eusse envoyé à Genes, pour solliciter les appointemens de mon emploi; mais je ne le croyois pas fait pour aucune de ces Commissions, et j'allois mon train, en attendant les lettres de Genes, pour exécuter mon projet.

Ces lettres arrivent; la permission m'est accordée, mon substitut est approuvé, me voilà content. J'irai à Modene demander le paiement de mes rentes; j'irai à Genes reclamer le traitement de ma charge: j'assisterai aux répétitions de la Donna di garbo; la Baccherini aura peut-être besoin de moi, et sera bien aise de me revoir. Les attraits de cette Actrice charmante ajoutoient encore à mon empressement; je me faisois une fête de lui voir remplir ce rôle important dans ma Picce.

Mais, ô Ciel! le frere de Madame Baccherini étoit encore à Venise. Il vient chez moi; je le vois éploré; il ne peut pas prononcer un mot; il me donne à lire une lettre de Genes; sa sœur étoit morte.

Quel coup pour moi! Ce n'étoit pas l'amant qui pleuroit sa maîtresse, c'étoit l'Auteur qui regrettoit l'Actrice. Ma femme, qui me voyoit dans le chagrin, étoit assez raisonnable pour s'en rapporter à moi.

D'après cet événement, je ne changeai pas de projet: mais je n'étois plus si pressé de partir, et je crus pouvoir retarder mon départ.

Une société de nobles Vénitiens avoit pris à bail, pour cinq années, le Théâtre de Saint-Jean-Chrysostôme, et m'avoit demandé un Opéra pour la Foire de l'Ascension. J'avois refusé de les satisfaire; mais devenu maître de mon tems, j'acceptai la commission; j'achevai, en peu de jours, un Opéra intitulé Statira, que j'avois dans mon porte-feuille.

J'assistai aux répétitions et à l'exécution de ce Drame, et je profitai des droits d'Auteur et d'une récompense extraordinaire de ces entrepreneurs généreux.

J'avois lieu d'être satisfait d'avoir prolongé mon séjour à Venise; mais je le payai bien cher par la suite, et c'est à mon frere que j'eus l'obligation du cruel embarras où je me trouvai.

Il entre un jour à deux heures après-midi chez moi: il pousse, avec sa canne, la porte battante de mon cabinet; je le vois le chapeau enfoncé sur sa tête, le visage enflammé, les yeux étincelans; je ne savois pas si c'étoit de joie ou de colère; et en me fixant avec un air dédaigneux: Parbleu, mon frère, me dit-il, vous ne vous moquerez pas toujours de moi! - A propos de quoi, mon frère? lui dis-je. Je ne fais pas des vers, reprend-il, mais chacun vaut son prix. Je viens de faire une découverte... - Si elle peut vous être utile, lui dis-je, j'en serai enchanté. - Oui, utile et honorable pour moi, et encore plus utile et plus honorable pour vous. - Pour moi? - Oui: je viens de faire la connoissance d'un Capitaine Ragusien, d'un homme... d'un homme comme il n'y en a pas. Il est en correspondance avec les principales Cours de l'Europe; il a des commissions qui font trembler; il est chargé de faire des recrues pour un nouveau Régiment de deux mille Esclavons; mais, ô Ciel! si le Gouvernement de Venise venoit à le pénétrer, nous serions perdus. Mon frère... mon frère... J'ai lâché le mot, vous connoissez l'importance de la discrétion.

Je voulois lui faire quelques réflexions. Ecoutez-moi, reprit-il en m'interrompant; il s'agit d'une place de Capitaine pour moi; j'ai servi en Dalmatie, comme vous savez; mon ami le sait aussi; il a connu mon oncle Visinoni à Zara, et il me destine une Compagnie. Mais pour vous, continua-t-il, pour vous, mon frère, il y a bien autre chose. - Pour moi? Que diable veut-il faire de moi? - Il vous connoît de réputation, il vous estime, vous serez l'Auditeur, vous serez le grand Juge du Régiment. - Moi? Oui, vous.

Dans cet instant le domestique entre, et nous annonce que nous sommes servis. Va-t-en à tous les diables, lui dit mon frère; nous avons des affaires, laisse-nous tranquilles. - Mais ne pourrions-nous pas, lui dis-je, différer après le dîné? - Point du tout; il faut attendre. - Pourquoi? - Monsieur le Capitaine va venir. - Vous l'avez prié? - Oui; trouvez- vous mauvais que j'aie pris la liberté de prier un ami? - Monsieur le Capitaine est donc votre ami? - Je n'en doute point. - Vous venez de faire sa connoissance, et il est déjà votre ami? - Nous ne sommes pas des courtisans, nous autres Militaires; nous nous connoissons au premier abord; l'honneur et la gloire forment notre liaison, et nous devenons amis un instant après.

Ma femme arrive, et nous prie de finir. Mon Dieu! Madame, crie mon frère, c'est impatientant. - C'est Madame votre mère, dit-elle, qui s'impatiente. - Ma mère, ma mère... qu'elle dîne et qu'elle aille se coucher. - Ce que vous dites-là, mon frère, lui dis-je, sent furieusement la poudre à canon. - J'en suis fâché, j'en suis fâché; mais le Capitaine ne doit pas tarder. - On frappe; voilà Monsieur le Capitaine; bien de complimens; bien des excuses, allons diner.

Cet homme avoit plus l'air d'un courtisan que d'un Militaire. Il étoit souple, doux, maniéré, le visage pâle, allongé, le nez aquilain, et de petits yeux ronds et verdâtres; il étoit fort galant, très-attentif à servir les dames, débitant des moralités aux vieilles, et tenant des propos agréables aux jeunes, sans que ses historiettes l'empêchassent de bien diner. Nous prîmes le café à table; mon frère me fit souvenir de tous les restes de liqueurs que j'avois pour en régaler son ami, et nous allons enfin, le Ragusien, mon frère et moi, nous renfermer dans mon cabinet.

Comme la recommandation de mon frère ne me fournissoit pas une idée avantageuse en faveur de l'homme inconnu, celui- ci, qui ne manquoit pas d'adresse et de prévoyance, m'étala dans un préambule très-rapide et très-élégant son nom, sa patrie, sa condition, ses titres, ses exploits, et finit par mettre sous mes yeux les lettres-patentes, écrites en langue Italienne, par lesquelles il étoit chargé de recruter deux mille hommes de nation Illirique, pour un nouveau Régiment, au service de la Puissance dont il tenoit la commission.

Dans ces lettres, le Ragusien étoit nommé Colonel du nouveau Régiment, avec faculté de nommer à sa volonté les Officiers, le Juge, les Fourriers, les Fournisseurs etc., et il y avoit la signature du Souverain, celle du Ministre et Secrétaire d'Etat du département de la Guerre, avec le sceau de la Couronne.

Je ne connoissois pas trop ces signatures étrangères, et je me méfiois toujours d'un homme que je voyois pour la première fois; et en attendant que je fusse à portée d'en vérifier l'authenticité, je fis des questions à M. le Capitaine, auxquelles il ne manqua pas de donner des réponses satisfaisantes.

Je lui demandai d'abord par quel hasard nous serions assez heureux, mon frere et moi, pour intéresser sa bienveillance en notre faveur.

Monsieur votre frere, répondit-il, est un homme qui peut être très-utile à mes intérêts. Il connoît la Dalmatie. et l'Albanie, où il a servi, ce sont les deux Provinces qui peuvent fournir de beaux hommes pour mon Régiment. Je compte le munir de lettres et d'argent, et l'envoyer y faire des recrues. - Mon frere se jette au col du Ragusien. Vous verrez, vous verrez, mon ami; je vous emmenerai des Dalmatiens, des Albanois, des Croates, des Morlaques, des Turcs, des Diables; laissez-moi faire, Gospodina, Gospodina, dobro jutro, Gospodina.

Le Capitaine qui étoit Esclavon lui-même, et se moquoit peut-être de la salutation Illirique et déplacée de mon frere, se mit à rire, et en se tournant de mon côté: Pour vous, Monsieur, me dit-il, je me fais un honneur en vous priant d'accepter dans mon Régiment la charge d'Auditeur Général. Vous êtes homme de lois, et votre état de Consul... Mais à propos de la place que vous occupez, continua-t-il, j'ai une grace à vous demander. Je suis à Venise, c'est un pays libre, mais l'affaire que j'y traite actuellement est fort délicate, et pourroit choquer le Gouvernement, à cause de ses nationaux Dalmatiens; il y a des mouchards qui ne me quittent pas, je crains la surprise; si vous pouviez me loger chez vous, je ne serois peut-être pas à l'abri des poursuites de la République, mais j'aurois le tems de les éviter.

Monsieur, lui dis-je, mon logement n'est pas assez commode... Mon frere crie, en m'interrompunt: Je céderai ma chambre à M. le Capitaine; je me défends, c'est inutilement. Voilà le Ragusien établi chez moi.

La société de cet homme étoit assez agréable; je n'étois pas difficile à me laisser gagner, et j'avois de la peine à le soupçonner. Je ne voulois cependant avoir rien à me reprocher. A mesure que j'entendois parler des personnes intéressées au secret de l'affaire en question, j'allois aux informations.

Je vis des Négocians chargés des uniformes du Régiment. Je parlai à des Officiers engagés par le Colonel breveté. Cet homme reçut un jour une lettre-de-change de six mille ducats sur les freres Pommer, Banquiers Allemands; la lettre ne fut point acceptée, parce qu'il n'y avoit pas de lettre d'avis, mais les signatures étoient parfaitement imitées. Enfin je crus, et je tombai dans le panneau.

Trois jours après, le Ragusien rentra chez moi agité, consterné; il devoit payer six mille livres dans la journée, il n'avoit pu obtenir de délai; il alloit être poursuivi; la nature de la dette alloit le découvrir tout-à-fait; il étoit au désespoir, tout étoit perdu. Son discours me touche; mon frere me sollicite, mon cœur me détermine. Je fais des efforts pour ramasser cet argent. Je suis assez heureux pour y parvenir, je le donne dans la journée à mon hâte, et le lendemain le scélérat s'enfuit.

Je reste dans l'embarras; mon frere le cherche pour le tuer; il étoit heureusement hors de danger. Toutes les dupes du Ragusien se rassembloient chez moi, mais nous étions forcés d'étoufer nos plaintes, pour éviter l'indignation du Gouvernement et les risées du Public.

Quel parti prendre? Le voleur étoit sorti de Venise le 15 Septembre 1741. Je m'embarquai le 18 avec ma femme pour Bologne.



CHAPITRE XLV

Mon embarquement pour Bologne. - Profits casuels dans cette ville. -Mauvaîse nouvelle. - Voyage à Rimini. - Mon arrivée en cette ville. - Raprésentation au Duc de Modene. - Observations sur le Camp Espagnol. - Troupe de Comédiens à Rimini. - Le Monde de la Lune, Comédie. - Mouvemens des Troupes Autrichiennes. - Retraite des Espagnols.

Ma femme plus raisonnable que moi, au lieu de se plaindre de sa situation, ne cherchoit que les moyens de me consoler. Ranimé par son exemple et par ses conseils, je tâchai de remplacer les regrets du passé par l'espérance d'un avenir plus heureux. Je m'endormis, et je me trouvai à mon réveil comme un homme qui a fait naufrage, et qui se sauve à la nage.

Arrivé au Pont de Lago Scuro sur le Po, à une lieue de Ferrare, je pris la poste, et j'arrivai le soir à Bologne. Je connoissois beaucoup cette Ville; et j'y étois très-connu.

Les Directeurs des Spectacles vinrent me voir: ils me demanderent quelques-unes de mes Pieces; je fis des difficuités: mais j'avois besoin d'argent; ils ne manquerent pas de m'en offrir, et je ne manquai pas d'en accepter.

Je leur confiais trois de mes originaux, pour qu'ils en fissent tirer des copies. Il falloit donc attendre: j'attendis, et je ne perdis pas mon tems.

On m'avoit demandé à Venise une Comédie sans femmes, et susceptible d'exercices militaires, pour un College de Jésuites. Le faux Capitaine qui m'avoit trompé, me revint à l'esprit, et m'en fournit l'argument. J'intitulai ma Piece l'Imposteur; j'y employai toute la chaleur que l'indignation pouvoit m'inspirer; j'y couchai en long et en large mon frere, je ne m'épargnai pas moi-même, et je donnai à ma bonhomie tout le ridicule qu'elle avoit méritée.

Ce petit travail me fit un bien infini: il effaça de mon esprit tout le noir que la méchanceté d'un frippon y avoit imprimé; je me crus vengé.

Ma Piece étoit finie, les Directeurs m'avoient rendu mes manuscrits; j'allois partir pour Modene.

Il y avoit à Bologne un excellent Acteur qui jouoit les Pantalons, et qui étant à son aise, aimoit mieux se reposer dans la belle saison, et ne jouoit la Comédie qu'en hiver.

Cet homme, appellé Ferramonti, ne m'avoit pas quitté pendant mon séjour à Bologne; une Troupe de Comédiens qui étoit à Rimini au service du Camp Espagnol l'avoit engagé; il étoit prêt à partir, et il venoit me faire ses adieux.

Vous allez à Rimini, lui dis-je, et je vais partir pour Modene. - Qu'allez-vous faire, dit-il, à Modene: tout e monde y est dans la consternation: le Duc n'y est pas. Comment! le Duc n'y est pas? - Il s'est engagé dans une guerre ruineuse. - Je le sais; mais où est-il? - Il est à Rimini, il est au Camp Espagnol, et il y passera l'hiver.

Me voilà désolé; j'ai manqué mon coup, c'est ma faute; j'ai perdu trop de tems. Venez, me dit Ferramonti, venez à Rimini avec moi, vous y trouverez une Troupe qui est assez bonne. Je vous présenterai à mes camarades; ils doivent vous connoître, ils doivent vous estimer. Venez avec moi, vous ferez quelque chose pour nous, et nous ferons tout pour vous.

La proposition ne me déplaisoit pas; mais je voulois consulter ma femme: elle étoit Génoise; nous étions en chemin pour aller revoir ses parens; mais la pauvre enfant! elle étoit la bonté, la complaisance personnifiées. Tout ce que son mari proposoit, elle le trouvoit bon: contente de me voir tranquille et satisfait, elle m'encouragea à suivre mon nouveau projet, et nous partîmes trois jours après avec le bon vieillard Vénitien.

Arrivés à la vue des remparts de Rimini, nous fûmes arrêtés au premier poste avancé, et on nous fit escorter à la grand'garde. Là le Comédien fut expédié sur la déclaration de son état, et nous fûmes envoyés ma femme et moi à la Cour de Modene.

Je connoissois dans tous les rangs plusieurs personnes attachées à son Altesse Sérénissime: je fus bien reçu; je fus fêté: on me trouva un logement, et le lendemain je fus présenté à ce Prince qui me reçut avec bonté, et me demanda quel étoit le motif qui me conduisoit à Rimini.

Je n'eus pas de peine à lui dire la vérité; mais quand je prononçai les mots de banque ducale et de rentes arriérées, son Altesse tourna la conversation sur la Comédie, sur mes Pieces, sur mes succès, et l'audience se termina deux minutes après.

Je vis qu'il n'y avoit rien à espérer de ce côté-là; je me tournai de celui des Comédiens, et j'y trouvai mieux mon compte.

J'allai dîner chez le Directeur: Ferramonti avoit beaucoup parlé de moi. Tout le monde y étoit: la première Amoureuse étoit une Actrice excellente, mais fort âgée; la seconde une beauté, stupide et mal élevée. Colombine étoit une brune fraîche et piquante, qui étoit prête d'accoucher, et qui par parenthèse devint bientôt ma commere c'étoit la Soubrette, c'étoit mon lot.

Tout le monde me demanda des Pièces; chacun auroit voulu en être le sujet principal: à qui donner la préférence? M. le Comte de Grosberg me tira d'embarras.

Ce brave Officier, Brigadier des Armées de S. M. Catholique, dans le Régiment des Gardes Valonnes, étoit un de ceux qui s'intéressoient le plus au Spectacle: il protégeoit particülierement l'Arlequin; il me pria de travailler pour ce personnage, et je le fis avec d'autant plus de plaisir que l'Acteur étoit bon, et que le protecteur étoit généreux.

L'Arlequin étoit M. Bigottini, bon Acteur pour les rôles de son emploi, mais surprenant pour les métamorphoses et pour les transformations.

M. de Grosberg se souvenoit d'une Pièce de l'ancienne Foire de Paris, intitulée Arlequin, Empereur dans la lune . Il croyoit que ce sujet auroit pu faire briller son protégé; il n'avoit pas tort. Je travaillai la Pièce à ma fantaisie d'après le titre: elle eut beaucoup de succès. Tout le monde fut content et moi aussi.

Le carnaval finit, le Théâtre fut fermé. M. de Gages, qui à côté du Généralissime étoit le Général Commandant, faisoit observer la police la plus exacte et la discipline la plus rigoureuse à toute l'armée; point de jeux, point de bals, point de femmes suspectes. On vivoit à Rimini comme dans un couvent.

Les Espagnols faisoient la cour aux dames du pays à la manière Castillane; elles étoient bien aises de voir les enfans de Mars plier le genou devant elles. Les sociétés étoient nombreuses, sans tumulte, et la galanterie brilloit sans scandale.

Je jouissois comme les autres de cette douce tranquillité, répandu dans les meilleures maisons de la ville, faisant la partie des Dames avec la noble contenance des Espagnols, voyant quelquefois ma commère avec la gaîté Italienne, et j'attendois la bonne saison pour aller à Genes. Mais que d'entraves! que de révolutions! que d'événemens!

Les Troupes Allemandes qui étoient cantonnées dans le Bolonois, firent des mouvemens qui donnèrent l'allarme aux Espagnols. Ceux-ci n'étoient point disposés à attendre l'ennemi de pied ferme, et à mesure que les premiers avançoient vers la Romagne, les derniers battoient en retraite, et alloient partager leur camp entre Pesaro et Fano.

Tous les Espagnols qui étoient à Cesena, à Cervia et à Cesenatico, vinrent se réunir dans Rimini au gros de l'armée; je fus obligé de partager mon appartement; mais ce n'est pas tout, ce n'est rien.

Mon frère, mon aimable frère vint en même-tems de Venise, avec deux Officiers Vénitiens, pour proposer à M. de Gages la levée d'un nouveau Régiment, et la place d'Auditeur m'étoit réservée. J'avois appris à me défier des projets; je ne voulus pas les écouter, mais il falloit bien les loger et les nourrir.

Au bout de trois jours l'armée décampa, mon frère et ses compagnons la suivirent. Je restai à Rimini, mais plus embarrassé que jamais.

J'étois sujet du Duc de Modene, et j'étois Consul de Genes à Venise; ces deux Nations suivoient dans cette guerre le parti des Bourbons. J'avois à craindre que les Autrichiens ne me prissent pour un homme suspect.

Je communiquai mes craintes à des gens du pays que je connoissois. Tout le monde les trouvoit justes, et me conseilloit de partir; mais comment faire? Il n'y avoit ni chevaux, ni voitures. L'armée avoit tout entraîné.

Je trouvai des Marchands étrangers qui étoient dans le même cas que moi. Je m'arrangeai avec eux; nous prîmes la route de mer, et nous louâmes une barque pour Pesaro.

Le tems étoit beau, mais la nuit avoit été orageuse, et la mer étoit encore agitée. Nos femmes souffroient beaucoup, la mienne crachoit le sang; nous nous arrêtames à la rade de la Catholica, à moitié chemin du voyage projetté; nous achevâmes notre route par terre sur une charrette de paysans. Nous laissâmes à la garde de nos effets quelques-uns de nos domestiques qui devoient nous rejoindre à Pesaro, et nous arrivâmes dans cette ville fatigués, fracassés, sans connoissances, sans logemens, et c'étoit le moindre des maux qui nous étoient réservés.



CHAPITRE XLVI

Mauvais gîte. - Fâcheuse nouvelle. - Entreprise hasardée. - Triste aventure. - Course fatiguante. - Bonheur inattendu.

Tout étoit en confusion dans la Ville de Pesaro, qui venoit de recevoir plus de monde qu'elle n'en pouvoit contenir. Point de places dans les Auberges, point de chambres à louer.

Le Comte de Grosberg étoit à Fano; tous les Officiers de ma connoissance étoient occupés, et les personnes attachées au Duc de Modene ne pouvoient m'offrir que la table. Un valet-de-pied Modenois, qui avoit eu en partage un grenier, me céda, pour de l'argent, son joli appartement.

Le lendemain, je laissai ma femme dans son galetas, et j'allai à l'embouchure de la Foglia, pour voir si mes hardes étoient arrivées. J'y trouvai tous mes compagnons de voyage, qui étoient-là pour la même raison, et qui avoient passé la nuit encore plus mal gîtés que moi. Point de barques de Rimini, point de nouvelles de nos effets.

Je reviens à la Ville. Le Comte de Grosberg étoit de retour; il prend pitié de moi, me loge auprès de lui, me voilà content; mais je retombe, deux heures après, dans une terrible consternation.

Je rencontre un de ces Commerçans que j'avois vu au rivage de la mer; je le vois triste, agité. Eh bien, Monsieur, lui dis-je, n'avons-nous rien de nouveau? - Hélas! me dit-il, tout est perdu; les Houssards Autrichiens se sont emparés de la Catholica; notre barque, nos effets, nos domestiques sont entre leurs mains. Voici la lettre de mon Correspondant de Rimini, qui m'en fait part. - Oh Ciel! que ferons-nous? lui dis-je. - Je n'en sais rien, répond-il, et me quitte brusquement.

Je reste interdit. La perte que je venois de faire, étoit pour moi irréparable; nous étions, ma femme et moi, très- bien équipés; trois coffres, deux porte-manteaux, des boîtes, des cartons, et nous étions restés sans chemise.

Pour les grands maux, il ne faut que de grands remedes. Je forme sur-le-champ mon projet; je le crois bon, et je vais le communiquer à mon protecteur. Je le trouve prévenu de l'invasion de la Catholica, et convaincu de la perte de mes effets; j'irai, lui dis-je, les réclamer; je ne suis pas Militaire, je ne suis pas attaché à l'Espagne; je ne demande qu'une voiture pour moi et pour ma femme.

M. le Comte de Grosberg admire mon courage; et pour se débarrasser de moi, peut-être, commence par me faire avoir le passe-port du Commissaire Allemand, qui, à cet effet, suivoit les Troupes Espagnoles, et donne ses ordres pour qu'on me procure une chaise.

La Poste n'alloit pas dans ce tems-là; les voiturins se tenoient cachés: on en trouva un à la fin; on le força de me mener; on le fit passer la nuit dans les écuries de M. de Grosberg, et je partis le lendemain de très-bon matin.

Jé n'ai point parlé de mon épouse depuis ce nouvel accident, pour ne pas ennuyer mon Lecteur: on peut imaginer facilement quelle devoit être la situation d'une femme qui perd tout d'un coup ses habillemens, ses bijoux, ses chiffons: mais elle étoit foncierement bonne, elle étoit raisonnable, et la voilà en route avec moi.

Le voiturin, fort souple et fort adroit, étoit venu nous chercher, sans nous donner la moindre marque de mécontentement, et nous partîmes après un petit déjeûné, fort tranquilles et assez gais.

Il y avoit dix milles de Pesaro jusqu'à la Catholica; nous en avions fait trois, lorsqu'il prit à ma femme un besoin pressant de descendre. Je fais arrêter; nous descendons, nous faisons quelques pas pour aller gagner une masure délabrée; le scélérat qui nous conduisoit fait tourner les chevaux, prend le galop du côté de Pesaro, et nous plante-là au milieu du grand chemin, sans ressource et sans espérance d'en retrouver.

On ne voyoit âme vivante passer par-là. Pas un paysan dans les champs, pas un habitant dans les maisons; tout le monde craignoit les approches des deux armées: ma femme pleure, je leve les yeux au Ciel, et je me vois inspiré.

Courage, dis-je, ma chere amie, il y a six milles d'ici à la Catholica; nous sommes assez jeunes et assez bien constitués pour les soutenir; il ne faut pas reculer; il ne faut avoir rien à se reprocher: elle s'y prêta de la meilleure grâce du monde, et nous continuâmes notre route à pied.

Au bout d'une heure de chemin, nous rencontrâmes un ruisseau qui étoit trop large pour pouvoir le sauter, et trop profond pour que ma femme pût le passer à gué; on voyoit un petit pont de bois pour la commodité des piétons, mais les planches en étoient brisées.

Je ne me démonte pas; je mets un genou par-terre, ma femme accroche ses bras à mon cou, je me leve en riant, je traverse les eaux avec une joie inexprimable, et je me dis à moi-même: OMNIA BONA MEA MECUM PORTO, je porte tout mon bien sur moi.

J'avois les pieds et les jambes mouillées; patience: nous suivons notre marche; voilà, au bout de quelque tems, un autre ruisseau pareil à celui que nous venions de passer; même profondeur, le pont cassé de même: point de difficultés, nous le passâmes de la même maniere, et toujours avec la même gaieté.

Mais ce fut bien autre chose lorsqu'en nous approchant de la Catholica, nous rencontrâmes un torrent fort étendu, et dont les eaux rouloient à gros bouillons; nous nous assimes au pied d'un arbre, en attendant que la Providence nous offrît un moyen pour le traverser sans danger.

On ne voyoit ni voitures, ni chevaux, ni charrettes passer par-là: il n'y avoit pas un cabaret dans ces environs; nous étions fatigués, nous avions passé la journée sans aucune nourriture, et nous avions besoin de nous rafraîchir.

Je me leve, je tâche de m'orienter. Ce torrent, dis-je, doit de toute nécessité se décharger dans la mer. Suivons les bords, et nous en trouverons l'embouchure.

Marchant toujours, poussé par la détresse et soutenus par l'espérance, nous découvrîmes des voiles qui nous indiquoient la proximité de la mer; nous prîmes courage, et nous doublâmes le pas; nous voyions à mesure que nous avancions le torrent devenir praticable, et nous fîmes des sauts et des cris de joie, lorsque nous découvrîmes un bateau.

C'étoient des pêcheurs qui nous reçurent très-honnêtement, qui nous transporterent au rivage opposé, et nous remercierent mille fois pour un paul que je leur donnai.

Après cette premiere consolation, nous en eûmes une seconde, qui ne fut pas moins agréable et pas moins nécessaire. Une branche d'arbre attachée à une maison rustique nous annonce les moyens de nous rafraîchir; nous y trouvons du lait et des œufs frais, nous voilà contens.

Le repos, le peu de nourriture que nous venions de prendre, nous donnant assez de forces pour achever notre course, nous nous faisons conduire, par un earçon de l'Auberge, au premier poste avancé des Houssards Autrichiens.

Je présente mon passe-port au Sergent; celui-ci détache deux soldats pour nous faire escorter, et nous arrivons à travers les bleds écrasés, et la vigne, et les arbres abattus, au quartier du Colonel Commandant.

Cet Officier nous reçoit d'abord comme deux personnes qui voyageoient à pied; en lisant le passe-port qu'un des deux soldats lui avoit remis, il nous fait asseoir; et me regardant d'un air de bonté: Comment, dit-il, vous êtes M. Goldoni? - Hélas! oui, Monsieur. - L'Auteur de Bélisaire? L'Auteur du Cortesan Vénitien? - C'est moi-même. - Et cette Dame est Madame Goldoni? - C'est tout le bien qui me reste. - On m'avoit dit que vous étiez à pied. - Cela n'est que trop vrai, Monsieur.

Je lui fis le récit du tour indigne que m'avoit joué le voiturin de Pesaro; je lui traçai le tableau de notre triste voyage, et je finis par lui parler de nos effets arrêtés, et lui faire sentir que mes projets, mes ressources et mon état dépendoient de leur perte ou de leur recouvrement.

Tout doucement, dit le Commandant; par quelle raison suiviez-vous l'armée? Quel intérêt vous attache aux Espagnols? Comme la vérité ne m'avoit jamais fait de tort, et qu'au contraire elle avoit toujours été mon appui et ma défense, je lui fis l'abrégé de mes aventures; je lui parlai de mon Consulat de Genes, de mes rentes de Modene, de mes vues pour être dédommagé, et je lui dis que tout étoit perdu pour moi, si je me voyois privé du petit reste de ma fortune délabrée.

Consolez-vous, me dit-il d'un ton d'amitié, vous ne le perdrez pas; ma femme se leve en pleurant de joie; je veux marquer ma reconnoissance, le Colonel ne m'écoute pas. Il appelle, il ordonne qu'on fasse venir mon domestique et tous mes effets, mais à une condition, me dit-il: allez par-tout où vous voudrez, je ne vous défends que la voie de Pesaro. Non, certainement, lui dis-je, vos bontés, mes obligations... Il ne me donne pas le tems de tout dire, il a des affaires, il m'embrasse, il baise la main à ma femme, et va se renfermer dans son cabinet.

Son valet-de-chambre nous accompagne à une hôtellerie qui étoit fort propre. Je lui offre un sequin, il le refuse très-noblement, et s'en va. Une demi-heure après, mon domestique arrive fondant en larmes, se voyant libre et nous voyant contens; nos coffres étoient ouverts, j'en avois les clefs. Un serrurier les mit bientôt en état de servir.

Je louai, le lendemain de très-bon matin, une charrette pour mon bagage. Je pris la poste pour ma femme et moi, et nous allâmes retrouver, à Rimini, nos bons amis.



CHAPITRE XLVII

Mon arrivée à Rimini. - Heureuse rencontre. - Commission honorable et lucrative. - Ma renonciation au Consulat de Genes. - Autre Commission encore plus lucrative. - Marche des Allemands de Rimini à la pour-suite des Espagnols. - Mon départ pour la Toscane.

Arrivé au premier poste avancé, je déploye mon passe-port; on me fait escorter jusqu'à la grand'garde de Rimini. Le Capitaine étoit à table; il apprend qu'il y a un homme et une femme qui arrivent en poste; il nous fait entrer: la premiere personne que je vois en entrant, c'est M. Borsari, mon ami, et mon compatriote, premier Secrétaire du Prince de Lobcowitz, Feld-Maréchal et Commandant Général de l'Armée Impériale.

M. Borsari savoit que j'avois passé l'hiver à Rimini, et que j'étois parti à la suite des Espagnols; je lui fis part du motif de mon retour, des singularités de mon voyage, et de mon dessein d'aller à Genes.

Non, dit-il, tant que nous resterons ici, vous n'irez pas à Genes. - Que ferai-je ici? lui dis-je. - Vous vous amuserez. - C'est le meilleur métier, que je connoisse; mais encore faut-il s'occuper à quelque chose. - Nous vous occuperons: il y a une Comédie passable. - Quels sont les Acteurs principaux? - Il y a Madame Casalini, très-bonne Actrice; il y a Madame Bonaldi... - Est-ce la Soubrette? Oui. - C'est ma commere: tant mieux, tant mieux, je la reverrai avec plaisir. Pendant que nous causions, M. Borsari et moi, ma femme soutenoit un peu forcément la conversation de Messieurs les Officiers Allemands, qui ne plioient pas le genou devant les dames comme les Espagnols; elle me fit signe qu'elle en avoit assez; nous primes congé de la compagnie, et Borsari ne nous quitta pas.

Mon domestique m'attendoit à la porte pour me prévenir que mon ancien logement étoit occupé. Borsari me promit que je l'aurois, qu'il feroit changer de quartier l'Officier qui étoit de sa connoissance; et en attendant il nous amena chez lui, et nous proposa une chambre à côté de la sienne, que nous acceptâmes avec plaisir, et que nous occupâmes pendant trois jours.

Le lendemain mon ami me présenta à son maître. Le Prince avoit entendu parler de moi; il me communiqua le projet d'une fête, et me chargea de l'exécution.

L'Impératrice Reine Marie-Thérese venoit de marier l'Archiduchesse sa sœur au Prince Charles de Lorraine. M. le Maréchal Lobcowitz vouloit que Rimini fît aussi des réjouissances pour cette auguste hyménée; il m'ordonna une Cantate , et se rapportoit à Borsari et à moi pour le choix du Compositeur et pour le nombre et la qualité des voix. Il nous laissoit les maîtres en tout; il ne nous recommandoit que de l'ordre et de la promptitude.

Il y avoit à Rimini un Maître de Musique, Napolitain, nommé Ciccio Muggiore, qui n'étoit pas du premier ordre, mais qui pouvoit passer en tems de guerre. Nous le chargeâmes de la commission; nous fîmes venir de Bologne deux Chanteurs et deux Chanteuses; je fis des paroles sur de la vieille musique de notre Compositeur, et au bout d'un mois, notre Cantate fut exécutée sur le Théâtre de la Ville, au contentement de celui qui l'avoit ordonnée, et à la satisfaction des Officiers étrangers et de la noblesse du pays.

Nous fûmes, le Compositeur et moi, très-largement récompensés par le Général Allemand; mais le Napolitain qui n'étoit pas sot, m'avoit suggéré d'avance d'un moyen, qu'il avoit peut-être expérimenté, pour augmenter nos profits.

Nous fîmes assez noblement relier une quantité considérable d'exemplaires de notre Cantate imprimée. Nous allâmes dans un beau carrosse la présenter à tous les Officiers de l'Etat Major des différens Régimens qui étoient logés dans la Ville et dans les environs, et nous rapportâmes chez moi une bourse honnêtement remplie de sequins de Venise, de pistoles d'Espagne, et de quadruples de Portugal, que nous partageâmes tranquillement et modestement.

Pendant ce tems-là, on m'écrivit de Genes qu'un Négociant de Venise, sans intention de me faire aucun tort, demandoit mon emploi de Consul en cas que je ne voulusse pas le garder, et s'offroit de servir sans émolumens, content d'un titre, qui, vu son état, pouvoit lui être avantageux beaucoup plus qu'à moi: le Sénat Génois ne me renvoyoit pas, mais il me mettoit dans le cas ou de me retirer, ou de servir gratis. J'adoptai le premier de ces deux partis, ie remerciai la République, et je n'y pensai pas davantage.

D'ailleurs j'avois tant souffert, que j'étois bien aise de me tranquilliser pendant quelque tems; j'avois de l'argent, je n'avois rien à faire, j'étois heureux.

Rimini, pour ceux qui l'avoient vu pendant le séjour des Espagnols, n'étoit pas reconnoissable: il y avoit dés amusemens de toute espèce: des bals, des concers, des jeux publics, des sociétés brillantes, des filles galantes: il y avoit des amusemens pour tous les caractères et pour tous les états; j'aimois ma femme, je partageois mes plaisirs avec elle, et elle me suivoit par-tout.

Ce n'étoit que chez ma commère qu'elle ne me suivoit pas; elle ne m'empêchoit pas d'y aller; mais cette Actrice n'étoit pas de son goût, et on ne peut pas disputer des goûts.

Enfin ma pauvre commère fut obligée de partir: les Officiers Allemands vouloient avoir un Opéra pour le Carnaval, et les Comédiens furent contraints de céder la place.

Le Comte Novati, Milanois, Lieutenant-Général des Armées de Leurs Majestés Royales et Impériales, s'étoit chargé des soins du nouveau Spectacle; il me fit l'honneur de m'en proposer la direction; je l'acceptai avec plaisir, et je n'eus pas lieu de m'en repentir; car la générosité de ce Seigneur me fit jouir de profits auxquels je ne pouvois pas m'attendre.

J'allois donc de mieux en mieux; la fortune paroissoit avoir changé à mon égard. Effectivement depuis le dernier désastre de la Catholica, et celui de mon retour à Rimini, je n'ai plus essuyé de ces coups terribles qui paroissoient vouloir m'écraser.

L'Opéra cessa avec le Carnaval, et aux distractions amusantes succédèrent les affaires politiques et les intérêts de la guerre.

Au commencement du Carême, le Feld-Maréchal Autrichien rappella auprès de lui toutes ses Troupes, qui étoient cantonnées dans la Romagne, et je jouis du coup-d'œil charmant d'une revue générale de quarante mille hommes.

C'étoit le signal du décampement des Autrichiens; je fis mes adieux à mon ami Borsari, et quarante jours après il n'y avoit pas un Allemand dans ce pays que l'on appelle aujourd'hui la Romagne, et qui s'appelloit du tems des Empereus Romains l'Exarquat de Ravenne.

Je voulois partir aussi; le voyage de Genes étoit devenu inutile pour moi; j'etois libre; j'étois maître de ma volonté; j'avois suffisamment d'argent, je mis en exécution un ancien projet. Je voulois voir la Toscane, je voulois la parcourir, et l'habiter pendant quelque tems; j'avois besoin de me familiariser avec les Florentins et les Siennois, qui sont les textes vivans de la bonne langue Italienne. J'en fis part à ma femme; je lui fis voir que cette route nous rapprochoit de Genes; elle en parut satisfaite, et notre voyage fut décidé pour Florence.



CHAPITRE XLVIII

Mon arrivée à Florence. - Quelques mots sur cette ville. - Mon voyage àSienne. - Connoissance du Chevalier Perfetti, et son talent extraordinaire. - Sociétés de Sienne. - Route pour Volterre. - Vues des Catacomhes. - Curiosités ramassées dans ce Pays, et dans celui de Peccioli. - Mon arrivéeà Pise.

La nouvelle route de Bologne à Florence n'étoit pas encore ouverte en 1742. On y va actuellement en un jour, et il en falloit au moins deux pour traverser ces hautes montagnes, où la Toscane est enclavée.

Ne pouvant donc éviter le mauvais chemin, je choisis le plus court; je confiai mes hardes à un Conducteur de mulets.

Nous prîmes la poste, ma femme et moi, jusqu'à Castrecarro; delà nous traversâmes à cheval les alpes de Saint Benoît, et nous arrivâmes dans ce beau pays auquel on doit la renaissance des lettres.

Je ne m'étendrai pas sur la beauté et sur les agrémens de la ville de Florence. Tous les écrivains, tous les voyageurs lui rendent justice: de belles rues, des palais magnifiques, des jardins délicieux, des promenades superbes, beaucoup de sociétés, beaucoup de littérature, beaucoup de curiosités; les arts en crédit, les talens estimés, la cultivation très-soignée, les productions de la terre excellentes, le commerce favorisé, une riche riviere qui traverse la Ville, un port de mer très-considérable dans ses dépendances, de beaux hommes, de belles femmes, de la gaieté, de l'esprit, des étrangers de toutes nations, des amusemens de toute espece... C'est un pays charmant.

Je restai quatre mois dans cette Ville avec un véritable plaisir. J'y fis des connoissances très-intéressantes: celle du Sénateur Rucellai, Auditeur de la Jurisdiction; celle du Docteur Cocchi, Médecin systématique et Philosophe agréable; celle de l'Abbé Gori, antiquaire très-éclairé et très-savant dans la langue Etrusque; et celle de l'Abbé Lami, auteur d'un Journal Littéraire, le meilleur ouvrage que l'on ait vu en Italie dans ce genre.

J'avois projetté de passer l'été à Florence, et l'automne à Sienne; mais l'envie que j'avois de voir et d'entendre le Chevalier Perfetti, me détermina à partir dans les premiers jours du mois d'Août.

Perfetti étoit un de ces Poëtes qui font à l'impromptu des Pieces de vers, et qu'on ne rencontre qu'en Italie; mais il étoit si supérieur à tout autre, et il ajoutoit tant de science et tant d'élégance à la facilité de sa versification, qu'il merita d'être couronné à Rome dans le Capitole: honneur qui n'avoit été conféré à personne depuis le Petrarque.

Cet homme célebre étoit fort âgé; on le voyoit rarement dans les sociétés, et encore moins en public; on me dit qu'il devoit paroître le jour de l'Assomption à l'Académie des Intronati de Sienne: je partis sur-le-champ avec ma fidelle compagne: nous fûmes admis et placés à l'Académie en qualité d'étrangers. Perfetti étoit assis sur une espece de chaire; un des Académiciens lui adressa la parole; et comme il ne pouvoit s'écarter du sujet de la solemnité du jour, pour laquelle l'Académie s'étoit assemblée, il lui proposa pour argument la réjouissance des Anges à l'approche du corps immaculé de la Vierge.

Le Poëte chanta pendant un quart-d'heure des strophes à la maniere de Pindare. Rien de si beau, rien de si surprenant; c'étoit Petrarque, Milton, Rousseau,; c'étoit Pindare lui-même. J'étois bien aise de l'avoir entendu: j'allai lui faire ma visite le lendemain; sa connoissance m'en fit faire d'autres: je trouvai les sociétés de Sienne charmantes: il n'y a pas de parties de jeu qui ne soient précédées par une conversation littéraire: chacun lit sa petite composition, ou celle d'un autre, et les dames s'en mêlent aussi bien que les hommes; du moins c'étoit ainsi de mon tems; je ne sais pas si la galanterie n'y a pas obtenu la préférence exclusive, comme dans tout le reste de l'Italie.

Curieux de parcourir la Toscane, je pris en partant de Sienne la route de ce pays marécageux, que l'on appelle les Maremmes, vaste terrain inutile, défriché en grande partie par les soins du Marquis Ginori de Florence, où il avoit établi une manufacture de porcelaine, et je montai à la ville de Volterre, une des anciennes Républiques de la Toscane, bâtie sur le sommet d'une montagne très-haute et très-escarpée.

Ce pays, que peu de voyageurs vont voir, est assez intéressant par sa position, et par les vestiges qu'on y voit encore des monumens des Etrusques, et du Paganisme qui étoit leur religion.

J'entrai ventre à terre dans des catacombes; je les parcourus à l'aide de torches de cire jaune, et je reconnus ma poltronnerie das toute son étendue. Les deux guides qui me précédoient, se consultoient sur les endroits à choisir pour marcher dans le souterrain: n'allons pas par-là, disoit l'un, car la voûte a tombé il n'y a pas long-tems: allons donc par- ici, disoit l'autre; mais si cette autre voûte alloit tomber, disois-je en tremblant à mes deux conducteurs... Eh! cela n'arrive pas toujours, me répondoient-ils. J'en sortis enfin, Dieu merci, et je me promis bien de n'y plus retourner.

Qu'ai-je vu? Rien: j'étois la dupe de ma curiosité; mais je fis ce que tant d'autres avoient fait avant moi.

Ce que je vis avec plus de plaisir et sans danger, ce fut des coquilles entassées sur ces hautes montagnes, qui avoient au moins une demie-lieue d'élévation du niveau de la Méditerranée, à leur sommet; c'étoit pour la premiere fois que je voyois cette preuve incontestable de grandes révolutions de la nature, dont l'origine est encore incertaine, et dont le méchanisme n'a pas encore été découvert.

J'emportai avec moi des blocs de ces coquillages entassés, j'emportai aussi des pieces assez bien travaillées d' albâtre de Volterre, transparent, mais fort tendre.

J'ajoutai à mes nouvelles richesses de petits tuyaux, travaillés par des insectes qui en font leur retraite pendant l'hiver, et qu'on ne trouve que dans le pays de Peccioli que je traversai; et à la nuit tombante, je me trouvai aux portes de Pise, où j'allai me loger à l'Hôtel de la Poste.



CHAPITRE XLIX

Quelques mots sur la ville de Pise. - Mon aventure à la Colonie des Arcades. - Mon nouvel emploi. - Mes succès. - Mes distractions.

Pise est un pays fort intéressant: l'Arno qui traverse la Ville est plus navigable qu'il ne l'est à Florence, et le canal de communication entre cette riviere et le port de Livourne procure à l'Etat des avantages considérables.

Il y a à Pise une Université aussi ancienne et aussi fréquentée que celles de Pavie, de Padoue et de Bologne.

L'Ordre des Chevaliers de Saint-Etienne, fondé en 1562, par Côme de Médicis, tient tous les trois ans son Chapitre général dans cette Ville.

Les bains de Pise sont très-salutaires, l'air de la Ville et des environs passe pour le meilleur de l'Italie, et l'eau y est aussi pure, aussi légere et aussi passante que celle de Nocera.

Je ne devois rester à Pise que quelques jours, et j'y passai trois ans consécutifs. Je m'y étois fixé sans le vouloir: j'avois pris des engagemens sans y penser: mon génie comique n'étoit pas éteint, mais il étoit étouffé. Thalie, piquée de ma désertion, m'envoyoit de tems en tems des émissaires pour me ramener à ses drapeaux: je cédai enfin à la douce violence d'une séduction agréable, et je quittai pour la seconde fois le temple de Thémis pour revenir à celui d'Apollon.

Je ferai mon possible pour resserrer en peu de mots le cours d'un triennal, qui demanderoit pour lui tout seul un volume.

Je m'amusois à Pise, les premiers jours de mon arrivée, à examiner des curiosités qui en méritoient la peine: la Cathédrale très-riche en marbres et peintures, le clocher singulier qui penche extrêmement en dehors, et paroit droit en dedans: le cimetiere environné d'un superbe portique, et contenant une terre imprégnée de sels alcalis ou calcaires, qui en vingt-quatre heures de tems réduit les cadavres en cendre; mais je commençois à m'ennuyer, car je ne connoissois personne.

En me promenant un jour du côté du Château, je vis une grande porte-cochere, et des carrosses arrêtés, et du monde qui y entroit; je regarde en dedans, je vois une cour très-vaste, un jardin au bout, et quantité de personnes assises sous une espece de berceau.

Je m'approche davantage; je vois un homme à livrée, mais qui avoit l'air et les façons d'un homme d'importance; je lui demande à qui étoit cet hôtel, et quel étoit le motif qui rassembloit tant de monde.

Ce valet très-poli et assez bien instruit ne manqua pas de satisfaire ma curiosité. Cette assemblée que vous voyez- là, me dit-il, est une Colonie des Arcades de Rome, appellée la Colonia Alfea: la Colonie d'Alphée, fleuve très-célebre en Grece qui arrosoit l'ancienne Pise, en Aulide.

Je demande si je pouvois en jouir; très-volontiers, répond le Portier; il m'accompagne lui-même jusqu'à l'entrée du jardin; il me présente à un valet de l'Académie: celui-ci me place dans le cercle; j'écoute, j'entends du bon et du mauvais, et j'applaudis l'un et l'autre également.

Tout le monde me regardoit, et paroissoit curieux dé savoir qui j'étois: l'envie me prit de les contenter. L'homme qui m'avoit placé, n'étoit pas loin de ma chaise; je l'appelle, et je le prie d'aller demander au chef de l'assemblée, s'il étoit permis à un étranger d'exprimer en vers la satisfaction qu'il venoit d'éprouver: le chef annonce ma demande à haute voix, et l'Assemblée y consent.

J'avois dans ma tête un sonnet, que j'avois composé dans ma jeunesse dans une pareille occasion: je changeai à la hâte quelques mots qui pouvoient regarder le local; je débitai mes quatorze vers avec ce ton et ces inflexions de voix, qui relevent les sentimens et la rime. Le sonnet paroissoit avoir été fait sur-le-champ; il fut extrêmement applaudi: je ne sais si la séance devoit durer davantage, mais tout le monde se leva, et tout le monde vint autour de moi.

Voilà bien de connoissances entamées; voilà bien de sociétés à choisir: celle de M. Fabri fut pour moi la plus utile et la plus agréable. Il étoit Chancelier de la jurisdietion de l'Ordre de Saint-Etienne, et il présidoit sous le titre pastoral de Gardien à l'assemblée des Arcades.

Je vis par la suite tous les bergers d'Arcadie, que j'avois vus rassemblés: je dinois chez les uns, je soupois chez les autres: les Pisans sont très-officieux envers les étrangers: ils conçurent pour moi de l'amitié, de la considération: je m'étois annoncé comme Avocat de Venise; j'avois conté une partie de mes aventures; ils voyoient que j'étois un homme sans emploi, mais susceptible d'en avoir: ils me proposerent de reprendre la robe que j'avois quittée; ils me promirent des cliens et des livres; tout licencié étranger pouvoit exercer ses fonctions au Barreau de Pise; j'entrepris hardiment l'exercice d'Avocat Civil et d'Avocat Criminel.

Les Pisans me tinrent parole en tout, et j'eus le bonheur de les contenter. Je travaillois jour et nuit; j'avois plus de causes que je n'en pouvois soutenir: j'avois trouvé le secret d'en diminuer le fardeau à la satisfaction des cliens; je leur prouvois le tort qu'ils avoient de plaider, je tâchois de les raccommoder avec leurs parties adverses: ils me payoient mes consultations, et nous étions tous contens.

Pendant que mes affaires alloient au mieux, et que mon cabinet fleurissoit de maniere à inspirer de la jalousie à mes confreres, le diable fit venir à Pise une Troupe de Comédiens: je ne pus m'empêcher d'aller les voir; la démangeaison me prit de leur donner quelque chose du mien; ils étoient trop médiocres pour que je leur confiasse une Piece de caractere; je leur abandonnai ma Comédie à canevas, intitulée les Cent quatre accidens arrivés dans la même nuit, et ce fut dans cette occasion que j'essuyai le désagrément rapporté dans le Chapitre XLI.

Mortifié de la chûte de ma Piece, je me proposois de ne plus revoir les Comédiens, de ne plus songer à la Comédie; je redoublai l'ardeur de mon travail juridique, et je gagnai trois procès dans le même mois.

Une défense au criminel me fit aussi un honneur infini. Un jeune homme de famille avoit dérobé son voisin; il y avoit une porte forcée, et on alloit le condamner aux galeres.

Une famille respectable, un fils unique, des sœurs à marier, ne falloit-il pas le sauver?

La partie plaignante indemnisée, je fis changer la serrure de l'appartement du premier; la clef du second pouvoit l'ouvrir; le jeune homme s'étoit trompé d'étage, il avoit ouvert par méprise; l'argent étoit exposé, et l'occasion l'avoit séduit.

Je commençai mon Mémoire par le septieme verset du Psaume vingt-cinquieme: Delicta juventutis meae et ignorantias meas ne memineris, Domine. Oubliez, mon Dieu, les fautes de ma jeunesse et celles de mon ignorance; j'étayai le plaidoyer par des autorités classiques, des décisions de la Rote Romaine, de celles de la Chambre Criminelle de Florence, que l'on appelle il Magistrato degli Otto, le Tribunal des VIII; j'y mis du raisonnement et du pathétique; ce n'étoit point un coupable habitué au crime, et qui tâchoit de pallier son délit; c'étoit un étourdi qui avouoit sa faute, et ne demandoit grâce que pour l'honneur d'un pere respectable, et de deux demoiselles de qualité prêtes à marier et intéressantes.

Enfin, mon petit voleur fut condamné à garder prison pendant trois mois: la famille fut très-contente de moi, et le Juge Criminel me fit compliment. Me voilà donc attaché de plus en plus à une profession qui me rapportoit à la fois beaucoup d'honneur, beaucoup de plaisir et un profit raisonnable.

Au milieu de mes travaux et de mes occupations, une lettre de Venise vient me distraire, et met tout mon sang et tous mes esprits en mouvement; c'étoit une lettre de Sacchi.

Ce Comédien étoit de retour en Italie; il me savoit à Pise, il me demandoit une Comédie, et il m'envoyoit même le sujet sur lequel il me laissoit libre de travailler à ma fantaisie.

Quelle tentation pour moi! Sacchi étoit un Acteur excellent, la Comédie avoit été ma passion; je sentis renaître dans mon individu l'ancien goût, le même feu, le même enthousiasme; c'étoit le Valet de deux Maîtres le sujet qu'on me proposoit; je voyois quel parti j'aurois pu tirer de l'argument de la Piece, et de l'Acteur principal qui devoit la jouer; je mourois d'envie de m'essayer encore... Je ne savois comment faire... Les procès, les cliens venoient en foule... Mais mon pauvre Sacchi... Mais le Valet de deux Maîtres... Allons encore pour cette fois... Mais non... Mais oui... Enfin, j'écris, je réponds, je m'engage.

Je travaillois le jour pour le Barreau, et la nuit pour la Comédie; j'acheve la Piece, je l'envoye à Venise: personne ne le sait; il n'y avoit que ma femme qui étoit dans le secret; aussi a-t-elle souffert autant que moi: hélas! je passois les nuits.



CHAPITRE L

Mon aggrégation aux Arcades de Rome. - Ma Comédie de l'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. - Cause intéressante à Pise. - Autre Cause à Florence. - Mon voyage à Lucques. - Musique extraordinaire. - Opéra charmant. - Route délicieuse.

Pendant que je travaillois à ma Piece, je faisois fermer ma porte à la nuit tombante, et je n'allois pas passer les soirées au café des Arcades.

La premiere fois que j'y reparus, j'essuyai des reproches; je m'excusai sous prétexte d'affaires de cabinet. Ces Messieurs étoient bien aises de me voir occupé; mais ils ne vouloient pas que j'oubliasse l'amusement délicieux de la poésie.

M. Fabri arrive; il est charmé de me voir; il tire de sa poche un gros paquet, et me présente deux diplomes qu'il avoit fait venir pour moi: l'un étoit la chartre qui m'aggrégeoit à l'Arcadie de Rome, sous le nom de Polisseno; l'autre me donnoit l'investiture des campagnes fégées. Tous alors me saluerent, en chorus, sous le nom de Polisseno Fegeio , et m'embrasserent en qualité de leur Compasteur et de leur Confrere.

Nous sommes riches, comme vous voyez, mon cher Lecteur, nous autres Arcadiens; nous possédons des terres en Grece; nous les arrosons de nos sueurs, pour y recueillir des branches de lauriers; et les Turcs y sement du bled, y plantent des vignes, et se moquent de nos titres et de nos chansons.

Malgré mes occupations, je ne laissois pas de composer de tems en tems des sonnets, des odes, et d'autres Pieces de poésie lyrique, pour les séances de notre Académie.

Mais les Pisans avoient beau être contens de moi, je ne l'étois pas; je me rends justice, je n'ai jamais été bon Poëte; je l'étois peut-être pour l'invention, le Théâtre en est la preuve; c'est de ce côté-là que mon génie s'est tourné.

Sacchi me fit part, quelque tems après, du succès de ma Piece. Le Valet de deux Maîtres étoit applaudi, étoit couru on ne pouvoit pas davantage, et il m'envoya un présent auquel je ne m'attendois pas; mais il me demandoit encore une Piece, et il me laissoit le maître du sujet; il desîroit cependant que ma derniere Comédie, n'étant fondée que sur le comique, celle-ci eût pour base une fable intéressante, susceptible de sentimens et de tout le pathétique convenable à une Comédie.

C'étoit un homme qui parloit; je le connoissois bien; j'avois grande envie de le satisfaire, et ses procédés m'y engageoient encore davantage; mais mon cabinet... voilà mon esprit à la torture. J'avois dit, à ma derniere Piece, encore pour cette fois. J'avois trois jours de tems pour répondre. Pendant ces trois jours, marchant, dînant, dormant, je ne révois que Sacchi; je ne pensois qu'à lui; il falloit bien débarrasser ma tête de cet objet, pour être bon à quelque autre chose.

J'imaginai donc cette Piece connue, en France comme en Italie, sous le titre de l'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. Le succès qu'a eu cette bagatelle, ne se peut concevoir; c'est elle qui m'a fait venir à Paris: Piece heureuse pour moi, mais qui ne verra jamais le jour tant que je vivrai, et qui n'aura jamais place dans mon Théâtre Italien.

Je la composai dans un tems où mon esprit étoit agité. Je donnai à cette Comédie des situations intéressantes, mais je n'eus pas le tems de les amener avec cette précision qui caractérise les bons Ouvrages. Il y avoit des diamans, peut- être, mais il étoient enchassés dans du cuivre: on voyoit qu'un Auteur avoit fait des scenes, mais l'ensemble paroissoit l'ouvrage d'un écolier. J'avoue que le dénouement de cette Piece pourroit passer pour un chef-d'œuvre de il art, si des défauts essentiels ne prévenoient pas contre la totalité de la Comédie. Son défaut principal est celui de l'invraisemblance; elle est manquée en tout point; je l'ai toujours jugée de sang froid, et je ne me suis jamais laissé séduire par les applaudissemens.

Aussi-tôt ma Piece finie, je la lus avec attention. Je reconnus toutes les beautés qui pouvoient la rendre agréable, et toutes les imperfections dont elle étoit remplie; je l'envoyai cependant à sa destinée.

L'Italie n'avoit fait que goûter les premiers essais de la réforme que j'avois projettée. Il y avoit encore assez de partisans de l'ancienne Comédie, et j'étois sûr que la mienne, sans s'éloigner beaucoup de la marche ordinaire et triviale, devoit plaire, et devoit même surprendre par ce mélange de comique et de pathétique, que j'avois artistement ménagés.

Je sus par la suite combien son succès avoit été brillant, et je n'en fus pas étonné; mais quelle fut ma surprise lorsque je vis, en arrivant en France, cette Piece suivie, applaudie, portée aux nues sur le Théâtre de la Comédie Italienne!

Il faut dire qu'en entrant aux Spectacles les hommes se forment des idées et des préventions différentes, et que les François apptaudissoient dans la Salle des Italiens ce qu'ils auroient condamné sur le Théâtre de leur Nation.

Après avoir envoyé le fils d'Arlequin à Monsieur Sacchi, qui devoit être le pere, je pris le cours de mes occupations journalieres. J'avois plusieurs Causes à faire expédier; je commençai par celle qui me paroissoit la plus intéressante.

Le Client que j'avois à défendre n'étoit qu'un paysan, mais les paysans de la Toscane sont fort à leur aise, plaident toujours, et payent assez bien.

Ils ont presque tous des héritages à bail emphitéotique pour eux, pour leurs enfans et leurs petits-enfans. Ils donnent une somme convenue à l'entrée du bail, et une redevance annuelle; ils regardent ces biens comme à eux apo partenans, ils s'y attachent, ils ont soin de les améliorer, et à la fin du bail les propriétaires en profitent.

Mon Plaideur avoit affaire à un Prieur de Couvent qui vouloit faire résilier le bail, par la raison que les Moines sont toujours mineurs, et qu'on pouvoit tirer meilleur parti de leurs terres; Je découvris le monopole. C'étoit une jeune veuve, qui, sous la protection du Révérend Pere, vouloit déposséder le villageois.

Je fis un Mémoire qui intéressoit la nation, qui prouvoit l'importance de la conservation des baux eraphitéotiques; je gagnai mon Procès, et mon plaidoyer me fit un honneur infini.

Je fus obligé quelques jours après d'aller à Florence, pour solliciter un ordre du Gouvernement pour faire enfermer, pendant la Procédure entamée, une Demoiselle au couvent.

C'étoit une fille majeure, et riche héritiere, qui avoit signé un contrat de mariage avec un Gentilhomme Florentin, Officier dans les troupes de la Toscane, et qui vouloit épouser un jeune homme qui lui plaisoit davantage.

Pendant que nous étions dans la Capitale, mon Client et moi, la fille majeure s'arrangea avec son nouveau Pretendu de maniere à éluder nos démarches. Le Procès alloit changer de face, et pouvoit devenire sérieux. Nous écoutâmes des propositions, la Demoiselle étoit riche, l'affaire fut arrangée à l'amiable.

De retour à Florence, un autre Proces m'engagea pour Lucques. J'étois bien aise de voir cette République, qui n'est ni étendue, ni puissante, mais qui est riche, agréable et très-sagement gouvernée.

J'amenai ma femme avec moi, et nous y passâmes six jours le plus agréablement du monde. C'étoit au commencement de Mai. Le jour de l'Invention de la Sainte Croix est la fete principale de la Ville; il y a dans la Cathédrale une Image de notre Sauveur, que l'on appelle il Volto Santo, la Sainte Image, et on l'expose ce jour-là avec la pompe la plus brillante, et une musique si nombreuse en voix et en înstrumens, que je n'en ai pas vu de pareilles ni à Rome, ni à Venise.

Il existe une fondation faite par un dévot Lucquois, qui ordonne de recevoir ce jour-là à la Cathédrale tous les Musiciens qui se présenteront, et de les payer, non pas a proportion de leurs talens, mais a proportion de la route qu'ils auront faite; et la récompense est fixée à tant par lieue, ou par mille.

Cette musique devoit être plus bruyante qu'agréable, mais l'Opéra que l'on donnoit à Lucques en même-tems, étoit des mieux choisis et des mieux composés. La charmante Gabrielli faisoit les délices de ce Spectacle harmonieux. Elle étoit de bonne humeur; le célebre Guadagni, qui étoit son héros sur la scene et dans le particulier, avoit soumis les caprices de la Virtuose à l'empire de l'amour. Il la faisoit chanter tous les jours, et le public accoutumé à la voir malingre, dégoûtée et dégoûtante, jouissoit pleinement de sa belle voix et de son talent supérieur.

Mes affaires arrangées, et ma curiosité satisfaite, je quittai à regret ce pays respectable, qui, sous la protection de l'Empereur, pro tempore, jouit d'une liberté tranquille, et s'occupe de la plus salutaire et de la plus exacte police.

J'étois bien aise de voir et de faire voir à ma femme une autre partie très-intéressante de la Toscane, nous traversâmes les territoires de Pescia, de Pistoia et de Prato.

Il n'y a pas de coteaux mieux exposés, de terres mieux cultivées, de campagnes plus riantes, plus délicieuses. Si l'Italie est le jardin de l'Europe, la Toscane, est le jardin d'Italie.



CHAPITRE LI

Mon retour à Pise. - Arrivée de mon beau-frere de Genes. - Son départ et celui de ma femme pour le même pays. - Désagrément essuyé dans mon emploi. - Réfroidîssement de mon zele. - Conversation singulière avec un Comédien. - Pièce nouvelle composée à sa requisition. - Mon voyage à Livourne.

Quelques jours après mon retour à Pise, le frere ainé de ma femme arriva de Genes; il venoit réclamer de la part de ses parens l'engagement que j'avois pris avec eux d'aller les voir.

J'avois fait deux absences pour affaires, je ne pouvois pas m'en permettre une troisieme pour mon plaisir: ma femme ne disoit rien; mais je connoissois le desir qu'elle avoit de revoir sa famille, et je prévoyois le chagrin de mon beau- frere, s'il eût été obligé de revenir tout seul chez lui: j'arrangeai les choses à la satisfaction de tous trois: mon épouse partit pour Genes avec son frere, et je restai seul et tranquille occupé des affaires de mon cabinet.

J'avois des causes dans tous les tribunaux de la Ville, j'avois des cliens de tous les états, des nobles de la premiere classe, des bourgeois des plus riches, des commerçans des plus accrédités, des Curés, des Moines, de gros Fermiers, jusqu'à un de mes confreres, qui étant impliqué dans un procès criminel, me choisit pour son défenseur.

J'avois donc toute la Ville pour moi; tout le monde au moins l'auroit cru, et je le croyois aussi; mais je ne tardai pas à m'appercevoir que je m'étois trompé; l'amitié et la considération m'avoient naturalisé dans les cœurs des particuliers, mais j'étois toujours étranger, quand ces mêmes individus se rassembloient en corps.

Il mourut dans ce tems-là un ancien Avocat Pisan, qui, selon l'usage du pays, étoit le défenseur appointé de plusieurs Communautés Religieuses, de quelques Corps d'arts et métiers, et de différentes maisons de la Ville; ce qui lui faisoit en vin, en bled, en huile et en argent, un état très-honnête, et le défrayoit de la dépense de sa maison.

Je demandai à sa mort toutes ces places vacantes pour en avoir quelques-unes: les Pisans les obtinrent toutes, et le Vénitien fut exclus.

On me disoit pour me consoler, qu'il n'y avoit que deux ans et demi que j'étois à Pise, qu'il y en avoit quatre au moins que mes antagonistes faisoient des démarches pour succéder au vieillard qui venoit de mourir, qu'il y avoit des engagemens pris, des paroles données, et qu'à la premiere occasion je serois content.

Tout cela pouvoit être vrai; mais, de vingt places, pas une pour moi! Cet événement me donna de l'humeur, et m'indisposa de maniere que je ne regardois plus mon emploi que comme un établissement casuel et précaire.

Un jour que j'étois concentré dans mes réflexions, on m'annonce un étranger qui vouloit me parler. Je vois un homme de près de six pied, gros et gras à proportion, qui traverse la salle, ayant une canne à la main, et un chapeau rond à l'Angloise.

Il entre à pas comptés dans mon cabinet; je me leve: il fait une gesticulation pittoresque, pour me dire de ne pas me gêner; il s'avance, je le fais asseoir; voici notre conversation:

Monsieur, dit-il, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous; mais vous devez connoître mon pere et mon oncle à Venise; je suis votre très-humble serviteur Darbes. - Comment, Monsieur Darbes? Le fils du Directeur de la Poste du Frioul, cet enfant qu'on croyoit perdu, qu'on a tant cherché, qu'on a tant regretté? - Oui, Monsieur, cet enfant prodigue qui ne s'est pas encore prosterné aux genoux de son pere. - Pourquoi différez-vous à lui donner cette consolation? - Ma famille, mes parens, ma patrie ne me reverront que couronné de laurier. - Quel est votre état, Monsieur?

Il se leve, il frappe de sa main sur la rotondité de son ventre, et d'un ton mêlé de fierté et de plaisanterie: Monsieur, dit-il: je suis Comédien. Tous les talens, lui dis-je sont estimables, si celui qui les possede sait se faire distinguer; je suis, répondit-il, le Pantalon de la compagnie qui est actuellement à Livourne, je ne suis pas le dernier de mes camarades, et le public ne se refuse pas de courir en foule aux Pieces de mon emploi; Medebac, notre Directeur, a fait cent lieues pour me déterrer; je ne fais pas déshonneur à mes parens, à mon pays, à ma profession, et sans me vanter, Monsieur (donnant encore un coup de main sur son ventre), Garelli est mort, Darbes l'a remplacé.

Je veux lui faire compliment; il se range dans une posture comique qui me fait rire et m'empêche de continuer: ce n'est pas par gloriole, reprend-il, que je vous ai étalé les avantages dont je jouis dans mon état; mais je suis Comédien, je m'annonce à un Auteur, j'ai besoin de lui... - Vous avez besoin de moi? - Oui, Monsieur, je viens vous demander une Comédie; j'ai promis à mes camarades une Comédie de Goldoni, je veux tenir parole à mes camarades.

Vous le voulez? lui dis-je, en riant. - Oui, Monsieur, je vous connois de réputation; vous êtes aussi honnête qu'habile; vous ne me refuserez pas. - J'ai des occupations, je ne le puis pas. - Je respecte vos occupations, vous ferez la Piece à votre aise quand vous voudrez.

Il s'empare de ma boite en causant, il prend une prise de tabac, il laisse couler dans la tabatiere quelques ducats d'or, il la referme, il la jette sur ma table avec un de ce lazzis qui semblent vouloir cacher ce qu'on est bien aise de faire appercevoir; j'ouvre ma boite: je ne veux pas me prêter à la plaisanterie; de grâce, de grâce, dit-il, ne vous fâchez pas; c'est un à compte pour le papier; je veux rendre l'argent; des postures, des révérences; il se leve, il recule, il gagne la porte, et il s'en va.

Qu'aurois-je dû faire dans pareille circonstance? Je pris, ce me semble, le meilleur parti; j'écrivis à Darbes qu'il pouvoit compter sur la Piece qu'il m'avoit demandée et je le priai de me dire, si c'étoit en Pantalon masqué ou sans masque qu'il la desiroit.

Darbes ne tarda pas à me répondre: il ne pouvoit pas y avoir dans la lettre des postures et des contorsions, mais il y avoit des traits singuliers.

J'aurai donc, dit-il, une Comédie de Goldoni? ce sera la lance et le bouclier avec les quels j'irai affronter tous les Théâtres du monde... Que je suis heureux! j'ai parié cent ducats avec mon Directeur, que j'aurois une Pièce de Goldoni: si je gagne le pari, le Directeur paye et la Piece est à moi... Je suis jeune; je ne suis pas encore assez répandu, mais j'irai défier à Venise les Pantalons Rubini à Saint-Luc, et Cortini à Saint-Samuel; j'irai attaquer Ferramonti à Bologne, Pasini à Milan, Bellotti, dit Tiziani, en Toscane, et jusqu'à Gollinetti dans sa retraite, et Garelli dans son tombeau.

Il finissoit par dire, qu'il desiroit que son rôle fût celui d'un jeune homme sans masque, et m'indiquoit pour modele une ancienne Comédie de l'art, intitulée Pantalon Paroncin.

Ce mot Paroncin, soit pour la traduction littérale, soit pour le caractere du sujet, revient parfaitement au mot François, Petit-Maître; car Paron en dialecte Vénitien dit la même chose que Patrone en Toscan, et Maître en François; et Paroncin est le diminutif de Paron et de Patrone, comme Petit-Maître est le diminutif de Maître.

Les Paroncini Vénitiens jouoient de mon tems le même rôle à Venise que les Petits-Maitres à Paris, mais tout change. Il n'y en a plus en France, il n'y en a peut-être plus en Italie.

Je fis donc la Piece pour Darbes sous le titre de Tonin Bella Grazia, qu'on pourroit traduire en François: Toinet-le-Gentil.

J'expédiai mon Ouvrage en trois semaines; et je le portai moi-même à Livourne, Ville que je connoissois beaucoup, qui n'étoit qu'à quatre lieues de Pise, et où j'avois des amis, des cliens et des correspondans. Darbes, que j'avois fait prévenir de mon arrivée, vint me voir à l'auberge où j'étois logé; je lui fis lecture de ma Piece, il en parut très- content, et avec beaucoup de cérémonies, de révérences et de mots entrecoupés, me remit galamment le pari qu'il avoit gagné, et pour éviter les remercîmens, il s'enfuit sous prétexte d'aller communiquer la Piece à son Directeur. Je rendrai compte de cet Ouvrage à l'occasion de son début à Venise; car j'ai à entretenir actuellement mon Lecteur de quelque chose de plus intéressant.



CHAPITRE LII

Visite de M. Medebac, qui m'oblige d'aller dîner chez lui. - Portrait de Madame Medebac. - Je vois ma Comédie de la Donna di Garbo pour la première fois. - Détail de cette Piece. - Medebac m'engage. - Mes adieux à Pise. - Mon départ.

Après l'entretien que j'avois eu avec Darbes, je regardai à ma montre: il étoit deux heures; c'étoit trop tard pour aller demander la soupe à quelqu'un de mes amis, et j'envoyai ordonner mon dîné à la cuisine de mon Auberge.

Pendant que l'on mettoit le couvert, on m'annonce M. Medebac. Il entre, il me comble de politesses, et me prie à dîner chez lui. La soupe étoit servie sur ma table, je le remercie. Darbes, qui étoit revenu avec son Directeur, prend mon chapeau et ma canne, et me les présente. Medebac insiste de son côté; Darbes me prend par le bras gauche, l'autre par le bras droit; ils me serrent, ils me traînent, me voilà parti.

En entrant chez le Directeur, Madame Medebac vint nous recevoir à la porte de l'antichambre. Cette Actrice estimable, autant par ses mœurs que par son talent, étoit jeune, jolie et bien faite; elle me fit l'accueil le plus honnête et le plus gracieux. Nous nous mîmes à table; c'étoit un dîner de famille, mais fort honnête, et servi avec la plus grande propreté.

On avoit affiché, pour ce jour-là, une Comédie de l'art; mais on me fit la galanterie de changer les affiches, et de donner Griselda, en y ajoutant, Tragédie de M. Goldoni. Quoique cette Piece ne fut pas tout-à-fait de mot, mon amour-propre en étoit flatté, et j'allai la voir dans la loge qu'on m'avoit destinée.

Je fus estremement content de Madame Medebac, qui jouoit le rôle de Griselda. Sa douceur naturelle, sa voix touchante, son intelligence, son jeu, la rendoient à mes yeux un objet intéressant, une Actrice estimable, au-dessus de toutes celles que je connoissois.

Mais je fus bien plus satisfait le jour suivant, car l'on donna la Donna di Garbo, la brave Femme, qui avoit été jusqu'alors ma Comédie favorite.

J'avois composé cette Piece à Venise, pour Madame Baccherini; je devois la voir à Genes à son début; l'Actrice mourut avant que de la jouer, et mon voyage de Genes n'eut pas lieu; c'étoit donc pour la premiere fois que la Donna di Garbo paroissoit à mes yeux. Quel plaisir pour moi de la voir si bien jouée!

C'est ici l'occasion d'entrer dans le détail de cette Piece, que je n'ai fait qu'annoncer dans le Chapitre XLIII.

Rosaure, fille d'une Blanchisseuse en fin de la ville de Pavie, voyoit beaucoup d'étudians et quelques Professeurs de l'Université, chez sa mere, et elle étoit dans le cas de cultiver son génie pour les lettres, et se procurer en même tems un établissement honorable. Elle fut trompée par un jeune homme qui, après lui avoir tout promis, la quitta pour une autre.

Rosaure court après son amant, arrive avant lui, s'établit, à l'aide d'un domestique qu'elle connoissoit, femme-de- chambre de la belle-sœur de son infidele; elle tâche de gagner tout le monde, et elle parvient à mettre toute la famille dans ses intérêts. Le pere est un Avocat; elle connoît le droit romain et la pratique du Palais.

Le fils aîné a la passion de la loterie, Rosaure lui parle des phases de la lune, des influences, des constellations, des songes, des cabales, des combinaisons.

La femme est coquette, la suivante fait l'étalage le plus complet de tout ce qui peut flatter la coquetterie.

La demoiselle a une inclination secrette; Rosaure s'en apperçoit, la fait parler; lui promet de la seconder, donne du courage à l'amant timide, et s'engage à solliciter leur union.

Brighella est un valet fort adroit; il n'y a pas de ruses qu'elle ne connoisse. Arlequin est un valet balourd; il n'y a pas de singeries qu'elle ne fasse; elle amuse les uns, elle flatte les autres; mais son but principal est de gagner le chef de la maison, et elle le gagne si bien qu'il veut l'epouser.

Florinde arrive (c'est le nom de l'amant perfide); le pere déclare son inclination et son projet; le fils s'y oppose: il faut qu'il déclare le motif de son opposition; il est forcé d'avouer ses engagemens avec la femme-de-chambre de sa belle-sœur. Le pere voit l'impossibilité de l'épouser, force son fils à rendre justice à la jeune personne qu'il avoit trompée, et l'oblige à tenir la parole qu'il lui avoit donnée.

Florinde est récalcitrant; tout le monde est contre lui, il en rougit, il en est confondu, il l'épouse.

Voilà le triomphe de Rosaure. Mais est-elle une brave femme? Ce titre a excité beaucoup de critiques; cependant, je ne l'ai pas changé, et Rosaure fait elle-même sa justification à la fin de la Piece.

Tout le monde, dit-elle, m'a appellée jusqu'à présent une brave femme, parce que j'ai sçu flatter leurs passions et je me suis conformée à leurs caracteres et à leurs goûts; j'avoue que ce titre ne me convient pas, car j'aurois dû être, pour le mériter, plus sincere et moins séduisante.

Si Rosaure a été, pendant le cours de la Piece, une femme adroite et rusée, elle devient, par ses derniers mots, une femme raisonnable, une brave femme.

Il y eut une autre critique contre ma Piece. L'on disoit que Rosaure étoit trop instruite pour une femme; je remis ma défense entre les mains du beau-sexe, et j'eus de quoi démentir l'injustice et les préjugés.

Content de l'exécution de cette Comédie, j'en fis compliment à Madame Medebac et à son mari. Cet homme qui connoissoit mes ouvrages, et à qui j'avois confié les désagrémens que je venois d'essuyer à Pise, me tint, quelques jours après, un discours très-sérieux et très-intéressant pour moi; il faut que j'en rende compte à mes Lecteurs, car c'est d'après cet entretien avec Medebac que je renonçai à l'état que j'avois embrassé depuis trois ans, et que je repris le sentier que j'avois abandonné.

Si vous êtes décidé, me dit un jour Medebac, à quitter la Toscane, si vous comptez revenir dans le sein de vos compatriotes, de vos parens et de vos amis, j'ai un projet à vous proposer, qui vous prouvera au moins le cas que je fais de votre personne et de vos talens. Il y a à Venise, continua-t-il, deux Salles de Comédie; je m'engage d'en avoir une troisieme, et de la prendre à bail pour cinq à six ans, si vous voulez me faire l'honneur de travailler pour moi.

La proposition me parut flatteuse; il ne falloit pas d'efforts pour me faire pencher du côté de la Comédie. Je remerciai le Directeur de la confiance qu'il avoit en moi; j'acceptai la proposition, nous fimes nos conventions, et le contrat fut dressé sur-le-champ.

Je ne signai pas dans ce moment-là, car je voulois en faire part à ma femme, qui n'étoit pas encore de retour. Je connoissois sa docilité, mais je lui devois les égards de l'estime et de l'amitié; elle arrive, elle approuve, j'envoie ma signature à Livourne.

Voilà donc ma muse et ma plume engagées aux ordres d'un particulier. Un Auteur François trouvera peut-être cet engagement singulier. Un homme-de-lettres, dira-t-on, doit être libre, doit mépriser la servitude et la gêne.

Si cet Auteur est à son aise comme l'étoit Voltaire, ou cinique comme Rousseau, je n'ai rien à lui dire; mais si c'est un de ceux qui ne se refusent pas au partage de la recette et au profit de l'impression, je le prie en grâce de vouloir bien écouter ma justification.

Le prix le plus haut pour entrer à la Comédie en Italie ne passe pas la valeur d'un paole romain, dix sols de France.

Il est vrai que tous ceux qui vont dans les loges paient la même somme en entrant; mais les loges appartiennent au Propriétaire de la Salle, et la recette ne peut pas être considérable, de sorte que la part d'Auteur ne mériteroit pas la peine de courir après.

Il y a une autre ressource en France pour les gens à talens; ce sont les gratifications de la Cour, les pensions, les bienfaits du Roi. Rien de tout cela en Italie, et c'est par cette raison que la partie du monde la plus disposée peut- être aux productions d'esprit, gémit dans la léthargie et dans la paresse.

Je suis tenté quelquefois de me regarder comme un phénomene; je me suis abandonné sans réflexion au génie comique, qui m'a entraîné, j'ai perdu trois ou quatre fois les occasions les plus heureuses pour être mieux, et je suis toujours retombé dans les mêmes filets; mais je n'en suis pas fâché; j'aurois trouvé par-tout ailleurs plus d'aisance peut-être, mais moins de satisfaction.

J'étois très-content de mon état et de mes conventions avec Medebac; mes Pieces étoient reçues avant la lecture; elles étoient payées sans attendre l'événement. Une seule représentation me valoit pour cinquante: si je mettois plus d'attention, plus de zele dans les ouvrages, afin de les faire réussir, c'étoit l'honneur qui m'excitoit au travail, et la gloire me récompensoit.

Ce fut dans le mois de Septembre 1746, que je me liai avec Medebac, et je devois aller le rejoindre à Mantoue, dans le mois d'Avril de l'année suivante; j'avois donc six mois de tems pour arranger mes affaires à Pise, pour expedier des causes appointées, pour céder à d'autres celles que je ne pouvois pas continuer, pour prendre congé de mes juges et de mês cliens, et pour faire mes adieux poétiques à l'Académie des Arcades. Je remplis tous mes devoirs, et je partis après Pâques.



CHAPITRE LIII

Mes adieux à Florence. - Le Sibillone, Amusement Littéraire. - Mon départ de la Toscane, et mes regrets. - Traversée de l'Appenin. - Mon passage par Bologne et Ferrare. - Mon arrivée à Mantoue. - Mes incommodités et mon départ pour Modene. - Arrangement de mes affaires à la Banque ducale. - Mon voyage pour Venise.

Avant que de quitter la Toscane, j'étois bien aise de revoir encore une fois la ville de Florence, qui en est la Capitale.

Faisant mes visites et mes adieux aux personnes de ma connoissance, on me proposa d'aller à l'Académie des Apatistes. Elle ne m'étoit pas inconnue, mais il s'agissoit de voir ce jour-là le Sibillone, amusement littéraire que l'on y donne de tems à autre, et que je n'avois pas encore vu.

Le Sibillone, ou la grande Sibille, n'est qu'un enfant de dix à douze ans que l'on place sur une chaire, au milieu de la salle de l'assemblée. Une personne prise au hasard parmi le nombre des assistans, adresse une demande à cette jeune Sibille; l'enfant doit sur-le-champ prononcer un mot, c'est l'oracle de la Prophétesse, c'est la réponse a la question proposée.

Ces réponses, ces oracles donnés par un Ecolier, sans même avoir le tems de la réflexion, n'ont pas pour l'ordinaire le sens commun; mais il se trouve à côté de la tribune un Académicien, qui, se levant de son siège, soutient que le Sibillone a très-bien répondu, et se propose de donner à l'instant l'interprétation de l'Oracle.

Pour faire connoître au Lecteur jusqu'où peut aller l'imagination et la hardiesse d'un esprit Italien, je vais rendre compte de la question, de la réponse et de l'interprétation dont je fus témoin.

Le demandeur qui étoit un étranger, comme moi, prie la Sibille de vouloir bien lui dire: Pourquoi les femmes pleurent plus souvent et plus facilement que les hommes. La Sibille pour toute réponse prononce le mot paille, et l'interprete, adressant la parole à l'auteur de la question, soutient que l'Oracle ne pouvoit être ni plus décisif, ni plus satisfaissant.

Ce savant Académicien qui étoit un Abbé d'environ quarante ans, gros et gras, ayant une voix sonore et agréable, parla pendant trois quarts-d'heure. Il fit l'analyse des plantes légeres, il prouva que la paille surpassoit les autres en fragilité; il passa de la paille à la femme; il parcourut, avec autant de vitesse que de clarté, une espece d'essai anatomique du corps humain. Il détailla la source des larmes dans les deux sexes. Il prouva la délicatesse des fibres dans l'un, la résistance dans l'autre. Il finit par flatter les Dames qui étoient assistantes, en donnant les prérogatives de la sensibilité à la foiblesse, et se garda bien de parler des pleurs de commande.

J'avoue que cet homme me surprit. On ne peut pas employer plus de science, plus d'érudition, plus de précision dans une matiere qui n'en paroissoit pas susceptible. Ce sont des tours de force, si vous voulez, c'est dans le goût à-peu-près du Chef-d'œuvre d'un inconnu, mais il n'est pas moins vrai que ces talens rares sont estimables, et qu'ils ne leur manque que de l'encouragement, pour se mettre au niveau de tant d'autres, et faire passer leurs noms à la postérité.

En rentrant ce même jour chez moi, je trouvai la lettre de voiture que j'attendois de Pise; mes coffres étoient à la Douane de Florence; j'allai le lendemain les faire expédier pour Bologne, et je ne tardai pas à les suivre.

Depuis la porte de la ville que je quittois à regret, jusqu'à Cafaggiolo, maison de plaisance du Grand Duc, à quatorze milles de la Capitale, je jouissois encore de l'exposition agréable et de l'industrieuse culture du pays Toscan; mais aussi-tôt que je commençai à grimper l'Appenin, je vis un changement étonnant dans le sol, dans l'air, dans la nature entiere. Je franchis, avec le dépit de la comparaison, ces trois hautes montagnes, le Giogo, l'Uccellatoio, et la Raticosa, en souhaitant que les Florentins et les Boulonnois trouvassent les moyens d'applanir cette route escarpée qui rendoit fatiguante et ennuyeuse la communication de ces deux pays intéressans; mes vœux furent exaucés quelques tems après.

Arrivés à Bologne, nous avions besoin, ma femme et moi, de nous reposer; nous ne vîmes personne: au bout de vingt- quatre heures, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes à Mantoue à la fin du mois d'Avril.

Medebac, qui m'attendoit avec impatience, et me reçut avec joie, m'avoit préparé mon logement chez Madame Balletti... C'étoit une ancienne Comédienne, qui, sous le nom de Fravoletta, avoit excellé dans l'emploi de Soubrette, qui jouissoit, dans sa retraite, d'une aisance fort agréable, et conservoit encore, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, des restes de sa beauté, et une lueur assez vive et piquante de son esprit.

C'étoit la belle-mere de Mademoiselle Silvia, qui fit les délices de la Comédie Italienne à Paris, et la grand'mere de M. Balletti, que je vis briller à Venise Par le talent de la danse, et qui sut se distinguer en France par celui de la Comédie.

Je passai un mois à Mantoue fort mal à mon aise, et pres-que toujours dans mon lit; l'air de ce pays marécageux ne me convenoit pas; je donnai au Directeur deux nouvelles Comédies que j'avois composées pour lui. Il en parut assez content, et ne trouva pas mauvais que j'allasse l'attendre à Modene, où il devoit se rendre pour y passer la saison de l'été; je fis bien de partir, car, à la seconde poste, je me sentis soulagé, et j'arrivai à Modene en parfaite santé.

La guerre étoit terminée: l'Infant Don Philippe étoit en possession des Duchés de Parme, Plaisance et Guastalle; le Duc de Modene étoit revenu chez lui; la banque ducale proposoit des arrangemens aux rentiers, et j'étois bien aise de me trouver à portée de vaquer par moi-même à mes propres intérêts.

A la fin de Juillet, Medebac et sa Troupe arriverent à Modene; je donnai à ce Directeur une troisieme Piece; mais je gardai le début de mes nouveautés pour Venise.

C'étoit-là où j'avois jetté les fondemens d'un Théâtre Italien, et c'étoit-là où je devois travailler pour la construction de ce nouvel édifice. Je n'avois pas de rivaux à combattre, mais j'avois des préjugés à surmonter.

Si mon Lecteur a eu la complaisance de me suivre jusqu'ici, la matiere que je vais lui offrir l'engagera peut-être à me continuer sa bienveillance et son attention.

Mon style sera toujours le même, sans élégance et sans prétention, mais enflammé par le zele de mon art, et dicté par la verité.


Fin de la première Partie.



EDIZIONE DI RIFERIMENTO: "Tutte le opere di Carlo Goldoni - volume I", a cura di Giuseppe Ortolani, ARNOLDO MONDADORI EDITORE, 1973 (V edizione)







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