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TROISIEME PARTIE


CHAPITRE I

Ma route du bord du Var à Paris. - Ma premiere couchée à Vidauban. - Courte dissertation sur le souper et sur la soupe. - Vue de Marseille. - Vue d'Avignon. - Quelques mots sur Lyon. - Lettre de Paris. Union de l'Opéra-Comique à la Comédie Italienne. Réflexions sur moi-même. - Mon arrivée à Paris.

A l'entrée du Royaume de France, je commençai à m'appercevoir de la politesse Françoise; j'avois souffert quelques désagrémens aux douanes d'Italie, je fus visité en deux minutes à la barriere de Saint-Laurent, près du Var, et mes cofres ne furent point dérangés.

Arrivé à Antibes, que d'honnêtetés, que de politesses n'ai-je pas reçues du Commandant de cette place frontiere? J'allais lui faire voir mon passe-port: je vous en dispense, Monsieur, me dit-il, partez bien vite, on vous attend avec impatience à Paris; je continuai ma route, et je m'arrêtai pour ma premiere couchée à Vidauban.

On nous sert à souper: il n'y a pas de soupe sur la table: ma femme en avoit besoin, mon neveu en desiroit une; ils en demandent; c'est inutile; on n'en sert pas en France le soir; mon neveu soutient que c'est la soupe qui donne le nom au souper, et qu'il ne doit pas y avoir de souper sans soupe; l'Aubergiste n'y entend rien, tire sa révérence et s'en va.

Mon jeune homme dans le fond n'avoit pas tort, et je m'amusai à lui faire une petite dissertation sur l'étymologie du souper, et sur la suppression de la soupe.

Les anciens lui dis-je, ne faisoient qu'un repas par jour; c'étoit la cène qu'on servoit le soir; et comme ce repas commençoit toujours par la soupe, les François changerent le mot de cène en celui de souper: le luxe et la gourmandise multiplierent les repas; la soupe fut transportée de la cene au diner, et la cene n'est plus chez les François qu'un souper sans soupe.

Mon neveu qui avoit entrepris un petit Journal de notre voyage, ne manqua pas de placer dans ses tablettes mon érudition, qui toute bizarre qu'elle paroit, n'est pas destituée, peut-être, de quelques principes de fondement.

Nous partîmes le jour suivant de très-bonne heure de Vidauban, et nous arrivâmes le soir à Marseille. M. Cornet, Consul de Venise dans cette Ville, vint nous voir sur-le-champ; il nous offrit un appartement chez lui, nous le refusames par discrétion; mais tourmentés pendant la nuit par cette vermine insupportable qui pique et infecte en même tems, nous fûmes obligés d'accepter l'offre généreuse du frere de nos bons amis de Venise.

Nous jouîmes pendant six jours de la vue de Marseille: sa position est agréable; son commerce est très-riche, ses habitans très-aimables, et son port est un chef-d'œuvre de la nature et de l'art.

En continuant notre route, nous passâmes par Aix; nous ne fimes que traverser en voiture cette superbe promenade, appellée le Cours, et nous arrivâmes de bonne heure à Avignon.

Je reconnus à l'entrée de cette Ville les clefs de Saint Pierre, surmontées de la thiare Pontificale.

J'étois curieux de voir ce Palais qui a été pendant soixante-deux ans le siege du chef de la Religion Catholique; j'allai rendre visite au Vice-Légat; ce Prélat m'invita à diner pour le lendemain, et je vis cet ancien édifice si bien conservé, que si le Pape avoit envie d'y venir, il trouveroit encore de quoi s'y loger commodément.

Il y avoit quatre mois que j'étois parti de Venise; j'avois été malade à Bologne, mais je m'étois beaucoup amusé depuis, et je commençois à craindre que la lenteur de mon voyage ne me fit quelque tort dans l'esprit de ceux qui m'attendoient à Paris.

Arrivé a Lyon, je trouvai une lettre de M. Zanuzzi avec des reproches, à la vérité un peu vifs, mais pas aussi forts que je les avois mérités.

L'homme est un être inconcevable, indéfinissable; je ne saurois rendre compte moi-même des motifs qui me font agir quelquefois contre mes principes et contre mes projets.

Avec la meilleure volonté du monde d'être entierement à la chose qui m'intéresse, je trouve dans mon chemin des miseres, des inepties qui m'arrêtent ou qui me détournent.

Un plaisir innocent, une complaisance honnête, une curiosité; un conseil amical, un engagement sans conséquence ne sont pas des habitudes vicieuses: mais il est des cas, il est des circonstances où chaque distraction peut être dangereuse, et c'est de ces distractions dont je n'ai jas mais pu me garantir.

La lettre que je venois de lire en arrivant à Lyon, auroit dû me faire partir sur-le-chanip; mais pouvois-je quitter une des plus belles villes de France sans y donner un coups d'œil? Pouvois-je ne pas voir de près ces manufactures qui fournissent l'Europe de leurs étoffes et de leurs desseins? Je pris mon logement au Parc Royal, et j'y restai dix jours: falloit-il dix jours de tems, me dira-t-on, pour examiner les curiosités de Lyon? Non, mais ce n'étoit pas trop pour accepter tous les diners et tous les soupers que ces riches fabriquans m'offroient à l'envie.

D'ailleurs je ne faisois de tort à personne; mes honoraires à Paris ne devoient commencer que du jour de mon arrivée, et en supposant que les Comédiens Italiens eussent besoin de moi, j'étois sûr que l'activité de mon travail les auroit dédommagés en arrivant.

Mais ce besoin avoit cessé: on avoit uni pendant mon voyage l'Opéra-Comique à la Comédie Italienne, le nouveau genre l'emportoit sur l'ancien, et les Italiens qui faisoient la base de ce Théâtre, n'étoient plus que les accessoires du Spectacle.

Je fus instruit à Lyon de cette nouveauté, mais pas assez pour concevoir tout le désagrément que j'en devois ressentir; je crus au contraire que mes compatriotes, piqués d'honneur, profiteroient de l'émulation de leurs nouveaux camarades, et je les croyois en état de soutenir le combat.

Animé par cette confiance, je pris avec ma gaieté et mon courage ordinaires le chemin de la Capitale: et la beauté de la route et la fertilité des plaines que je traversois ne faisoient que me fournir des idées riantes et des espérances flatteuses.

Arrivé à Villejuif, je trouvai M. Zanuzzi et Madame Savi, premiere Actrice de la Comédie Italienne: ils nous firent passer ma femme et moi dans leur voiture; mon neveu nous suivit dans la mienne, et nous allâmes descendre au Faubourg Saint-Denis où ces deux Acteurs avoient dans la même maison leurs appartemens.

Mon arrivée fut fêtée le même jour par un souper fort galant et fort gai; une partie des Comédiens Italiens y etoit invitée; nous étions fatigués, mais nous soutînmes avec plaisir les agrémens d'une société brillante qui réunissoit les saillies françoises au bruit des conversations Italiennes.



CHAPITRE II

Mon premier coup-d'œil sur la Ville de Paris. - Mes premieres visites. - Charmant dîner. - Vue de l'Opéra-Comique - Quelques mots sur ce Spectacle et sur ses Acteurs.

Fatigué du voyage, et restauré par ce nectar délicieux qui peut faire nommer la Bourgogne la terre de Promission, je passai une nuit douce et tranquille.

Mon réveil fut pour moi aussi agréable que l'avoient été les rêves de mon sommeil; j'étois à Paris, j'étois content, mais je n'avois rien vu, et je mourois d'envie de voir.

J'en parle à mon ami et mon hôte. Il faut commencer, dit-il, par faire des visites, attendons la voiture. Point du tout, lui dis-je, je ne verrai rien dans un fiacre. Sortons à pied. - Mais c'est loin. - N'importe! - Il fait chaud. Patience.

Effectivement, la chaleur cette année-là étoit aussi forte qu'en Italie: c'étoit égal pour moi; je n'avois alors que cinquante-trois ans, j'étois fort, sain, vigoureux, et la curiosité et l'impatience me prêtoient des ailes.

Je vis en traversant les Boulevarts un échantillon de cette vaste Promenade qui environne la Ville, et offre aux passans la fraicheur de l'ombre en été, et la chaleur du soleil en hiver.

J'entre au Palais-Royal. Que de monde! quel assemblage de gens de toutes especes! quel rendez-vous charmant! quelle promenade délicieuse!

Mais quel coup-d'œil surprenant frappa mes sens et mon esprit à l'approche des Tuileries! Je vois ce jardin immense, ce jardin unique dans l'Univers; je le vois dans toute sa longueur, et mes yeux ne peuvent pas en mesurer l'étendue; je parcours à la hâte ses allées, ses bosquets, ses terrasses, ses bassins, ses parterres; j'ai vu des jardins très-riches, des bâtimens superbes, des monumens précieux, rien ne peut égaler la magnificence des Tuileries.

En sortant de cet endroit enchanteur, voilà un autre spectacle frappant. Une riviere majestueuse, des ponts très- commodes et multipliés, des quais très-vastes; une affluence de voitures, une foule de monde perpétuelle; j'étois etourdi par le bruit, fatigué par la course, épuisé par la chaleur excessive; j'étois en nage, et je ne m'en appercevois pas.

Nous traversons le Pont-Royal, nous entrons dans l'Hôtel d'Aumont. M. le Duc étoit chez lui; ce premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, qui étoit dans son année d'exercice, m'avoit fait venir; il me reçut avec bonté, et m'honora toujours de sa bienveillance.

Il étoit tard, il ne nous restoit pas assez de tems pour faire les visites que nous avions projettées; nous prîmes une voiture, et nous allâmes chez Mademoiselle Camille Veronese où nous étions attendus pour dîner.

Il n'est pas possible d'être plus gaie et plus aimable que Mademoiselle Camille ne l'étoit. Elle jouoit les Soubrettes dans les Comédies Italiennes; elle faisoit les délices de Paris sur la scene, et celles de la société par-tout où l'on avoit le bonheur de la rencontrer.

Nous fûmes servis. Les convives étoient nombreux, le diner fort délicat, la compagnie très-amusante. Nous primes le café à table, et nous ne la quittâmes que pour aller à la Comédie.

La Salle des Italiens étoit alors rue Mauconseil, à l'ancien Hôtel de Bourgogne, où Moliere avoit déployé les lumieres de son esprit et de son art. C'étoit un jour d'Opéra-Comique, et on donnoit le Peintre amoureux de son modele , et Sancho Pança.

Ce fut pour la premiere fois que je vis ce mélange singulier de prose et d'ariettes; je trouvai d'abord que si le drame musical étoit par lui-même un ouvrage imparfait, cette nouveauté le rendoit encore plus monstrueux.

Cependant je fis des réflexions depuis; je n'étois pas content du récitatif Italien, encore moins de celui des François; et puisqu'on doit dans l'Opéra-Comique se passer de regles et de vraisemblance, il vaut mieux entendre un dialogue bien récité, que souffrir la monotonie d'un récitatif ennuyeux.

Je fus très-content des Acteurs de ce Spectacle. Le jeu de Madame La Ruette égaloit la beauté de sa voix. M. Clerval, Acteur excellent, très-agréable dans le comique, très-intéressant dans le pathétique, plein d'esprit, d'intelligence et de goût, ne faisoit alors qu'annoncer ses talens; il les porta par la suite au dernier degré de perfection, et jouit toujours du même crédit et des applaudissemens du Public.

M. Caillot étoit aussi un de ces personnages rares, auxquels rien ne manque pour se faire applaudir. M. La Ruette, supérieur dans les rôles de charge, toujours vrai, toujours exact, se faisoit estimer par son jeu, malgré la contrariété de son organe. Madame Bérard et Mademoiselle Desglands, l'une par sa vivacité, l'autre par sa belle voix, brilloient également dans les rôles de Duegnes.

Tous ces sujets admirables, estimables, ne pouvoient pas manquer de me plaire; mai je n'étois pas dans le cas de profiter de leurs talens, puisque l'inspection à laquelle j'étois destiné ne les regardoit pas.

Pour être mieux à portée de connoître mes Acteurs Italiens, je louai un appartement près de la Comédie, et je rencontrai dans cette maison une charmante voisine, dont la société m'a eté très-utile et très-agréable.

C'étoit Madame Riccoboni, qui, ayant renoncé au Théâtre, faisoit les délices de Paris par des Romans, dont la pureté du style, la délicatesse des images, la vérité des passions, et l'art d'intéresser et d'amuser en même-tems, la mettoient au pair avec tout ce qu'il y a d'estimable dans la Littérature Françoise.

C'est à Madame Riccoboni que je m'adressai pour avoir quelques notices préliminaires sur mes Acteurs Italiens. Elle les connoissoit à fond, et elle m'en fit un détail que je trouvai par la suite très-juste, et digne de son honnêteté et de sa sincérité.



CHAPITRE III

Suite du Chapitre précédent. - Quelques détails sur les Acteurs Italiens de Paris. - Mon premier voyage à Fontainebleau. - Quelques mots sur la Cour. - Signature de la paix entre la France et l'Angleterre. - Les Italiens donnent sur le Théâtre de Fontainebleau l'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. - Cette Piece déplaît à la Cour. - Danger des Pieces à canevas. - Mes Projets contrariés.

Monsieur Charles Bertinazzi dit Carlin, qui est le diminutif de Charles en Italien, étoit un homme estimable par ses mœurs, célebre dans l'emploi d'Arlequin, et jouissoit d'une réputation qui le mettoit au pair de Dominique et de Thomassin en France, et de Sacchi en Italie; la nature l'avoit doué de graces inimitables; sa figure, ses gestes, ses mouvemens prévenoient en sa faveur; son jeu et son talent le faisoient admirer sur la scene autant qu'il étoit aimé dans la société.

Carlin étoit le favori du Public; il avoit su si bien gagner la bienveillance du Parterre, qu'il lui parloit avec une aisance et avec une familiarité qu'aucun autre Acteur n'auroit pu se permettre. Devoit-on haranguer le Public? y avoit-il des excuses à faire? C'étoit lui qui en étoit chargé, et ses annonces ordinaires étoient des entretiens agréables entre l'Acteur et les Spectateurs.

Mademoiselle Camille étoit une excellente Soubrette, bien assortie à l'Arlequin dont je viens de parler; pleine d'esprit et de sentiment, elle soutenoit le comique avec une vivacité charmante, et jouoit les situations touchantes avec ame et avec intelligence; elle étoit sur la scene ce qu'elle étoit dans son particulier, toujours gaie, toujours égale, toujours intéressante, ayant l'esprit orné, et les qualités du cceur excellentes.

M. Collalto étoit un des meilleurs Acteurs d'Italie; c'étoit le Pantalon pour lequel j'avois beaucoup travaillé chez moi, et dont j'ai beaucoup parlé dans la deuxieme Partie de mes Mémoires.

Cet homme qui étoit Comédien dans l'aine, avoit l'art de faire parler son masque, mais c'étoit à visage découvert qu'il brilloit encore davantage: il avoit joué en Italie une de mes Pieces, intitulée les deux Jumeaux Vénitiens, dont l'un étoit balourd et l'autre spirituel; il y donna à ce sujet une tournure nouvelle, et il ajouta un troisieme Jumeau brusque, emporté; il rendit les trois différens caracteres en perfection; il fut extrêmement goûté et applaudi, et je me fis un vrai plaisir de lui abandonner tout le mérite de l'imagination.

M. Ciavarelli jouoit sous le nom de Scapin les rôles de nos Briguelles Italiens, c'étoit un excellent pantomime et d'une exécution très-exacte. M. Rubini remplissoit par interim l'emploi du Docteur de la Comédie Italienne.

J'ai parlé de ces cinq personnages avant d'entrer dans les détails des Amoureux et des Amoureuses, parce que c'étoit là la base de la Comédie Italienne à Paris.

M. Zanuzzi étoit le premier Amoureux; je le connoissois depuis long-tems; il étoit considéré en Italie, on l'appelloit par sobriquet Vitalbino, diminutif de Vitalba, Comédien Italien très-célebre, et dont j'ai fait une mention honorable dans la premiere Partie de mes Mémoires.

C'étoit M. Balletti qui le secondoit; cet Acteur, fils d'un pere Italien et d'une mere Françoise, possédoit également les deux langues, et en connoissoit le génie; des accidens fâcheux avoient affoibli son esprit et altéré sa santé, mais on reconnoissoit toujours dans son jeu l'école de Silvia qui l'avoit mis au monde, et de Lélio et de Flaminia qui avoient contribué à son éducation.

Madame Savi, premiere Actrice, et Madame Piccinelli qui étoit la seconde, n'avoient pas de dispositions heureuses pour la Comédie, mais elles étoient jeunes, et l'une par sa bonne volonté, et l'autre par l'agrément de son chant, pouvoient parvenir avec le tems à se rendre utiles; la premiere mourut quelque tems après, et la derniere quitta le Théâtre comique pour reparoître sur celui de l'Opéra en Italie.

Je voyois les jours d'Opéra-Comique une affluence de monde étonnante, et les jours des Italiens la Salle vuide; cela ne m'effrayoit pas; mes chers compatriotes ne donnoient que des Pieces usées, des Pieces à canevas du mauvais genre, de ce genre que j'avois réformé en Italie. Je donnerai, me disois-je à moi-même, je donnerai des caracteres, du sentiment, de la marche, de la conduite, du style.

Je faisois part de mes idées à mes Comédiens. Les uns m'encourageoient à suivre mon plan, les autres ne me demandoient que des farces: les premiers étoient les Amoureux qui desiroient des Pieces écrites; les derniers c'étoient les Acteurs comiques, qui, habitués à ne rien apprendre par cœur, avoient l'ambition de briller sans se donner la peine d'étudier; je me proposai d'attendre avant que de commencer. Je demandai quatre mois de tems pour examiner le goût du Public, pour m'instruire dans la maniere de plaire à Paris, et je ne fis pendant ce tems-là que voir, que courir, que me promener, que jouir.

Paris est un monde. Tout y est en grand; beaucoup de mal, et beaucoup de bien. Allez aux Spectacles, aux promenades, aux endroits de plaisirs, tout est plein. Allez aux Eglises, il y a foule par-tout. Dans une ville de huit cens mille ames, il faut de toute nécessité qu'il y ait plus de bonnes gens et plus de vicieux que par-tout ailleurs, on n'a qu'à choisir. Le débauché trouvera facilement de quoi satisfaire ses passions, et l'homme de bien se verra encouragé dans l'exercice de ses vertus.

Je n'étois ni assez heureux pour me placer dans la classe de ces derniers, ni assez malheureux pour me laisser entrainer dans l'inconduite. Je continuai à Paris ma maniere de vivre ordinaire, aimant les plaisirs honnêtes, et faisant cas des personnes qui sont faites pour édifier.

Mais plus j'allois en avant, plus je me trouvois confondu dans les rangs, dans les Classes, dans les manieres de vivre, dans les différentes façons de penser. Je ne savois plus ce que j'étois, ce que je voulois, ce que j'allois devenir. Le tourbillon m'avoit absolument absorbé; je voyois le bessoin que j'avois de revenir à moi-même et je n'en trouvois pas, ou pour mieux dire, je n'en cherchois pas les moyens.

Heureusement pour moi la Cour alloit à Fontainebleau. Les Comédiens devoient s'y rendre pour y donner leurs représentations. Je les suivis de près avec ma petite famille, et je retrouvai, dans ce séjour délicieux, le repos, la tranquillité que j'avois sacrifiés aux amusemens de la Capitale.

Je voyois tous les jours la Famille Royale, les Princes du Sang, les Grands du Royaume, les Ministres François, les Ministres Etrangers. Tout le monde se rassembloit au Château, on alloit aux levers, aux diners dans les appartemens, on suivoit la Cour à la Messe, à la chasse, aux Spectacles sans embarras, sans gêne, sans confusion.

Fontainebleau n'est ni grand, ni riche, ni décoré; mais sa position est agréable. La forêt offre des points de vue rustiques admirables, et le Château Royal, fort vaste et fort commode, est un monument précieux d'ancienne architecture, très-riche et très-bien conservé.

C'est dans ce Château de plaisance, et dans celui de Compiegne, qu'on termine pour l'ordinaire les grandes affaires de l'Etat, et ce fut à Fontainebleau que, dans l'année 1762, dont je parle actuellement, la paix fut signée entre l'Angleterre et la France.

Les Italiens donnerent, dans le courant de ce voyage, l'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. Cette Piece qui avoit eu beaucoup de succès à Paris, n'en eut aucun à Fontainebleau. Elle étoit à canevas; les Comédiens y avoient mêlé des plaisanteries du Cocu imaginaire; cela déplut à la Cour, et la Piece tomba.

Voilà l'inconvénient des Comédies à sujet. L'Acteur qui joue de sa tête, parle quelquefois à tort et à travers, gâte une scene et fait tomber une Piece. Je n'étois pas attaché à cet Ouvrage; au contraire, j'en ai assez dit dans la premiere Partie de ces Mémoires, pour prouver le peu de cas que j'en faisois; mais j'étois fâché de voir tomber à la Cour la premiere Piece que l'on y donnoit de moi.

Cet évenement fâcheux me prouvoit encore davantage la nécessité de donner des Pieces dialoguées. Je revins à Paris avec une volonté ferme et vigoureuse; mais je n'avois pas affaire à mes Comédiens d'Italie, je n'étois pas le maître ici comme je l'étois chez moi.



CHAPITRE IV

Mon retour à Paris. - Mes observations et mes projets. - Mon logement sur le Palais-Royal. - L'Amour Paternel , ma premiere Comédie. - Petit extrait de cette Piece. - Son peu de succès. - Pieces données à la Comédie Italienne pendant le cours de deux années. - Nouvelles observations sur l'Opéra-Comique. - Quelques mots sur la Comédie Françoise.

De retour à Paris, je regardai d'un autre œil cette Ville immense, sa population, ses amusemens et ses dangers; j'avois eu le tems de la réflexion, j'avois compris que la confusion que j'y avois éprouvée, n'étoit pas un défaut du physique, ni du moral du pays; je décidai de bonne foi que la curiosité et l'impatience avoient été les causes de mon étourdissement, et qu'on pouvoit jouir et s'amuser à Paris sans se fatiguer, et sans sacrifier son tems et sa tranquillité; j'avois fait en arrivant trop de connoissances à la fois; je me proposai de les conserver, mais d'en profiter sobrement; je destinai mes matinées au travail, et le reste du jour à la société.

J'avois loué un appartement sur le Palais-Royal; mon cabinet donnoit sur ce jardin qui n'avoit pas la forme et les agrémens qu'il a aujourd'hui, mais qui offroit à la vue des beautés que quelques-uns ne cessent de regretter.

J'avois beau être occupé, je ne pouvois me passer de donner de tems en tems un coup-d'œil à cette allée délicieuse qui rassembloit à toute heure tant d'objets différens.

Je voyois sous mes fenêtres les déjeûners du Café de Foi, où des gens de tout étage venoient se reposer et se rafraîchir.

J'avois devant moi ce fameux marronnier que l'on appelloit l'Arbre de Cracovie, autour duquel les Nouvellistes se rassembloient, débitant leurs nouvelles, traçant sur le sable avec leurs cannes des tranchées, des camps, des positions militaires, et partageant l'Europe à leur gré.

Ces distractions volontaires m'étoient utiles quelquefois; mon esprit se reposoit agréablement, et je revenois au travail avec plus de vigueur et plus de gaieté.

Il s'agissoit de mon début; je devois paroitre sur la Scene Françoise avec une nouveauté qui répondit à l'opinion que ce Public avoit conçue de moi; les avis de mes Comédiens étoient toujours partagés; les uns persistoient en faveur des Pieces écrites, les autres pour les canevas: on tint une assemblée sur mon compte: j'y étois présent, je fis sentir l'indécence de présenter un Auteur sans dialogue; il fut arrêté que je commencerois par une Piece dialoguée.

J'étois content, mais je voyois de loin que les Acteurs qui avoient perdu l'habitude d'apprendre leurs rôles m'auroient sans malice et sans mauvaise volonté mal servi; je me vis contraint à borner mes idées, et à me contenir dans la médiocrité du sujet pour ne pas hasarder un ouvrage qui demanderoit plus d'exactitude dans l'exécution, me flattant que je les amenerois peu-à-peu à cette réforme à laquelle j'avois conduit mes Acteurs d'Italie.

Je composai donc une Comédie en trois actes intitulée l'Amour Paternel, ou la Suivante reconnoissante.

Pantalon a deux filles qu'il aime tendrement; il leur a donné l'éducation la mieux soignée; Clarice a fait des progrès en belles-lettres, et Angélique est devenue bonne Musicienne; le pere s'est épuisé pour ses enfans, et la mort de son frere qui lui fournissoit les moyens d'entretenir honorablement sa famille, le met hors d'état de la soutenir.

Camille, qui est à son aise, et qui avoit été Femme-de-chambre des deux filles de Pantalon, prête tous les secours possibles à son ancien maître et à ses anciennes maîtresses, et parvient à les rendre heureuses; voilà un petit Extrait qui vaut peut-être mieux que la Piece; elle n'eut que quatre représentations.

Je voulois partir sur-le-champ, mais pouvois-je quitter Paris qui m'avoit enchaîné? J'avois un engagement pour deux ans, j'étois tenté d'y rester: la plupart des Comédiens Italiens ne me demandoient que des canevas; le Public s'y étoit accoutumé, la Cour les souffroit; pourquoi aurois-je refusé de m'y conformer? Allons, dis-je, faisons des canevas, s'ils en veulent; tout sacrifice me paroît doux, toute peine me paroît supportable pour le plaisir de rester deux ans à Paris.

On ne peut pas dire cependant que les amusemens m'aient empêché de remplir mon devoir; je donnai dans l'espace de ces deux années vingt-quatre Pieces dont les titres et les succès bons ou mauvais se trouvent dans l'Almanach des Spectacles.

Huit de ces Pieces resterent au Théâtre, et me coûterent plus de peine que si je les eusse écrites en entier; je ne pouvois plaire qu'à force de situations intéressantes, et d'un comique préparé avec art, et à l'abri des fantaisies des Acteurs; je réussis plus que je ne croyois: mais quel que fût le succès de mes-Pieces, je n'allois gueres les voir, j'aimois la bonne Comédie, et j'allois au Théâtre François pour m'amuser et pour m'instruire.

J'avois mes entrées à ce Spectacle; on m'avoit fait l'honneur de me les offrir à mon arrivée à Paris; c'étoit d'autant plus flatteur pour moi, que personne n'auroit cru que je parviendrois un jour à entrer dans le Catalogue de leurs Auteurs.

Je trouvai ce Spectacle de la nation également bien monté pour le tragique et pour le comique. Les Parisiens me parloient avec enthousiasme des Acteurs célebres qui n'étoient plus; on disoit que la nature avoit cassé les moules de ces grands Comédiens; on se trompoit. La nature fait le moule et le modele et l'original tout à la fois, et elle les renouvelle à son gré. C'est l'ordinaire de tous les tems: on regrette toujours le passé, on se plaint du présent; c'est dans la nature.

Pouvoit-on desirer deux Actrices plus accomplies que Mademoiselle Duménil et Mademoiselle Clairon? L'une représentoit la nature dans la plus grande vérité, l'autre avoit poussé l'art de la déclamation au point de la perfection.

Pouvoit-on moins estimer, moins admirer dans la Comédie la noblesse et la finesse du jeu de Madame Préville, et la naïveté charmante de Mademoiselle d'Oligny?

Cette derniere a rendu un grand service aux femmes de son état. Elle leur a prouvé que les simples profits du Spectacle peuvent assurer en France une retraite agréable et décente.

M. Le Kain étoit un homme prodigieux; il avoit contre lui sa figure, sa taille, sa voix. L'art l'avoit rendu sublime, et M. Brisard jouissoit de tous les avantages de son personnel, et du mérite de son talent.

M. Molé jouoit alors les Amoureux. On a beau faire des comparaisons, on a beau remuer les cendres des anciens Acteurs, je ne crois pas qu'il y en eût un dans ce genre plus brillant, plus agréable que lui. Noble dans la passion, vif dans la gaieté, original dans les rôles chargés; c'étoit un Prothée toujours beau, toujours vrai, toujours surprenant.

A l'égard de M. Préville, je vis d'abord que tout le monde lui rendoit justice; je n'entendis pas faire de comparaisons sur son compte, aussi est-ce un Acteur qui n'a imité personne, et que personne ne pourra jamais imiter. Notre siecle a produit trois grands Comédiens presqu'en même-tems: Garrik, en Angleterre, Préville, en France, Sacchi, en Italie. Le premier a été conduit au lieu de sa sépulture par des Ducs et Pairs. Le second est comblé d'honneur et de récompenses. Le troisieme, tout célebre qu'il est, ne finira pas sa carriere dans l'opulence.



CHAPITRE V

Je vais à la Comédie Françoise pour la première fois. - Je vois le Misantrope. - Quelques mots sur cet Ouvrage et sur les Acteurs. - Le Pere de Famille de M. Diderot. - Anecdotes qui regardent cet Auteur et moi. - Les Dominiqueaux, Société Littéraire.

La premiere fois que j'allai à la Comédie Françoise, on y donnoit le Misantrope, et c'étoit M. Grandval qui jouoit le rôle d'Alceste.

Cet Acteur très-habile, très-aimé, très-estimé du Public, avoit fini son tems, s'étoit retiré avec pension; au bout de quelques années l'envie lui prit de remonter sur le Théâtre, et c'étoit ce jour-là qu'il reparoissoit sur la scene.

Il fut extrêmement applaudi à sa premiere entrée; on voyoit le cas que le Public faisoit de lui, mais à un certain âge, spiritus promptus est, caro autem infirma: il ne resta pas long-tems à la Comédie, et c'est par cette raison que je n'ai pas parlé de lui dans le chapitre précédent.

Quant à moi je le trouvois excellent, et je le préférois à bien d'autres à cause de sa belle voix; mon oreille ne s'étoit pas encore familiarisée avec le langage François; je perdois beaucoup dans les sociétés et encore plus au Théâtre.

Heureusement je connoissois le Misantrope; c'étoit la Piece que j'estimois le plus parmi les Ouvrages de Moliere, Piece d'une perfection sans égale qui, indépendamment de la régularité de sa marche et de ses beautés de détail, avoit le mérite de l'invention et de la nouveauté des caracteres.

Les Auteurs comiques, anciens et modernes, avoient mis jusqu'alors sur la scene les vices et le défauts de l'humanité en général; Moliere fut le premier qui osât jouer les mœurs et les ridicules de son siecle et de son pays.

Je vis avec un plaisir infini représenter à Paris cette Comédie que j'avois tant lue et tant admirée chez moi; je n'entendois pas tout ce que les Comédiens débitoient, et ceux encore moins qui brilloient par une volubilité que je voyois applaudir, et qui étoit fort gênante pour moi, mais j'en comprenois assez pour admirer la justesse, la noblesse et la chaleur du jeu de ces Acteurs incomparables.

Ah! me disois-je alors à moi-même, si je pouvois voir une de mes Pieces jouée par des pareils sujets; la meilleure de mes Pieces ne vaut pas la derniere de Moliere, mais le zele et l'activité des François la feroient valoir bien plus qu'elle n'a valu chez moi.

C'est ici l'école de la déclamation: rien n'y est forcé ni dans le geste, ni dans l'expression; les pas, les bras, les regards, les scenes muettes sont étudiées, mais l'art cache l'étude sous l'apparence du naturel.

Je sortis du Théâtre enchanté; je souhaitois de deux choses l'une, ou de parvenir à donner une de mes Pieces aux François, ou de voir mes compatriotes en état de les imiter: quelle étoit la plus difficile à voir réaliser? il n'y avoit que le tems qui pût décider ce probleme.

En attendant je ne quittois pas les François; ils avoient donné l'année précédente le Père de Famille de M. Diderot. Comédie nouvelle qui avoit eu du succès. On disoit communément à Paris, que c'étoit une imitation de la Piece que j'avois composée sous ce titre, et qui étoit imprimée.

J'allai la voir, et je n'y reconnus aucune ressemblance avec la mienne. C'étoit à tort que le Public accusoit de plagiat ce Poëte Philosophe, cet Auteur estimable, et c'étoit une feuille de l'Année Littéraire qui avoit donné lieu à cette supposition.

M. Diderot avoit donné quelques années auparavant une Comédie intitulée le Fils Naturel; M. Fréron en avoit parlé dans son Ouvrage Périodique; il avoit trouvé que la Piece Françoise avoit beaucoup de rapport avec le Vrai Ami de M. Goldoni; il avoit transcrit les scenes Françoises à côté des scenes Italiennes. Les unes et les autres paroissoient couler de la même source, et le journaliste avoit dit en finissant cet article, que l'Auteur du Fils Naturel promettoit un Père de Famille, que Goldoni en avoit donné un, et qu'on verroit si le hasard les feroit rencontrer de même.

M. Diderot n'avoit pas besoin d'aller chercher au-delà des monts des sujets de Comédie, pour se délasser de ses occupations scientifiques. Il donna au bout de trois ans un Pere de Famille qui n'avoit aucune analogie avec le mien.

Mon Protagoniste étoit un homme doux, sage, prudent, dont le caractere et la conduite peuvent servir d'instruction et d'exemple. Celui de M. Diderot étoit, au contraire, un homme dur, un pere sévere qui ne pardonnoit rien, qui donnoit sa malédiction à son fils... C'est un de ces êtres malheureux qui existent dans la nature, mais je n'aurois jamais osé l'exposer sur la scene.

Je rendis justice à M. Diderot, je tâchai de désabuser ceux qui croyoient son Pere de Famille puisé dans le mien; mais je ne disois rien sur le Fils Naturel. L'auteur étoit fâché contre M. Freron et contre moi; il vouloit faire éclater son courroux, il vouloit le faire tomber sur l'un ou sur l'autre, et me donna la préférence. Il fit imprimer un Discours sur la Poésie Dramatique, dans lequel il me traite un peu durement.

Charles Goldoni, dit-il, a écrit en Italien une Comédie, ou plutôt une Farce en trois Actes... Et dans un autre endroit: Charles Goïdoni a composé une soixantaine de Farces... On voit bien que M. Diderot, d'après la considération qu'il avoit pour moi et pour mes Ouvrages, m'appelloit Charles Goldoni, comme on appelle Pierre le Roux dans Rose e Colas. C'est le seul Ecrivain François qui ne m'ait pas honoré de sa bienveillance.

J'étois fâché de voir un homme du plus grand mérite indisposé contre moi. Je fis mon possible pour me rapprocher de lui; mon intention n'étoit pas de me plaindre, mais je voulois le convaincre que je ne méritois pas son indignation. Je tâchai de m'introduire dans des maisons où il alloit habituellement; je n'eus jamais le bonheur de le rencontrer. Enfin, ennuyé d'attendre, je forçai sa porte.

J'entre un jour chez M. Diderot, escorté par M. Duni, qui étoit du nombre de ses amis; nous sommes annoncés, nous sommes reçus; le Musicien Italien me présente comme un homme de Lettres de son pays, qui desiroit faire connoissance avec les Athlètes de la Littérature Françoise.

M. Diderot s'efforce envain de cacher l'embarras dans lequel mon introducteur l'avoit jetté. Il ne peut pas cependant se refuser à la politesse et aux égards de la société.

On parle de choses et d'autres; la conversation tombe sur les Ouvrages Dramatiques. M. Diderot a la bonne foi de me dire que quelques-unes de mes Pieces lui avoient causé beaucoup de chagrin; j'ai le courage de lui répondre, que je m'en étois apperçu. Vous savez, Monsieur, me dit-il, ce que c'est qu'un homme blessé dans la partie la plus délicate. Oui, Monsieur, lui dis-je, je le sais; je vous entends, mais je n'ai rien à me reprocher. Allons, allons, dit M. Duni, en nous interrompant: ce sont des tracasseries littéraires, qui ne doivent pas tirer à conséquence; suivez l'un et l'autre le conseil du Tasse:

Ogni trista memoria omai si taccia;
E pongansi in obblio le andate cose.

"Qu'on ne rappelle pas des souvenirs fâcheux, et que tout ce qui s'est passé soit enseveli dans l'oubli."

M. Diderot, qui entendoit assez l'Italien, semble souscrire de bonne grace à l'avis du Poëte Italien; nous finissons notre entretien par des honnêtetés, par des amitiés réciproques, et nous partons M. Duni et moi très-contents l'un et l'autre.

J'ai été toute ma vie au-devant de ceux qui avoient des raisons bonnes ou mauvaises pour m'éviter, et quand je parvenois à gagner l'estime d'un homme mal prévenu sur mon compte, je regardois ce jour-là comme un jour de triomphe pour moi.

En sortant de chez M. Diderot, je pris congé de mon ami Duni, et j'allai me rendre à une assemblée littéraire à laquelle j'étois associé, et où je devois dîner ce jour-là.

Cette société n'étoit pas nombreuse, nous n'étions que neuf. M. de la Place, qui faisoit le Mercure de France; M. de la Garde, qui travailloit dans le même Ouvrage pour la partie des Spectacles; M. Saurin, de l'Académie Françoise; M. Louis, Secrétaire perpétuel de l'Académie Royale de Chirurgie; M. l'Abbé de la Porte , Auteur de plusieurs Ouvrages de Littérature; M. Crébillon fils; M. Favart et M. Jouen. Ce dernier ne brilloit pas par l'esprit, mais il se distinguoit par la délicatesse de sa table.

Chaque membre de la société recevoit à son tour chez lui ses confreres, et leur donnoit à diner, et comme les séances se tenoient les dimanches, on les appelloit des Dominicales, et nous étions des Dominicaux.

Il n'y avoit parmi nous d'autres statuts que ceux de la bonne société, mais nous étions convenus que les femmes n'entreroient pas dans nos assemblées; en connoissoit leur charmes, et on craignoit les douces distractions que cause le beau-sexe.

On tenoit un jour la Dominicale à l'Hôtel de Madame la Marquise de Pompadour, dont M. de la Garde étoit Secrétaire. Nous allions nous mettre à table; une voiture entre dans la cour; on y voit une femme; on la reconnoît: c'étoit une Actrice de l'Opéra, la plus estimée par son talent, la plus brillante par son esprit, la plus aimable dans la société.

Deux de nos confreres descendent et lui donnent le bras; elle monte, elle nous demande à diner en riant, en plaisantant; pouvoit-on lui refuser un couvert? Chacun lui auroit donné le sien, et je n'aurois pas été le dernier.

Cette Demoiselle étoit faite pour plaire, pour enchanter; dans le courant du repas elle demande une place dans la confrérie; elle arrange sa peroraison d'une maniere si neuve et si singuliere, qu'elle est reçue avec acclamation.

Au dessert, on regarde à la pendule, il étoit quatre heures et demie. Notre nouvelle associée ne jouoit pas ce jour- là; mais elle vouloit aller à l'Opéra, et les confreres étoient presque tous disposés à la suivre. Il n'y avoit que moi qui ne marquois pas la même disposition.

Ah! Monsieur l'Italien, dit la belle en riant, vous n'aimez donc pas la musique Françoise? Je ne la connois pas trop, lui dis-je, je n'ai pas encore été à l'Opéra; mais on chante par-tout, et je n'entends que des airs qui me font mal au cœur. Voyons, reprend-elle, voyons si je ne pourrois pas gagner quelque chose sur vous, en faveur de notre musique; elle chante, je me sens ravi, pénétré, enchanté. Quelle charmante voix! pas forte, mais juste, touchante, délicieuse; j'étois en extase. Venez, me dit-elle, embrassez-moi, et venez avec nous à l'Opéra. Je l'embrasse, et je vais à l'Opéra.



CHAPITRE VI

La premiere fois que je vais à l'Opéra François. - Mon attachement pour l'ensemble de ce Spectacle. - Trait d'imprudence de ma part. - Castor et Pollux me raccommode avec l'Opéra François. - Quelques mots sur Rameau, sur Gluk, sur Piccini et Sacchini.

Me voilà enfin à ce Spectacle que plusieurs personnes auroient voulu que je visse le premier, et que je n'aurois pas vu peut-être de sitôt sans l'occasion qui m'y avoit amené.

L'Actrice qui venoit d'être reçue dans notre société, monta dans sa loge avec trois de nos confreres, et je pris place avec deux autres à l'amphithéâtre; cet endroit qui occupe une partie de la salle de Spectacle en France, est en face du Théâtre, coupé en demi-cercle, et élevé en gradins bien garnis et très-commodes; c'est la position la plus heureuse pour tout voir et pour bien entendre; j'étois content de ma place, et je plaignois le parterre qui étoit debout, qui étoit serré, et qui n'avoit pas tort de s'impatienter.

Voilà l'Orchestre qui part; je trouve l'accord et l'ensemble des instrumens d'un mérite supérieur et d'une exécution très-exacte; mais l'ouverture me paroît froide, languissante; ce n'étoit pas de Rameau, j'en étois sûr; j'avois entendu de ses ouvertures et de ses airs de ballets en Italie.

L'action commence; tout bien placé que je suis, je n'entends pas un mot; patience, j'attendois les airs dont la musique m'auroit au moins amusé. Les Danseurs paroissent; je crois l'acte fini, pas un air; j'en parle à mon voisin, il se moque de moi, et m'assure qu'il y en avoit eu six dans les différentes scenes que j'avois entendues.

Comment, dis-je, je ne suis pas sourd; les instrumens ont toujours accompagné les voix; tantôt un peu plus fort, tantôt un peu plus lentement, mais j'ai tout pris pour du récitatif.

Regardez, regardez, me dit-il, voyez Vestris, voyez le Danseur le plus beau, le mieux fait, le plus habile de l'Europe.

Effectivement je vois, dans une danse champêtre, ce Berger de l'Arno l'emporter sur les Bergers de la Seine; mais deux minutes après trois personnages chantent tous les trois à la fois; c'étoit un trio que je confondis peut-être de même avec le récitatif; et le premier acte finit.

Comme il n'y a rien dans les entr'actes des Opéras François, on ne tarda pas à commencer le deuxieme acte; même musique, même ennui: j'abandonne tout-à-fait le drame et ses accompagnemens, je m'arrête à examiner, à admirer l'ensemble de ce Spectacle, et je le trouve surprenant; je vois les premiers Danseurs, les premieres Danseuses d'une perfection étonnante, et leur suite très-nombreuse et très-élégante; la musique des chœurs me paroît plus agréable que celle du drame; j'y reconnois les Psaumes de Corelli, de Biffi, de Clari.

Les décorations superbes, les machines bien ordonnées, parfaitement exécutées; des habits très-riches, beaucoup de monde sur la scene.

Tout étoit beau, tout étoit grand, tout étoit magnifique, hors la musique; il n'y avoit qu'à la fin du drame une espece de chaconne, chantée par une Actrice qui n'étoit pas du nombre des personnages du drame, et qui étoit secondée par la musique des chœurs et par des pas de danse; cet agrément inattendu auroit pu égayer la Piece, mais c'étoit un hymne plutôt qu'une ariette.

On baisse la toile; tous ceux qui me connoissent me demandent comment j'ai trouvé l'Opéra; la réponse part de mes levres comme un éclair: c'est le paradis des yeux, c'est l'enfer des oreilles.

Cette répartie insolente, inconsidérée, fait rire les uns, fait grincer les dents à d'autres; deux Messieurs de la Chapelle du Roi la trouvent excellente. L'auteur de la Musique n'étoit pas loin de ma place, il m'avoit peut-être entendu, j'étois au désespoir; c'étoit un brave homme... Requiescat in pace.

Je vis quelques jours après Castor et Pollux: ce drame parfaitement bien écrit, supérieurement décoré, me raccommoda un peu avec l'Opéra François, et je reconnus la différence qu'il y avoit entre la musique de M. Rameau et celle qui m'avoit déplu.

J'étois fort lié avec ce célebre Compositeur, et j'avois la plus haute considération pour sa science et pour son talent; mais il faut être vrai; Rameau s'étoit distingué, et avoit produit une heureuse révolution en France pour la musique instrumentale, mais il n'avoit pas fait des changemens essentiels dans la musique vocale.

On croyoit que la langue Françoise n'étoit pas faite pour se prêter au nouveau goût que l'on vouloit introduire dans le chant: Jean-Jacques Rousseau le croyoit comme les autres, et fut étonné lorsqu'il crut voir le contraire dans la musique du Chevalier Gluck.

Mais ce savant Musicien Allemand n'avoit fait qu'effleurer le goût récent de la musique Italienne, et il étoit réservé à M. Piccini et à M. Sacchini de perfectionner cette réforme, que les François semblent tous les jours goûter davantage.

Je me suis étendu dans cette petite digression sans m'en appercevoir.

Je ne suis pas Musicien, mais j'aime la musique de passion; si un air me touche, s'il m'amuse, je l'écoute avec délice, je n'examine pas si la musique est Françoise ou Italienne; je crois même qu'il n'y en a qu'une.



CHAPITRE VII

L'incendie de l'Opéra. - Le Concert Spirituel. - Les deux années de mon engagement à Paris touchent à leur fin. - Mon indécision. - L'Amhassadeur de Venise veut me rapprocher de ma Patrie. - Mort de ce Ministre. -Heureux événement pour moi. - Je suis employé au service de Mesdames de France. - Je cours risque de perdre la vue. - Mes défauts. - Mes ridicules dans la société.

Aurois-je pu me douter, lorsque j'assistai à la représentation de Castor et Pollux, que ces planches et ces coulisses qui avoient résisté aux flammes infernales de cet Opéra, seroient réduites en cendre avant la fin du mois?

C'est cependant ce qui est arrivé: une chandelle oubliée causa la destruction de la Salle du Palais-Royal, et l'Opéra, en attendant la construction d'un nouveau bâtiment, fut transporté au Château des Tuileries où est actuellement le Concert Spirituel.

Voici l'occasion de parler de ce Spectacle pieux, consacré aux louanges de Dieu, et qui n'est ouvert que les jours où les autres sont fermés.

C'est un Concert composé de tout ce qu'il y a de mieux en voix et en instrumens; on y chante des Psaumes, des Hymnes, des Oratorios: on y exécute des Symphonies, des Concertos, et on y fait venir des Musiciens les plus célebres de l'Europe.

Les Chanteurs étrangers dérogent pour ainsi dire à la premiere institution de ce Concert qui ne faisoit usage autrefois que de la langue Latine, mais la prononciation Françoise est si différente de celle des autres nations, que l'Etranger le plus habile et le plus agréable se rendroit ridicule à Paris, s'il s'exposoit à chanter un Motet Latin.

C'est donc de l'Italien que les Etrangers chantent: car il paroit que les autres nations n'ont pas une musique particuliere, et la liberté qu'on leur accorde de changer de langage, entraîne celle de changer les sujets de leur chant, de maniere qu'au milieu des Cantiques Spirituels on entend les Cantatilles, et ce ne sont pas celles qui font le moins de plaisir.

Il n'y a pas en Italie un Concert public, monté comme celui de Paris; nous avons à Venise les quatre Hôpitaux de Filles dont j'ai rendu compte dans la premiere Partie de ces Mémoires: il y a à Naples les Conservatoires qui sont des Ecoles de Musique vocale et instrumentale; les Peres de l'Oratoire donnent des Oratorios dans leurs Congrégations, et on trouve par-tout des Concerts de Professeurs ou d'Amateurs; mais tous ces établissemens n'offrent pas la magnificence de celui de Paris.

Je rends compte des agrémens de cette Ville pour ceux qui ne la connoissent pas; mes Mémoires pourroient être destinés à servir d'enveloppes, mais je les écris comme s'ils devoient être lus dans les quatre parties du monde.

Je connoissois tous les jours de mieux en mieux le mérite de cette Ville; je m'y attachois toujours davantage, et les deux années de mom engagement touchoient à leur fin; et je regardois comme indispensable la nécessité de changer de Ciel.

L'Ambassadeur de Portugal m'avoit fait travailler pour sa Cour: il m'avoit fait présent de mille écus pour un petit Ouvrage qui avoit réussi à Lisbonne; j'avois lieu d'espérer que ma personne n'auroit pas été refusée dans un pays où les Spectacles dans ce tems-là fleurissoient, et les talens étoient récompensés.

D'un autre côté le Chevalier Tiepolo, Ambassadeur de Venise, ne cessoit de m'encourager à rentrer dans le sein de ma Patrie qui me chérissoit, qui me desiroit; il étoit à la fin de son Ambassade, il m'y auroit reconduit lui-même; il m'auroit soutenu, protégé, mais il étoit sérieuseinent malade; il fit son entrée de congé accablé de douleurs et de peines; il alla à Geneve pour consulter le fameux Tronchin; c'est-là où il finit ses jours, au grand regret de sa République et de la Cour de France qui t'estimoient également.

Pendant l'état d'indécision où j'étois, une heureuse étoile vint à mon secours; je fis la connoissance de Mademoiselle Sylvestre, Lectrice de feue Madame la Dauphine, mere du Roi Louis XVI; cette Demoiselle, fille du premier Peintre du Roi Auguste de Pologne et Electeur de Saxe, avoit été employée à Dresde pour l'éducation de son auguste Maîtresse, et jouissoit en France auprès d'elle du crédit que ses talens et sa conduite lui avoient mérité.

Mademoiselle Sylvestre qui savoit bien l'Italien, qui connoissoit mes Ouvrages, et qui étoit foncierement bonne, serviable, obligeante, eut la bonté de s'intéresser à moi: je lui avois parlé de mon attachement pour Paris, et du regret avec lequel je me voyois forcé de l'abandonner; elle se chargea de parler de moi à la Cour, où je n'étois pas inconnu, et huit jours après elle me fit partir pour Versailles; je m'y rends immédiatement, je descends aux petites écuries du Roi, où Mademoiselle Sylvestre vivoit en societé avec ses parens, tous employés au service de la Famille Royale.

Après l'accueil le plus gracieux, le plus aimable, le plus sincere, voici le résultat de notre premiere conversation, et voici une affaire très-importante pour moi entamée et terminée dans cette heureuse journée.

Madame la Dauphine me connoissoit; elle avoit vu jouer mes Pieces à Dresde; elle se les faisoit lire, et sa lectrice ne manquoit pas de les embellir, et d'y mêler de tems en tems quelques propos en faveur de l'Auteur; elle réussit si bien auprès de sa Maîtresse, que cette Princesse lui promit de m'honorer de sa protection, et de m'attacher à la Cour.

Madame la Dauphine auroit voulu m'employer peut-être auprès de ses enfans, mais ils étoient trop jeunes pour s'occuper d'une langue étrangere; Mesdames de France, filles de Louis XV, avoient appris les principes de la langue Italienne de M. Hardion, Bibliothécaire du Roi à Versailles; elles avoient du goût pour la littérature Italienne; Madame la Dauphine profita de cette circonstance heureuse, et m'envoya chez Madame la Duchesse de Narbonne qu'elle avoit prévenue en ma faveur, pour que cette Dame me présentât à Madame Adélaïde de France, dont elle étoit alors Dame d'atours, et actuellement Dame d'honneur.

J'avois eu l'honneur de connoître Madame la Duchesse de Narbonne à la Cour de Parme; elle me reçut avec bonté, me présenta le même jour à son auguste Maîtresse, et je fus installé sur-le-champ au service de Mesdames de Francee.

Aucun traitement ne me fut proposé. Je n'en demandai aucun; trop glorieux d'un emploi si honorable, et très-sûr des bontés de mes Augustes écolieres, je partis content; je fis part de mon aventure à ma femme qui en connut le prix aussi bien que moi; je pris congé de la Comédie Italienne, qui n'étoit pas fâchée peut-être de se débarrasser de moi, et je reçus de bon cœur les complimens de tous ceux qui s'intéressoient à moi.

Celui qui connoissoit mieux que personne à quoi cet heureux événement pouvoit me conduire, étoit M. le Chevalier Gradenigo, Ambassadeur de Venise, qui avoit succédé à M. Tiepolo; cet illustre Patricien étoit l'ami intime de M. le Duc de Choiseul; il me recommanda à ce Ministre qui avoit les deux départernens les plus considérables, celui des affaires étrangeres et celui de la guerre, et étoit à juste titre l'homme le plus accrédité à la Cour de France, et le plus considéré dans l'Europe.

Avec un emploi si honorable et avec des protections si fortes, j'aurois dû faire une fortune brillante en France; c'est ma faute si je n'en ai qu'une modique; j'étois à la Cour, et je n'étois pas courtisan.

Ce fut Madame Adélaïde qui m'occupa la premiere pour l'exercice de la langue Italienne. Je n'avois pas encore de logement à Versailles; elle m'envoyoit chercher avec une chaise de poste, et ce fut dans une de ces voitures que je manquai de perdre la vue.

J'avois la folie de lire en marchant; c'étoit les Lettres de la Montagne de Jean-Jacques Rousseau qui m'intéressoient dans ce moment-là.

Je perds un jour tout-d'un-coup l'usage de mes yeux; le livre me tombe des mains, je n'y vois pas assez pour le ramasser; je me crois perdu.

Il me restoit cependant assez de faculté visuelle pour distinguer la lumiere: je descends de ma chaise, je monte à l'appartement, j'entre déconcerté, agité, dans le cabinet de Madame: la Princesse s'apperçoit de mon trouble; elle a la bonté de m'en demander la cause: je n'ose pas lui dire mon état; je me flatte de pouvoir tant bien que mal remplir mon devoir; je trouve le tabouret à sa place, je m'assieds comme à l'ordinaire; je reconnois le livre que je devois lire, je l'ouvre; oh, ciel! je ne vois que du blanc; je suis forcé d'avouer mon malheur.

Il n'est pas possible de peindre la bonté, la sensibilité, la compassion de cette grande Princesse; elle fait chercher dans sa chambre des eaux salutaires pour la vue; elle permet que je bassine mes yeux; elle fait arranger les rideaux de maniere qu'il n'y reste qu'un petit jour pour distinguer les objets, ma vue revient petit à petit, j'y vois peu, mais j'y vois assez; ce ne furent pas les eaux qui firent le miracle, mais les bontés de Madame qui donnerent de la force à mon esprit et à mes sens.

Je reprends le livre, je me vois en état de lire; mais Madame ne le veut pas. Elle me renvoie, elle me recornmande à son Médecin; en peu de jours mon œil du côté droit reprend sa vigueur ordinaire, mais l'autre je l'ai perdu pour toujours.

Je suis borgne, c'est une petite incommodité qui ne me gêne pas infiniment, et qui ne paroît pas extérieurement, mais il y a des cas, où elle ajoute à mes défauts et à mes ridicules. C'est, par exemple, à une table de jeu que je me rends incommode à la société; il faut que la lumiere soit placée de mon bon côté; s'il y a une Dame de la partie qui soit dans le même cas, elle n'ose pas l'avouer, mais elle trouve ma prétention ridicule. Au brelan on place les bougies au milieu de la table, je n'y vois pas. Au wisch on change de partenerre, au treset on change de compagnon, il faut que j'apporte le flambeau avec moi. Indépendamment du défaut de mes yeux, j'en ai encore des plus singuliers: je crains la chaleur en hiver et la fraîcheur en été. Il me faut des écrans qui me garantissent du feu, et une fenêtre ouverte le soir m'enrhume dans les plus fortes chaleurs.

Je ne sais pas comment des Darnes que j'ai l'honneur de connoître, peuvent me souffrir et me faire tirer une carte pour être de leur partie; c'est qu'elles sont bonnes, c'est qu'elles sont honnêtes, c'est que je joue à tous les jeux, que je ne refuse aucune partie, que le gros jeu ne m'épouvante pas, que le petit jeu ne m'amuse pas moins, que je ne suis pas mauvais joueur, et que, sauf mes défauts, je suis le bon diable de la société.



CHAPITRE VIII

Mon logement au Château de Versailles. - Petit voyage de la Cour à Marly. - Quelques observations sur cet endroit charmant. - Le grand voyage de la Cour à Compiegne. - Quelques mots sur cette ville et sur les Camps de cette année- là. - Mort de l'Infant Don Philippe, Duc de Parme. - Mon voyage a Chantilly.

Au bout de six mois de service, j'eus mon logement au Château de Versailles; on me donna l'appartement qui étoit destiné pour l'accoucheur de Madame la Dauphine, dont cette Princesse pouvoit disposer, vu le mauvais état de la santé de Monsieur le Dauphin.

Il y eut dans le mois de Mai de la même année 1765 un petit voyage à Marly; je suivis Mesdames, et je jouis de ce séjour délicieux.

Après avoir vu le jardin des Tuileries et le parc de Versailles, je croyois que rien dans ce genre n'auroit pu me surprendre; mais la position et les agrémens du jardin de Marly me firent une telle impression, que j'aurois donné la préférence à cet endroit enchanteur, si le souvenir de l'étendue et de la richesse des autres n'eût pas réglé mes comparaisons: ceux qui ont vu ce château, son jardin, son parterre immense, ses compartimens, ses desseins, ses jets-d'eau et ses cascades, doivent me rendre justice; et les descriptions exactes que nous en avons, viennent à l'appui de mon jugement.

Mais ce qui augmente les plaisirs et les agrémens de cette partie de campagne, c'est le sallon du jeu; tout le monde connu peut y entrer, et il y a des travées pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas pénétrer dans le cercle.

Je préférai une place dans les travées pour voir la premiere fois l'arrivée du Roi et de sa suite dans ce sallon; c'est un coup d'œil frappant; le Roi entre suivi de la Reine, des Princes, des Princesses, et de tout son cortege, et prend sa place à la grande table, environnée de tout ce qu'il y a de plus grand dans le Royaume. La Reine faisoit ce jour- là sa partie au cavagnol; Madame la Dauphine et Mesdames de France tenoient diffèrentes tables de jeu. On m'apperçoit à l'endroit où j'étois; on me fait dire de descendre, et je me vois confondu dans la foule des Seigneurs, des Ducs, des Ministres, des Magistrats. On jouoit au lansquenet à la table du Roi, où chacun tenoit la main à son tour: on disoit que Louis XV étoit heureux au jeu; j'attendis que ce fût lui qui tint la banque; je donnai six fouis à jouer pour mon compte en faveur de la banque, et je gagnai.

Le Roi part; la famille Royale le suit. Le monde reste; on joue alors comme on veut, tant qu'on veut; il y eut une Dame qui resta un jour et deux nuits à la même table, faisant venir du chocolat et des biscuit pour nourrir en même tems son individu et sa passion.

Malgré les plaisirs qui faisoient le but principal de cette agréable partie de campagne, j'avois tous les jours mes heures réglées pour travailler avec Mesdames; je me trouvai un jour sur le passage d'une de mes augustes Ecolieres qui alloit se mettre à table, elle me regarde, et me dit: à tantôt.

Tantosto, en Italien, veut dire immédiatement. Je crois que la Princesse veut prendre sa leçon à la sortie de son diner; je reste et j'attends aussi patiemment que l'appétit me le permettoit, et enfin à quatre heures du soir la premiere femme-de-chambre me fait entrer.

La Princesse, en ouvrant son livre, me fait la question qu'elle avoit l'habitude de me faire presque tous les jours; elle me demande où j'avois dîné ce jour-là. Aucune part, Madame, lui dis-je. - Comment, dit-elle, vous n'avez pas dîné? - Non, Madame. - Etes-vous malade? - Non, Madame. - Pourquoi donc n'avez-vous pas diné? Parce que Madame m'avoit fait l'honneur de me dire, a tantôt. - Ce mot prononcé à deux heures ne veut-il pas dire au moins à quatre heures de l'après- midi? - Cela se peut, Madame, mais ce même terme signifie, en Italien, tout-à-l'heure, immédiatement. Voilà la Princesse qui rit, qui ferme son livre, et m'envoie diner.

Il y a des termes François et des termes Italiens qui se ressemblent, et dont l'acception est tout-à-fait différente; je donnois encore dans des qui pro quo, et je puis dire que le peu de françois que je sais, je l'ai acquis pendant trois années de mon emploi au service de Mesdames; elles lisoient les Poëtes et les Prosateurs Italiens: je bégayois une mauvaise traduction en François; elles la répétoient avec grace, avec élégance, et le Maître apprenoit plus qu'il ne pouvoit enseigner.

De retour à Versailles, la santé de Monseigneur le Dauphin paroissoit aller beaucoup mieux: il aimoit la musique, et Madame la Dauphine en faisoit chez elle pour l'amuser.

Je composai une Cantate Italienne; je fis faire la musique par un Compositeur Italien, et je la présentai a cette Princesse, qui, en l'acceptant, m'ordonna avec bonté d'aller en entendre l'exécution après son souper dans sa chambre.

J'appris dans cette occasion une étiquette de Cour que je ne connoissois pas: j'entre dans l'appartement sur les dix heures du soir, je me présente à la porte du cabinet des nobles; l'Huissier ne m'empêche pas d'y entrer: Monseigneur le Dauphin et Madame la Dauphine étoient à table; je me range pour les voir souper; une Dame de service vient à moi, et me demande, si j'avois mes entrées du soir. Je ne sais pas, Madame, lui dis-je, quelle est la différence entre les entrées du jour et celles du soir; c'est la Princesse elle-même qui m'a ordonné de venir dans sa chambre après son souper. Je suis venu trop tôt, peut-être, je ne savois pas l'étiquette... Monsieur, reprit la Dame, il n'en est pas pour vous, vous pouvez rester; j'avoue que mon amour-propre n'a pas été dans cette occasion mal satisfait.

Je reste. Le Prince et la Princesse rentrés, on me fait appeller, et ma Cantate est exécutée. Madame la Dauphine touchoit du clavecin, Madame Adélaïde accompagnoit avec le violon, et c'étoit Mademoiselle Hardy (aujourd'hui Madame de la Brusse) qui chantoit. La musique fit plaisir, et l'on fit à l'Auteur des paroles des complimens que je reçus très-modestement. Je voulois sortir, Monsieur le Dauphin eut la bonté de me faire rester; il chanta lui même, et j'eus le bonheur de l'entendre. Mais que chanta-t-il? Un air pathétique tiré d'un Oratorio intitulé le Pélerin au Sépulcre .

Ce Prince dépérissoit tous les jours; mais il avoit du courage, et l'envie de tranquilliser la Cour sur son état, le faisoit souffrir en secret, et lui donnoit des forces en public.

Le Roi alloit régulierement tous les ans passer six semaines en été à Compiegne, et autant en automne à Fontainebleau. On appelle ces parties de campagne les grands voyages, parce que tous les Départemens et tous les Bureaux des Ministres y vont, et les grand Officiers de la Couronne et les Ministres Etrangers s'y rendent aussi.

On les fit l'un et l'autre dans cette année 1765, après le petit voyage de Marly; et celui de Compiegne a été un des plus magnifiques et des plus brillans.

On fit venir plusieurs Régimens François et Etrangers au service de la Couronne de France. Chacun à son tour, et dans différentes journées, formoit des Camps dans les environs de la ville. Ils faisoient l'exercice à feu avec les évolutions que la Tactique sait proportionner à l'emplacement, et l'émulation et la présence du Souverain rendoit encore l'exécution plus exacte.

Les revues étoient encore plus intéressantes par le cortege du Roi. Ce Monarque, monté sur un superbe cheval, étoit suivi par une cohorte très-nombreuse de Cavaliers richement ornés. La Reine, la Dauphine, Mesdames paroissoient dans des voitures de la plus grande magnificence. Les Princesses du Sang et les Dames de la Cour augmentoient la pompe de cette suite éclatante, et l'affluence du peuple qui arrivoit de tous les côtés, mettoit le comble à la grandeur du Spectacle.

M. le Dauphin, Colonel du Régiment des Dragons Dauphin, commanda lui-même la revue particuliere de son Régiment, la veille du jour qu'il devoit paroître devant le Roi.

Après l'exercice très-long et très-fatiguant dont j'avois été témoin, et dans lequel M. le Dauphin avoit fait des efforts qui me faisoient trembler, je revins au Château dans une voiture de la Cour, et je me mis tout seul dans l'embrâsure d'une porte pour voir rentrer ce Prince chez lui. Il arrive, il me voit; il me fixe avec une espece de fierté guerriere, Regardez-moi, paroissoit-il dire, je suis fort, je suis robuste, je me porte bien; c'étoit un esprit vigoureux qui animoit un corps languissant.

Dans cette même année, et pendant ce voyage, un courier de Parme apporta la triste nouvelle de la mort de l'Infant Don Philippe, mon Protecteur et mon Maître. La Cour de France prit le deuil pour trois mois; je le portai bien plus long- tems, et je le porte encore dans mon cœur.

Ce n'étoit pas l'intérêt qui excitoit mes regrets, je connoissois la bonté de l'Infant son fils, j'étois sûr qu'il m'auroit continué sa protection et sa bienveillance; mais je pleurois la perte d'un Prince bon, sage, juste, équitable; les Parmesans auroient été encore plus à plaindre, si leur Duc regnant n'eût pas réparé leur perte, en suivant les traces et les vertus de son pere. Je me rappelle avoir parlé de ce Prince avec les mêmes sentimens dans la deuxième Partie de mes Mémoires; qu'on ne trouve pas cette répétition inutile; on n'en dit jamais trop quand il s'agit de faire honneur à la vérité.

Je vis quelques jours après, à Compiegne, M. le Comte d'Argental, Ministre Plénipotentiaire de la Cour de Parme à Paris; il m'assura que ma pension me seroit continuée, et il la fit même transporter pour ma plus grande commodité sur le trésor de Parme à Paris.

C'est la moindre des obligations que j'aie à M. d'Argental, à cet ami de Voltaire, très-aimable, très-instruit, qui m'a toujours favorisé, protégé, chez lequel il y eut toujours un couvert pour moi a sa table, et une place à ce charmant Spectacle qu'il donne de tems en tems dans son petit Théâtre de société, où j'admirai les Ouvrages et le jeu de M. le Chevalier de Florian, et les talens et les graces de Madame de Vimeux.

Le voyage de Compiegne avoit commencé avec une apparence de gaieté; mais il alloit finir avec une tristesse réelle. La santé de M. le Dauphin alloit de mal en pis; il croyoit que l'exercice lui auroit fait du bien, au contraire la fatigue l'avoit épuisé.

J'avois perdu un Protecteur, et je me voyois à la veille d'en perdre un autre; j'étois triste, et je ne trouvois rien dans l'endroit où j'étois qui pût m'égayer. La Forêt de Compiegne est superbe; mais je la trouvois trop peignée, trop uniforme et trop éloignée de la ville.

Je ne manquois pas de sociétés; mais tout le monde étoit triste comme moi; je craignois moi-même pour ma santé; le foyer de mon ancienne mélancolie alloit se rallumer: je cherchois quelque distraction agréable, j'en trouvai une charmante à Chantilly.

Je pris cette route pour retourner à Versailles; je jouis pendant deux jours de ce Château délicieux, appartenant au Prince de Condé. Que de beautés! que de richesses! quelle position heureuse! quelle abondance d'eau! Je n'y ai pas perdu mon tems, j'ai tout vu, j'ai tout examiné, les jardins, les écuries, les appartemens, les tableaux, le cabinet d'histoire naturelle.

Cette immense collection de ce qu'il y a de plus rare dans les trois regnes de la nature, est l'ouvrage de M. Valmont de Bornare, et c'est ce Naturaliste célebre qui en est le Directeur et le Démonstrateur.

Je partis de Chantilly très-content; mon ame se trouva soulagée, et je revins à Versailles en état de remplir mes devoirs à la Cour.



CHAPITRE IX

Voyage de Fontainebleau. - Quelques mots sur le Château et sur la ville. -Mort du Dauphin. - Le Duc de Berry prend le titre de Dauphin. - Mon retour à Versailles. - Triste compliment à mon arrivée. - Mort de Madame la Dauphine, celle du Roi de Pologne et celle de la Reine de France sa fille. - Ma position douloureuse. - Présent de Mesdames. - Mon état fixé. - Propos des Parisiens sur Versailles.

La Cour s'étoit à peine rendue à Versailles, qu'on commençoit à parler du voyage de Fontainebleau; il étoit fixé Pour le 4 Octobre, mais l'état de M. le Dauphin le rendoit incertain.

Ce Prince aimable, complaisant, étoit au désespoir que le Roi fût privé d'un plaisir, et que les habitans de Fontainebleau perdissent les profits que la présence de la Cour et l'affluence des étrangers pouvoient leur procurer, de maniere que tout malade et tout souffrant qu'il étoit, quand il s'agissoit de Fontainebleau, il s'efforçoit d'être gai, et faisoit semblant de se bien porter.

Je n'en étois pas la dupe, et bien du monde pensoit comme moi; cependant le voyage fut décidé et exécuté: il seroit injuste et déraisonnable de croire que le Roi et la famille Royale fussent moins intéressés que les autres à la santé et à la tranquillité de ce Prince qui faisoit leurs délices et leur bonheur; mais il est dans la nature que ceux qui sont les plus intéressés à la conservation d'un objet, voyent moins les dangers, et se flattent de contribuer à la santé du malade par le changement d'air et par des amusemens.

Nous partîmes donc pour ce Château de plaisance au commencement d'Octobre: la position du pays, et les agrémens qu'on y trouve, rendirent pendant quelques jours ce voyage charmant.

Les Spectacles de Paris venoient y représenter à leur tour, et les Auteurs y donnoient de préférence leurs nouveautés.

Il y avoit Spectacle quatre fois par semaine; et on y entroit moyennant des billets que le Capitaine des Gardes en exercice avoit droit de donner.

Je me présentai un jour avec un de ces billets à la porte d'entrée; elle n'étoit pas encore ouverte: j'étois un des premiers; je me flattois avec raison d'entrer avec plus de facilité, et d'être dans le cas de choisir ma place: il n'est pas possible d'être plus pressé, plus foulé que je le fus en entrant, et arrivé à la salle, je la trouve remplie de monde, et je suis forcé de m'asseoir sur la derniere banquette.

Tout ce monde n'étoit pas entré par la porte où l'on présentoit les billets: je n'en voulus pas savoir davantage, je pris un autre parti, et je m'en trouvai bien; j'avois de bonnes connoissances dans le corps diplomatique: on me permettoit d'entrer à la suite des Ministres étrangers; j'étois bien placé, et je voyois le Spectacle à mon aise.

Le Chevalier Gradenigo, Ambassadeur de Venise, avoit toujours des bontés pour moi; c'est par son moyen que j'eus l'honneur de faire la connoissance de S. E. Monsieur l'Estevenon de Berkenrod, Ambassadeur de Hollande, qui m'a toujours honoré de sa protection, et c'étoit dans ce corps respectable que je passois très-agréablement une bonne partie de mon tems.

Nous voilà donc dans la gaieté, dans les plaisirs, dans les amusemens; mais tout change de face à la moitié du voyage; Monseigneur le Dauphin ne peut plus soutenir avec indifférence le feu qui le mine intérieurement; le courage lui devient inutile, les forces l'abandonnent; il est alité; tout le monde tombe dans la consternation; la maladie fait des progrès effrayans; la Faculté n'a plus de ressources; on a recours aux prieres: Monseigneur de Luynes, Archevêque de Sens, et maintenant Cardinal, va tous les jours en procession, suivi d'un monde infini, à la Chapelle de la Vierge qui est au bout de la Ville; on fait le vœu d'y élever un temple, si l'intercession de la Mere de Dieu rend la santé au Prince moribond; il étoit écrit dans les décrets de la Providence qu'il n'acheveroit pas sa carriere; il mourut à Fontainebleau vers la fin de Décembre.

J'étois au Château dans ce moment fatal; la perte étoit grande, la désolation générale. Quelques minutes après j'entends crier tout le long des appartemens, Monsieur le Dauphin, Messieurs; je reste interdit, je ne sais ce que c'est, je ne sais où je suis: c'étoit le Duc de Berry, le fils aîné du défunt, qui devenu l'héritier présomptif de la Couronne, venoit, mouillé de ses larmes, consoler le peuple affligé.

Ce voyage qui devoit finir à la moitié de Novembre, avoit été prolongé jusqu'à la fin de l'année; tout le monde étoit pressé de partir; je l'étois aussi; mais je cédai la place à ceux dont le service étoit plus nécessaire, et je partis le dernier. L'année étoit des plus mauvaises; il avoit tombé beaucoup de neige; les chemins étoient glacés; les chevaux ne pouvoient se tenir sur leurs pieds: j'employai deux jours et une nuit dans cette route que l'on peut faire en sept heures de tems.

Arrivé à Versailles, je suis visité sur-le-champ par un valet du Concierge du Château, qui, de la part de son Maître, me demande la clef de mon appartement; Monsieur le Dauphin étant décédé, l'accoucheur de Madame la Dauphine étoit censé supprimé; cette Princesse n'avoit plus le droit d'en disposer; je ne devois plus en jouir, et on l'avoit destiné apparemment pour quelqu'un qui valoit mieux que moi.

Je crus ne devoir pas dialoguer avec l'homme qui me parloit; je le renvoyai, en lui disant que j'avois besoin de me reposer. Je fis mes réflexions pendant la nuit; je vis que dans la circonstance où la Cour étoit, il n'étoit pas décent que j'allasse porter des plaintes, ni demander protection. Je louai tout bonnement un logement dans la ville, et je rendis la clef de l'appartement.

Il n'étoit plus question d'Italien chez Mesdames; cependant je n'osois pas m'éloigner de Versailles; mes finances alloient mal; j'avois eu une gratification de cent louis sur le Trésor Royal, mais c'étoit pour une fois; j'avois besoin de tout, et je n'osois rien demander.

Je voyois de tems en tems mes augustes Ecolieres; elles me regardoient avec bonté; mais je ne travaillois plus avec elles; je ne savois comment m'y prendre pour leur faire concevoir mon état, et ces Princesses étoient trop affligées pour penser à moi. Mes revenus d'Italie arrivoient lentement; mon ami Sciugliaga m'avança cent sequins, et j'attendois patiemment que le trouble cédât la place à la sérénité.

Mais la tristesse alla fort loin, et les malheurs se succéderent l'un à l'autre. Madame la Dauphine succomba à sa douleur, et fut enterrée dans le même tombeau que son Epoux. La mort du Roi de Pologne, Pere de la Reine de France, arriva quelque tems après, et celle de son auguste Fille mit le comble à l'affliction publique.

Pouvois-je approcher de Mesdames, et leur parler de moi? Non. Et quand je l'aurois pu, je ne l'aurois pas fait; je respectois trop leur douleur, et j'avois trop de confiance en leurs bontés, pour ne pas souffrir en silence. Je savois mesurer mes desirs et mes forces, et hors les cent sequins que je devois a un ami, je ne devois rien à personne.

Enfin les sombres nuages commençoient à se dissiper. Tous les deuils étoient cessés, et la Cour reprenoit peu-à-peu cette aménité qu'elle avoit perdue. Mesdames eurent la bonté de me faire appeller: je reçus un présent de cent louis dans une boite d'or ciselée, et il fut question de m'assurer un état.

Mesdames demanderent pour moi le titre et les émolumens d'Instituteur d'Italien des Enfans de France. Le Ministre de Paris et de la Cour y trouva des difficultés. Ce seroit, disoit-il, un nouvel emploi à la Cour, et une nouvelle charge pour l'Etat. Il y avoit mille choses que j'aurois pu demander; je ne demandai rien; je continuai à servir, à attendre et à espérer. Ce fut au bout de trois ans que mes augustes Protectrices me procurerent un traitement annuel.

Elles envoyerent chercher le Ministre. Il ne s'agit pas, lui dirent-elles, de créer un nouvel emploi pour un homme qui devroit servir, il s'agit de récompenser un homme qui a servi; elles demanderent pour moi six mille livres par an. Le Ministre trouva que c'étoit trop. Je crois, dit-il, que M. Goldoni sera content de quatre mille francs d'appointemens. Mesdames le prirent au mot, et l'affaire fut faite sur-le-champ.

J'étois content; j'allai remercier Mesdames, elles étoient encore plus contentes que moi; elles eurent la bonté de m'assurer que, d'une maniere ou de l'autre, j'aurois eu pour Ecoliers leurs Neveux et leurs Nieces, et que le traitement que je venois d'obtenir, n'étoit que le commencement des bienfaits dont elles espéroient me faire jouir. Si je n'ai pas profité de cette faveur, c'est ma faute; je ne savois pas demander; j'étois à la Cour, et je n'étois pas courtisan.

La premiere fois que mon ordonnance me fut payée, on ne me donna au Trésor Royal que 3600 liv., on me retint 400 liv. pour le vingtieme. Si j'avois parlé, j'étois dans le cas, peut-être, de l'exemption de cet impôt; je ne dis mot; je suis resté là, toujours là.

Mon état n'étoit pas bien considérable, mais il faut se rendre justice. Qu'avois-je fait pour le mériter? J'avois quitté l'Italie pour venir en France. La Comédie Italienne ne me convenoit pas, je n'avois qu'à retourner chez moi. Je suis attaché à la Nation Françoise; trois ans d'un service doux, honorable, agréable, me procurerent l'agrément d'y rester; ne dois-je pas me croire heureux? Ne dois-je pas me trouver content?

D'ailleurs, Mesdames m'avoient dit: vous aurez pour Ecoliers nos Neveux. Il y avoit trois Princes et deux Princesses. Que de perspectives heureuses! que d'espérances fondées! N'étoit-ce pas assez pour mon ambition? Pourquoi aurois-je brigué des emplois, des charges, des commissions, qui de droit auroient mieux convenus à un national qu'à un étranger? Je n'ai jamais demandé de graces pour moi ni pour mon neveu, que dans le cas où un Italien pouvoit être préférable à un François.

Aussi-tôt que mon traitement fut reglé, Mesdames cesserent de s'occuper de la Langue Italienne, et donnerent à d'autres études les heures qu'elles m'avoient destinées.

J'étois maître alors d'aller par-tout; j'avois envie d'aller rétablir mon séjour à Paris; mais je m'amusois assez bien à Versailles, et j'y restai encore quelque tems. On dit communément à Paris que la vie de Versailles est fort triste, qu'on s'y ennuye, et que les particuliers ne savent que devenir. Je puis prouver le contraire; ceux qui se déplaisent dans leur état, doivent s'ennuyer par-tout. Ceux qui y trouvent de l'agrément sont aussi bien à Versailles que par-tout ailleurs, et ceux qui n'ont rien à faire, trouvent à employer leurs matinées utilement ou agréablement, au Château, dans les Bureaux, dans le Parc, et trouvent partout des objets intéressans, et des plaisirs variés.

C'est dans l'après-midi qu'on cherche les amusemens de la société, et il y en a, proportion gardée, aussi bien à Versailles qu'à Paris. On y trouve des parties de jeu, des concerts, de la littérature, avec cette différence, qu'à Paris on manque bien souvent les sociétés que l'on cherche, à cause de la distance des lieux; et à Versailles on les a sous la main, et les pauvres piétons n'y sont pas dans la dure nécessité de rester chez eux, ou de se ruiner en voitures.

On dit que les Dames employées au service de la Cour ne parlent que de leurs Princesses, et que les Commis des Bureaux ne s'entretiennent que de leurs départemens. Cela peut être. Tractant fabrilia fabri, de tauris tractat arator . Mais je sais que je m'y suis bien amusé, et sans les Spectacles qui ne brillent qu'à Paris, j'aurois fixé, peut-être, mon séjour à Versailles.

Je regrette les amis que j'y ai laissés, que j'aime toujours, et que j'aimerai toute ma vie. J'aurois envie de les nommer, pour leur donner une preuve de mon souvenir, de mon estime et de ma reconnoissance, mais ils sont en trop grand nombre, et j'aurois l'air de vouloir me parer de tous ces noms respectables, pour en tirer vanité.



CHAPITRE X

Mon retour à Paris. - Nouvelle Société Littéraire. - Difficulté des traductions. - Quelques-unes de mes Pieces traduites en François. - Théâtre d'un inconnu. Traduction de mon Avocat Vénitien. - Celle de mon Valet de deux Maîtres. - Choix des meilleures Pieces Italiennes. - Quelques mots sur cet Ouvrage. - Dialogue entre un Monsieur, une Dame et moi.

Je revins m'établir à Paris, mais je gardai un pied à terre à Versailles: j'étois intéressé à faire ma cour à mes augustes Protectrices, et à voir si la langue et la littérature Italiennes ne gagneroient pas quelques partisans parmi les jeunes Princes et les jeunes Princesses.

L'étude des langues étrangeres n'est pas comprise à la Cour de France dans les classes nécessaires à l'éducation: c'est un amusement que l'on accorde à celui qui le demande, et qui est dans le cas d'en profiter: il n'y avoit qu'un des trois Princes qui paroissoit disposé à apprendre l'Italien; M. l'Abbé de Landonviller, de l'Académie Françoise, fut chargé de ce soin. Il employa sa Maniere d'apprendre les Langues, imprimée en 1768; il y réussit à merveille, et le Prince fit des progrès admirables.

J'étois sans emploi et sans occupation; pendant mes trois années de service à la Cour je n'avois rien fait, et je cherchois l'occasion d'employer mon tems utilement: M. de la Place et M. Favart, deux membres de notre ancienne Dominicale, me proposerent une nouvelle société littéraire; c'étoit un pique-nique à l'épée de bois, vis-à- vis les Galeries du Louvre; on s'y rassembloit une fois par semaine, on y étoit bien servi, la compagnie étoit aimable, et nos conversations fort utiles.

Voici les noms des convives: M. de la Place, M. Coquelet de Chaussepierre, M. de Veselle, M. Laujon, M. Louis, M. Dorat, M. Colardeau, M. du Doyez, M. Barthe, M. Vernet, et moi.

Au bout de quelque tems M. le Comte de Coigny voulut bien honorer nos dîners de sa présence, et augmenter l'agrément de nos entretiens; mais nos assemblées ne durerent pas long-tems: on ne pouvoit introduire personne sans l'aveu général: un des associés s'avisa d'y amener un de ses amis qui ne plaisoit pas à tout le monde: c'étoit un homme de mérite, mais il étoit Auteur d'une feuille périodique; il avoit déplu à quelqu'un de la société, et le pique-nique finit comme la Dominicale.

J'en étois fâché, car il m'étoit utile de vivre avec des personnes qui savoient parfaitement leur langue; j'aspirois dèsolors à faire quelque chose en François: je voulois prouver à ceux qui ne connoissoient pas l'Italien, que j'occupois une place parmi les Auteurs dramatiques, et je concevois qu'il falloit tâcher de réussir ou ne pas s'en mêler.

J'essayai de traduire quelques scenes de mon Théâtre: mais les traductions n'ont jamais été de mon goût, et le travail me paroissoit même dégoûtant sans l'agrément de l'imagination.

Plusieurs personnes étoient venues me demander mon aveu pour traduire mes Comédies sous mes yeux, d'après mes avis, et avec la condition de partager le profit: depuis mon arrivée en France jusqu'à présent, il ne s'est pas passé une seule année sans qu'un ou deux ou plusieurs traducteurs ne soient venus me faire la même proposition: en arrivant même à Paris, j'en trouvai un qui avoit le privilege exclusif de me traduire, et venoit de publier quelques-unes de ses traductions: je tâchai de les dégoûter tous également d'une entreprise, dont ils ne connoissoient pas les difficultés.

Le Théâtre d'un inconnu, vol. in-12, chez Duchesne, 1765, contient trois Pieces: la premiere a pour titre la Suivante Généreuse, Comédie en cinq actes en vers, imitée de la Serva Amorosa de Goldoni; la seconde n'est qu'une traduction littérale de la même Piece en prose.

La troisieme et derniere porte le titre des Mécontens, qui est le même que j'avois donné à ma Piece Italienne I malcontenti, dont j'ai rendu compte dans la deuxieme Partie de mes Mémoires: je ne sais si un François pourroit lire ces traductions d'un bout à l'autre.

Il y a une Epitre à la tête de ce volume, adressée à une Dame qui en savoit beaucoup plus que l'Auteur inconnu; elle s'amusa à traduire mon Avocat Vénitien, et elle réussit mieux que les autres dans ce travail difficile et pénible; mais elle ne fit imprimer que les deux premiers actes de sa traduction, et cet Ouvrage imparfait n'auroit pas vu le jour, si le mari, jaloux de la gloire de sa femme, ne l'eût pas, malgré elle, envoyé à la presse.

J'ai vu une traduction de mon Valet de deux Maîtres assez bien faite; un jeune homme qui connoissoit suffisamment la langue Italienne, avoit rendu le texte avec exactitude; mais point de chaleur, point de vis comica, et les plaisanteries Italiennes devenoient des platitudes en François.

Il parut en 1783 un livre intitulé Choix des meilleures Pieces du Théâtre Italien moderne, traduit en François, avec des dissertations et des notes, imprimé chez Morin, à la Vérité.

L'Auteur se méfia lui-même de son entreprise; car c'étoit un Ouvrage qui devoit avoir une longue étendue, et il n'a pas mis sur le frontispice Tome premier.

Il avance dans son Discours préliminaire que les Auteurs dramatiques Italiens sont en état aujourd'hui de lutter contre les Auteurs François, chose très-difficile à prouver; il présente une dissertation sur les Spectacles, d'un Auteur moderne Italien qui n'a fait que copier les anciens, et commence le choix de ses traductions par une de mes Pieces.

Cette préférence me fait beaucoup d'honneur, mais je suis forcé de dire ici ce que j'ai dit au Traducteur lui-même; il a mal choisi, car si on devoit me juger Par cette Piece, on ne pourroit pas concevoir une idée avantageuse de moi.

C'est par la Donna di Garbo que le Traducteur prétend me placer parmi les rivaux des François en Italie, et c'est précisément une de mes Pieces les plus foibles dont le fond sent furieusement le merveilleux de l'ancien Théâtre Italien; c'est une de mes Pieces où l'on trouve le moins de correction, le moins de vraisemblance; une Piece enfin qui avoit eu beaucoup de succès en Italie, mais qui ne faisoit que fronder le mauvais goût, et annoncer la réforme que j'avois projettée.

L'Auteur du Choix des Pieces Italiennes s'est d'abord trompé dans la traduction du titre: ce n'est la docte intrigante, ni la femme accorte, comme on lit dans sa traduction; una donna di garbo est en Italien une brave femme, et c'est sous ce titre que je l'ai présentée, et que j'en ai rendu compte dans la deuxieme Partie de ces Mémoires.

Il est vrai que l'Actrice principale de cette Piece est intrigante et adroite; mais elle paroît aux yeux des personnages de la Comédie une brave femme, et c'est d'après cette apparence que, par une espece d'ironie, je lui ai donné le titre de brave femme.

J'aurois pardonné au Traducteur, s'il avoit annoncé que ses deux titres corrigeoient le mien, et j'aurois mieux aimé qu'il se donnât plus de liberté dans sa traduction pour la rendre plus lisible et plus supportable en François; mais ayant rendu le texte mot pour mot, il est tombé dans l'inconvénient d'une diction triviale et insipide.

Cet Ouvrage n'a pas eu de suite; il ne pouvoit pas en avoir; on ne peut faire connoître le génie de la littérature étrangere que par les pensées, par les images, par l'érudition; mais il faut rapprocher les phrases et le style du goût de la nation pour laquelle on veut traduire.

Les leçons que je pouvois donner aux autres, je les appliquois à moi-même: il ne faut pas traduire, il faut créer, il faut imaginer, il faut inventer: je n'étois pas encore en état de hasarder une Piece en François, mais je pouvois essayer, tâtonner; je cherchois des sujets qui pussent me fournir quelque nouveauté, et j'ai cru un jour l'avoir trouvé, et je me suis trompé; j'étois invité à dîner chez une Dame très-aimable, mais dont le ménage étoit mystérieux: j'y vais à deux heures, et je la trouve auprès du feu avec un Monsieur à cheveux longs, qui n'étoit ni Conseiller au Parlement, ni au Châtelet, ni à la Cour des Aides, ni à la Chambre des Comptes, ni Maître de Requêtes, ni Avocat, ni Procureur.

Madame me présente à Monsieur par mon nom; Monsieur fait semblant de vouloir se lever; je le prie de ne pas se déranger: il reste sans difficulté sur la bergere qu'il occupoit.

Je vais rendre compte de notre conversation, et pour éviter le dit-il, le dit-elle, je vais établir un petit dialogue entre Monsieur, Madame et moi.

MADAME. Monsieur, vous devez connoître M. Goldoni de réputation.
MONSIEUR. N'est-ce pas un Auteur Italien?
MADAME. Oui, Monsieur, c'est le Moliere de l'Italie. (Il faut pardonner l'exagération à une femme honnête et polie).
MONSIEUR. C'est singulier: est-ce que Monsieur s'appelle Moliere aussi?
MADAME (en riant). Ne vous ai-je pas dit qu'il s'appelloit Monsieur Goldoni?
MONSIEUR. Eh bien, Madame, y a-t-il de quoi rire? L'Auteur François ne s'appelloit-il pas Poquelin de Moliere, pourquoi un Italien ne pourroit-il pas s'appeller Goldoni de Moliere? (En se retournant vers moi). Madame a de l'esprit, mais elle est femme, elle veut toujours avoir raison; mais je la corrigerai.
MADAME (d'un ton brusque). Allons, allons, taisez-vous.
MONSIEUR (à Madame). Vous êtes aimable, admirable, divine. (En se retournant vers moi). Monsieur, vous êtes Auteur, vous êtes Italien, vous devez connoître une Piece Italienne... Une Piece que je vais vous nommer. C'est... C'est... J'ai oublié le titre... Mais c'est égal. Il y a dans cette Comédie un Pantalon... Il y a... un Arlequin... Il y a un Docteur, un Briguelle. Vous devez savoir ce que c'est.
MOI. Si Monsieur n'a pas d'autres renseignemens à me donner...
MADAME. Messieurs, nous sommes servis; allons dîner. (Monsieur offre son bras à Madame, elle prend le mien).
MONSIEUR. Vous me refusez, Madame; je ne vous adore pas moins. (Nous nous mettons à table. Monsieur se place à côté de Madame, et s'empare de la grande cuiller).
MONSIEUR. Comment, Madame, vous donnez de la soupe au pain à un Italien?
MADAME. Que falloit-il donner à votre avis?
MONSIEUR (en servant la soupe). Du maccaroni, du maccaroni. Les Italiens ne mangent que du maccaroni.
MADAME. Vous êtes singulier, Monsieur de la Clo...
MONSIEUR (à Madame). Paix.
MADAME (un peu fâchée). Qu'est-ce que cela veut dire, Monsieur? Vous êtes bien grossier aujourd'hui.
MONSIEUR. Paix, ma belle; paix, mon adorable.
MOI. Est-ce que je ne pourrois pas savoir le nom de celui avec qui j'ai l'honneur de dîner?
MONSIEUR (à moi). C'est inutile, Monsieur; je suis ici incognito.
MADAME. Qu'appellez-vous incognito, Monsieur de la Cloche?... Vous n'êtes ici ni à l'auberge, ni dans un mauvais lieu. On vient chez moi honnêtement comme par-tout ailleurs, et j'espere bien que ce sera la derniere fois que vous y mettrez les pieds.

Cette femme qui étoit très-décente et très-sensible, mais qui avoit malheureusement quelque chose à se reprocher, se crut offensée par le propos du jeune étourdi; elle fond en larmes; elle se trouve mal. Sa femme-de-chambre vient à son secours; elle la ramene dans l'appartement. Monsieur veut la suivre, on lui ferme la porte au nez.

Je quitte la table; il faisoit froid, je vais me chauffer dans le sallon. Monsieur, piqué à son tour, se promenoit en long et en large, se jettant tantôt sur l'ottomanne, tantôt sur les fauteuils et sur les bergeres; c'étoit un meurtre de le voir gâter avec sa chevelure des meubles très-élégans. Je ne savois quel parti prendre; je n'avois pas dîné; j'adresse la parole à Monsieur pour savoir s'il comptoit rester ou partir. Vous êtes bien heureux, me dit-il, vous autres Italiens, vos femmes sont vos esclaves; nous les gâtons ici, nous avons tort de les flatter, de les ménager.

Monsieur, lui dis-je, les femmes sont respectées en Italie comme en France, sur-tout quand elles sont aimables comme celle-ci. - Elle est fâchée. - J'en suis pénétré; je suis au désespoir. - Ce n'est rien, ce n'est rien, reprend-il, vous la verrez bientôt revenir.

Il va à la porte de la chambre, il frappe, il crie; la porte s'ouvre, c'est la femme-de-chambre. Ma maîtresse, dit- elle, est couchée, elle ne verra plus personne aujourd'hui; elle referme la porte, et blesse la main du Robin qui vouloit entrer.

Il peste, il menace, puis se tournant vers moi: allons, dit-il, allons dîner quelque part. J'en avois besoin autant que lui; nous sortons ensemble, nous traversons le Palais-Royal. Monsieur voit deux grisettes se promener dans les bosquets; il veut les suivre, il m'engage d'aller avec lui; je refuse; il les suit tout seul; il me plante-là, et je vais dîner chez le Suisse, bien content d'en être débarrassé.

Je ne manquai pas de placer cet original sur mes tablettes, non pas pour l'exposer sur la scene; mais pour remplir quelque vuide dans la conversation.



CHAPITRE XI

Conversation du lendemain avec la Dame du Chapitre précédent. - Les Amours de Zelinde et Lindor, la Jalousie de Lindor, les Inquiétudes de Zelinde; les Amans timides; le Bon et le mauvais Génie, Piece à machines, en cinq Actes. - Son histoire. - Son extrait. - Son succès.

J'envoyai voir le lendemain comment se portoit la Dame chez laquelle je n'avois pas dîné: elle se portoit bien, et me fit prier d'aller la voir; j'y fus le même jour; elle me fit des excuses sur ce qui s'étoit passé la veille, et je la trouvai fort contente de s'être débarrassée d'un homme qui lui déplaisoit; c'étoit un Provençal, qui prétendoit avoir des droits sur une personne qui étoit née dans un fief de son illustre famille.

Comme cette Dame étoit d'une Province méridionale de la France, elle avoit beaucoup de facilité pour la prononciation Italienne, et aimoit passionnément cette langue.

Notre conversation tomba sur le Théâtre de la Comédie Italienne de Paris; elle étoit fâchée que je l'eusse quitté, et me rappella quelques-unes de mes Pieces à canevas, qui lui avoient fait grand plaisir.

Elle me parla entr'autres de trois Pieces qui effectivement avoient eu du succès: Les Amours d'Arlequin et de Camille, la jalousie d'Arlequin et les Inquietudes de Camille. Trois Pieces qui étoient la suite l'une de l'autre, et qui formoient une espece de Roman comique, partagé en trois parties, dont chacune renfermoit un sujet isolé et achevé.

Cette Dame qui avoit de l'esprit, de l'intelligence et du goût, me fit voir que j'avois tort de perdre trois Pieces qui auroient pu me faire beaucoup d'honneur, si elles étoient dialoguées; je l'écoutai, je la remerciai, et je profitai de ses avis.

On me demandoit des Comédies en Italie; j'écrivis en totalité les trois canevas ci-dessus; mais comme dans la troupe qui devoit les jouer, il n'y avoit pas un Arlequin du mérite de Carlin, ni de celui de Sacchi, j'ennoblis le sujet; je remplaçai l'Arlequin et la Soubrette par deux personnes d'un moyen état, réduites à servir par des circonstances malheureuses, et j'intitulai ces trois Pieces les Amours de Zelinde et Lindor; la jalousie de Lindor, et les Inquiétudes de Zelinde.

Ces trois Comédies n'eurent pas à Venise un succès éclatant; mais elles furent assez bien reçues du Public éclairé, plus content de la composition que de l'exécution: je ne connoissois pas les Acteurs qui devoient les jouer; on avoit fait la distribution des rôles comme l'on avoit pu, et il n'y a pas en Italie les doubles et les triples comme à Paris pour adapter les caracteres à ceux qui sont le mieux en état de les soutenir.

Même aventure arriva à une autre Piece que j'envoyai dans le même pays et dans la même année; c'étoit en Italien Gli Amanti timidi o l'imbroglio de' due ritratti: les Amans timides ou l'équivoque des deux portraits.

Cette Comédie en deux Actes, qui, sous le titre du Portrait d'Arlequin, avoit fait beaucoup de plaisir à la Comédie Italienne à Paris, ne réussit pas de même là Venise.

Voilà quatre Pieces qui avoient plu en France et qui avoient mal réussi en Italie: elles étoient pourtant de l'Auteur qui avoit eu le bonheur de plaire pendant long-tems dans son pays; mais cet Auteur étoit en France, et ses Ouvrages commençoient à se sentir des influences du climat; le génie étoit le même, mais le style et la tournure étoient changés.

J'étois fâché de ne pouvoir pas contenter mes compatriotes qui m'aimoient toujours, et qui ne cessoient pas de jouer mes Pieces anciennes, et de m'en demander de nouvelles.

Je savois que depuis mon départ les troupes de Venise avoient souffert des changemens qui avoient altéré ce zele, cette méthode qu'on avoit suivi sous mes yeux, et que le succès d'une Piece de caractere ou à sentiment n'étoit plus aussi sûr qu'il étoit de mon tems; j'imaginai d'envoyer une Piece dans un genre qui n'étoit pas tout-à-fait le mien, et je réussis on ne peut davantage.

Dans le courant des deux années de mon engagement avec les Comédiens Italiens, j'avois présenté à leur assemblée une Piece à spectacle qui avoit pour titre Le bon et le mauvais Génie.

On ne trouva rien à redire sur ce sujet qui étoit à la fois moral, critique et divertissant; mais on se récria contre les décorations qui étoient nécessaires, et qui auroient coûté cent écus en Italie, et mille écus peut-être à Paris.

L'Opéra-Comique croyoit la dépense inutile pour les Italiens, et ceux-ci qui partageoient avec les autres, n'étoient pas fâchés de l'épargne.

On lit dans l'Almanach des Spectacles de Paris, à l'article Le bon et le mauvais Génie, Piece à spectacle en cinq Actes non représentée: je ne sais par quel hasard une Comédie qui n'avoit pas même été reçue, se trouve dans ce Catalogue; c'est apparemment une galanterie du Rédacteur de cet Almanach qui a voulu, pour me faire honneur, annoncer les vingt-trois Pieces que j'avois composées pour les Italiens en deux années de tems.

Je savois que la Féerie avoit repris à Venise son ancien crédit, et je crus Le bon et le mauvais Génie un sujet encore plus adapté au goût de l'Italie qu'à celui de la France.

J'hésitai long-tems cependant avant que de me déterminer à l'envoyer; je me faisois conscience de flatter le mauvais goût dans le pays où j'avois beaucoup travaillé pour en établir un bon; mais le peu de succès de mes dernieres Pieces m'avoit donné du chagrin, je voulois plaire encore une fois à mes compatriotes, je cédai à la tentation et je profitai de la circonstance.

Cette Comédie d'ailleurs ne donnoit pas dans les extravagances des anciennes Pieces à machines: il n'y avoit de merveilleux que les deux Génies qui faisoient passer les Acteurs en très-peu d'instans d'une région à l'autre; tout le reste étoit dans la nature; en voici un extrait fort succint, mais suffisant pour en faire connoître l'intention et la marche.

Arlequin et Coralline ouvrent la scene: ils viennent de se marier ensemble; ils sont très-heureux, très-contens; le bon Génie paroit; c'est lui qui a fait consentir l'oncle de Coralline a ce mariage, c'est lui qui leur a fait accorder en dot le bois qu'ils habitent dans le pays Bergamasque: il les exhorte à être sages, honnêtes et modérés dans leurs desirs; il les assure en tout tems de sa protection, de son assistance, et les quitte.

Le mauvais génie paroit à son tour; il trouve les deux mariés malheureux, il les plaint, il leur trace le tableau des plaisirs du monde; il les gagne, il leur fournit de l'argent, il les engage à aller à Paris, il fait venir une voiture; Arlequin et Coralline montent dedans; les voilà partis, et le premier acte finit. Au deuxieme acte, on voit les deux Epoux à Paris; ils en sont enchantés, mais Coralline est jolie, les François sont galans, et Arlequin est jaloux.

Ils quittent la France; le troisième acte se passe à Londres. Le sérieux des Anglois leur déplait, la populace les effraye, le brouillard les incommode, ils quittent Londres pour aller à Venise.

C'est dans cette Ville que se passe le quatrieme acte.

Arlequin débute mal; il veut monter dans une gondole, il tombe dans le canal, et court le risque de se noyer. Coralline se plait à l'usage du masque, à la liberté des femmes dans ce pays-là. Arlequin de son côté y prend du goût aussi; il aime le jeu; dans le tems où je composai cette Piece les jeux n'étoient pas défendus à Venise, et la Redoute n'étoit pas supprimée; Arlequin joue, il perd son argent, il est au désespoir; Coralline en a encore assez pour partir; mais fatigués, ennuyés de courir le monde, Coralline et Arlequin prennent le parti de revenir chez eux, de se contenter de leur premier état, et de renoncer aux plaisirs dangereux.

Les voilà au dernier acte dans leur bois, très-contens d'y être revenus, et se proposant bien de ne plus le quitter; le seul desir qui leur reste, est celui de revoir le bon Génie; ils l'appellent, mais au lieu du bon c'est le mauvais Génie qui paroît, qui tâche de les séduire de nouveau, en leur offrant de l'argent; les bonnes gens le refusent, le méprisent; l'esprit malin est obligé de quitter prise, et s'en va.

C'est alors que le bon Génie reparoit; il embrasse ses protégés, il les amene au temple de la félicité, et c'est par cette décoration que la Piece finit.

Il y a dans les actes deuxieme, troisieme et quatrieme assez de mouvement et d'intrigue, de petits tableaux et de légeres critiques.

Le fond du sujet de la Piece est le combat des passions; dans le premier acte, c'est le vice qui l'emporte, dans le dernier, c'est la vertu qui triomphe.

Cette Piece eut à Venise le plus grand succès; elle soutint toute seule le Théâtre de Saint Jean-Chrisostôme, pendant trente ou quarante jours de suite; elle avoit fait l'ouverture du carnaval, et elle en fit la clôture.



CHAPITRE XII

Mon neveu Professeur de Langue Italienne à l'Ecole Royale Militaire, et quelque tems après, Secrétaire-Interprete au Bureau de la Corse. - Départ de M. Gradenigo, Ambassadeur de Venise, - Suppression des entrées publiques des Ambassadeurs Ordinaires. - M. le Chevalier Mocenigo, nouvel Ambassadeur de Venise.

Je m'amusois à Paris en parcourant les beautés de la Ville, et en donnant tous les jours quelques heures à mon cabinet, mais ce qui m'occupoit plus sérieusement, c'étoit mon neveu.

Je l'avois amené en France avec moi, sachant combien les voyages sont utiles à l'éducation, quand on donne à un jeune homme les moyens d'apprendre, et que l'on veille sur sa conduite.

Je ne pensois pas, en arrivant à Paris, que j'y fixerois ma demeure; mais ayant décidé d'y rester, il falloit tâcher d'y donner un état au fils de mon frere, que j'aimois comme mon propre enfant; il étoit honnête et docile, il avoit fait ses études à Venise; il étoit susceptible de quelque bon emploi; je n'étois pas assez riche pour lui acheter une charge, et je voulois éviter, s'il étoit possible, le désagrément de lutter les emplois de grace contre les François.

Il y avoit à l'Ecole Royale Militaire un Professeur de Langue Italienne; M. Conti qui occupoit cette place, étoit mon ami; il desiroit de se retirer, mais on n'accordoit la pension de retraite qu'au bout de vingt années de service, et M. Conti n'étoit pas dans le cas de la demander; l'emploi étoit bon; c'étoit un bel état pour un jeune homme; j'aurois bien desiré que mon neveu pût l'obtenir, mais il y avoit des difficultés à surmonter.

J'implorai la protection de Madame Adélaïde de France; cette Princesse me recommanda à M. le Duc de Choiseul; en quinze jours de tems M. Conti eut la pension, et mon neveu la place.

C'est par cette occasion que le vis a mon aise, et a plusieurs reprises, ces deux établissemens dignes de la magnificence des Monarques François, l'Ecole Royale Militaire et l'Hôtel des Invalides, le berceau et le tombeau des défenseurs de la Patrie.

On éleve dans le premier la noblesse qui se destine au métier des armes, et on soulage dans le second l'âge, le service et les suites malheureuses de la guerre; les arts, les sciences, l'éducation la plus utile forment les hommes dans l'un; les soins, le repos, les commodités de la vie les récompensent dans l'autre; la fondation de ce dernier monument est du regne de Louis XIV; celle de l'autre est du regne de Louis XV.

L'Hôtel des Invalides est décoré d'un temple magnifique qui tiendroit à Rome une place honorable; et les quatre grands réfectoires des Soldats sont aussi curieux à voir que les cuisines où l'on prépare les alimens pour ces bonnes gens.

C'étoit un plaisir pour moi d'aller passer quelques jours dans ces deux Maisons Royales, qui se touchent de près, et dont je connoissois les Gouverneurs et les principaux employés; mais au bout de vingt-deux mois que mon neveu y fut placé, on fit des changemens considérables à l'Ecole Royale Militaire; on envoya les classes des humanités au College de la Fléche, et on supprima tout-à-fait celle de la Langue Italienne; ce ne fut pas la faute du Professeur; au contraire il fut récompensé, on lui donna six cens francs de pension.

Quelqu'un m'assura que M. le Duc de Choiseul étoit prévenu de ces changemens projettés lorsqu'il y plaça mon neveu, et que ce n'étoit que pour nous procurer ce petit bénéfice qu'il nous avoit accordé un emploi qui ne devoit pas subsister.

Ce Ministre, en me regardant comme un protégé de Mesdames, avoit beaucoup de bonté pour moi; il me fit l'honneur de me dire lorsque j'allai chez lui pour le remercier: voilà les affaires de votre neveu en bon train, comment vont les vôtres? Je lui dis que je jouissois d'un traitement de 3600 liv. de rente; il se mit à rire: ce n'est pas avoir un état, me dit-il; il vous faut bien autre chose; on aura soin de vous; cependant je n'ai rien eu davantage, c'est ma faute peut-être; mais je reviens à mon refrain: j'étois à la Cour, et je n'étois pas courtisan.

Mon neveu, qui étoit sans occupation, travailloit avec moi en attendant que le sort le pourvût de quelqu'autre emploi; la maxime que j'avois adoptée, et que je lui avois inspirée de ne pas le chercher dans la foule des concurrens, rendoit la réussite plus difficile.

J'étois lié à Versailles avec M. Genet, chef et Directeur du Bureau des Interpretes, auquel il avoit donné une forme nouvelle et une consistance solide, et dont il étoit devenu le premier Commis.

Ce pere de famille respectable, qui partageoit son tems entre les affaires de son état et l'éducation de ses enfans, se souvenant d'un petit service que j'avois eu le bonheur de lui rendre, saisit l'occasion de m'en récompenser.

Depuis que la France avoit fait l'acquisition de la Corse, on avoit établi à Versailles un Bureau pour toutes les affaires en général de cette Isle; il falloit un Interprete qui sût bien les deux langues; le premier Commis s'adressa à Monsieur Genet pour en avoir un; mon digne ami se souvint de moi, il proposa mon neveu, qui fut accepté et installé sans difficulté.

Ce jeune homme paroissoit destiné à rencontrer partout des réformes et des suppressions. Le Bureau de la Corse fut démembré quelque temps après: les affaires de Finance furent données au Contrôleur Général, et l'administration civile passa au Bureau de la Guerre.

C'est-là où l'interprete est resté: on a annexé cette inspection au Bureau de M. Campi, premier Commis pour les affaires contentieuses. Mon neveu tâche de s'y rendre utile: il a le bonheur de ne pas déplaire à ses Supérieurs, et il a des preuves de leur bonté: si mon voyage en France ne m'avoit produit que l'établissement de cet enfant chéri, je m'applaudirois toujours de l'avoir entrepris.

J'étois attaché à la France par inclination; je le devins encore plus par reconnoissance; M. le Chevalier Gradenigo, Ambassadeur de Venise, tout intéressé qu'il étoit à me faire goûter les propositions de ses compatriotes, trouva juste ma résistance et se chargea de me justifier vis-à-vis ses amis et mes protecteurs.

Ce Ministre touchoit à la fin de sa Commission; la période des Ambassades de la République est fixée à quatre années. M. Gradenigo étoit aimé de la Cour et du Ministere François; on auroit desiré qu'il restât davantage; le Roi étoit disposé à le redemander; le Ministre alloit expédier un courier.L'Ambassadeur, pénétré de respect et de reconnoissance, ne pouvoit pas y consentir; les loix de la République sont immuables; le successeur étoit en route, M. Gradenigo devoit partir, et les préparatifs de son audience de congé étoient bien avancés.

M. le Duc de Choiseul, Ministre des Affaires Étrangeres, voyoit que cette cérémonie étoit coûteuse, gênante, et, tout-à-fait inutile; le Roi pensoit de même. M. Gradenigo fut armé Chevalier par Sa Majesté sans la pompe ordinaire, et fit ses visites à la Famille Royale et aux Princes du Sang en particulier.

C'est l'époque de la suppression des Audiences publiques pour les Ambassadeurs ordinaires.

Cet Ambassadeur fut relevé par M. le Chevalier Sébastien Mocenigo, qui venoit d'Espagne où la République de Venise l'avoit envoyé pour sa premiere Ambassade; il étoit d'une illustre famille, très-ancienne et très-riche; il avoit de l'esprit, de l'intelligence, il étoit aimable, bon Musicien, avec une voix charmante. Mais... Il essuya des désagrémens qu'il n'avoit peut-être pas mérités.



CHAPITRE XIII

Ma correspondance avec les Entrepreneurs de l'Opéra à Londres. - Victorine, Opéra-Comique. - Le Roi à la Chasse, autre Opéra-Comique pour Venise. - Quelques détails sur les Acteurs et sur les Auteurs de l'Opéra-Comique de Paris. - Projet d'une petite Piece en deux Actes.

On me demandoit à Londres; c'est le seul pays qui puisse disputer en Europe la primauté à Paris: j'aurois été bien aise de le voir; mais j'entendois parler de grands mariages à Versailles; j'avois assisté à tous les convois de la Cour, je voulois m'y trouver dans le tems des réjouissances.

D'ailleurs ce n'étoit pas le Roi d'Angleterre qui me demandoit, c'étoit les Directeurs de l'Opéra qui vouloient m'attacher à leur Spectacle.

Je tâchai cependant de tirer parti de l'opinion avantageuse qu'ils avoient de moi; je donnai de bonnes raisons pour faire agréer mes excuses, et je leur offris mes services sans l'obligation de quitter la France.

Mes propositions furent acceptées; on me demanda un Opéra-Comique nouveau, et on me chargea de raccommoder tous les vieux Drames, qu'ils avoient choisis pour le courant de l'année.

On ne parla pas de la récompense, je n'en fis pas mention non plus, je travaillai; les Anglois furent contens de moi; je fus très-satisfait de leur honnêteté.

Cette correspondance eut lieu pendant plusieurs années; elle ne cessa que lorsque les Directeurs céderent à d'autres leur entreprise, et je reçus à cette occasion une marque bien certaine de leur satisfaction, car ils me payerent un Opéra dont ils n'étoient plus dans le cas de se servir; cette direction étoit entre les mains de femmes, et les femmes sont aimables par-tout.

L'Ouvrage le plus agréable et le mieux soigné que je leur envoyai, étoit à mon avis un Opéra-Comique, intitulé Victorine; j'en reçus de Londres des complimens et des remerciemens sans fin. M. Piccini, chargé de la musique de cet Ouvrage, écrivit de Naples, qu'il n'avoit jamais lu de Drame-Comique qui lui eût fait autant de plaisir, mais le succès ne répondit pas à la prévention des Directeurs, ni à la mienne.

Il faut bien des beautés réunies pour faire réussir une Piece, et le plus petit inconvénient peut la faire tomber.

Je fus plus heureux à Venise où j'avois envoyé presqu'en même tems un Opéra-Comique, sous le titre du Roi à la Chasse: le sujet de cette Piece étoit le même que celui du Roi et le Fermier de M. Sedaine, et de la Partie de Chasse d'Henri IV de M. Collé.

Les Ouvrages de ces deux Auteurs François paroissoient avoir imité le Roi et le Meunier, Comédie Angloise de Mansfield, mais la source véritable de tous ces sujets se trouve dans l'Alcaïde de Zalamea, Comédie Espagnole de Calderon.

Dans la Piece de l'Auteur Espagnol il y a beaucoup d'intrigue: une Fille violée, un Pere vengé, un Officier étranglé, et l'Alcaïde est juge et partie, et bourreau en même tems.

Dans celle de l'Auteur Anglois on trouve de la philosophie, de la politique, de la critique, mais trop de simplicité et très-peu de jeu.

L'Auteur de la Partie de Chasse d'Henri IV en a fait un Ouvrage très-sage et très-intéressant; il suffit qu'il y soit question de ce bon Roi, pour qu'il plaise aux François, et soit approuvé de tout le monde.

M. Sedaine y a mis plus d'action, plus de gaieté: je vis le Roi et le Fermier à sa première représentation, j'en fus extrêmement content, et je le voyois avec douleur prêt à tomber, il se releva peu-à-peu, on lui rendit justice; il eut un nombre infini de représentations, et on le voit encore avec plaisir.

Il faut dire aussi que M. Sedaine a été bien secondé par le Musicien; je ne me vante pas d'être connoisseur, mais mon oreille est mon guide.

Je trouve la musique de M. Monsigny expressive, harmonieuse, agréable: ses motifs, ses accompagnemens, ses modulations m'enchantent, et si j'avois eu des dispositions pour composer des Opéras-Comiques en François, ce Musicien auroit été un de ceux à qui je me serois adressé.

Mais je n'y conçois rien; j'ai fait quarante ou cinquante Opéras-Comiques pour l'Italie, j'en ai fait pour l'Angleterre, pour l'Allemagne, pour le Portugal, et je ne saurois en faire un pour Paris.

Tantôt je vois à ce Spectacle des Drames sérieux, des Drames larmoyans porter le titre de Comédie, et les Acteurs pleurer en chantant et sanglotter en mesure; tantôt des Pieces affichées sous le titre de Parades, et qui le seroient effectivement sans le prestige de la musique et le jeu charmant des Acteurs.

Tantôt je vois aller aux nues des bagatelles qui ne promettoient rien, tantôt tomber des Pieces bien faites, parce que le sujet n'est pas assez triste pour faire pleurer, ou n'est pas assez gai pour faire rire.

Quels sont les préceptes de l'Opéra-Comique? Quelles sont ses règles? Il n'y en a point; c'est par routine que l'on travaille, je le sais par expérience, on doit me croire, experto crede Roberto.

Me dira-t-on que les Opéras-Comiques Italiens ne sont que des farces indignes d'être mises en comparaison avec les poëmes de ce nom en France? Que ceux qui entendent la Langue Italienne se donnent la peine de parcourir les six volumes qui renferment la collection de mes Ouvrages en ce genre, et l'on verra peut-être que le fond et le style ne sont pas si méprisables.

Ce ne sont pas des Drames bien faits; ils ne peuvent pas l'être: je ne me suis jamais avisé d'en faire par goût, par choix; je n'y ai travaillé que par complaisance, et quelquefois par intérêt. Quand on a un talent, il faut en tirer parti; un Peintre en histoire ne refusera pas de peindre un magot, s'il en est bien payé.

Malgré cette espèce d'aversion que j'ai pour l'Opéra-Comique, j'avoue que ceux de la Comédie Italienne de Paris me font un plaisir infini.

Je reconnois la supériorité des Auteurs François dans ce genre comme dans tous les autres. M. Marmontel, M. Laujon, M. Favart, M. Sedaine, M. d'Hell ont donné à l'Opéra-Comique toute la perfection dont il étoit susceptible.

Messieurs Philidor, Monsigny, Duni, Grétry, Martini, Deséides, les ont ornés d'excellente musique, et M. Piccini a dernierement donné de nouvelles preuves de la supériorité de ses talens sur des paroles de M. son fils.

Les acteurs augmentent tous les jours en nombre, en zele et en mérite; M. Clairval est toujours le même: c'est un Acteur immortel; Madame Trial a remplacé avec tous les agrémens possibles Madame la Ruette: Mademoiselle Colombe et Mademoiselle Adeline sa sœur, l'une par sa belle voix, l'autre par la finesse de son jeu, font honneur à l'Italie où elles ont eu la naissance; Madame du Gazon, fait les délices de ce Spectacle; Mademoiselle Desbrosses marche à grands pas sur ces traces; et Mademoiselle Renaud âgée de quinze ans vient, par la perfection de son chant et par ses graces naturelles, d'enrichir ce Spectacle, et annonce des dispositions pour l'action qui ne peuvent se développer qu'avec le tems.

J'ai assisté il y a un an au début de Mademoiselle Rinaldi; elle a été beaucoup applaudie; le Journal de Paris en a dit le lendemain tout le bien possible; elle a été reçue aux appointemens, et depuis son début, on ne l'a pas vue paroitre une seule fois sur la scène; la quantité de débutantes reçues en pourroit être la cause, mais il est à espérer que Mademoiselle Rinaldi remplira à son tour un des emplois de la Comédie, et qu'on rendra justice à ses talens, à ses mœurs et à sa conduite.

Le Théâtre Italien est aussi heureux en Acteurs qu'en Auteurs, et les uns et les autres sont bien traités et bien récompensés: les Poëtes et les Musiciens jouissent du droit du neuvieme de la recette pour une Piece en cinq Actes ou en trois; du douzieme pour une Piece en deux Actes, et du dix-huitieme pour une Piece en un Acte. De plus, on a fondé à la Comédie Italienne deux pensions annuelles, une pour l'Auteur des paroles, l'autre pour l'Auteur de la musique qui ont le plus mérité.

Il y a à ce Spectacle un autre agrément considérable pour les Auteurs; c'est qu'ils ne perdent jamais leurs droits sur leurs Pieces; ils jouissent toujours du partage statué; ils donnent des billets gratis à chaque représentation de leurs Ouvrages, et les Pieces qui n'ont pas été refusées du Public, sont placées dans le Répertoire de la semaine, de maniere qu'elles ne tombent jamais.

Vu ces avantages, j'ai été tenté plus d'une fois de céder aux sollicitations de quelques Musiciens qui me demandoient souvent, très-souvent, et presque tous les jours, quelque Ouvrage pour l'Opéra-Comique; après avoir vu, revu, et bien examiné, je croyois pouvoir saisir la routine qui étoit nécessaire pour plaire aux François, et j'essayai de composer une petite Piece en deux Actes, intitulée la Bouillotte.

Ce mot ne se trouve dans aucun Dictionnaire; mais il est très-connu à Paris: c'est un jeu de cartes, c'est un brelan à cinq, dont les tours ne sont ni fixes, ni marqués. Celui qui perd sa cave, sort, et est remplacé par un autre; il y a ordinairement dans ces parties de Bouillotte trois ou quatre personnes qui ne jouent pas d'abord, qui attendent la sortie des malheureux pour entrer en jeu, et les uns et les autres sortent successivement. Ce mouvement perpétuel, et la quantité de monde intéressé à la même partie, causent une espece de bouillonnement qui a fourni le nom de Bouillotte. Vous verrez dans le Chapitre suivant quelle étoit la Piece que j'avois imaginée.



CHAPITRE XIV

Extrait de la Bouillotte. - Raisons qui m'ont empêché de la donner.

Voici le sujet de la Piece. Madame de la Biche est la femme d'un Négociant, elle est riche, elle est volontaire et joueuse dans l'ame. Isabelle sa fille déteste le jeu; mais faute de joueurs, elle fait quelquefois la partie de sa mere, et profite de l'occasion pour voir un jeune homme qui est de la société de Madame, et pour lequel Isabelle nourrit une passion innocente.

Madame de la Biche reçoit beaucoup de monde chez elle; les uns y vont pour jouer, les autres pour faire leur cour à la Demoiselle; mais il faut que, bon gré, malgré, tout le monde joue. Madame ne sait que faire de gens qui bâillent et qui font bâiller.

Il y a des joueurs de toute espece: le beau joueur, le mauvais joueur, le joueur noble, le joueur serré, et le flegmatique qui emporte l'argent de tout le monde.

Quand Isabelle n'est pas de la partie, sa mere la fait assepir auprès d'elle; mais si elle perd, c'est la fille qui lui porte malheur, et la renvoie.

Le jeune homme amoureux tâche alors de perdre bien vite son argent, il cede sa place, va rejoindre la Demoiselle à la cheminée, et la mere échauffée au jeu ne prend pas garde à ceux qui s'échauffent autrement.

Les événemens du jeu fournissent des sujets variés pour placer des airs; pendant qu'on mêle, on cause et on chante; la Demoiselle et le jeune homme ont des situations intéressantes pour chanter, et le jeu va son train sans ennuyer les Spectateurs.

Enfin, on vient annoncer à Madame qu'elle est servie. Tout le monde se leve pour aller souper; les propos de jeu d'un côté, les tendres expressions de l'autre, font sortir tout le monde en chantant, et le premier Acte finit.

C'est M. de la Biche qui ouvre le deuxieme Acte. Il est de retour de sa terre; il fait appeller Catherine , et lui demande compte du train dont il s'est apperçu en rentrant chez lui: la vieille femme, attachée depuis longtems à cette maison, instruit son Maitre de l'inconduite de Madame, et du danger de la Demoiselle.

M. de la Biche est très-piqué contre sa femme, a qui il avoit défendu le gros jeu, et tremble sur le compte de sa fille. Un voisin arrive: c'est l'oncle de l'amoureux d'Isabelle; il en fait la demande au pere au nom de son neveu. M. de la Biche trouve le parti convenable, il promet de donner sa fille au neveu de son ami et son voisin; ils entendent la société qui revient, ils sortent pour terminer l'aiffaire entamée.

Les joueurs rentrent, et la partie recommence. Madame de la Biche se cave au plus fort; le flegmatique met de plus devant lui un rouleau de cinquante louis; la brelandiere ne s'effraye pas; on donne les cartes; elle ouvre le jeu; l'autre tient, et lui fait va-tout. Madame qui a un brelan d'as, ne recule pas, elle tombe sur un brelan quarré, elle perd, elle en est furieuse.

Le mari arrive. Ah! dit-elle, en le regardant, je ne m'étonne pas si j'ai perdu, voilà mon guignon, et elle sort.

Les uns la plaignent, les autres en rient. Monsieur de la Biche interroge sa fille sur son inclination; elle l'avoue de bonne foi; il parle au jeune homme, il fait entrer l'oncle, et le mariage est conclu.

La joueuse en est informée; elle revient, et elle a de son mari pour toute consolation l'alternative de quitter le jeu pour toujours, ou d'aller vivre avec ses parens.

Elle accepte le dernier parti, et prie sa société d'aller le lendemain faire sa partie dans sa maison paternélle. La passion du jeu et les extravagances des joueurs forment le sujet de la finale.

Voilà le canevas de la Piece que j'avois imaginée. Pourquoi ne l'ai-je pas achevée?

Tant qu'il ne s'agissoit que du dialogue, je me tirois d'affaire assez bien, et je me croyois en état de hasarder ma prose sur un Théâtre où le Public avoit de l'indulgence pour les Etrangers.

Mais il falloit des airs dans un Opéra-Comique, et il falloit faire de la bonne Poésie pour avoir de la bonne musique. Je connoissois la mécanique des vers François; j'avois surmonté toutes les difficultés que doit y rencontrer une oreille étrangere; et je m'étois proposé de bons modeles à imiter. J'essayai, je travaillai; je fis des couplets, des quatrins, des airs entiers, et après toutes les peines que je m'étois données, je vis que ma muse habillée à la Françoise n'avoit pas cette verve, cette grace, cette facilité qu'un Auteur acquiert dans sa jeunesse, et perfectionne dans sa virilité. Je sus me rendre justice, je laissai là mon ouvrage, et je renonçai pour toujours aux charmes de la Poésie Françoise.

J'aurois pu confier mon sujet à quelqu'un qui se seroit chargé, peut-être, de la versification; mais à qui aurois-je dû m'adresser? Un Auteur du premier ordre auroit changé mon plan, et un Auteur médiocre me l'auroit gâté.

D'ailleurs c'étoit une bagatelle, dont je ne faisois pas grand cas, et je l'avois oubliée sans peine et sans regret. C'est à l'occasion des recherches que je fais actuellement pour mes Mémoires, que fouillant dans mes paperasses, je l'ai retrouvée; et faisant part à mes Lecteurs de toutes mes productions, je crois ne devoir pas leur cacher cette espece d'avorton.

Si quelqu'un de mes Lecteurs trouve ce petit sujet digne de son attention, je le laisse le maître d'en faire ce qu'il voudra; et s'il a la bonté de me consulter, je lui dirai de bonne foi mon avis, au risque même de lui déplaire, ce qui m'est arrivé plusieurs fois en pareilles circonstances.

Gardez-vous, mes amis, de ces jeunes gens, de ces Auteurs médiocres qui viennent vous consulter; ce ne sont pas des conseils qu'ils vous demandent, ce sont des complimens, des applaudissemens. Vous n'avez qu'à essayer de les corriger, vous verrez comme ils soutiennent leur opinion, quel coloris ils savent donner à leurs fautes; et si vous insistez, vous finissez par être un sot.



CHAPITRE XV

Mariage du Dauphin. - Ouverture du grand Théâtre de la Cour. - Observations sur ce monument. - Foule de Poëtes à cette occasion. - Le Bourru Bienfaisant, Comédie en trois Actes, en prose. - Son succès. - Justice rendue aux Acteurs qui l'ont exécutée.

J'ai annoncé dans le Chapitre treizième, qu'on préparoit de grands mariages a la Cour; je parlois de l'année 1770, et ce fut dans ces jours heureux, que l'Archiduchesse d'Autriche, Marie-Antoinette de Lorraine, vint, en qualité de Dauphine, combler ce Royaume de joie, de gloire et d'espérance.

Elle gagna par les qualités de son ame et de son esprit l'estime du Roi, le cœur de son époux, l'amitié de la Famille Royale, et mérita l'admiration du Public par sa bienfaisance.

Cette vertu qui est devenue, de nos jours, la passion dominante des François, semble avoir excité l'émulation dans les ames sensibles d'après l'exemple de cette auguste Princesse.

Ces nôces furent célébrées avec une pompe digne du petit-fils du Monarque françois et de la fille de l'Impératrice de l'Allemagne.

J'ai vu le temple richement décoré; le coup d'œil imposant du Banquet royal, le Bal dans la galerie, les parties de jeu dans les appartemens.

Des illuminations par-tout; un feu d'artifice de la plus grande beauté. Torré, Artificier Italien, porta à cette occasion l'art pyrotechnique au dernier degré de sa perfection.

L'on fit en même tems l'ouverture du nouveau Théâtre de la Cour; c'est un riche monument dont l'architecture offre plus de majesté que de commodité pour les Spectateurs; il faut le voir lorsqu'on y donne des Bals parés, ou des Bals masqués. On arrange le théâtre dans ces occasions avec la même décoration et les mêmes ornemens que la salle; on voit alors un sallon immense enrichi de colonnes, de glaces et de dorures, qui prouvent la grandeur du Souverain qui l'a ordonné, et le goût de l'artiste qui l'a exécuté.

Parmi les réjouissances de cet auguste mariage les Poëtes François faisoient retentir la Cour et la Ville de leurs chants: ma muse avoit envie de se réveiller; je tâchai de la satisfaire, je fis des vers italiens, mais je n'osai pas les faire imprimer.

Dans le nombre infini des compositions qui paroissoient tous les jours, il y en avoit d'excellentes, et il y en avoit qu'on ne lisoit pas. Je ne voulois pas augmenter le nombre de ces dernieres, je présentai mes vers en manuscrit; Madame la Dauphine les reçut avec bonté, et me fit comprendre en très-bon italien que je ne lui étois pas inconnu.

Il semble que l'heureuse étoile qui répandoit pour lors ses influences sur ce Royaume, m'ait inspiré du zele, de l'ambition, du courage. Je conçus le projet de composer une Comédie françoise, et j'eus la témérité de la destiner au Théâtre François.

Le mot de témérité n'est pas trop fort, c'en est une vraiement, que de voir un étranger arrivé en France à l'âge de cinquante-trois ans avec des connoissances confuses et superficielles de cette langue, oser au bout de neuf ans composer une Piece pour le premier Spectacle de la Nation.

Vous devez vous appercevoir que c'est du Bourru Bienfaisant dont je vais parler, Piece fortunée qui a couronné mes travaux, et a mis le sceau à ma réputation.

Elle a été donnée pour la première fois à Paris le 4 Novembre 1771, et le lendemain à Fontainebleau; elle eut le même succès à la Cour et à la Ville. J'eus une gratification du Roi, de 150 louis, le droit d'Auteur me valut beaucoup à Paris, mon Libraire me traita fort honnêtement, je me vis comblé d'honneur, de plaisir, de joie; je dis la vérité, je ne cache rien; la fausse modestie me paroit aussi odieuse que la vanité.

Je ne donnerai pas l'extrait d'une Comédie que l'on joue par-tout, qui est entre les mains de tout le monde. Mais je ne puis pas me dispenser de donner ici une marque de reconnoissance aux Acteurs qui ont infiniment contribué à la réussite de mon ouvrage.

Il n'est pas possible de rendre le rôle de Bourru Bienraisant avec plus de vérité que M. Préville l'a rendu. Cet Acteur inimitable, foncierement gai, d'une physionomie riante, sut si bien surmonter la contrainte de son naturel et l'habitude de son jeu, qu'on voyoit dans ses regards et dans ses mouvemens l'âpreté du caractere et la bonté du cœur du Protagoniste.

M. Bellecour avoit moins de peine à soutenir le caractere de Dorval qui étoit aussi flegmatique que l'Acteur lui-même; mais il y mettoit toute l'intelligence et toute la finesse qui étoient nécessaires pour le faire valoir, et faisoit un contraste admirable avec la vivacité de Géronte.

Le rôle de Dalancour n'étoit pas assez considérable pour l'emploi et pour le talent supérieur de Monsieur Molé; il le joua par complaisance, et le céda quelques jours après; mais au décès de Monsieur Bellecour, il prit le rôle de Dorval, et le rendit à la perfection. J'estimois beaucoup Monsieur Molé, mais j'avoue de bonne foi qu'il m'a surpris dans cette occasion; je l'avois vu surpasser tous les autres dans les caractères brillans, dans les passions vigoureuses, dans les situations intéressantes; j'étois tout étonné de le voir prendre le ton, le geste, le sang froid d'un personnage aussi opposé à son naturel et à son goût; voilà l'homme, voilà le bon Comédien!

Le rôle de Madame Dalancour, rempli par Madame Préville, étoit nouveau sur la scene, et pas aisé à soutenir, mais il n'y avoit rien de difficile pour une Actrice de son mérite. Elle jouoit également bien dans ses différentes positions la Coquette, l'innocente et la Femme sensée.

Mademoiselle Doligny donna dans cette Piece de nouvelles preuves de son talent, de son zele et de sa précision: on ne pouvoit rendre avec plus de vérité et plus de graces la jeune Amoureuse décente et timide. Madame Bellecour, avec son enjouement naturel et la finesse de son jeu, donna tout l'agrément possible au rôle de la Gouvernante, et M. Feuilli fit si bien valoir le petit rôle de Valet, qu'il n'eut pas moins de part que les autres Acteurs aux applaudissemens du Public.

Tous les Comédiens étoient attachés à cette Piece dès sa première lecture; la réception et l'exclusion des Pieces se fait à la Comédie Françoise par des billets secrets, signés par ceux qui composent l'assemblée. Tous ces billets n'étoient ce jour-là que des éloges pour moi et pour mon ouvrage; les suffrages du Public ont prouvé depuis que les Comédiens avoient jugé avec connoissance; et que s'il reçoivent quelquefois de mauvaises Pieces, c'est par des causes étrangeres qui les font agir contre leur sentiment intérieur.



CHAPITRE XVI

Observations qui regardent le Bourru Bienfaisant. - Conversation avec Jean Jacques Rousseau sur le même sujet.

Mon Bourru Bienfaisant ne pouvoit être plus heureux qu'il l'a été; j'avois eu le bonheur de retrouver dans la nature un caractere qui étoit nouveau pour le Théâtre, un caractere qu'on rencontre par-tout, et qui cependant avoit échappé à la vigilance des Auteurs anciens et modernes.

Ils ont cru peut-être qu'un homme brusque, étant incommode à la société, seroit dégoûtant sur la scene; en le regardant de cette maniere, ils ont bien fait de ne pas l'employer dans leurs Ouvrages, et je m'en serois gardé moi-même, si d'autres vues ne m'eussent pas fait espérer d'en tirer parti.

C'est la bienfaisance qui fait l'objet principal de ma Piece, et c'est la vivacité du Bienfaisant qui fournit le comique inséparable de la Comédie.

La bienfaisance est une vertu de l'ame; la brusquerie n'est qu'un défaut du tempérament; l'une et l'autre sont compatibles dans le même sujet; c'est d'après ces principes que j'ai formé mon plan, et c'est la sensibilité qui a rendu mon Bourru supportable.

A la premiere représentation de ma Comédie, je m'étois caché, comme j'avois toujours fait en Italie, derriere la toile qui ferme la décoration; je ne voyois rien, mais j'entendois mes Acteurs, et les applaudissemens du Public; je me promenois en long et en large pendant la durée du Spectacle, forçant mes pas dans les situations de vivacité, les ralentissant dans les instans d'intérêt, de passion, content de mes Acteurs, et faisant l'écho des applaudissemens du Public.

La Piece finie, j'entends des battemens de mains, et des cris qui ne finissoient pas. M. Dauberval arrive, c'étoit lui qui devoit me conduire à Fontainebleau. Je crois qu'il me cherche pour me faire partir: point du tout: venez, Monsieur, me dit-il, il faut vous montrer. - Me montrer! A qui? - Au Public, qui vous demande. - Non, mon ami; partons bien vite, je ne pourrois pas soutenir... Voilà M. Le Kain et M. Brizard qui me prennent par les bras, et me traÎnent sur le Théâtre.

J'avois vu des Auteurs soutenir avec courage une pareille cérémonie; je n'y étois pas accoutumé; on n'appelle pas les Poëtes en Italie sur la scene pour les complimenter; je ne concevois pas comment un homme pouvoit dire tacitement aux Spectateurs: me voilà, Messieurs, applaudissez-moi.

Après avoir soutenu pendant quelques secondes la position pour moi la plus singuliere et la plus gênante, je rentre enfin, je traverse le foyer pour aller gagner le carrosse qui m'attendoit; je rencontre beaucoup de monde qui venoit me chercher; je ne reconnois personne, je descends avec mon guide; j'entre dans la voiture, ma femme et mon neveu y étoient déjà montés; le succès de ma Piece les faisoit pleurer de joie, et l'histoire de mon apparition sur le Théâtre les fait éclater de rire.

J'étois fatigué, j'avois besoin de me reposer, j'avois besoin de dormir: mon ame étoit contente, mon esprit tranquille; j'aurois passé une nuit heureuse dans mon lit: mais, dans une voiture, je fermois l'œil, et le cabotage me reveilloit à chaque instant; enfin, en sommeillant, en causant, en bâillant, j'arrive à Fontainebleau; je dors, je dîne, je me promene, et je vais voir ma Piece au Château, toujours derriere la toile.

J'ai parlé de son succès à la Cour dans le Chapitre précédent. Il n'étoit pas alors permis d'applaudir chez le Roi, mais on s'appercevoit par des mouvemens naturels et permis, de l'effet que la Piece faisoit sur les Spectateurs.

Le lendemain, M. le Maréchal de Duras me fit l'honneur de me présenter au Roi particulierement dans son cabinet. Sa Majesté et toute la Famille Royale me donnerent des marques de leur bonté ordinaire.

Je revins à Paris pour la deuxieme représentation de ma Piece. Il y eut ce jour-là quelques mouvemens qui indiquoient de la mauvaise humeur dans le parterre: j'étois à ma place ordinaire; M. Feuilli vint me dire: ne soyez pas inquiet; c'est de la cabale. Comment, dis-je? Il n'y en a pas eu à la premiere représentation: les jaloux ne vous craignoient pas, dit le Comédien; ils se moquoient d'un étranger qui vouloit donner une Piece en François, et la cabale n'étoit pas préparée; mais vous n'avez rien à redouter, ajouta-t-il, le coup est porté, votre succès est assuré.

Effectivement la Piece alla de mieux en mieux jusqu'à la douzieme représentation, et nous ne la retirâmes, les Comédiens et moi, que pour la faire reparoître dans une saison plus avantageuse.

Personne ne dit du mal du Bourru Bienfaisant, mais plusieurs propos se sont tenus sur son compte; les uns croyoient que c'étoit une Piece de mon Théâtre Italien; d'autres pensoient que je l'avois écrite ici en Italien et traduite en François. La collection de mes Œuvres pouvoit convaincre les premiers du contraire, et je vais désabuser les derniers, s'il en reste encore.

Je n'ai pas seulement composé ma Piece en François, mais je pensois à la maniere Françoise quand je l'ai imaginée; elle porte l'empreinte de son origine dans les pensées, dans les images, dans les mœurs, dans le style.

On en a fait deux différentes traductions en Italie; elles ne sont pas mal faites, mais elles n'approchent pas de l'original; j'ai essayé moi-même pour m'amuser d'en traduire quelques scenes: je sentis la peine du travail et la difficulté de réussir; il y a des phrases, il y a des mots de convention qui perdent tout leur sel dans la traduction.

Voyez, par exemple, dans la scene XVII du deuxieme acte, le mot de jeune homme, prononcé par Angélique; il n'y a pas dans la Langue Italienne le mot équivalent. Il giovine est trop bas, trop au-dessous de l'état d'Angélique. Il giovinetto seroit trop coquet pour une fille honnête et timide; il faudroit pour le traduire employer une périphrase; la périphrase donneroit trop de clarté au sens suspendu, et gâteroit la scene.

Les caracteres de M. et Madame Dalancour sont imaginés et son traités avec une délicatesse qu'on ne connoît qu'en France: de tout mon Ouvrage, ce sont ces deux personnages qui me flattent davantage. Une femme qui ruine son mari sans pouvoir s'en douter, un mari qui trompe sa femme par attachement, ce sont des êtres qui existent, et qui ne sont pas rares dans les familles; je les ai employés comme épisodes, et j'aurois pu en faire des sujets principaux qui auroient été aussi neufs peut-être que le Bourru Bienfaisant.

J'ai donc écrit, j'ai donc imaginé cette Piece en François, mais je n'ai pas été assez hardi de la produire, sans consulter des personnes qui pouvoient me corriger et m'instruire; et j'ai profité même de leurs avis.

C'étoit à-peu-près dans ce tems-là que M. Rousseau de Geneve étoit de retour à Paris; chacun s'empressoit de le voir, et il n'étoit pas visible pour tout le monde; je ne le connoissois que de réputation; j'avois envie d'avoir un entretien avec lui, et j'aurois été bien aise de faire voir ma Piece à un homme qui connoissoit si bien la Langue et la Littérature Françoises.

Il falloit le prévenir pour être sûr d'être bien reçu; je prends le parti de lui écrire, je lui marque le desir que j'avois de faire connoissance avec lui; il me répond très-poliment qu'il ne sortoit pas, qu'il n'alloit aucune part, mais que si je voulois me donner la peine de monter quatre escaliers, rue Plâtriere, à l'Hôtel Plâtriere, je lui ferois le plus grand plaisir; j'accepte son invitation, et quelques jours après je m'y rends.

Je vais rendre compte de mon entretien avec le Citoyen de Geneve. Le résultat de notre conversation n'est pas bien intéressant; il n'y est question de ma Piece qu'en passant, et sans conséquence; mais j'ai saisi cette occasion pour parler de cet homme extraordinaire qui avoit des talens supérieurs, des préjugés et des foiblesses incroyables.

Je monte au quatrieme étage à l'Hôtel indiqué; je frappe, on ouvre; je vois une femme qui n'est ni jeune, ni jolie, ni prévenante.

Je demande si M. Rousseau est chez lui; il y est, et il n'y est pas, dit cette femme, que je crois tout au plus sa gouvernante, et elle me demande mon nom. Je me nomme. Monsieur, dit-elle, en vous attendoit, et je vais vous annoncer à mon mari.

J'entre un instant après; je vois l'Auteur d'Emile copiant de la Musique; j'en étois prévenu, et je frémissois en silence; il me reçoit d'une maniere franche, amicale; il se leve et me dit, tenant un cahier à la main: voyez si personne copie de la musique comme moi: je défie qu'une partition sorte de la presse aussi belle et aussi exacte qu'elle sort de chez moi: allons nous chauffer, continua-t-il, et nous ne fîmes qu'un pas pour nous approcher de la cheminée.

Il n'y avoit pas de feu, il demande une bûche, et c'est Madame Rousseau qui l'apporte; je me leve, je me range, j'offre ma chaise à Madame; ne vous gênez pas, dit le mari, ma femme a ses occupations.

J'avois le cœur navré; voir l'homme de Lettres faire le copiste; voir sa femme faire la servante, c'étoit un spectacle désolant pour mes yeux, et je ne pouvois pas cacher mon étonnement ni ma peine: je ne disois rien. L'homme qui n'est pas sot, s'apperçoit qu'il se passe quelque chose dans mon esprit; il me fait des questions, je suis forcé de lui avouer la cause de mon silence et de mon étourdissement.

Comment, dit-il, vous me plaignez, parce que je m'occupe à copier? Vous croyez que je ferois mieux de composer des livres pour des gens qui ne savent pas lire, et pour fournir des articles à des journalistes méchans? Vous êtes dans l'erreur, j'aime la musique de passion; je copie des originaux excellens; cela me donne de quoi vivre, cela m'amuse, et en voilà assez pour moi. Mais vous, continua-t-il, que faites-vous, vous-même? Vous êtes venu à Paris pour travailler pour les Comédiens Italiens; ce sont des paresseux; ils ne veulent pas de vos Pieces; allez-vous-en, retournez chez vous; je sais qu'on vous desire, qu'on vous attend...

Monsieur, lui dis-je, en l'interrompant, vous avez raison, j'aurois dû quitter Paris d'après l'insouciance des Comédiens Italiens; mais d'autres vues m'y ont arrêté. Je viens de composer une Piece en François... - Vous avez composé une Piece en François, reprend-il, avec un air étonné, que voulez-vous en faire? - La donner au Théâtre. - A quel Théâtre? - A la Comédie Françoise. - Vous m'avez reproché que je perdois mon tems; c'est bien vous qui le perdez sans aucun fruit. - Ma Piece est reçue. - Est-il possible? Je ne m'étonne pas; les Comédiens n'ont pas le sens commun; ils reçoivent et ils refusent à tort et à travers; elle est reçue, peut-être, mais elle ne sera pas jouée, et tant pis pour vous si on la joue. - Comment pouvez-vous juger une Piece que vous ne connoissez pas? - Je connois le goût des Italiens et celui des François, il y a trop de distance de l'un à l'autre; et avec votre permission, on ne commence pas à votre âge à écrire et à composer dans une Langue étrangere. - Vos réflexions sont justes, Monsieur, mais on peut surmonter les difficultés.

J'ai confié mon Ouvrage à des gens d'esprit, à des connoisseurs, et ils en paroissent contens. - On vous flatte, on vous trompe, vous en serez la dupe. Faites-moi voir votre Piece; je suis franc, je suis vrai, je vous dirai la vérité.

Ç'étoit-là où je voulois l'amener, non pas pour le consulter, mais pour voir s'il persisteroit encore après la lecture de ma Piece dans le peu de confiance qu'il avoit en moi. Le manuscrit étoit entre les mains du Copiste de la Comédie Françoise; je promis à Monsieur Rousseau qu'il le verroit aussi-tôt qu'il me seroit remis, et mon intention étoit de lui tenir parole. On verra dans le Chapitre suivant quelle fut la raison qui m'en à détourné.



CHAPITRE XVII

Suite du Chapitre précédent. - Anecdotes qui regardent Jean Jacques Rousseau. - Quelques réflexions sur le même sujet.

Il parut, il y a trois ans, un livre intitulé les Confessions de J.J. Rousseau, Citoyen de Geneve: ce sont des anecdotes de sa vie écrites par lui-même. Il ne se ménage pas dans cet ouvrage; il y avance même des singularités sur son compte, qui pourroient lui faire du tort si sa célébrité ne le mettoit au dessus de la critique.

Mais j'en connois une qui lui arriva dans les dernières années de sa vie, qui ne se trouve pas dans ses Confessions; l'Auteur l'a peut-être oubliée, ou n'a pas eu le tems de la placer avec les autres, puisque son livre est posthume. Cette anecdote ne me regarde pas particulièrement, mais j'en fais mention, parce que ce fut la cause qui m'empêcha de communiquer à M. Rousseau mon Bourru Bienfaisant.

Ce savant étranger avoit des amis, et beaucoup d'admirateurs à Paris. M*** étoit du nombre des uns et des autres; il l'aimoit, il l'estimoit, et le plaignoit en même tems, connoissant aussi bien sa détresse que ses talens.

M*** proposa au Littérateur Génevois un appartement tout meublé, très-joli, très-commode, près du Jardin des Tuileries, et pour ne pas blesser la délicatesse de son ami, il lui offrit ce logement pour le même prix qu'il payoit à son hôtel garni. M. Rousseau s'apperçut de l'intention de cet homme généreux, il le refusa brusquement, et cria tout haut, qu'il ne vouloit pas être trompé.

M***, qui étoit Philosophe aussi, mais qui étant François, savoit allier la politesse à la philosophie, ne se fâcha pas du refus; il connoissoit l'homme et lui pardonnoit ses foiblesses, il ne cessa pas de le voir, et montoit paisiblement à un quatrieme étage pour s'entretenir avec lui.

Il avoit entendu parler des Confessions de J. J., il avoit envie de les voir en totalité, ou en partie, et ayant lui-même, dans son porte-feuille, des caracteres du siecle qu'il avoit composés à la maniere de Théophraste et de La Bruyere, il proposa à son ami la lecture réciproque de ces deux ouvrages.

M. Rousseau accepta la proposition, mais à condition que M*** accepteroit un souper frugal à l'hôtel Plâtriere; celui-ci fit voir qu'ils seroient plus commodément chez lui; c'est égal, dit l'autre, il faut que ce soit chez moi, ou nous ne lirons pas; tout au plus, ajouta-t-il, je vous permets d'apporter une bouteille de votre vin, car on m'en donne de très- mauvais où je suis logé.

Le François docile s'accommode à tout; mais malheureusement il étoit trop honnête, trop poli, il envoye une corbeille avec six bouteilles d'excellent vin, et six bouteilles de Malaga. Cette surprise rend le Génevois de mauvaise humeur. Le François arrive, il s'en apperçoit, il en demande l'explication. Nous ne boirons pas, dit l'homme fâché, douze bouteilles de vin à nous deux, j'en ai tiré une de votre corbeille, et c'est bien assez pour un petit souper; renvoyez le reste sur le champ, ou vous ne souperez pas chez moi.

La menace n'étoit pas effrayante, mais c'étoit la lecture qui intéressoit le convive; son domestique étoit là, il lui fait remporter la corbeille; Rousseau est content, et c'est lui qui lit le premier.

Le renvoi du vin leur avoit fait perdre du tems; la lecture est interrompue par Madame Rousseau, qui avoit besoin de la table pour mettre le couvert; on auroit pu lire sans table, mais le souper fut servi dans le même instant: une poularde, une salade, et voilà tout.

Le souper fini, c'est à M*** à faire la lecture; il lit un chapitre, c'est fort bien, il est applaudi; il en lit un second, M. Rousseau se leve, il se promene d'un air très-piqué, très-fâché. Interrogé sur le motif de sa colere, on ne vient pas, dit-il, chez les honnêtes gens pour les insulter.Comment! dit l'autre, de quoi vous plaignez-vous? Vous n'avez pas affaire à un sot, reprend le Philosophe, c'est mon portrait que vous avez tracé avec un coloris chargé, avec des traits satyriques, c'est affreux, c'est indigne!...

Tout doucement, dit le François, je vous aime, je vous estime, vous me connoissez; c'est un homme dûr, fâcheux, acariâtre que j'ai voulu peindre... on en rencontre si souvent dans la société. Oui, oui, reprend M. Rousseau, je sais que je passe pour tel dans l'esprit des ignorans; je les plains, et je les méprise; mais je ne souffrirai pas qu'un homme comme vous, qu'un ami... vrai ou faux, vienne se moquer de moi.

M*** eut beau faire, eut beau dire, il ne put rien gagner; la tête de l'autre étoit mal montée, ils finirent par se brouiller sérieusement, et il y eut par la suite des lettres piquantes de part et d'autre.

J'étois lié avec le Littérateur François; je le vis le lendemain de sa brouille avec M. Rousseau, dans une société où nous nous rencontrions souvent; il nous fit part de ce qui venoit de lui arriver; les uns rioient, d'autres faisoient des réflexions; je fis les miennes. Rousseau étoit bourru, il l'avoit avoué lui-même dans sa dispute avec son ami; il n'avoit qu'à se donner la bienfaisance, il auroit dit que c'étoit lui-même que le voulois jouer dans le Bourru Bienfaisant; je me gardai bien de m'exposer à essuyer sa mauvaise humeur, et je ne le vis plus.

Cet homme étoit né avec des dispositions très-heureuses, il en a donné des preuves, mais il étoit de la Religion P. R., il a fait des ouvrages qui n'étoient pas orthodoxes; il a été obligé de quitter la France qu'il avoit adoptée pour sa patrie; c'est ce désastre qui l'a rendu chagrin. Il croyoit les hommes injustes; il les méprisoit, et ce mépris ne pouvoit pas tourner à son avantage.

Que d'offres généreuses, que de protections n'a-t-il pas refusées? Son grabat lui étoit devenu plus cher qu'un palais; les uns voyoient de la grandeur d'ame dans sa fierté, d'autres n'y voyoient que de l'orgueil; soit d'une maniere, soit de l'autre, il étoit à plaindre; ses foiblesses ne faisoient de tort à personne, et ses talens l'avoient rendu respectable. Il est mort en Philosophe, comme il avoit vécu, et la République des Lettres doit savoir bon gré à l'homme généreux qui a honoré ses cendres.



CHAPITRE XVIII

Mariage de Monsieur, Frere du Roi. - Le Pàrc de Versailles. - Prise d'habit de Madame Louise aux Carmelites de Saint-Denis.

Dans le mois de Mai de l'Année 1771, on célébra à Versailles le Mariage du Comte de Provence, Petit-fils de Louis XV et Frere du Dauphin, avec Marie-Louise de Savoye, Fille ainée du Roi de Sardaigne.

Cet événement redoubla la joie des François; ce Prince étoit cher à l'Etat, et se rendoit encore plus intéressant par ses vertus et ses talens, et la Princesse faisoit par son esprit et par ses connoissances, les délices de son époux.

Le Comte de Provence ne s'appelle aujourd'hui que Monsieur, et son Epouse Madame; ce sont les titres qu'on donne en France au premier Frere et à la Belle-sœur du Roi; les trois quarts du monde doivent le savoir; j'instruis les Etrangers qui pourroient l'ignorer.

Les réjouissances à l'occasion de ce Mariage furent de la même magnificence que celles de l'année précédente; j'avois passé mon tems dans les appartemens aux noces du Dauphin, je jouis des jardins à celle-ci.

Le Parc de Versailles est délicieux par lui-même; je n'en ai pas encore fait mention, c'est ici l'occasion d'en parler. Son étendue est immense, ses compartimens variés, on y voit de tous les côtés une profusion de marbres précieux, des statues originales des célebres Artistes modernes, et des copies très-exactes d'après les antiques les plus estimés; on y rencontre par-tout des allées peignées et décorées, qui cachent des recoins rustiques et ombragés; on y voit des bassins richement ornés, des parterres agréablement dessinés, des fontaines superbes et des jets d'eau d'une élévation surprenante.

L'orangerie est un chef-d'œuvre de l'art, et la quantité et la grosseur de ses arbres est merveilleuse, vu la contrariété du climat à la nature des orangers; mais ce qui fait la beauté et la richesse principale de ces jardins enchanteurs, ce sont les bosquets.

Ces especes de salles ou de cabinets ne sont pas ouverts pour tout le monde; on les voit en suivant la Cour dans les jours solemnels, ou à l'arrivée de quelques illustres Etrangers. Ils sont fermés le reste du tems; il y a des personnes a qui, par grace, on en confie la clef; j'étois assez heureux pour en avoir une, et je pouvois les parcourir à mon aise, et en faire jouir mes amis.

Les bosquets sont au nombre de douze: la Salle du Bal, la Girandole, la Colonnade, les Dômes, l'Encelade, l'Obélisque, l'Etoile, le Théâtre d'eau, les Bains d'Apollon, les trois Fontaines, l'Arc de triomphe et le Labyrinthe. Ce dernier a été supprimé au commencement de ce regne, et on y a substitué un jardin à l'Anglaise.

On trouve dans ces bosquets des chefs-d'œuvre en sculpture, en architecture; les deux bosquets les plus remarcables sont les Bains d'Apollon et la Colonnade. On voit dans le premier un groupe de sept figures de marbre blanc, unique par sa grandeur et par sa perfection; et on admire dans l'autre un péristyle de forme circulaire, composé de trente- deux colonnes de différens marbres choisis.

Tous ces bosquets étoient ouverts les jours des nôces dont je viens de parier; on dansoit dans celui de la Salle du Bal, dans celui de la Colonnade et dans la Salle des Maronniers. On avoit disposé dans d'autres des divertissemens pour amuser le Public, et on y avoit fait venir les petits Spectacles de Paris.

Les Etrangers qui ne connoissent pas cette Capitale, seront curieux de savoir, peut-être, de quelle nature sont ces petits Spectacles que je viens d'annoncer; je les satisferai dans le Chapitre suivant, et je finirai celui-ci par un trait héroïque qui doit intéresser la Religion et l'Humanité.

Dans cette même année 1771, et au milieu des fêtes et des réjouissances de la Cour, Madame Louise, fille du Roi Louis XV, quitta le monde, alla s'enfermer pour toute sa vie dans un cloître, et choisit l'ordre le plus humble et le plus austere.

C'est aux Carmelites de Saint-Denis, que cette pieuse Princesse prit l'habit de Sainte-Thérese; elle ne craignoit pas que le séjour Royal l'empêchât d'exercer sa piété et ses vertus, mais la corruption de notre siecle avoit besoin d'un exemple imposant pour ramener les ames timides à la voie de la perfection, et Dieu choisit une Princesse du Sang des Bourbons pour les encourager.



CHAPITRE XIX

Les petits Spectacles de Paris. - Les Boulevarts, les Foires, les Promenades de cette Capitale et des Environs.

On appelle à Paris les Petits Spectacles ceux qui suivent les différentes Foires de cette Ville, et jouent pendant le reste de l'année sur les Boulevarts.

Je n'entrerai pas dans le détail de leur origine; je dirai comment je les ai trouvés en arrivant à Paris, et je parlerai de leurs progrès depuis mon arrivée.

La Salle de Nicolet tenoit alors la premiere place aux Foires et sur le Boulevart du Temple: c'étoit des Danseurs de cordes brévetés du Roi, qui, après leurs exercices, donnoient de petites Pieces dialoguées.

Les Boulevarts étoient ma promenade favorite; je les regardois comme une ressource agréable et salutaire dans une Ville très-vaste, très-peuplée, dont les rues ne sont pas larges, et où la hauteur des bâtimens empêche la jouissance de l'air.

Ce sont des bastions très-étendus qui environnent la Ville: quatre rangées de gros arbres forment un vaste chemin au milieu pour les voitures, et deux allées latérales pour les gens à pied; on y découvre la campagne, on y jouit des points de vue agréables et variés des environs de Paris, et on s'amuse en même tems des divertissemens que l'on y trouve rassemblés.

Une foule de monde infini, une quantité de voitures étonnante, de petits Marchands qui s'élancent parmi les roues et les chevaux, avec toutes especes de marchandises; des chaises sur des trottoirs pour les personnes qui aiment à voir, et pour celles qui se rangent pour être vues; des Cafés bien décorés avec un orchestre, et des voix Italiennes et Françoises, des Pâtissiers, des Traiteurs, des Restaurateurs, des Marionnettes, des Voltigeurs, des Braillards qui annoncent des Géans, des Nains, des Bêtes féroces, des Monstres marins, des Figures de cire, des Automates, des Ventriloques; le Cabinet de Comus, savant Physicien et Mathématicien aussi surprenant qu'agréable.

Je vis un jour à la porte de la Salle de Nicolet, que l'on y donnoit, pour troisieme Piece, Coriolan, Tragédie en un acte; cette affiche me parut si extraordinaire, que j'entrai sur-le-champ, crainte de manquer de place, et je me trouvai presque seul dans la galerie.

Je vois, quelques minutes après, un jeune homme bien bâti, et assez mal vêtu, s'approcher de moi; le monde commençoit à venir, je le crois Spectateur comme moi, je me range pour lui faire place; c'étoit un Acteur de la Troupe de Nicolet qui devoit jouer le rôle de Coriolan, et n'ayant pas en son pouvoir une épée décente, venoit me prier de vouloir bien lui prêter la mienne.

Ne le connoissant pas, j'hésitai, quelques instans, et je lui fis des questions pour m'assurer s'il étoit attaché à ce Spectacle: je lui demandai si le Coriolan que l'on avoit affiché étoit une Tragédie ou une Parodie; il m'assura que c'étoit un Ouvrage très-sérieux, très-bien fait; il m'en dit assez pour me rassurer; et je lui donnai mon épée, enchanté de la voir briller entre les mains de ce valeureux Capitaine.

J'attendis pendant long-tems et avec beaucoup d'impatience la Piece qui m'avoit attiré à ce Spectacle: les Danseurs de cordes me faisoient frémir; les deux premieres Pieces dialoguées me faisoient dormir; enfin voilà le tour de Coriolan arrivé.

Je vois des Acteurs mal habillés, j'entends des vers mal débités, mais je m'apperçois que l'Ouvrage n'étoit pas sans mérite, et que l'Auteur avoit traité fort adroitement son sujet; il n'y a dans l'histoire de Coriolan qu'un seul instant qui intéresse; c'est lorsque ce Capitaine Romain vient se venger de l'ingratitude de sa Patrie, et se laisse désarmer par les larmes de Volumnia sa mere, et de Véturia sa femme.

Nous avons sept ou huit Tragédies en cinq actes sur ce même sujet, et elles ont presque toutes échoué; il n'y a que M. de la Harpe qui ait su rendre les quatre premiers actes de son Coriolan intéressans et agréables, mais je soutiens toujours que l'Auteur de la Piece en un acte avoit donné a son sujet l'étendue que l'histoire pouvoit lui fournir, et avoit évité le danger de devenir ennuyeux.

Je ne dirai rien de son style, car j'ai plus deviné qu'entendu: les Acteurs de Nicolet n'étoient pas faits pour ce genre de représentations, et ce Spectacle en général étoit encore mal monté; il l'est beaucoup mieux aujourd'hui; les petits Spectacles qui se sont établis depuis, lui ont donné de l'émulation, et ont mis le Directeur dans la nécessité de se pourvoir de meilleurs sujets.

L'Ambigu-Comique fut le premier qui parut sur le Boulevart après Nicolet: ce Spectacle commença par des Marionnettes, qu'on appelloit les Comédiens de Bois; il y avoit un Orchestre assez bien monté qui exécutoit des airs connus, et les Marionnettes faisoient la charge des Acteurs des grands Spectacles qui les avoient chantés.

Cette nouveauté fut extrêmement goûtée et courue, mais elle ne pouvoit aller loin, et le Directeur changea les Comédiens de Bois en petits Comédiens vivans, très-bien instruits dans le jeu et dans la danse; il y eut des Auteurs qui ne dédaignerent pas de composer quelques jolies Pieces analogues aux Acteurs et à la Salle. L'Ambigu-Comique étoit devenu le Spectacle à la mode; je ne sais pas si le Directeur est riche, mais il a eu le tems et les moyens de le devenir.

Quelques années après, un troisieme Spectacle s'ouvrit sur le Boulevart Saint-Martin, sous le titre de Variétés Amusantes; celui-ci, mieux monté en Acteurs, et mieux fourni de Pieces comiques, l'emporta sur les autres, et fut transporté par la suite au Palais-Royal, jouissant toujours du même crédit et du même bonheur.

La Salle des Petits Comédiens, établie dans ce même endroit, n'est pas moins fréquentée; ce sont des enfans qui accompagnent si adroitement avec leurs gestes la voix des hommes et des femmes qui chantent dans la coulisse, que l'on a cru d'abord, et l'on a parié que c'étoit les enfans eux-mêmes qui chantoient.

Les deux derniers Spectacles et quelques autres curiosités que l'on fait voir au Palais-Royal jouissent du privilege de ne pas être forcés de courir les Foires de la Ville; car ces Foires sont soutenues plus pour l'intérêt des Propriétaires du terrein que pour celui du commerce.

Torré, Artificier Italien, est le premier qui ait ouvert un Vaux-Haal d'été sur les Boulevarts; il n'y a pas duré long-tems. On a élevé un bâtiment immense près des Champs-Elysées, sous le titre de Colisée, et les Entrepreneurs s'y sont ruinés. Faire payer l'entrée dans une promenade close, bornée et sans agrémens, dans un pays où il y a tant de promenades publiques, spacieuses, agréables, c'est à mon avis une mauvaise spéculation.

Indépendimment des Tuileries et des Boulevarts, on trouve par-tout ici des promenades sans sortir de la ville.

Le Jardin du Luxembourg est très-ample et très-fréquenté; c'est le rendez-vous des gens sensés, des Religieux, des Philosophes et des bons ménages.

On jouit à l'Arsénal de la vue de la campagne et de la riviere; même vue et même air au Jardin de l'Infante et au Cour la Reine; les Jardins du Temple et de l'Hôtel Soubise sont trés-utiles dans leurs quartiers.

Mais les endroits les plus essentiels où l'on peut s'instruire et s'amuser en même tems, ce sont le Jardin des Plantes et le Cabinet du Roi.

On trouve dans l'un tous les simples les plus rares et le plus utiles; on voit dans l'autre une collection immense d'animaux de toutes especes et de minéraux de différentes régions.

M. le Comte de Buffon, Intendant du Jardin et du Cabinet, s'est rendu célebre par son Histoire Naturelle ; instruit de tous les systemes qui embrassent les trois regnes de la nature, il les a approfondis, il les a éclaircis; il en a donné de nouveaux très-sages, très-satisfaisans, et il a rendu, par la noblesse et par la clarté de son style, cette étude aussi agréable qu'intéressante.

M. le Comte de la Billarderie d'Angeviller, nommé à cet emploi en survivance, donne actuellement des preuves de son mérite et de ses connoissances dans la charge qu'il occupe de Directeur et Ordonnateur Général des Bâtimens du Roi, et des Académies Royales. J'eus l'honneur de le connoître à Versailles, il m'a toujours honoré de ses bontés; je suis bien aise d'avoir trouvé l'occasion de lui marquer ma reconnoissance.

Mais il me reste encore quelques mots à dire sur les Promenades de cette Capitale et de ses Environs. Les Champs- Elisées, par exemple, méritent bien que l'on en fasse mention; c'est un endroit immense, ombragé par des arbres distribués en quinconces, où la foule qui le fréquente, semble avoir dépeuplé la ville. Cependant il y a du monde par-tout; on en trouve en affluence au Bois de Boulogne, au Parc de Saint-Cloud, à Belleville, au Pré Saint-Gervais, et on reconnoît par-tout le goût et la gaieté nationales.

Paris est beau, ses Environs sont délicieux, ses Habitans sont aimables; cependant il y a du monde qui ne s'y plaît pas. On dit que pour en jouir, il faut beaucoup de dépense: cela est faux; personne n'a moins d'argent que moi, et j'en jouis, je m'amuse et je suis content. Il y a des plaisirs pour tous les états: bornez vos desirs, mesurez vos forces, vous serez bien ici, ou vous serez mal par-tout.



CHAPITRE XX

L'Avare fastueux, Comédie en cinq Actes. - Son extrait.

Depuis le succès de mon Bourru Bienfaisant, je n'avois rien fait; je disois en badinant que je voulois reposer sur mes lauriers; mais c'étoit la crainte de ne pas réussir une seconde fois comme la premiere, qui m'empêchoit de me rendre aux desirs de mes amis, et de me satisfaire moi-même; je cédai enfin aux sollicitations d'autrui, et à celles de mon amour-propre.

Je jettai les yeux sur l'Avare fastueux: ce caractere est si bien dans la nature, que je n'avois à craindre que la trop grande quantité d'originaux, et je pris mon protagoniste dans la classe des gens parvenus pour éviter le danger de choquer les Grands.

Cette Piece très-peu connue, et que beaucoup de monde voudroit connoître, a essuyé des aventures singulieres: je vais d'abord en exposer le sujet, je parlerai après des anecdotes qui la regardent.

M. de Chateaudor, devenu très-riche, avoit changé de nom comme il avoit changé de fortune; son avarice a contribué à sa richesse, et sa richesse l'a rendu fastueux.

Il est garçon, il craint la dépense qu'entraîne le mariage; mais ayant acheté une charge qui l'ennoblit, il croiroit avoir mal dépensé son argent, s'il n'avoit pas de postérité, et prend le parti de se marier; il hésite sur le choix d'une épouse; la noblesse flatte son orgueil, mais l'intérêt l'emporte, et c'est Dorimene sa sœur qui se charge de le marier.

Elle connoît Madame Araminte qui a cent mille écus à donner en dot à Léonore sa fille; elle les fait venir l'une et l'autre à Paris; elle les loge chez elle au deuxieme étage dans la même maison que son frere.

Sa médiation est heureuse; il semble que les deux partis se conviennent, et c'est la signature du contrat qui fait l'action principale de la Piece.

M. de Chateaudor ouvre la scene; il fait des réflexions qui instruisent le Public de son état et de ses projets, et appelle Frontin son valet-de-chambre, son homme d'affaire et son confident.

Il s'agit de donner un repas: grand étalage de vaisselle, et beaucoup d'économie dans les plats; il fait appeller Dorimene, et Frontin sort.

Le frere et la sœur parlent du mariage en question; Dorimene est bien aise d'avoir réussi dans cette affaire, mais elle craint que Léonore ne soit pas trop contente de son prétendu. Chateaudor badine là-dessus, et fait connoître que ce sont les cent mille écus qui l'intéressent plus que le cœur de la Demoiselle; il annonce à Dorirmene son magnifique dîner, et elle sort.

Frontin entre, et annonce le Tailleur qui vient d'arriver dans son carrosse: l'équipage effraye Chateaudor; mais j'aurai, dit-il, de beaux habits, on m'en fera compliment; il faut pouvoir nommer l'homme qui les aura faits.

Le Tailleur paroît; Chateaudor demande quatre habits de drap avec des broderies très-riches, mais appliquées de maniere à pouvoir les détacher, et propose au Tailleur de les lui rendre au bout de huit jours, et de lui payer la somme dont ils seront convenus: l'homme à voiture dédaigne ce marché; l'Avare envoye chercher son petit Tailleur ordinaire, et le premier Acte finit.

Dorimene ouvre le deuxieme Acte avec Léonore; elle l'a éloignée de sa mere pour la questionner sur son inclination; la Demoiselle voudroit se cacher, mais Dorimene s'y prend si adroitement, que Léonore est forcée d'avouer qu'elle a le cœur prévenu.

Araminte arrive; elle se plaint de sa fille, qui est devenue d'une tristesse insupportable; elle la gronde, et lui donne des leçons sur le nouvel état qu'elle va prendre.

M. de Chateaudor entre, un écrain à la main, et suivi par un Bijoutier; il fait voir à Madame Araminte les diamans, et la consulte; elle s'y connoît, elle en a eu dans son commerce; elle les trouve très-beaux, très-bien assortis, mais elle juge que le prix doit en être excessif, et le conseille de ne pas faire la folie de les acheter; M. de Chateaudor parle bas au Bijoutier, il le prie de lui confier les diamans pour quelques jours; le Bijoutier consent, et s'en va.

Chateaudor présente l'écrain à Léonore; elle le refuse: Araminte condamne la prodigalité de son gendre futur; mais puisque les diamans sont achetés, elle conseille à sa fille d'accepter le cadeau de son prétendu. Chateaudor prie Léonore de paroître avec ces diamans au diner de ce jour; Araminte trouve cette parade ridicule; l'homme fastueux la trouve nécessaire à un repas de trente couverts; cette somptuosité la choque encore davantage; elle croit avoir affaire à un prodigue, et elle craint pour sa fille.

Frontin entre, et donne une lettre à son maître. C'est le Marquis de Courbois qui doit arriver dans la journée à Paris, avec le Vicomte son fils, et lui demande à souper. L'Avare seroit bien aise que le Marquis se trouvât à son festin; mais il est fâché qu'il n'arrive que le soir.

Il fait part aux Dames de l'arrivée du Marquis et de son fils; ce jeune homme est l'amant de Léonore; elle se trouve mal; elle sort avec Dorimene, Araminte les suit, et revient un instant après. Voici une scene que le Lecteur ne sera pas fâché, je crois, de voir en entier.

ARAMINTE et CHATEAUDOR

ARAMINTE. Ce n'est rien, grâce au ciel, ce n'est rien, ma fille se porte bien.
CHATEAUDOR. J'en suis enchanté, Madame, mais il faut toujours ménager la santé de Mademoiselle, il faut suspendre le dîner; j'envoyerai prier mon monde pour ce soir. (à part). Le prétexte est honnête, voilà un repas d'épargné.
ARAMINTE. Et vous aurez trente personnes à votre souper? CHATEAUDOR. Je l'espere, Madame.
ARAMINTE. Permettez-vous que je vous parle à cœur ouvert? Que je vous dise ce que je pense?
CHATEAUDOR. Je vous en prie très-fort, Madame.
ARAMINTE. N'est-ce pas une folie, mon cher ami, mon cher gendre, de donner à dîner ou à souper à trente personnes, dont la moitié, au moins, se moquera de vous?
CHATEAUDOR. Ils se moqueront de moi?
ARAMINTIE. Sans doute. Je ne suis pas avare, il s'en faut de beaucoup; mais je ne puis pas souffrir qu'on jette l'argent mal à propos.
CHATEAUDOR. Mais, Madame, dans un jour comme celui-ci.
ARAMINTE. Sont-ce des parens que vous avez priés?
CHATEAUDOR. Non, Madame, ce sont des connoissances, des gens titrés, des gens de lettres, des gens de robe, des personnes de la premiere distinction.
ARAMINTE. Tant pis, tant pis; c'est de la vanité toute pure. Mon ami, vous ne connoissez pas le prix de l'argent.
CHATEAUDOR (avec étonnement). Moi, Madame?
ARAMINTE. Oui, oui, vous. Votre sœur m'a fait croire que vous étiez économe, et je l'ai cru sur sa parole, autrement je n'aurois jamais accordé ma fille à un homme aussi dépensier que vous.
CHATEAUDOR. Moi dépensier, Madame?...
ARAMINTE. Je m'en suis doutée, quand j'ai su que vous aviez déboursé une somme considérable pour acheter un titre qui ne vous rapporte presque rien.
CHATEAUDOR. Comment, Madame? Est-ce que vous n'en êtes pas flattée? Ce titre n'apportera-t-il pas des avantages réels aux enfans de votre fille?
ARAMINTE. Point du tout. J'aurois mieux aimé vous donner ma fille quand vous n'étiez que Monsieur du Colombier, ancien Bourgeois, qu'à présent que vous êtes Monsieur de Chateaudor, nouveau Gentilhomme.
CHATEAUDOR. Mais, Madame...
ARAMINTE. Oui; vos peres ont bâti, et vous allez détruire.
CHATEAUDOR. Moi, détruire? Vous êtes dans l'erreur...
ARAMINTE. Je gage que sans vous connoître en diamans, et sans consulter personne, vous allez être la dupe de votre Bijoutier.
CHATEAUDOR. Oh! pour ces diamans-là, Madame...
ARAMINTE (en l'interrompant). Oh! pour ces diamans-là... Je vous vois venir; c'est la parure de Madame de Chateaudor... Ma fille, Monsieur, a été élevée dans l'aisance, mais modestement. Nous avons donné abondamment à la bienséance, et rien à la vanité. La parure de ma fille a toujours été la sagesse, et je me flatte qu'elle ne démentira jamais l'éducation que je lui ai donnée.
CHATEAUDOR. Mais, Madame...
ARAMINTE. Mais, Monsieur, je vous demande pardon. Je m'échauffe un peu trop, peut-être; mais je vous vois dans un train de dépense qui me fait trembler. Il s'agit de ma fille, il s'agit de cent mille écus de dot...
CHATEAUDOR (piqué). N'ai-je pas assez de fonds pour les assurer?...
ARAMINTE. Oui, oui, des fonds! on les mange les fonds, vous principalement qui avez la manie d'être magnifique, d'être généreux.
CHATEAUDOR. Mais vous ne me connoissez pas...
ARAMINTE. Si vous étiez différent de ce que vous êtes, j'avois un projet excellent à vous proposer. J'ai vingtecinq mille livres à moi toute seule; je me serois mise en pension chez vous; j'aurois vécu avec ma fille, et nous aurions fait un ménage charmant; mais avec un homme comme vous...
CHATEAUDOR (à part et faché). C'est désespérant. (A Araminte). Vous vous trompez sur mon compte; il y a peu d'hommes qui connoissent l'économie comme moi, et vous verrez par vous-même...
ARAMINTE. Je ne verrai rien. Vous voudriez m'en imposer; mais vous ne réussirez pas. Pour ma fille... Nous verrons... Je l'ai promise... Si elle le veut, soit. Mais ne comptez pas sur moi; je me garderois bien d'avoir à faire à un homme qui jette son argent par les fenêtres. (Elle sort).
CHATEAUDOR (en la suivant). Non, non, Madame, je n'ai pas, grace au ciel, le vice de la prodigalité.

Fin du second Acte.

Le reste au Chapitre suivant.



CHAPITRE XXI

Suite du Chapitre précédent.
ACTE III

Frontin annonce à son maître un petit Auteur, nommé Jacinte; celui-ci entre, et après avoir parlé d'une Piece de sa façon que les Comédiens avoient refusée, se donne le mérite davoir fait la généalogie de M. de Chateaudor qui est de la famille du Colombier, et que l'Auteur fait descendre de Christophe Colomb; l'imagination ne déplait pas à l'homme fastueux, et l'Auteur est prié à souper, mais comme il s'agit de débourser quelqu'argent, il est renvoyé brusquement.

A la sortie de Jacinte, la Fleur, domestique du Marquis de Courbois, vient annoncer l'arrivée de ses Maitres; le pere et le fils comptent loger chez M. de Chateaudor, et Mademoiselle de Courbois, qui est de la partie, ira loger chez sa tante: Chateaudor n'est pas trop content qu'on vienne lui demander l'hospitalité si cavalierement: il n'en fait pas semblant, et sort pour aller s'informer de l'état de la santé de sa prétendue.

Frontin et la Fleur restent sur la scene; chacun trace le tableau de son Maitre; celui de la Fleur a des ridicules; il parle singulierement, il n'acheve jamais ses phrases; il en dit la moitié, il faut deviner le reste; il a des intercalaires; celui-ci entr'autres, voilà qui est bien; il le fourre par-tout à tort et à travers; la maison n'est pas riche, mais le service y est doux; on y est très-bien.

Frontin se plaint de sa condition; son Maître est avare. La Fleur auroit de bonnes occasions pour le mieux placer; mais depuis le tems, il le croit attaché à son Maître; j'y suis attaché, dit Frontin, mais je n'y suis pas cloué: leur conversation est interrompue par le Marquis et le Vicomte, qui demandent le Maitre de la maison; on va le chercher; le pere et le fils étant seuls, font connoître le motif de leur voyage. Le Vicomte aime Léonore; le Marquis seroit enchanté que ce mariage pût avoir lieu; Chateaudor est leur ami; ils se flattent l'un et l'autre de l'obtenir par sa médiation.

Chateaudor entre; après les cérémonies d'usage, il envoye le Vicomte voir Dorimene sa sœur, et il parle des deux Etrangeres sans les nommer, et sans savoir ce qui se passe entre le jeune homme et la Demoiselle; le Marquis reste avec Chateaudor; je vais écrire la scene qu'ils ont entr'eux pour faire connoître le rôle du Marquis.

CHATEAUDOR, le MARQUIS

LE MARQUIS. Ah ça, avant que... Avez-vous le tems?
CHATEAUDOR. Je suis à vos ordres, Monsieur le Marquis.
LE MARQUIS. Vous êtes mon ami.
CHATEAUDOR. C'est un titre dont je me fais honneur.
LE MARQUIS. Voilà qui est bien; je voudrois vous prier... là... Tout court... Tout bonnement...
CHATEAUDOR (à part). Il est venu pour m'emprunter de l'argent.
LE MARQUIS. Vous connoissez ma maison?...
CHATEAUDOR. Beaucoup, Monsieur.
LE MARQUIS. J'ai deux enfans... Il faut que je pense... La fille est jeune; voilà qui est bien; mais le Vicomte... Vous savez ce que c'est.
CHATEAUDOR. Je comprends à-peti-près que vous pensez sérieusement à l'établissement de vos enfans, et vous faites très- bien; mais à propos d'établissement, je me crois dans le devoir de vous faire part de mon mariage prochain.
LE MARQUIS. Quoi!... Vous allez aussi... Voilà qui est bien; j'en suis ravi.
CHATEAUDOR. Aujourd'hui nous signerons le contrat, et c'est un bonheur pour moi que Monsieur le Marquis...
LE MARQUIS. C'est à merveille, mais... en même tems ... si vous vouliez m'obliger...
CHATEAUDOR. Je me félicite d'avoir fait une bonne affaire, mais si vous saviez combien il m'en coûte en meubles, en chevaux, en voitures; je suis épuisé.
LE MARQUIS. Voilà qui est bien.
CHATEAUDOR. Pas trop bien.
LE MARQUIS. Ecoutez... vous êtes lié avec Madame Araminte.
CHATEAUDOR. Oui, Monsieur; elle est ici actuellement, et vous la verrez vous-même. Celle-là, par exemple, celle-là est une femme qui est riche, et qui pourroit bien faire votre affaire.
LE MARQUIS. C'est précisément pour cela... Si vous vouliez lui parler pour moi et pour le Vicomte...
CHATEAUDOR. Je le ferai avec plaisir.
LE MARQUIS. Mais je voudrois que cela... Aussi-tôt dit, aussi-tôt fait...
CHATEAUDOR. Je vais voir Madame Araminte, et je lui parlerai sur-le-champ.
LE MARQUIS. Et croyez-vous que... Voilà qui est bien?
CHATEAUDOR. Je crois que Madame Araminte se prêtera à vos desirs, pour vous d'abord qui le méritez à tous égards, et pour moi aussi qui vais devenir son gendre.
LE MARQUIS. Quoi! son... Comment?
CHATEAUDOR. Oui, Monsieur; c'est sa fille que je vais épouser.
LE MARQUIS. Ah! voilà qui... Est-ce bien vrai?
CHATEAUDOR. Mais d'où vient votre étonnement? Trouveriez-vous à redire à mon mariage?
LE MARQUIS. Point... C'est que mon fils... (A part). Ah! comme il s'est... Ah! quelle étourderie!...
CHATEAUDOR. Croyez-vous que Madame Araminte, en déboursant la dot de sa fille, n'ait pas d'argent à vous prêter?
LE MARQUIS (piqué). A me prêter? A me prêter?
CHATEAUDOR. Je vais lui parler...
LE MARQUIS. Point du tout.
CHATEAUDOR. Vous ne voulez pas que je lui parle?
LE MARQUIS. Point... Point... Voilà qui est bien, point.
CHATEAUDOR. Monsieur, je vous demande pardon, je ne vous entends pas. Voilà votre appartement; j'ai des affaires, il faut que je sorte. Je suis votre très-humble serviteur. (A part). Je n'ai rien vu de si ridicule. (Il sort)
LE MARQUIS. Peste soit!... Il ne sait ce qu'il dit.

Fin du troisieme Acte.

A la premiere scene du quatrieme Acte, le Vicomte se plaint de l'engagement de Léonore; à la troisieme, Chateaudor se plaint à son tour des mauvaises façons de sa prétendue et de sa mere. Il a envie de s'en défaire, il a vu Mademoiselle de Courbois, il en est enchanté; mais il regrette les cent mille écus de Madame Araminte.

Il se passe une scene entre le Marquis et Chateaudor, où l'homme fastueux fait étalage de ses richesses, et se vante d'avoir fait un présent à sa prétendue de cent mille francs de diamans. Le Marquis en est étonné; il sort en répétant à plusieurs reprises: cent mille francs de diamans! voilà qui est bien.

Chateaudor se flatte de pouvoir épouser Mademoiselle de Courbois, sans perdre les cent mille écus de Madame Araminte; il en fait part à sa sœur; voici son projet. Je ferai en sorte, dit-il, que Madame Araminte donne sa fille au Vicomte, avec cent mille écus, et que le Marquis me donne en même-tems sa fille en mariage avec le même argent. De cette maniere le pere satisfait son fils, il marie sa fille sans bourse délier, et tout le monde est content. (Il sort).

Dorimene intéressée également à son frere et à son amie, voudroit bien que ce projet, tout extraordinaire q'il paroît, pût réussir. Léonore paroît; le Vicomte aussi; la scene est intéressante, et elle est coupée par Madame Araminte qui fait partir sa fille, sous le prétexte d'aller parler à la Marchande de Modes qui l'attend. Léonore sort avec Dorimene.

Araminte restée seule avec le Vicomte, lui parle avec sa franchise ordinaire; elle connoît son inclination pour Léonore, elle a beaucoup de considération pour lui, elle lui donneroit sa fille avec plaisir, et son engagement avec Chateaudor ne l'en empêcheroit pas; mais les affaires de la maison de Courbois sont en mauvais état, son dérangement est connu.

Le Vicomte voit qu'elle n'a pas tort. Il avoue cependant que son pere lui cédant la direction des affaires, il se flatteroit d'y mettre de l'ordre et de l'économie, de pouvoir continuer son chemin dans le service, que faute de moyens il étoit forcé de quitter.

Araminte est touchée de l'état du jeune homme dont elle connoît le mérite et la probité; vous n'êtes pas dans le cas, lui dit-elle, de vous marier. Soyez libre, et laissez ma fille en liberté de suivre sa destinée; mais si vous agréez les preuves de mon amitié, je vous offre la somme nécessaire pour acheter un Régiment; je ne vous demande d'autres assurances que votre billet d'honneur.

Le Vicomte dit, pénétré de reconnoissance, et si je meurs, Madame? Si vous mourez, reprend Madame Araminte, eh bien, si vous mourez, je perdrai mon argent, peut-être, mais tout ne sera pas perdu; il me restera le plaisir d'avoir obligé un honnête homme.

Ils vont ensemble chez Madame Dorimene, et le Vicomte appelle la Fleur pour en faire prévenir son pere en cas qu'il le cherche.

Le Marquis entre, il demande son carrosse, et est furieux contre son cocher. La Fleur excuse le cocher; celui de Chateaudor lui a refusé la paille pour ses chevaux. Le Marquis ne peut pas le croire, Chateaudor n'est pas un avare. La Fleur soutient le contraire, et raconte à son Maitre tout ce que Frontin lui avoit confié. Le Marquis rappelle les cent mille francs de diamans; la Fleur découvre le mystere de ces diamans empruntés.

Comment, dit le Marquis, un avare caché, un homme faux; c'est... Voilà qui est bien, l'homme du monde le plus misérable. Ma fille?... Il ne l'aura pas. Cent mille Francs de diamans et point de paille! (Il sort).

Au cinquieme Acte la nuit commence. Chateaudor fait allumer les lustres et les girandoles.

Frontin appelle la Fleur pour se faire aider. Celui-ci s'y prête avec plaisir, et se flatte de faire bonne chere ce jour- là. Frontin ne lui promet pas grando chose. Au moins une bouteille de vin, dit la Fleur: ce n'est pas sûr, répond l'autre. Mon Maitre a des boules de papier dans sa poche, il les tire à mesure que les bouteilles paroissent sur la table, il sait à la fin du repas combien on en a servi, et il est très-difficile d'en escamoter.

Chateaudor reparoit, mais d'un air furieux. Tout le monde le méprise, il est refusé de tous les côtés. Il fait sortir la Fleur, et ordonne à Frontin d'éteindre les bougies. Frontin obéit à regret, et c'est Chateaudor lui-même, qui, avec son mouchoir, éteint la derniere bougie, et on reste dans l'obscurité.

Chateaudor veut sortir, il entend du monde qui entre, et se tient caché; c'est la Fleur qui est étonné de voir que l'on a éteint les bougies. Il se rencontre avec Frontin; ils se reconnoissent; ils causent; Chateaudor est témoin de tout ce que l'on dit sur son compte: cela fournit matiere à plusieurs scenes comiques, dont le détail seroit trop long; mais en voici une que je trouve à propos de transcrire:

Madame ARAMINTE, le MARQUIS, en se rencontrant.

ARAMINTE. ...Ah! bonjour, Monsieur le Marquis.
LF MARQUIS. Bonjour, Madame... J'avois justement... Voilà qui est bien, j'en suis ravi... Avez-vous vu mon fils?... Vous a- t-il parlé?
ARAMINTE. Votre fils, ma fille, Madame Dorimene ne font que m'étourdir... Je suis d'une humeur... Je n'en puis plus.
LE MARQUIS. Est-ce que vous en seriez fachée?... Vous me connoissez. Je ne suis pas... Je n'ai pas... Mais pour des terres... Courbois... Sept-fontaines... Basecôteau... Verdurier... Voilà qui est bien, Madame... Deux millions, Madame.
ARAMINTE. A quoi bon vos millions, vos terres? Feu mon mari avec rien a fait des millions, et vous avec des raillions vous n'avez rien. C'est que mon mari avoit de l'ordre, c'est qu'il avoit une femme qui savoit conduire un ménage; mais vous, Monsieur le Marquis, soit dit entre nous, tout va de travers chez vous.
LE MARQUIS. Il est vrai que feue Madame de Courbois n'étoit pas... Elle aimoit un peu... La pauvre femme! ... Et elle perdoit gros... Moi tantôt d'un côté, voilà qui est bien, tantôt de l'autre... Je l'avoue, je ne me connois pas ... Mais mon fils... Il s'y connoît lui... Un jour, un jour ... nos terres...
ARAMINTE. Ah! si vos terres étoient entre mes mains, ce jour, ce jour... ne tarderoit pas à arriver.
LE MARQUIS. Prenez-les, Madame... Ma foi, voilà qui est bien, prenez-les.
ARAMINTE. Croyez-vous, Monsieur, qu'une femme comme moi soit faite pour être votre intendante?
LE MARQUIS. Point du tout. Est-ce que nous ne pourrions pas... Je ne suis pas vieux moi... Vous êtes encore... Voilà qui est bien.
ARAMINTE. Vous vous moquez de moi, Monsieur le Marquis.
LE MARQUIS. Pardonnez moi... Ce que je dis... est toujours... là... bien... Voilà qui est bien.
ARAMINTE. Je n'ai pas envie de me remarier; mais en tout cas, je ne le ferois que pour le bien de ma fille.
LE MARQUIS. Oui, oui. Tout... maîtresse de tout... Carte blanche, Madame, carte blanche.
ARAMINTE (avec intérêt). Carte blanche, Monsieur?...
LE MARQUIS. Oui, parole d'honneur... Carte blanche.

Le Vicomte survient, il est instruit de ce dont il s'agit, il ajoute ses prieres à celles de son pere pour qu'Araminte se charge de la direction de leurs affaires, en qualité de Madame la Marquise de Courbois; elle hésite toujours. Léonore arrive, elle se jette aux genoux de sa mere, et la fait accepter.

Madame Dorimene apprend ce qui vient de se passer; elle est bien aise que Léonore soit heureuse, mais elle trouve mauvais que cet arrangement soit fait sans en faire part à son frere.

Il auroit eu ma fille, dit Madame Araminte, s'il n'eût pas été si fastueux.

Il auroit eu la mienne, dit le Marquis, s'il n'étoit pas un avare.

L'Avare fastueux entre. Il est instruit de tout, et prend son parti en brave. Le souper est fait, il ne faut pas le perdre; les convives se rassemblent, il ne veut pas qu'ils se moquent de lui, il les fait entrer; il leur annonce qu'il les a priés pour fêter le mariage de Monsieur le Vicomte de Courbois; ils n'en sont pas les dupes, les domestiques ont parlé; les vices de Chateaudor sont découverts, il est détesté à cause de son avarice, et méprise a cause de son faste.

Fin de la Piece.


CHAPITRE XXII

Suite des deux Chapitres précédens. Anecdotes qui regardent l'Avare fastueux.

La premiere personne à qui je fis voir ma Piece quand je la crus en état de paroitre, ce fut M. Préville; je lui avois destiné le rôle du Marquis, j'étois bien aise d'avoir son avis sur ce personnage, et sur la totalité de ma Comédie.

Il me parut content de l'un et de l'autre; je lui fis observer la difficulté de rendre au naturel le rôle dont il alloit se charger; je connois, me dit-il, cette belle nature-là.

D'après l'encouragement de cet Acteur estimable, je fis faire la lecture de la Piece à l'assemblée de la Comédie Françoise; elle eut des billets pour et contre, et elle fut reçue à correction; je n'étois pas accoutumé à cette espece de réception; mais allons, me dis-je à moi-même, point d'orgueil, point d'entêtement; je retranche quelque chose, j'en ajoute quelqu'autre, je corrige, je polis, j'embellis mon ouvrage; on en fait une seconde lecture, la Piece est reçue et on la met sur le répertoire pour le voyage de Fontainebleau.

C'étoit une des premieres qu'on devoit jouer sur le Théâtre de la Cour. M. Préville tombe malade en arrivant; il reste pendant un mois dans son lit, il va mieux vers la fin du voyage, et on destine l'Avare fastueux pour la veille du départ du Roi.

Tous les Ministres, tous les Etrangers, tous les Bureaux étoient partis; les Comédiens étoient fatigués, ils n'avoient pas grande envie d'étudier, encore moins de répéter. Je voyois la position critique de ma Piece; je demande très- modestement s'il étoit possible d'en suspendre la représentation; il n'y en avoit pas d'autres sur le répertoire, on me fit croire qu'on ne pouvoit pas s'en dispenser.

Je vais à la premiere représentation; je me mets à la place ordinaire au fond du Théâtre derriere la toile; il y avoit si peu de monde qu'on ne pouvoit pas s'appercevoir des effets bons ou mauvais de la Piece, et elle finit sans aucun signe d'approbation ni de réprobation; je rentre chez moi, je ne vois personne; tout le monde fait ses paquets, je fais les miens; tout le monde part, et je pars aussi.

J'eus le tems en route de faire mes réflexions; le froid glacial avec lequel on avoit écouté mon ouvrage, pouvoit provenir du vuide de la Salle et de la circonstance du moment; mais je vis que quelques Acteurs s'étoient trompés dans l'exécution.

Madame Drouin, excellente Actrice pour les rôles de charge, joua celui d'Araminte en mere noble; c'est ma faute, mon Lecteur doit se souvenir de cette scene, où Madame Araminte exerce un acte de générosité vis-à-vis du Vicomte; l'Actrice partant de là, s'est imaginé que son rôle devoit être grave et sérieux.

L'honnêteté, la bienfaisance, la générosité même peuvent se rencontrer dans tous les rangs; une femme des Halles fait une belle action, elle n'en est pas moins une harengere; Madame Araminte en fait une à proportion de ses facultés, elle n'est pas moins une mere difficile, une amie pétulante; elle pouvoit être intéressante par occasion, et comique par caractère.

M. Bellecour joua l'Avare fastueux comme le glorieux; bien dans les situations du faste, et très-gêné dans celle de l'avarice; c'est encore ma faute, j'aurois dû donner ce rôle à un Acteur qui jouât les rôles à manteau et les rôles chargés.

A l'égard de M. Préville, je n'ai rien à dire, son rôle étoit d'une difficulté extraordinaire, il n'avoit pas eu le tems de se familiariser avec ces phrases coupées qui demandoient beaucoup de finesse pour faire comprendre ce que l'Acteur n'achevoit pas de prononcer. C'est ma grande faute, j'aurois dû faire des remontrances, et employer mes protections pour que ma Piece ne fût pas donnée à Fontainebleau; ainsi, faisant la récapitulation de mes torts, j'écrivis aux Comédiens en arrivant à Paris, et je retirai ma Piece sur-le-champ.

Mes amis desiroient avec impatience de voir l'Avare fastueux sur la scene à Paris; ils furent tous fâchés en apprenant que je l'avois retirée; on me grondoit, on m'en vouloit, on me tourmentoit pour que j'en permisse la représentation; et on me rappelloit, pour m'encourager, combien de Pieces tombées à la premiere représentation, s'étoient relevées depuis. Ils n'avoient pas tort, peut-être; j'aurois suivi leurs conseils, et j'aurois satisfait leurs desirs, si les Comédiens m'eussent fait connoître qu'ils avoient envie de la rejouer, mais apparemment ils en étoient dégoûtés autant que moi; elle étoit née sous une mauvaise étoile, il falloit en craindre les influences, il falloit la condamner à l'oubli, et ma rigueur alla si loin, que je la refusai à des personnes qui me la demandoient pour la lire.

Je ne pus cependant pas résister à la demande d'un des plus grands Seigneurs du Royaume, dont les prieres sont des ordres; j'allai lui faire hommage de ma Comédie; une Dame se chargea de la lecture. Elle s'en acquitta avec cette facilité et cette grâce qui lui sont naturelles; mais à la premiere entrée du Marquis, elle fut surprise par la singularité du rôle dont elle n'étoit pas prévenue.

M*** s'empara de l'original, lut cette scene, et toutes les autres de ce même personnage, avec une aisance et une telle précision, qu'on l'auroit pris pour l'Auteur de l'ouvrage; j'avoue que je ne pus retenir ma joie et mon admiration.

La lecture finie, tout le monde me parut content; j'étois dans la maison de la bonté, de l'honnêteté, je ne pouvois m'attendre qu'à des complimens.



CHAPITRE XXIII

Mariage de M. le Comte d'Artois, Frere du Roi. Arrivée à Paris du Chevalier Jean Mocenigo, nouvel Ambassadeur de Venise. - Ses bontés pour moi. - Son heureuse négociation pour l'abolition du droit d'aubaine entre la Cour de France et sa République- Mes attentions pour les Italiens - Nouvelle Edition de Métastase. - Graveurs Italiens qui s'y sont distingués.

0n célébra à Versailles, dans le mois de Novembre de l'année 1773, le mariage de M. le Comte d'Artois, Frere de Louis XVI, avec Marie-Thérese de Savoie, Fille du Roi de Sardaigne, et sœur de Madame.

Les Fêtes, à cette occasion, furent ordonnées et exécutées avec la pompe et la magnificence ordinaires.

Autant la saison étoit contraire aux Spectacles champêtres du Parc, autant les appartemens étoient brillans par les salles de bals et de jeu multipliées, et par la quantité d'étrangers qui venoient de toutes parts pour assister à ces nôces et passer l'hiver à Paris.

Ce fut à-peu-près dans ce tems-là, que le Chevalier Jean Mocenigo, Ambassadeur de Venise, vint relever le Chevalier Sébastien Mocenigo son frere cadet, qui terminoit ses quatre années d'Ambassade.

Ce nouveau Ministre de la République étoit un de mes anciens Protecteurs; il m'avoit donné des preuves essentielles de sa bienveillance; il m'avoit logé chez lui pendant long-tems avec ma famille; il protégea, avec les Balbi, les Querini, les Valier, les Berengan, les Barbarigo, ma premiere édition de Florence, et en facilita l'entrée dans la ville de Venise, malgré la guerre barbare que me faisoient les Libraires.

Voici une nouvelle marque de sa bonté pour moi; à l'occasion de son mariage avec la niece du Doge Loredan, il m'écrivit ce billet: le Doge Sérénissime m'a permis d'inviter à la nôce quelques-uns de mes amis: vous êtes du nombre, je vous prie d'y venir, vous y trouverez votre couvert.

Je n'y manquai pas. Il y avoit une table de cent couverts dans la salle appellée des Banquets, il y en avoit une autre de vingt quatre, dont le neveu du Doge faisoit les honneurs; j'étois de cette derniere; mais au second service tout le monde quitta sa place, et nous allâmes tous dans la grande salle, faisant le tour de cette piece immense, nous arrêtant derriere les uns et les autres, et jouissant, moi en mon particulier, des honnêtetés que l'on prodiguoit à un Auteur qui avoit le bonheur de plaire.

M. le Chevalier Jean Mocenigo rendit, pendant le cours de son Ambassade, un service essentiel à sa Nation. Il négocia avec la Cour de France l'abolition réciproque du droit d'aubaine, et il y réussit.

J'appris cet événement avec beaucoup de satisfaction; je n'y étois pas intéressé pour moi-même, car je n'ai rien à laisser, après ma mort, à mes héritiers, mais je jouissois pour les Vénitiens qui ont des affaires en France.

J'ai toujours regardé mes compatriotes avec amitié. Ils ont toujours été les bienvenus chez moi; j'ai été trompé plus d'une fois, il est vrai, mais les méchans ne m'ont jamais dégoûté du plaisir de me rendre utile; je me flatte qu'aucun Italien n'est jamais parti mécontent de moi.

Enchanté d'être en France, j'aime à converser de tems en tems avec les gens de ma nation, ou avec des François qui possedent la Langue Italienne.

L'endroit où j'en rencontre le plus souvent, est chez Madame du Boccage: il n'y a pas d'étranger qui, soutenu par ses qualités ou par ses talens, ne s'empresse en arrivant à Paris de lui faire sa cour; ce fut chez cette Dame que je fis une découverte très-agréable, et très-intéressante pour moi.

Un jour que je devois y diner, Madame la Comtesse Bianchetti, niece de madame du Boccage, me présenta à une Dame que j'aurois du connoître, et que je ne reconnoissois pas; je fus étonné de m'entendre saluer en très-bon Vénitien par une personne qui jusqu'à ce momente là avoit parlé parfaitement François.

C'étoit la femme de M. de la Borde, Administrateur Général des Domaines du Roi, et sœur de M. le Blond , qui a succédé à son pere dans le consulat de France à Venise. J'avois connu cette Dame dans sa premiere jeunesse; elle étoit la cadette des trois sœurs qu'on appelloit les trois beautés de Venise.

Après le dialecte Toscan et le Vénitien, c'est le Génois qui m'amuse plus que les autres. Dieu (disent les Italiens) avoit assigné à chaque nation son langage; il avoit oublié les Génois; ils en composerent un à leur fantaisie, qui sent encore la confusion des langues de la Tour de Babel; mais c'est celui de ma femme, et je l'entends et je le parle assez bien.

J'avois occasion autrefois de le parler fréquemment avec un Génois de mes amis, que des circonstances ont éloigné de Paris; je n'ai plus le plaisir de m'entretenir avec lui, mais j'ai celui de dîner très-souvent chez son épouse.

On trouve chez elle une petite société charmante; M. Valmont de Bornare le Naturaliste, qui ne refuse pas d'instruire et d'amuser en même tems 1es convives si on le questionne sur l'étendue de ses connoissances; M. Coqueley de Chaussepierre, Avocat au Parlement, qui met toujours de l'agrément et de la gaieté ans les propos sérieux aussi bien que dans les propos galans, et quelques autres personnes aussi aimables que respectables.

On cause à table, on passe en revue les nouvelles du jour, les Spectacles, les Découvertes, les Projets, les Événrmens, chacun dit son mot; et s'il s'éleve quelque discussion, la Maîtresse de la maison, pleine d'esprit et de connoissances, fait les frais de la conciliation.

Si mes Mémoires ont le bonheur de traverser les mers, mon ami*** verra que je ne l'ai pas oublié; d'ailleurs je rends justice à la vérité, et rien ne me flatte davantage que l'occasion de parler de mes amis, que j'aime bien, que j'aime constamment, soit Italiens, soit François.

La nation Françoise m'est aussi chere aujourd'hui que la mienne, et c'est un délice de plus pour moi quand je rencontre des François qui parlent l'Italien; j'en citerai quelques-uns qui, à ma connoissance, le parlent et l'écrivent mieux que les autres. Madame Pothouin, veuve depuis peu de M. Pothouin célebre Avocat au Parlement de Paris, femme aussi aimable, aussi respectable par son esprit et ses talens, que son époux l'étoit par sa science et sa probité.

Sans avoir été en Italie, ayant commencé l'étude de la langue Italienne fort tard et ne l'ayant suivie que pendant deux ans, Madame Pothouin est en état de soutenir de longues conversations avec les Italiens en y employant les meilleurs termes, les phrases les mieux composées et les tournures les plus usitées.

M. le Président Tacher ajoute à ses connoissances très-étendues et au goût de la Littérature Françoise, celui de la Langue et de la Littérature Italienne.

Pendant qu'il occupoit la place très-importante et très-laborieuse d'Intendant des Isles du Vent de l'Amérique, il trouvoit le tems de m'écrire, et notre correspondance étoit toujours en langue Italienne.

Il tâtonnoit alors dans le dialecte Toscan, et se trompoit rarement. Après son retour de l'Amérique, il fit un voyage en Italie; ce n'est plus un François qui imite les Italiens, il semble dans ses conversations et dans ses lettres, appartenir à ces deux nations.

Madame la Baronne de Bordic a beaucoup de goût et beaucoup de facilité pour la langue Italienne; j'eus l'honneur de la voir et de faire sa connoissance à Paris, dont elle fit les délices pendant quelques mois; estimée pour ses qualités, admirée pour son esprit, chérie pour le charme de ses vers, elle y étoit adorée.

Madame de Bordic fait à Nimes sa résidence; je regrette la privation de sa société, mais sa correspondance me dédommage, et les lettres dont elle m'honore de tems en tems, prouvent l'étude qu'elle a fait de notre Langue et de nos Auteurs.

M. Cousin, Avocat du Roi au Bailliage de Caux, en est aussi un grand amateur; je n'ai jamais eu l'honneur de le voir, mais il m'a fait celui de m'écrire de Dieppe, où il fait sa demeure, toujours en Italien, et quelquefois même dans le dialecte Vénitien.

Notre Littérature Italienne est très-goûtée en France, nos livres y sont bien reçus et bien payés; les Bibliotheques de Paris en sont garnies. Feu M. Floncele en avoit une de seize mille volumes, tous en Langue Italienne. Monsieur Molini, Libraire Italien dans cette Capitale, en fait un commerce considérable.

La quantité d'exemplaires de mes Comédies qu'on a débitée dans ce pays-ci est prodigieuse, et l'empressement avec lequel on a souscrit à la nouvelle édition des Œuvres de Metastasio, l'est encore davantage.

Cette superbe Edition conduite et exécutée par les soins de M. Pezzana, est décorée de tous les agrémens de la Typographie. Elle est belle et elle est chere; l'un ne peut pas aller sans l'autre. Il y a des gravures précieuses; on y admire entr'autres un Polipheme de Bartolozzi, et dans plusieurs estampes l'excellence du crayon et du burin de M. Martini. C'est un de meilleurs Eleves de M. le Bas; c'est un Parmesan très-honnête, très-sage, très-instruit, c'est un Artiste qui fait honneur à la Nation Italienne. Il est à Paris; il y a fixé sa demeure comme moi: il a bien fait.



CHAPITRE XXIV

Mort de Louis XV. - Avénement au Trône de Louis XVI. -- Naissance du Duc d'Angouleme. - Maladie de Mesdames de France. - Leur convalescnce à Choisi. - Mariage de Madame Clotilde, sœur du Roi. - Mes services auprès de cette Princesse et auprès de Madame Elisabeth. - Nouveaux bienfaits du Foi à mon égard.

A la joie que les mariages de trois Princes avoient répandue dans le Royaume, succéda la plus sombre tristesse. Louis XV tomba malade; la petite vérole ne tarda pas à se déclarer; elle étoit des plus malignes, des plus compliquées; ce Roi fort vigoureux, bien constitué, succomba à la violence de ce fléau de l'humanité.

Quelle affliction pour la France qui lui avoit conféré le titre de Bien-Aimé, quelle désolation pour sa Famille qui l'adoroit, quelle perte pour ses anciens serviteurs qui lui étoient attachés plus par sentiment que par devoir!

C'étoit le Roi le plus clément, le pere le plus tendre, le Maitre le plus doux; il avoit les qualités du cœur excellentes, et celles de l'esprit très-heureuses.

Mais essuyez vos larmes, ô François! La Providence lui a donné un successeur dont les vertus feront votre bonheur: vous avez qualifié plusieurs de vos Rois par des titres et des surnoms qui sont passés à la postérité; quelle sera l'épithete honorable que vous choisirez pour Louis XVI?

La bonté, la justice, la clémence, la bienfaisance sont des devoirs pour tous ceux que Dieu a destinés à gouverner les hommes; c'est d'après ses qualités personnelles qu'il faut choisir: ses mœurs, sa conduite, son zele pour le bien public, pour la paix, pour la tranquillité de l'Europe; sa religion, sa modération, la probité qu'il exige, l'exemple qu'il en donne... Voilà des vertus rares, des vertus essentielles bien plus utiles à l'Etat que l'esprit de conquêtes; voilà des sources inépuisables d'éloges et de monumens immortels.

Ce n'est pas à l'âge de trente-trois ans que la voix publique décerne les honneurs et les titres à un Souverain qui aspire à la gloire de les mériter, mais je suis trop vieux pour attendre; je le nomme, en attendant, dans mon cœur Louis le Sage.

Hélas! que de vicissitudes dans l'humanité; je suis forcé de rappeller ici un nouveau sujet de crainte et de douleur. Les trois filles de Louis XV qui n'avoient pas quitté le lit de leur pere pendant le cours de sa maladie, furent affectées des mêmes symptomes, et coururent le même danger.

Ces Princesses étoient trop intéressantes pour ne pas allarmer tout le monde sur leur état; Dieu nous les préserva; Dieu arracha des bras de la mort cet exemple héroïque de l'amour filial.

Mesdames allerent passer le tems de leur convalescence à Choisi. Je n'avois pas moins souffert que les autres dans cette circonstance effrayante, j'allai à leur suite respirer l'air salutaire de cet endroit délicieux.

J'étois un jour au dîner des Princesses et des Dames de leur Compagnie; il n'y avoit d'hommes à cette table que le Prince de Condé; Madame Adélaïde me fit l'honneur de me nommer à ce Prince du Sang qui me regarda avec bonté; je l'accostai respectueusement; il me parla de mon Bourru Bienfaisant: je savois qu'il l'avoit joué à Chantilly, et qu'il avoit rendu le rôle de Géronte en perfection; je saisis cette occasion pour lui faire mes complimens et mes remerciemens.

De retour à Paris, j'entendis parler d'un mariage projetté entre Midame Clotilde, sœur du Roi de France, et le Prince de Piémont, héritier présomptif de la Couronne de Sardaigne.

Cette nouvelle étoit pour moi intéressante; j'allai à Versailles pour en être mieux informé; le projet étoit vrai, mais on en faisoit mystere, et ce ne fut que sept mois avant le mariage que j'eus l'ordre de me rendre chez la Princesse pour lui donner quelqu'instruction sur la Langue Italienne.

J'obéis; mais que pouvoit-elle apprendre en sept mois de tems? je me serois bien gardé de la faire passer par la voie commune; elle connoissoit bien sa Grammaire Françoise; je ne lui fis apprendre que les verbes auxiliaires de la Grammaire Italienne; je la faisois beaucoup lire; les remarques et les courtes digressions que j'entre, mêlois à la lecture, valoient mieux, à mon avis, que la longue et ennuyeuse kyrielle des regles et des difficultés scholastiques.

Mes lectures tendoient à un but encore plus intéressant; je lui faisois connoître les Auteurs classiques Italiens par leurs noms, par quelques-unes de leurs anecdotes, et par les titres de leurs Ouvrages; et je tâchois de l'instruire des mœurs et des usages Italiens.

Cette Princesse très-douce, très-complaisante, avoit une facilité prodigieuse pour apprendre et une mémoire très- heureuse; j'y allois tous les jours, et elle faisoit des progrès admirables; mais nos conférences étoient souvent interrompues par des Bijoutiers, par des Joailliers, par des Peintres, par des Marchands; j'entrois quelquefois dans sa chambre pour être témoin du choix des étoffes, du prix des bijoux, et de la ressemblance des portraits.

Je tâchois de tirer parti de ces mêmes inconvéniens; je lui faisois répéter en Italien les noms des choses qu'elle avoit vues, qu'on avoit marchandées pour elle, et qu'on avoit achetées ou refusées.

Nous eûmes d'autres distractions; un voyage à Reims pour le Sacre du Roi, et la naissance de Monsieur le Duc d'Angoulême: ce Prince, fils de Monsieur le Comte d'Artois, étant le premier fruit des trois mariages des Enfans de France, devoit être intéressant pour l'Etat, et les réjouissances furent proportionnées à la joie publique.

Mon auguste Ecoliere, malgré tous ces intervalles, savoit mettre à profit son tems; elle prononçoit l'Italien assez bien, elle le lisoit encore mieux; elle étoit en état de lire et de comprendre les épithalames que les Poëtes Piémontois devoient lui avoir destinés.

Son mariage fut célébré par procuration vers la fin du mois d'Août de l'année 1775, dans la Chapelle de Versailles; il y eut des fêtes superbes, des réjouissances magnifiques: la Princesse partit adorée, regrettée: tous ceux qui l'avoient servie, qui l'avoient approchée, eurent des marques de sa bonté: il n'est pas extraordinaire que dans cette foule il y eut quelqu'un d'oublié; c'est un coup de malheur que cet oubli soit tombé sur moi.

A l'égard de mes services et de mes dépenses, je n'avois rien demandé et je n'avois rien reçu, mais j'étois bien persuadé que je n'aurois rien perdu; je me tenois tranquille et ne disois mot.

Des personnes, qui s'intéressoient à moi, impatientées de mon silence, firent des démarches pour savoir à quoi je devois m'en tenir: ils avoient plus d'esprit que moi, et leur médiation me fut très-utile.

On croyoit à la Cour que ma pension de 3600 livres m'obligeoit au service de toute la Famille Royale; on ne savoit pas que c'étoit une récompense pour avoir enseigné l'Italien à Mesdames, et ceux qui étoient chargés des dépenses pour Madame de Piémont, furent convaincus que je devois être récompensé; mais les affaires qui regardoient cette Princesse étoient terminées; je n'avois qu'à attendre; on devoit m'employer pour Madame Elisabeth, autre sœur du Roi; c'étoit à cette occasion que je devois réserver mes demandes.

J'attendis long-tems, et je gardai toujours mon appartement à Versailles; le jour enfin arriva, j'eus ordre de me rendre chez Madame Elisabeth.

Cette jeune Princesse, vive, gaie, aimable, étoit plus dans l'âge de s'amuser que de s'occuper; j'avois assisté à des leçons de Latin qu'on lui donnoit, et je m'étois apperçu qu'elle avoit beaucoup de dispositions pour apprendre, mais qu'elle n'aimoit pas à s'appesantir sur des difficultés vétilleuses.

Je suivis à-peu-près la méthode que j'avois adoptée pour Madame la Princesse de Piémont; je ne la tourmentai pas avec des déclinaisons et des conjugaisons qui l'auroient ennuyée; elle vouloit faire de son occupation un amusement, et je tâchai de rendre mes leçons des conversations, agréables.

On faisoit lecture de mes Comédies; dans les scenes a deux personnages, c'étoit la Princesse et sa Dame d'honneur qui lisoient et traduisoient chacune son rôle; s'il y avoit trois personnages, c'étoit une Dame de compagnie qui se chargeoit du troisieme, et je rendois les autres, s'il y en avoit davantage.

Cet exercice étoit utile et amusant; mais peut-on se flatter que la jeunesse s'amuse pendant long-tems de la même chose? Nous passâmes de la prose aux vers; Métastase occupa mon auguste Ecoliere pendant quelque tems; je ne cherchois qu'à la contenter, et elle le mérithit bien; c'étoit le service le plus doux, le plus agréable du monde.

Mais je vieillissois; l'air de Versailles ne m'étoit pas favorable; les vents qui y dominent et qui soufflent presque perpétuellement attaquoient mes nerfs, réveilloient mes anciennes vapeurs et me causoient des palpitations, je fus forcé de quitter la Cour, et de me retirer a Paris, où l'on respire un air moins vif et plus analogue à mon tempérament.

Mon neveu, quoiqu'employé au Bureau de la Guerre, pouvoit me remplacer; il l'avoit fait auprès de Mesdames et j'étois sûr des bontés de Madame Elisabeth. C'étoit-là le moment d'arranger mes affaires, et je ne m'oubliai pas dans cette circonstance.

Je présentai un Mémoire au Roi; il fut protégé par Mesdames; la Reine elle-même eut la bonté de s'intéresser à moi, le Roi eut celle de m'accorder 6000 livres de gratification extraordinaire, et un traitement de 1200 livres annuelles sur la tête de mon neveu.

Mes amis, vous qui m'avez tant reproché ma retenue, ma patience, voyez si j'ai eu tort d'attendre tout des bontés du Roi; voyez ses nouveaux bienfaits; trouvez-vous la récompense modique? Qu'ai-je fait pour en mériter une plus considérable?



CHAPITRE XXV

Départ du Chevalier Jean Mocenigo, Ambassadeur de Venise. - C'est le Chevalier Zeno qui le remplace. Défense des jeux de hasard à Parts. - Quelques mots sur un nouveau Livre, intitulé de la Passion du Jeu. - Quelques réflexions sur les jeux du Commerce.

Tout ce que je viens de dire dans le Chapitre précédent, n'est pas de la même année: la continuation des matieres m'engage quelquefois à déranger l'ordre chronologique, mais je ne tarde pas à y revenir, et me voilà à l'année 1776.

C'est dans cette année que Madame la Comtesse d'Artois accoucha d'une Princesse à qui le Roi donna sur-le-champ le titre de Mademoiselle.

Le Chevalier Jean Mocenigo, Ambassadeur de Venise, termina à cette époque la quatrieme année de son ambassade, et fut remplacé par le Chevalier Zeno.

Ce Patricien de Venise venoit d'Espagne, où les jeux étoient permis; il les trouva encore plus généralement établis dans cette Capitale; on jouoit chez les Grands Seigneurs, on jouoit chez quelques Ministres Etrangers. Le jeu étoit la passion dominante de M. Zeno; il voyoit beaucoup de monde chez lui; on y étoit traité grandement, et en y jouoit de même.

Mais ç'étoit précisément dans ce tems-là que le Gouvernement François commençoit à ouvrir les yeux sur cette tolérance dangereuse qui perdoit la jeunesse et ruinoit des familles entieres; les jeux de hasard furent défendus; quelques Ministres Etrangers prétendoient jouir des privileges du corps diplomatique, et cette résistance fit un mauvais effet.

Il parut presqu'en même tems un livre intitulé de la Passion du Jeu, par M. du Saulx. C'est un Traité complet qui embrasse la morale, la police et la politique; c'est un livre classique qui manquoit à la collection des Ouvrages utiles à la Société, et je ne doute pas qu'il n'ait contribué à la suppression des jeux dangereux.

M. du Saulx ne laisse pas de fronder, quoique légerement, les jeux qu'on appelle de Commerce ou de Société; il n'entend pas les proscrire, mais il conseille de les modérer.

Les petits jeux paroissent devenus nécessaires; on ne peut pas passer une soirée sans rien faire; après la nouvelle du jour, après la critique de son prochain et même de ses amis, de toute nécessité il faut jouer.

C'est un amusement honnête, une occupation agréable, mais tout le monde ne s'y amuse pas de la même maniere; cela dépend de la différence des tempéramens; il y a des personnes très-douces, très-polies, très-agréables qui changent de ton, de caractere, et même de physionomie à une table de jeu.

Un homme généreux devient furieux quelquefois pour une perte modique; ce n'est pas pour la perte de l'argent, dit- il, c'est par amour-propre; cela peut être: mais je joue aussi, et je suis de bonne-foi; j'aime mieux gagner six francs que de les perdre: je marque exactement ma perte et mon gain, et je suis bien aise, quand à la fin du mois j'ai quelques écus de profit.

Ce n'est pas l'amour-propre qui me flatte dans ce moment-là, c'est qu'un louis de plus ou un louis de moins dans ma petite bourse, fait une petite différence qui me cause un petit plaisir ou un petit chagrin; je parle de moi; personne ne peut prendre sur son compte ce que je dis et ce que je pense.

La charge la plus pénible pour une Maîtresse de maison est celle d'arranger les parties pour que l'amour-propre des uns ne choque pas l'amour-propre des autres.

Mais indépendamment des caracteres qu'on doit raisonnablement pardonner, il y a encore plus à craindre les effets de l'antipathie qui se développe au jeu plus que par-tout ailleurs: qu'un joueur aime mieux perdre avec une jolie femme qu'avec moi, cela est tout simple; mais que ce même joueur me prenne en grippe plus qu'un autre, je me râcherois, si j'étois capable de me fâcher; cependant cela arrive tous les jours, l'homme prudent fait semblant de ne pas s'en appercevoir.

Les Maîtresses des maisons doivent se mettre au fait des sympathies et des antipathies de leurs Sociétés; elles doivent connaÎtre leurs joueurs, et les assortir.

Je demande pardon aux Dames qui doivent en savoir beaucoup plus que moi; mais j'ai un autre avertissement à leur donner. Il ne faut pas qu'elles commencent par faire leur partie, et qu'elles laissent les autres s'arranger comme ils peuvent; cela est arrivé plus d'une fois sous mes yeux, et j'ai été témoin des plaintes de ceux qui se croyoient mal placés.

Le Lotto est un jeu fort commode pour éviter ces inconvéniens; on rassemble beaucoup de personnes à la même table; la femme qui en fait les honneurs s'y trouve et tout le monde est content; mais c'est aussi à mon avis le jeu le plus insipide, le plus ennuyeux qu'on ait jamais imaginé; c'est le hasard qui domine dans tous les jeux, mais quand j'ai des cartes en main, je fais au moins quelque chose, et au Lotto je ne fais rien; si je gagne aux autres jeux, je puis me flatter d'y avoir contribué par mes combinaisons; si je perds, je me flatte encore d'avoir évité de mauvais coups qu'un autre auroit essuyé; mon amour-propre est en quelque façon satisfait, mais dans ce vilain jeu de boules, je suis toujours le patient.

On a imaginé le Lotto Dauphin; c'est encore pis, car il faut déterminer les numéros, et j'ai le chagrin d'avoir mal choisi; j'entends autour de moi demander des ternes, des quaternes, des quines; je n'ai que des extraits et quelques ambes, je deviens mauvais joueur sans le savoir; j'en veux à ceux qui gagnent, parce que le gain des autres doit nécessairement augmenter ma perte, et mon amour-propre en est piqué, l'intérêt de ma bourse ne l'est pas moine, et l'ennui s'en mêle, et c'est un mauvais présent pour moi que de me faire l'honneur de me présenter un tableau.

J'en fais la confidence à mon Lecteur; je me garderois bien de le dire dans les Sociétés où je suis trop heureux d'être admis; et si les aimables et respectables personnes que j'ai l'honneur de fréquenter jettent par hasard un coup- d'œil sur ces Mémoires, elles me pardonneront, j'espere, en faveur de ma sincérité.



CHAPITRE XXVI

Les Renards, Opéra-Comique, en trois Actes. - Arrivée des Acteurs de l'Opéra-Comique Italien à Paris, pour jouer sur le Théâtre de l'Opéra.

Dans l'année 1777, on me demanda un nouvel Opéra-Comique pour Venise; je m'étois proposé de ne plus en faire, mais croyant que le même ouvrage me seroit utile à Paris, je consentis de satisfaire mes amis, et je composai une Piece qui pouvoit plaire également à l'une et à l'autre Nation; son titre étoit i Volponi (les Renards). C'étoient des gens de Cour, jaloux d'un étranger; on lui faisoit beaucoup de politesse pouramuser, et on tramoit des cabales pour le ruiner. Il y avoit de l'intérêt, de l'intrigue et de la gaieté, et il en résultoit une leçon de morale.

Il étoit question alors de faire venir à Paris les Acteurs de l'Opéra-Comique Italien, que nous appellons i Bouffi, et qu'on appelle ici les Bouffons; ce mot seroit insultant en Italie, il ne l'est pas en France; ce n'est qu'une mauvaise traduction.

La musique de la Bonne-Fille de M. Piccini, celle de la Colonie de M. Sacchini, et les progrès que le goût du chant Italien faisoit tous les jours à Paris, déterminerent les Directeurs de l'Opéra à faire venir ce Spectacle étranger, qui donna ses représentations sur le grand Théâtre de cette Ville.

Ce projet me flatta infiniment, et j'eus la témérité de me croire nécessaire à son exécution; personne ne connoissoit l'Opéra-Comique Italien mieux que moi; je savois que depuis quelques années on ne donnoit plus en Italie que des farces dont la musique étoit excellente, et la poésie détestable.

Je voyois de loin ce qu'il falloit faire pour rendre ce Spectacle agréable pour Paris; il falloit faire de nouvelles paroles; il falloit composer de nouveaux Drames dans le goût François.

J'avois fait plus d'une fois cette opération pour Londres, j'étois sûr de mon fait; personne ne pouvoit mieux que moi se rendre utile dans une pareille occasion.

Je savois, par expérience, combien ce travail étoit difficile et pénible, mais je m'y serois livré, avec un plaisir infini pour le bien de la chose, et pour l'honneur de ma Nation.

D'ailleurs, il y avoit à parier que l'Opéra de Paris, en faisant venir des Acteurs étrangers, ne se contenteroit pas de leur vieille musique, et en feroit faire de nouvelle par M. Piccini qui étoit ici, ou par M. Sacchini qui étoit à Londres.

Je tenois mon Opéra-Comique tout prêt, et j'étois presque sûr qu'on m'en auroit ordonné d'autres, car je ne croyois pas de la dignité du premier Spectacle de la Nation, d'entretenir le Public pendant long-tems avec de la musique qu'on avoit chantée dans les concerts et dans les sociétés de Paris.

J'attendois donc qu'on vint me parler, qu'on vint me consulter, m'engager... Hélas! personne ne m'en dit mot.

Les Acteurs Italiens arriverent à Paris; j'en connoissois quelques-uns, je n'ai pas été les voir, je n'ai pas été à leur début. Il y en avoit de bons et de médiocres; leur musique étoit excellente; mais ce Spectacle tomba, comme je l'avois prévu, à cause des Drames qui étoient faits pour déplaire en France et pour déshonorer l'Italie.

Mon amour-propre auroit dû être flatté, voyant ma prédiction vérifiée, mais au contraire, j'étois vraiment affligé. Je n'aimois pas trop l'Opéra-Comique; j'aurois été enchanté d'entendre de la Musique Italienne, exécutée sur des paroles Italiennes, mais il falloit des paroles qu'on pût lire avec plaisir, et qu'on pût traduire en François sans rougir.

Ces mauvais Opéras paroissoient en Public traduits et imprimés. La meilleure traduction étoit la moins supportable; plus les Traducteurs s'efforçoient de rendre le texte fidèlement, plus ils faisoient connoître les platitudes des originaux.

Je croyois que cette Troupe Italienne s'en iroit au bout de l'an; mais apparemment elle étoit engagée pour deux, et elle y resta l'année suivante. Ce fut dans cette seconde année qu'on me fit l'honneur de venir chez moi, en m'apportant un de ces mauvais Drames à raccommoder; c'étoit trop tard; le mal étoit fait: ce genre de Spectacle étoit décrié. J'aurois pu le soutenir dans son début, je crus ne pouvoir pas le relever après la crise qu'il avoit essuyée.

Il faut encore dire que j'étois piqué d'avoir été oublié au moment nécessaire. Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé depuis long-tems un chagrin pareil à celui-là. Les uns disoient, pour me consoler, que les Directeurs de l'Opéra croyoient l'emploi qu'ils auroient pu m'offrir au-dessous de moi; Messieurs les Directeurs ne savoient pas de quoi il s'agissoit; s'ils eussent eu la bonté de me consulter, ils auroient vu qu'il leur falloit un Auteur, et non pas un ravaudeur.

D'autres me disoient (sans fondement, peut-être) qu'on craignoit que Goldoni ne fût trop cher.

J'aurois travaillé pour l'honneur, si on avoit su me prendre; j'aurois été cher, si on m'avoit marchandé; mais mon travail les auroit bien dédommagés; j'ose dire que ce Spectacle existeroit encore à Paris.



CHAPITRE XXVII

Naissance du Duc de Berry, fils de M. le Comte d'Artois. - Naissance de Marie-Thérese-Charlotte de France, Madame, Fille du Roi. - Quelques mots sur la derniere Guerre, sur la Marine et sur les Finances. - Roland, Opéra-Musique de M. Piccini. - Ce Chapitre est interrompu par une indisposition à laquelle je suis sujet. - Singularité de cette incommodité. - Conduite sage de mon Médecin, et soulagement que j'en ai obtenu.

Au mois de janvier de l'année 1778, il y eut des réjouissances à la Cour et à la Ville pour la naissance du Duc de Berry, fils de Monsieur le Comte d'Artois.

Mais quelle fut la joie des François, lorsqu'on déclara dans la même année la grossesse de la Reine! Elle accoucha, dans le mois de Décembre, d'une Princesse qui fut nommée sur-le-champ Marie-Thérese-Charlotte de France; avec le titre de Madame, Fille du Roi.

Ce premier fruit du Mariage du Roi fut regardé comme le Précurseur du Dauphin, qu'on attendoit avec impatience, et qui vint au bout de trois ans exaucer les vœux des François.

Les Fêtes à cette occasion et à celle de la convalescence de la Reine, furent proportionnées aux circonstances du tems; la France êtoit engagée dans une guerre qu'elle n'avoit pas provoquée, mais qu'il falloit soutenir pour l'honneur de la Nation.

Je n'entrerai pas dans le détail de la rupture entre les Anglois Britanniques, et ceux de l'Amérique Septentrionale; ces derniers qui étoient les plus foibles, eurent recours à Louis XVI, et ce Monarque s'intéressant pour la paix, s'attira la guerre.

Ce Royaume, tout riche qu'il est, ne paroissoit pas alors en état de la supporter; la Marine avoit été négligée, ses Finances étoient dérangées; mais les ressources de la France sont inépuisables. Pendant que l'on faisoit des négociations pour rapprocher les Américains de leur mere Patrie, on vit sortir des Ports de Brest et de Toulon des flottes si considérables, qu'elles furent en état de tenir tête aux forces de l'Angleterre.

Cette guerre dura pendant cinq ans, et la paix fut signée à Versailles en 1783; c'est l'époque d'une nouvelle puissance, dans l'Amérique Septentrionale. Les anciens sujets de la Grande Bretagne devenus libres, reconnus tels par le monde entier, peuvent devenir formidables; se souviendront-ils toujours de leurs bons amis les François?

Au milieu du bruit des armes on ne s'amusoit pas moins à Paris; c'est dans cette année que M. Piccini donna à l'Opéra son premier ouvrage.

La Reine, protectrice des Beaux-Arts et des Artistes célebres, avoit fait venir M. Piccini en France, l'avoit fait pourvoir d'un traitement de la Cour, et il étoit libre dé travailler pour les Spectacles de Paris.

Ce Compositeur Italien nouvellement arrivé n'étoit pas encore en état de choisir ses Poèmes, M. Marmontel prit soin de lui en fournir.

Il mit l'Opéra de Roland de Quinaut en trois Actes avec quelques changemens. M. Piccini fit valoir sa science et son goût. Mais les François qui s'intéressent aux Drames autant qu'à la musique, ne peuvent pas souffrir que les Auteurs modernes touchent aux chefs-d'œuvre des Auteurs anciens.

Il y avoit d'ailleurs une guerre ouverte à Paris entre les partisans de M. Gluck et ceux de M. Piccini , et ces deux partis étoient combattus par les amateurs de la Musique Françoise...

Hélas! une violente palpitation me prend dans ce moment-ci... c'est chez-moi une incommodité habituelle; je ne puis continuer...

Je reprends le Chapitre que j'ai quitté hier. Ma palpitation a été plus véhémente et a duré plus long-tems cette fois-ci qu'à l'ordinaire, elle m'a attaqué à quatre heures du soir, et n'a cessé qu'à deux heures du matin.

Cette palpitation n'est pas périodique; elle me surprend plusieurs fois dans l'année, dans toutes les saisons, dans tous les tems, tantôt à jeun, tantôt à mon dîner, tantôt après, rarement la nuit; mais voici ce qu'il y a de plus singulier dans ses symptomes.

Je sens, quand elle veut m'attaquer, un mouvement dans les entrailles, mon pouls s'élève et marche d'une violence effrayante, mes muscles sont en convulsions et mon cœur oppressé.

Je sens, quand elle veut cesser, un choc dans la tête, et mon pouls revient tout d'un coup dans son état naturel; il n'y a pas de gradation dans ses accès, il n'y en a pas dans sa cessation; c'est un Phénomène inconcevable, qui ne peut s'expliquer que par la comparaison des syncopes.

Habitué à cette incommodité plus inquiétante que douloureuse, j'avois appris à la soutenir sans crainte, et cherchant les moyens de me dissiper, je continuois mon dîner, si elle m'attaquoit à table; je faisois ma partie, si elle me surprenoit dans la société; personne ne s'appercevoit de mon état, et comme il faut vivre à mon age avec ses ennemis, je ne cherchois pas les moyens d'en guérir, crainte de tomber dans le gouffre de Scylla pour éviter celui de Carybde.

Mais une palpitation que j'eus il y a quatre ans, de trente-six heures sans discontinuer, me parut sérieuse, et j'eus recours à mon Médecin. M. Guilbert de Préval, Docteur-Régent de la Faculté de Paris, me la fit cesser sur-le-champ, et sans rien hasarder qui pût déranger l'économie animale de mon individu, il ne fit par la suite qu'en retarder les accès et en diminuer la durée.

Ce Médecin m'avoit guéri radicalement de deux dartres qui étoient fort incommodes, et qui commençoient à devenir dangereuses. Il n'en est résulté aucun inconvénient; je me suis toujours bien porté depuis, et c'est avec son eau fondante qu'il conduisit cette cure à sa perfection.

M. Prêval s'est fait des ennemis dans le Corps de la Faculté; on dit qu'il existe une loi parmi eux, qu'aucun Membre de leur Société ne puisse débiter des remedes nouveaux, sans les communiquer à ses Confreres. M. Préval ne l'a pas fait, il a craint, peut-être, que son remede ne devînt inutile comme bien d'autres, s'il étoit entre les mains de tout le monde; il le débite chez lui. Le pauvre y trouve son soulagement, et le riche n'est pas écorché. Heureux l'homme, dit-on, qui trouve son ami dans son Médecin. M. Préval est l'ami de tous ses malades, puisqu'il est celui de l'humanité.



CHAPITRE XXVIII

Le Sallon des Tableaux. - Quelques mots sur les Académies et les Sociétés Royales de Paris. - Le Licée. - Le Musée de la rue Dauphine. - Arrivée dans cette Ville de M. de Voltaire. - Sa mort.

J'ai parlé des Spectacles de Paris; je n'ai encore rien dit du Sallon du Louvre, qui vraiment en est un pour les connoisseurs, et pour ceux qui ont du goût pour les chefs-d'œuvre.

Les Peintres et les Sculpteurs de l'Académie Royale y exposent tous les deux ans les Ouvrages qu'ils ont produits pendant cet espace; la quantité prodigieuse de tableaux que l'on y voit, prouve la fécondité des Artistes; et l'affluence de monde que l'on y rencontre pendant un mois, prouve le goût ou du moins la curiosité du Public.

Ce Sallon est de la plus grande utilité pour les progrès des arts: l'homme qui travaille pour un particulier, ne cherche qu'à lui plaire; mais ceux qui exposent leurs Ouvrages, doivent tâcher de plaire à tout le monde.

Lorsque le Catalogue des Tableaux et des Statues est en vente, les critiques paroissent presque en même tems; il semble que les Ecrivains aient suivi les Artistes dans leurs atteliers; les feuilles périodiques en parlent décemment, mais les envieux les condamnent, et les méchans les déchirent.

Le Public éclairé ne s'en rapporte pas aux opinions d'autrui; chacun a sa façon de voir; les uns trouvent bon ce que d'autres ont trouvé mauvais, et il en résulte plus de bien que de mal; les grands hommes sont connus, et les médiocres gagnent des Partisans.

Le riche veut avoir dans son cabinet un tableau du Peintre qui s'est distingué: l'amateur qui est moins fortuné, se contente de la médiocrité; il y a des gens qui font travailler les Peintres et les Sculpteurs pour que l'on imprime dans le Catalogue: ce tableau est fait pour Monsieur un tel; ce buste a été sculpté pour Madame une telle; il y en a qui font faire leurs portraits pour le plaisir de faire paroître leurs figures au Sallon.

Celui de l'année 1779 dont je parle actuellement, étoit le deuxieme que j'avois vu depuis mon arrivée en France: je ne suis pas grand amateur de tableaux, encore moins connoisseur; j'en parle ici par occasion, et sans y mettre du mien, j'en parle comme un homme qui a pris à tâche de parler de tout, et je vais de la même maniere dire quelques mots en passant des autres Académies Royales, et de quelques autres établissemens qui font honneur à la France.

L'Académie Françoise est la premiere par l'époque de sa fondation, et elle à conservé toujours son rang; son institution a été très-utile pour fixer la langue de cette nation, et son dictionnaire est le code qu'il faut consulter. Les quarante fauteuils de cette assemblée respectable sont aujourd'hui des places de récompense; les hommes qui se sont distingués dans les sciences ou dans la littérature, sont admis au concours, et le même siege est accordé indistinctement au Duc et Pair, et au particulier qui n'a d'autres titres que son talent et ses mœurs.

Le Récipiendaire fait son entrée dans une séance publique; il prononce son discours de remerciement; le Président en charge lui répond au nom de sa Compagnie; l'un et l'autre font valoir leurs talens; ce sont des Pieces qui ordinairement font honneur au corps et aux membres de l'Académie.

Il est des hommes assez mal avisés pour dire que cette société n'est utile à rien; ce que je viens de dire, prouve bien le contraire; elle décerne la Couronne au mérite, et encourage les talens à la mériter.

C'est dans l'Académie des Sciences où l'on travaille pour l'utilité; c'est dans celle des Belles-Lettres où l'on s'occupe de l'érudition.

Si une découverte se fait dans la Capitale ou dans la Province, c'est l'Académie des Sciences qui en juge; si elle la rejette, il n'en est plus question; si elle l'approuve, l'Auteur en profite, et le Public est sûr de n'être pas trompé.

Les Mémoires qui sortent de cette Académie forment un monument précieux pour la société en général: ses membres sont en correspondance avec les Savans de l'Europe, et les lumieres qui paroissent dans un hémisphere, se répandent utilement dans l'autre.

Autant cette Académie est utile aux besoins et aux commodités de la vie, autant celle de Belles-Lettres est utile pour les agrémens de l'esprit; les Beaux-Arts y sont cultivés, les anciens monumens illustrés, les inscriptions déchiffrées, les points de critique éclairés.

M. Bartoli, né à Padoue, et Antiquaire du Roi de Sardaigne, est un des membres de la Société dont je viens de parler. Cet homme estimable par l'étendue de son érudition et de ses connoissances, a fixé son séjour en France, mais ne laisse pas de s'occuper de l'honneur de sa Patrie, et d'illustrer la Littérature Italienne.

L'Académie Royale de Chirurgie est encore plus utile que les autres: il y a long-tems que les François excellent dans cet art nécessaire à l'humanité; c'est dans cette Société que les bons éleves se forment sous des maîtres très-habiles et très-éclairés. Ses Mémoires périodiques sont connus, sont traduits, sont étudiés par-tout; on y voit des découvertes intéressantes, soit pour les maladies, soit pour les remedes; on y trouve d'heureuses inventions pour les instrumens, et de nouvelles méthodes qui simplifient les opérations.

On a élevé sous la fin du dernier regne un bâtiment très-vaste et très-commode pour l'Ecole de Chirurgie; c'est un édifice qui décore la Ville, et fait honneur à l'Architecte qui en a formé le plan, et qui a présidé à son exécution.

L'Architecture est érigée aussi en Académie Royale; cet art plus utile que ceux de la Peinture et de la Sculpture, n'a pas fait en France les progrès admirables des deux autres. La galerie et le péristyle du Louvre sont des anciens monumens qui n'ont pas été imités par les Artistes modernes: le Temple des Invalides est le seul qui approche la beauté et la magnificence de ceux d'Italie.

On ne fait que bâtir actuellement à Paris: les nouvelles rues que l'on a percées, et les nouveaux bâtimens que l'on a élevés depuis vingt ans, formeroient une ville très-considérable en Province.

On voit quelques changemens dans les plans et dans le goût des Architectes modernes; quant à l'intérieur des maisons, il ne laisse rien à desirer, toutes les commodités s'y trouvent; mais pour l'extérieur, c'est encore loin de la maniere de Palladio et de Sansovino; il faut espérer que ces Artistes parviendront à la perfection aussi bien que les Peintres et les Sculpteurs leurs compatriotes: en attendant, je suis très-content d'avoir vu de mon tems supprimer les mansardes.

Tout se perfectionne de jour en jour à Paris; il y a de l'encouragement pour tous les talens; il y en a même pour les Etrangers.

L'Académie des Belles-Lettres proposa en 1785 une médaille d'or de 500 liv. tournoises pour celui qui démontreroit d'une maniere satisfaisante quel étoit le commerce des Romains depuis la premiere guerre punique jusqu'à l'avénement au Trône de Constantin.

Cette Société Littéraire ne trouvant aucun Ouvrage dans la premiere année qui méritât son approbation, elle remit le prix double pour l'année suivante, et ce fut à M. François Mengotti à qui les deux médailles furent adjugées.

Ce jeune Vénitien remplit son objet avec tant de science, d'érudition et de précision, que sa dissertation fut admise au concours, et fut couronnée.

Une Ecole Royale et gratuite de Dessein a été fondée, il n'y a pas long-tems, où les jeunes gens qui se destinent à des travaux mécaniques peuvent s'instruire dans les connoissances qui leur sont nécessaires; ils apprennent dans cette Ecole à manier le crayon, et il se développe quelquefois dans l'ouvrier un génie supérieur qui le fait devenir artiste.

Il y a aussi une Société Royale d'Agriculture, et un Bureau Académique d'Ecriture. Tous les secours possibles y sont rassemblés: voilà des ressources pour l'industrie, voilà une grande richesse pour l'Etat.

On a établi en 1776 une Société Royale de Médecine, composée de Médecins de la Cour, d'une partie de ceux de la Faculté, et d'autres Médecins étrangers: cette Société tient ses assemblées particulieres et publiques, et n'a rien de commun avec le Corps des Docteurs-Régens, et encore moins avec l'Université de Paris.

Cette Université qualifiée du titre de Fille aînée du Roi, tient par son ancienneté et par ses fonctions le premier rang dans les établissemens du Royaume; c'est elle qui fournit les sujets à l'Eglise et à l'Etat pour remplir les places les plus distinguées.

Ce sont quatre facultés qui la composent: savoir, celle de Théologie, celle de Droit, celle de Médecine et celle des Arts.

Ces quatre Corps exercent leurs fonctions séparément, et dans des endroits différens, mais ils se rassemblent tous quand les circonstances l'exigent au College de Louis le Grand, où l'Université tient ses séances et son Tribunal; et c'est là où les Colleges envoyent leurs Boursiers et leurs Eleves pour recevoir le prix de leurs talens.

Les Colleges et les Pensions sont innombrables à Paris; les jeunes gens en sortent quelquefois sans avoir rien acquis du côté des sciences, ni du côté des mœurs. Est-ce la faute de l'éducation? Je ne le crois pas. Celui qui a mal réussi dans une Communauté, seroit encore pis s'il avoit été élevé chez lui. Les mauvais caracteres sont les mêmes partout, avec cette différence, que sous la discipline d'un Directeur, ils sont forcés de se contraindre, et les meres les gâtent dans leurs maisons.

Parmi ces établissemens utiles, le Licée, situé près du Palais-Royal, tient une place honorable. Ce n'est pas le Gouvernement qui l'a ordonné, c'est une Société de Citoyens respectables qui en ont fait la fondation, qui l'entretiennent, et qui, pour un abonnement fort modique, offrent la commodité au Public de s'instruire dans les Sciences et dans les Beaux-Arts.

Il y a aussi le Musée, rue de l'Observance, aux Cordeliers, présidé par M. le Marquis de Gouffier, où des Associés se rassemblent, et dont les séances sont très-utiles et très-agréables.

C'est dans une de ces Assemblées que j'ai vu et admiré M. Talassi, de la ville de Ferrare: c'est un de ces talens surprenans, qui, sur tel sujet qu'on lui propose, débitent à l'impromptu et en chantant, cent vers ou cent couplets, sans jamais manquer ni à la rime, ni à la raison.

Les Poëtes Improvvisatori ne sont pas rares en Italie; mais il en est de bons et de mauvais, et de tous ceux qui sont venus à Paris de mon tems, M. Talassi est certainement le meilleur.

Je finirai ce Chapitre par un événement qui doit intéresser les Gens de Lettres, et qui a coûté beaucoup de regrets à la France et à l'Europe entiere.

C'est vers la fin de l'année 1778, que Monsieur de Voltaire vint revoir sa patrie; il y fut reçu avec acclamation; tout le monde vouloit le voir. Heureux ceux qui pouvoient lui parler.

Je fus de ce nombre; je lui avois trop d'obligations pour ne pas me presser d'aller lui rendre mes hommages, et lui marquer ma reconnoissance. On connoît sa lettre au Marquis d'Albergati, Sénateur de Bologne. Voltaire étoit l'homme du siecle, je n'eus pas de peine à acquérir sous ses auspices une réputation en France.

Je ne ferai pas l'éloge de cet homme célebre. Il est trop connu et trop généralement estimé. Son génie aussi fécond qu'instructif et brillant, embrassoit toutes les classes de la Science et de la Littérature, avec un style original qu'il savoit approprier aux différentes matieres, donnant de la noblesse à la gaieté, et de l'agrément au sérieux.

M. de Voltaire fit les délices de Paris pendant quelques mois; mais il avoit une maladie habituelle qu'il auroit pu soutenir long-tems, peut-être, dans la tranquillité de son paisible séjour de Ferney, mais qui ne fit qu'augmenter dans le tourbillon de Paris, et qui, au grand regret de ses amis, de ses concitoyens et de ses admirateurs, coupa le fil de ses jours. Hélas! le dulcis amor patriae l'avoit séduit, et la philosophie avoit cédé à la nature.



CHAPITRE XXIX

Le genre Italien supprimé à la Comédie Italienne. - Quelques mots sur la Femme jalouse et sur son Auteur. - Arrivée en France du Chevalier Dolfino, Ambassadeur de Venise.

Il arriva, dans l'année 1780, une catastrophe fâcheuse pour les Comédiens mes compatriotes. Ils avoient reçu dans leur Société l'Opéra-Comique, et les nouveaux camarades chasserent les anciens.

Mais il faut être vrai. Les Italiens se négligeoient un peu; la Comédie chantante faisoit tout; la Comédie parlante ne faisoit rien. Elle étoit réduite à jouer les mardis et les vendredis, que l'on appelle à ce Spectacle les mauvais jours; et si elle étoit admise à paroître dans les beaux jours, c'étoit pour remplir le vuide entre les deux Pièces qui intéressoient le Public.

Quelques-uns de ces Acteurs Italiens voyant de loin le sort qui les menaçoit, se cotiserent pour me faire travailler. Je m'y prêtai avec plaisir, avec zele; je composai six Pieces, trois grandes et trois petites; ils en étoient contens, il les avoient payées; ils n'eurent pas le tems apparemment de les étudier, de les jouer; pas une ne parut sur la scene.

La Comédie Italienne fut supprimée; les Acteurs reçus furent renvoyés avec des pensions proportionnées à la part dont ils jouissoient. Ceux qui n'avoient pas fini leur tems, furent dédommagés, les gagistes furent récompensés; on ne conserva du genre Italien que M. Carlin, en récompense de ses quarante années de service, et parce que le personnage d'Arlequin pouvoit être utile dans des Pieces Françoises.

M. Carlin n'étoit pas seulement utile, mais il étoit devenu nécessaire; il ne falloit pas perdre les nouvelles Pieces de M. le Chevalier de Florian. Ce jeune Auteur avoit l'art de placer supérieurement ce personnage grotesque.

Il n'est permis qu'à ce masque de débiter des balourdises saillantes; c'est un être imaginaire, inventé par les Italiens, et adopté par les François, lequel a le droit exclusif d'allier la naïveté à la finesse, et personne n'a su mieux rendre ce caractere amphibie, que M. de Florian.

Mais il a fait plus; il a donné du sentiment, de la passion, de la morale à ses Pieces, et les a rendues intéressantes. Les deux Billets, le Bon Ménage, les deux Jumeaux de Bergame, le Bon Pere, sont de petits chefs- d'œuvre. Il les a composés pour lui-même; personne ne les rendit mieux que lui dans la société, et M. Carlin étoit le seul qui pouvoit les faire connoître au Public.

On avoit fait venir d'Italie M. Corali pour doubler M. Carlin. Ce nouvel Acteur n'étoit pas sans mérite; mais la comparaison est rarement favorable au dernier arrivé. M. Corali cependant ne fut pas renvoyé, il se rendit utile à l'Opéra-Comique, et fut gardé aux mêmes appointemens dont il jouissoit auparavant.

M. Camerani qui jouoit les rôles de Scapin dans la Comédie supprimée, eut sa retraite et sa pension comme ses camarades; mais il fut reçu quelques jours après comme Acteur, et avec le titre de Semainier perpétuel de la Troupe.

Cet homme très-actif, plein d'intelligence et de probité, chargé des commissions épineuses, sait si bien concilier les intérêts de la société et ceux des particuliers, qu'il est l'intermédiaire des querelles, l'arbitre des reconciliations, et l'ami de tout le monde.

L'Opéra-Comique, dégagé de la Comédie Italienne, ne pouvoit pas fournir lui tout seul deux ou trois Pieces par jour dans le courant de l'année.

Il y avoit autrefois sur ce Théâtre une Comédie Françoise qui faisoit corps avec les Italiens. Ceux-ci l'avoient renvoyée; l'Opéra-Comique la fit revenir. Elle est assez bien composée, il y a des Acteurs excellens qui seroient très- utiles au Théâtre François; ils ont donné des Pieces charmantes, je ne parlerai que de la Femme Jalouse et de son Auteur.

Cette Piece, en cinq Actes et en vers, est, à mon avis, un Ouvrage achevé; le sujet qui paroît usé, y est traité d'une maniere qui le rend nouveau. L'Auteur eut l'esprit de rendre raisonnable une jalousie mal fondée; la femme est intéressante par ses craintes motivées, et le mari l'est aussi par la délicatesse de son secret. Tous les caracteres de la Piece sont vrais, les épisodes bien adaptés, les équivoques et les surprises bien ménagées, la catastrophe naturelle et satisfaisante; le style noble, comique et correct, les vers harmonieux sans affectation. Je ne donnerai pas l'extrait d'une Piece qui est imprimée; je ne fais qu'énoncer les raisons qui me la font regarder comme une comédie très-bien faite.

Je vais par sauts et par bonds dans mes Mémoires; je passe hardiment de la Comédie à un sujet très-sérieux et très- noble.

Le Chevalier Dolfino, Ambassadeur de Venise, vint dans cette même année 1780 relever le Chevalier Zeno son prédécesseur.

Ce nouveau Ministre, d'une famille très-ancienne et très-riche, s'annonça d'une maniere qui répondoit à son rang, et faisoit honneur à sa Nation; mais il essuya des coups douloureux qui lui mirent l'amertume dans le cœur, et tout robuste qu'il étoit, il fut contraint de céder à son affliction.

Il avoit amené avec lui ses deux enfans: un fils qu'il élevoit sous ses yeux, et une fille qu'il avoit confiée aux Dames Religieuses de Panthemont.

L'un et l'autre promettoient beaucoup, ils faisoient les délices d'un pere tendre, qui, pour cultiver leur esprit et leurs talens, leur avoit procuré les avantages de l'éducation Françoise.

La fille tomba malade et mourut. Le fils qui restoit pour la consolation du pere, mourut aussi. Voilà le pere désolé; il alla à Venise pour mêler ses larmes avec celles de la mere affligée; il revint dans la tristesse. M. Dolfino n'étoit plus le même, on le voyoit peu; je le voyois rarement, j'étois aussi pénétré de douleur; le pere et le fils avoient tant de bonté, tant d'amitié pour moi, pouvois-je m'empêcher de pleurer?



CHAPITRE XXX

Nouvel incendie de l'Opéra. - Naissance du Dauphin. - Réjouissances à cette occasion. - Une Salle d'Opéra bâtie sur les Boùlevarts. - Mariage de ma nièce en Italie. - Eloge d'un livre et de son Auteur. - Quelques mots sur la famille d'un de mes amis.

La Salle de l'Opéra qui avoit été réduite en cendres en 1763, subit le même sort le 16 juin 1781, à la sortie du Spectacle.

La flamme des lumieres latérales du Théâtre avoit entamé une toile des décorations; un des deux Ouvriers qui devoient se trouver aux deux bouts, n'étoit pas à sa place; l'autre coupa la corde de son côté; la toile qui étoit roulée tomba perpendiculairement; le feu monta rapidement, il gagna la charpente d'en-haut; en trois quarts d'heure, l'intérieur de la Salle fut embrasé.

J'avois dîné ce jour-là chez M. le Comte de Miromesnil, frere du Garde-des-Sceaux et Chancelier en survivance, faisant les fonctions de la Charge: les cris du peuple, et le son des cloches nous avertirent de ce désastre; nous vîmes une pluie de feu tomber sur le toit de la Bibliotheque du Roi; on trembloit pour ce monument précieux, on craignoit pour l'Hôtel où nous étions et pour tout le quartier.

M. le Comte de Miromesnil envoyoit à chaque instant au Palais-Royal, il ordonnoit, il présidoit lui-même aux précautions qu'il croyoit nécessaires pour le bien public et pour celui des particuliers; il étoit en cette occasion ce qu'il est toujours pour les affaires et pour les personnes qui l'intéressent. Il n'y a pas d'homme plus actif, il n'y a pas d'ami plus chaud, de protecteur plus zélé que lui.

L'Opéra ne trouva pas cette fois-ci à se placer aussi commodément qu'il le fut à l'occasion de l'incendie précédent; la Salle des Tuileries étoit toujours occupée par la Comédie Françoise, et les Acteurs chantans furent obligés de donner leurs représentations sur le petit Théâtre des Menus-Plaisirs du Roi, en attendant que l'on bâtit une nouvelle Salle.

Il y avoit différens projets pour ce nouveau bâtiment; tantôt c'étoit au Palais-Royal qu'on devoit le reconstruire, tantôt c'étoit au Carousel, tantôt dans l'emplacement des Halles et tantôt ailleurs.

Tous les jours il y avoit un projet nouveaul qu'on disoit sûr, qu'on disoit arrêté, qu'on prétendoit avoir été signé, et qui n'existoit pas.

Cependant il falloit bien s'y résoudre; ce bâtiment étoit nécessaire pour l'ornement de la Ville et pour l'amusement du Public, et une circonstance heureuse pour la France en rendoit la construction plus pressante. La Reine étoit enceinte; l'Opéra ne devoit pas manquer de figurer à l'occasion des réjouissances: on remit à un autre tems l'idée d'un bâtiment magnifique et solide, et on bâtit en attendant dans l'espace de soixante-six jours sur les Boulevarts, une Salle très- jolie, très-commode, très-agréable, qui existe encore, et qui existera encore long-tems.

Ce prodige fut exécuté par M. Le Noir, Architecte très-habile, plein d'intelligence et de goût; il a donné à cette Salle une solidité plus que suffisante, et la forme et l'étendue que le local lui permettoit.

On fit l'ouverture de ce Spectacle pour la naissance du Dauphin, et on y donna l'Opéra gratis pour le peuple, en réjouissance de cet heureux événement.

Tout le monde étoit dans la joie; les réjouissances furent proportionnées à la grandeur du sujet; on décora supérieurement l'Hôtel-de-Ville de Paris pour y recevoir le Roi et la Reine; on donna un feu d'artifice dont la charpente étoit merveilleuse, mais le feu manqua.

Ceux qui se distinguerent le plus dans cette occasion, furent les Gardes-du-Corps du Roi.

Ils donnerent un bal dans la grande Salle de Spectacle à Versailles; on en choisit trois dans chacune des quatre Compagnies pour danser, et ce fut un de ces Messieurs qui ouvrit le bal avec la Reine; la Salle étoit richement ornée, parfaitement éclairée, les rafraîchissemens en profusion, et l'ordre d'une exactitude admirable.

Je partageois la joie publique; j'étois, soit par inclination, soit par habitude, soit par reconnoissance, j'étois, dis-je, François comme les nationaux. Une affaire de famille ne tarda pas à me rappeller que j'étois né sous un autre ciel, et un événement agréable qui m'intéressoit particulierement ne fit que redoubler les plaisirs que j'éprouvois à Paris.

J'avois laissé en partant de Venise une niece au Couvent; elle étoit parvenue au bout de vingt ans à l'âge où il falloit qu'elle se décidât pour le monde ou pour le clôtre; je la questionnois de tems en tems dans mes lettres pour savoir son desir et sa vocation; elle n'avoit d'autres volontés que les miennes; je ne desirois que de la satisfaire, et je croyois entrevoir du mystere caché sous le voile de la modestie; je priai un de mes Protecteurs de vouloir bien la sonder finement; voici ce qu'il put en tirer: tant que je serai dans les fers, je ne dirai jamai ma façon de penser. J'augurai par-là qu'elle n'aimoit pas le Couvent: tant mieux, je n'avois que des biens substitués qu'on peut donner en dot, et les Religieuses ne demandent que de l'argent comptant.

J'écrivis une lettre à la Supérieure du Couvent, et le Sénateur que j'avois prié de s'en charger, alla la chercher avec Madame son épouse, et l'emmenerent chez eux: là, elle ne parla pas trop clairement, mais autant que la modestie le lui permettoit; elle ne demandoit point d'être mariée, mais elle ne vouloit plus de Couvent.

Ma niece n'étoit pas faite pour rester long-tems dans une maison Patricienne, on la mit en pension chez des gens très-sages, très-honnêtes. M. Chiaruzzi qui étoit l'Hôte de Mademoiselle Goldoni, se chargea en même tems du soin de mes affaires, et son épouse de celui de la jeune personne. Au bout de deux ans sa femme mourut, et le mari me demanda ma niece en mariage; elle en paroissoit contente, je l'étois on ne peut davantage; nous lui cédâmes, mon neveu et moi, tous nos biens d'Italie, et nous passâmes les actes nécessaires pardevant M. Lormeau, Notaire à Paris: la signature d'un homme de sa probité ne pouvoit être que de bon augure pour les prétendus; effectivement le mariage fut fait, et ils sont très- heureux.

Cet événement m'étoit nécessaire pour ma tranquillité. Je m'étois chargé des deux enfans de mon frere; je voyois mon neveu dans une position assez passable auprès de moi, j'étois bien aise de voir ma niece établie; j'aurois été au comble de ma satisfaction, si j'avois pu assister à ses noces, mais j'étois trop vieux pour entreprendre un voyage de trois cents lieues.

Je me porte bien, Dieu merci, mais j'ai besoin de précautions pour soutenir mes forces et ma santé: je lis tous les jours, et je consulte attentivement le Traité de la Vieillesse de M. Robert, Docteur-Régent de la Faculté de Paris.

Nos Médecins ordinaires nous soignent quand nous sommes malades, et tâchent de nous guérir, mais ils ne s'embarrassent pas de notre régime, quand nous nous portons bien: ce livre m'instruit, me conduit, me corrige, il me fait connoître les degrés de vigueur qui peuvent encore me rester, et la nécessité de les ménager; cet Ouvrage est composé en forme de lettres; quand je le lis, je crois qu'il me parle; à chaque page je me rencontre, je me reconnois: les avis sont salutaires sans être gênans; il n'est pas aussi sévere que l'Ecole de Salerne, et ne conseille pas la régime de Louis Cornaro, qui vécut cent ans malade pour mourir en bonne santé.

M. Robert est un homme très-sage, très-instruit; il est un de ceux qui ont le plus étudié la nature, et qui en connoissent les effcts; je fis sa connoissance chez M. Fagnan, premier Commis du Trésor Royal, nous nous y rencontrions souvent; et Madame Fagnan sa veuve, remplie de talens, de graces et de bon sens, voit toujours avec la même cordialité les amis intimes de son mari.



CHAPITRE XXXI

Le Palais Royal - Sa nouvelle forme et ses agrémens.

Dans la même année 1781, dont je viens de parler, on fit part au Public des changemens projettés au Palais Royal; et on donna le 15 Octobre le premier coup de hache aux arbres de la grande allée.

Que de plaintes dans tout Paris! tout le monde troue voit cette promenade charmante comme elle étoit; tout le monde en faisoit ses délices, on ne pouvoit pas croire, qu'on la rendroit plus agréable, ni plus commode; on craignoit qu'un projet de spéculation ne sacrifiât à l'intérêt du maître l'agrément des particuliers.

Les propriétaires des maisons qui environnoient le jardin, étoient plus allarmés que les autres. Ils étoient menacés d'un nouveau bâtiment, qui alloit les priver de la vue et de l'entrée de cet endroit délicieux; ils se réunirent en corps, ils firent des tentatives pour conserver leurs prétendus droits, les Jurisconsultes les persuadèrent de cesser leurs démarches; le terrein avoit été donné par le Roi à la maison d'Orléans; M. le Duc de Chartres, aujourd'hui Duc d'Orléans et premier Prince du Sang, en avoit la jouissance; les jours et les entrées sur ce jardin n'étoient que de tolérance, et sauf la perte des plaignans, c'étoit pour la plus grande satisfaction du Public que l'on alloit travailler.

Mais ce Public ne s'y fioit pas; on regrettoit cette superbe allée, qui rassembloit, dans les beaux jours, un monde infini, où les beautés de Paris faisoient parade de leurs attraits, où les jeunes gens couroient des risques, et rencontroient des fortunes, où les hommes sensés s'amusoient quelquefois aux dépens des étourdis.

Chaque arbre qui tomboit faisoit une sensation douloureuse dans l'ame des spectateurs; je me rencontrai par hasard à la chûte de l'arbre de Cracovie, de ce beau Marronnier qui rassembloit les nouvellistes autour de lui, qui étoit depuis long-tems le témoin de leurs curiosités, de leurs contestations, et de leurs mensonges; je perçai la foule, j'eus le bonheur de m'emparer d'une branche qui avoit conservé ses feuilles, je l'apportai sur-le-champ dans une maison de ma connoissance; je vis des Dames prêtes à pleurer, je vis des hommes en fureur; tout le monde crioit contre le destructeur; je riois tout bas, j'avois grande confiance dans ses projets, et je ne me suis pas trompé.

Voilà le Palais-Royal renouvellé, rebâti, achevé: on a beau dire, on a beau critiquer; je n'y entre jamais sans un nouveau plaisir; et l'affluence du monde qui le fréquente actuellement, vient à l'appui de mon jugement.

L'enceinte du jardin est rétrécie, dit-on, elle est encore assez vaste pour offrir des allées d'été, des allées d'hiver, et un espace très-considérable au milieu, qui n'est jamais rempli. - Il n'y a pas assez d'air. - Ceux qui ne cherechent que de l'air, doivent préférer les Champs-Elisées; mais ceux qui aiment à rencontrer dans le même endroit la société, le plaisir et la commodité, auront de la peine à se détacher du Palais-Royal.

Des arcades qui garantissent de la pluie et du soleil, des marchands très-achalandés, des Magasins d'étoffe, de bijouterie et tout ce qui peut fournir à la parure, à l'habillement et à la curiosité: des Cafés, des Bains, des Restaurateurs, des Traiteurs, des Hôtels garnis, des établissemens de société, des Spectacles, des Tableaux, des Livres, des Concerts, des Appartemens assez commodes en dedans, très-ornés et trop ornés peut-être en dehors; toujours du monde, des gens d'affaire, des commerçans, des politiques, chacun y trouve à s'occuper utilement, à s'amuser agréablement; autant les goûts sont différens, autant les plaisirs du Palais-Royal sont variés.

Il arrive par fois quelques querelles, quelques tapages. Mais où n'en arrive-t-il pas? la Police y veille comme partout ailleurs; et il y a de plus, des Suisses toujours prêts aux premiers mouvemens.

Des gens de mauvaise humeur trouvent le Palais-Royal indécent; il n'y a rien à craindre pour les personnes décentes; j'ai vu suivre aux Tuileries des femmes très-honnêtes, et les forcer de se retirer, parce qu'elles avoient quelque chose d'extraordinaire dans leur parure, ou dans leur figure; cela n'est jamais arrivé au Palais-Royal, il y a trop de foule pour qu'une personne soit fixée et entourée d'une cohue de curieux ou d'étourdis.

On a soin dans certains jours et dans certains momens de séparer le peuple d'avec le monde comme il faut; s'il s'en mêle quelquefois mal à propos, les cotillons des Bonnes ne salissent pas les robes des Dames parées; c'est en passant, on n'y prend pas garde; c'est un endroit public, un endroit marchand; utile, commode, agréable; vive le Palais-Royal.



CHAPITRE XXXII

La nouvelle Salle de la Comédie Françoise. - Celle de la Comédie Italienne. -Le Magnétisme Animal. - Les ballons. - Les Somnambules. - L'Homme de Lyon qui dévoit marcher sur l'eau à pied sec. - Cette plaisanterie compromet le Journal de Paris. - Ce journal est amplement justifié.

La Comédie Françoise quitta les Tuileries en 1781, pour aller occuper le nouveau Théâtre qu'on lui avoit destiné au Fauxbourg Saint-Germain: ce Bâtiment est isolé; sa façade se présente bien, sur un terrain très-spacieux et très-commode pour les voitures; si, malgré les précautions que l'on a imaginées, le feu venoit à prendre, il n'y a rien à craindre pour le voisinage.

La Salle est vaste, noble et commode; les Comédiens ont introduit une nouveauté dans le Parterre; le Public y est assis, mais paye le double; cela peut produire du bien et du mal pour la recette; les jeunes gens habitués à payer vingt sols, regardent à deux fois les quarante huit, et ceux qui alloient aux places de six francs, trouvent agréable et décent ce siège économique.

Autre observation à faire sur ce changement. C'étoit le Parterre autrefois qui jugeoit les Pieces nouvelles; ce Parterre n'est plus le même, les Acteurs donnoient des billets pour faire réussir leurs ouvrages, les jaloux en donnoient pour les faire tomber; le redoublement du prix doit diminuer les soutiens des uns et la cabale des autres; est-ce un bien? est-ce un mal? je m'en rapporte à la recette des Comédiens; mais elle est si considérable et si assurée par les loges louées à l'année, qu'ils ne peuvent pas s'appercevoir du plus ou du moins de bénéfice.

Les Comédiens Italiens à leur tour, l'année suivante, changerent d'emplacement; ils en avoient plus besoin que les autres; la position de leur ancien Hôtel de Bourgogne étoit très-incommode pour le Public, et encore plus pour les habitans du quartier; j'en étois un, et j'ai couru des risques pour rentrer chez moi, au moment de la défilée des voitures.

Au milieu d'une foule de projets que les Architectes proposoient tous les jours, les Comédiens s'arrêterent à celui de l'Hôtel et Jardin de M. le Duc de Choiseul, dont on alloit faire un nouveau quartier, avec des rues, des maisons, et des établissemens de toute espece.

Les Entrepreneurs de ces Bâtimens donnerent aux Comédiens la Salle construite, ornée, achevée, et sauf les décorations du Théâtre, prête à servir à l'usage des acquéreurs, pour le prix convenu de cent mille écus; les Comédiens signerent le contrat, payerent la somme, et la Salle est à eux.

Ils y firent quelques changemens l'année suivante, pour la commodité du Public; ces changemens lui donnerent un relief considérable; c'est une des belles Salles de Paris, elle est très-agréable, et elle est très-fréquentée.

Voilà les trois grands Spectacles renouvellés presqu'en même-tems, voilà ce que les François voudroient: voir tous les jours; le Public ne s'amuse que de nouveautés; l'une efface l'autre, et dans un grand Pays, elles, se succèdent rapidement.

Quand les nouveautés donnent lieu à contestation, elles durent davantage. Celle, par exemple, du Magnétisme Animal commença en 1777, augmenta de vigueur pendant quelques années, et on en parle encore comme d'un probleme à résoudre, ou comme d'un phénomene à éclaircir.

M. Mesmer, Médecin Allemand, préféra les Parisiens pour leur faire part d'une découverte intéressante pour i'humanité; il s'agit de guérir toute espece de maladies, par le tact; rien de plus agréable que de recouvrer la santé sans le dégoût des médicamens.

Y a-t-il un agent dans ses opérations, ou n'y en a-t-il pas? c'est le secret de l'Auteur de la découverte; il l'a communiqué à une société, qui s'est cotisée à cent louis par tête, jusqu'à la concurrence de cent mille écus, avec la promesse de la discrétion; tout le monde à Paris n'est pas discret; il est à parier que le mystere sera dévoilé; mais s'il n'y a pas d'agent, il n'y a rien à apprendre, si l'effet ne dépend que de la vertu du tact, il faudroit avoir la main heureuse du maître.

M. Deslon faisoit des prodiges avec ses doigts aussi-bien que M. Mesmer; celui-ci cependant ne lui avoit pas confié son secret; M. Mesmer l'a dit lui-même, et l'a fait imprimer. M. Deslon l'avoit donc deviné, et le Médecin François avoit la même aptitude que le Docteur Allemand.

Je connoissois la probité de M. Deslon, et les personnes respectables de ma connoissance qui le voyoient familierement, et qui avoient recours à son magnétisme, m'assurent encore davantage sur des doutes qui pourroient me rester.

Enfin si ce remede n'étoit bon que pour guérir les maladies de l'esprit, il faudroit toujours le conserver pour le soulagement des hommes mélancoliques et des femmes à vapeurs.

Une autre découverte parut presqu'en même tems, et ne fit pas moins de bruit. M. de Montgolfier fut le premier qui lança un Globe dans les airs: ce Globe monta à perte de vue, vola au gré des vents et se soutint jusqu'à l'extinction de la flamme et de la fumée qui l'alimentoient.

Cette premiere expérience donna lieu à d'autres spéculations; M. Charles, Physicien très-savant, employa l'air inflammable; les Globes remplis de ce gas, n'ont pas besoin de la main-d'œuvre pour durer plus longtems, et sont à l'abri de la flamme.

Il y eut des hommes assez courageux pour confier leur vie à des cordes qui soutenoient une espece de bateau, et étoient attachées à ce Ballon fragile, sujet à des dangers évidens et à des événemens qu'il n'est pas possible de prévoir.

M. le Marquis d'Arlande et M. Pilastre de Rosier firent le premier essai, d'après la méthode de M. de Montgolfier; et M. Charles, peu de tems après, vola lui-même à l'aide de son air inflammable.

Je ne pus les voir sans frémir; d'ailleurs à quoi bon ce risque, ce courage? Si on est obligé de voler au gré du vent, si on ne peut pas parvenir à se diriger, la découverte sera toujours admirable; mais sans l'utilité, elle ne sera jamais qu'un jeu.

On a tant parlé, on a tant écrit sur cette matiere, que je puis me dispenser d'en dire davantage, d'autant plus que je n'ai nulle connoissance en Physique expérimentale.

Je finirai cet Article en déplorant le sort funeste de M. Pilastre de Rosier, qui a été la victime de son dernier voyage aérostatique, et en souhaitant du courage et du bonheur à M. Blanchard, qui est l'Aréostate le plus constant et le plus intrépide.

La fureur des découvertes s'étoit si violemment emparé de l'esprit des Parisiens, qu'ils allerent en chercher dans la classe des prestiges; on a imaginé des somnambules qui parlent sensément et à propos avec les personnes éveillées, en leur attribuant la faculté de deviner le passé et de prévoir l'avenir.

Cette illusion ne fit pas beaucoup de progrès; mais il y en eut une autre presqu'en même-tems, qui en imposa à tout Paris.

Une Lettre datée de Lyon annonça un homme qui avoit trouvé le moyen de marcher sur l'eau à pied sec, et se proposoit de venir en faire l'expérience dans la Capitale. Il demandoit une souscription pour le dédommager de ses frais et de sa peine; la souscription fut remplie sur-le-champ, et le jour fut fixé pour le voir traverser la Seine. Cet homme ne parut point le jour indiqué, on trouva des prétextes pour prolonger la farce; et on découvrit enfin qu'un plaisant Lyonnois s'etoit amusé de la crédulité des habitans de Paris. Son intention n'étoit pas apparemment d'insulter une ville de huit cens mille ames; il faut croire qu'il a donné de bonnes raisons pour faire passer la plaisanterie, puisque rien de fâcheux ne lui est arrivé.

Ce qui engagea les Parisiens à prêter croyance à cette invention, ce fut le Journal de Paris qui l'annonça comme une vérité constatée par des expériences. Les Auteurs de cette Feuille Périodique furent trompés eux-mêmes, et se justifierent amplement en faisant imprimer les lettres qui leur en avoient imposé, avec les noms de ceux qui les avoient écrites et adressées à leurs Bureaux.

Trois ans après, vint à Paris un Etranger qui, effectivement, et à la vue d'un peuple infini, traversa la riviere à pied sec.

Cet homme fit un mystere des moyens qu'il avoit employés dans son expérience. Il eut grand soin de cacher la chaussure dont il s'étoit servi dans sa traversée; il vouloit apparemment vendre cher son secret; mais le peu d'utilité qu'on pouvoit en tirer, n'en méritoit pas la peine. C'étoit, sans doute, des especes de scaphes, ou des scaphandres appliqués aux deux pieds.

On trouve dans toutes les rivieres des bacs ou des bateaux pour les traverser. Il est rare qu'on ait besoin de secours extraordinaire pour passer l'eau; et en ce cas, on ne pourroit pas toujours avoir sur soi ces machines qui ne peuvent pas être ni légeres, ni commodes à porter.

Cette expérience a cependant fourni une nouvelle justification aux Auteurs du Journal de Paris, qui avoient vu de loin la possibilité de la découverte.



CHAPITRE XXXIII

Les Feuilles Périodiques de Paris. - Quelques Ouvrages dont la continuation n'a pas d'époques fixées.

Le Journal dont je viens de parler, me rappelle à la mémoire cette quantité immense de Feuilles qui se débitent tous les jours à Paris.

L'homme du monde le plus curieux et le plus désœuvré n'en pourroit pas lire la totalité, en y employant même tout son tems; je parlerai de celles que je connois davantage.

La Gazette de France qui paroit deux fois par semaine, ne donne pas les nouvelles les plus fraîches, mais les plus sûres: l'article de Versailles est intéressant à cause des nominations et des présentations; c'est un texte sûr et perpétuel pour les titres, pour les dignités et pour les charges.

Le Courier de l'Europe est une Gazette Angloise traduite en François; elle donne des détails très-étendus des débats et des harangues des Parlementaires, et ne traite pas mieux le parti des Royalistes que celui de l'opposition. Cette feuille a été très-courue et très-intéressante pendant la derniere guerre et elle entretient toujours la curiosité du Public sur les démarches du Gouvernement Britannique.

Les Gazettes de Hollande, celles d'Allemagne et quelques-unes d'Italie, qui s'impriment en France, sont utiles pour confronter les nouvelles; les Gazettiers s'empressent d'en donner; ils n'ont pas le tems de les vérifier; ils se trompent quelquefois, et la nécessité de se dédire leur fournit des articles pour remplir les feuilles successives.

Le Mercure de France, que l'on appelloit autrefois le Mercure Galant, a changé l'ordre de sa distribution; au lieu d'un volume par mois, on en débite une partie tous les Samedis; c'est une Société de Gens-de-Lettres qui s'en occupe; il embrasse les Arts, les Sciences, la Littérature, les Spectacles, les Nouvelles Politiques, et il a toujours conservé l'ancien usage des Enigmes et des Logogriphes, dont il donne l'explication dans le volume qui suit.

Tout le monde doit connoître les Enigmes, et il peut y avoir des personnes qui ne connoissent pas les Logogriphes; car je ne les connoissois pas en Italie. Voici l'explication qu'on en trouve dans le Dictionnaire de Trévoux.

Logogriphe, sorte de symbole en paroles énigmatiques; il consiste en quelque allusion équivoque, ou mutilation de mots, qui fait que le sens littéral différe de la chose signifiée, en sorte qu'il tient le milieu entre le rébus et la vraie Enigme ou l'Emblême.

Ce ne sont pas ces bagatelles qui soutiennent la réputation et le débit du Mercure; mais si on les avoit supprimées, il y auroit peut-être moins d'abonnés; aussi-tôt que ce livre paroit, les Curieux s'empressent de voir s'ils ont deviné les Enigmes et les Logogriphes du volume précèdent; ils tombent immédiatement après sur les Pieces nouvelles de ce même genre; ils les étudient, ils passent des journées entieres dans cette occupation, qui devient pour eux sérieuse et piquante.

Une Dame de ma connoissance qui avoit le don de deviner très-souvent au premier coup-d'œil, trouve un jour une Enigme diabolique qui la met au désespoir; elle devine enfin ou croit avoir deviné; elle est couchée, elle sonne, elle se leve, elle écrit, elle envoye faire part à ses amis de sa découverte; on trouve le lendemain qu'elle s'est trompée: je ne puis pas peindre l'état de désolation dans lequel je l'ai vue.

L'Année Littéraire est aussi une Feuille Périodique qui paroit tous les mois, et dont Monsieur Fréron étoit l'Auteur à mon arrivée à Paris; c'étoit un homme très-instruit, et très-sensé; personne ne faisoit l'Extrait d'un livre, ou d'une Piece de Théâtre, mieux que lui; il étoit méchant quelquefois, mais c'étoit la faute du métier.

Ce qui rendoit ce journal plus piquant, c'étoit la guerre qu'il avoit déclarée au Philosophe de Ferney; l'homme célebre eut la foiblesse de s'en facher; Fréron étoit sa bête noire; il le fourroit par-tout, il le chargeoit de sarcasmes, de ridicules, et cela fournissoit au journaliste de nouveaux matériaux pour remplir ses Feuilles et pour amuser le Public; cet Ouvrage Périodique est passé entre les mains d'un homme de mérite dont la plume est heureuse, et le jugement estimable.

Le Journal des Savans n'est pas fait pour tout le monde; il répond bien à son titre; mais en général on aime mieux s'amuser que s'instruire.

La Gazette des Tribunaux est utile aux Gens de Robe et aux Plaideurs, et le Journal d'Agriculture intéresse les Cultivateurs, mais ils sont très-bien faits l'un et l'autre, et ils trouvent assez de Lecteurs pour récompenser la peine de leurs Auteurs.

Une Feuille Périodique qui a été très-heureuse, et qu'on lit encore avec un certain plaisir, c'est celle qui paroît chaque mois sous le titre de Bibliotheque de Romans.

Un François, aussi noble que riche, possede une Bibliotheque à Paris, que j'ose croire la plus ample et la mieux assortie de toutes celles des particuliers de l'Europe.

Son Catalogue est immense; mais ce qui ne paroît pas croyable, et que j'ai vu de mes propres yeux, c'est qu'à chaque article on trouve en marge une note de la main du possesseur de ce recueil précieux; cela prouve que ce n'est pas le faste, mais le goût et la connoissance qui y ont présidé.

Parmi ses collections les plus rares et les plus complettes, on y trouve celle des Anciens Romans: c'est le tableau le plus fidelle des mœurs, des usages et des caracteres de tous les siecles; des Gens de Lettres protégés et encouragés par le savant et généreux Bibliophile, donnerent sous sa direction des Extraits très-curieux, très-intéressans; ces Ecrivains furent forcés au bout de quelque tems et par des raisons particulieres de puiser ailleurs; ce journal ne laisse pas cependant d'être intéressant, et ne manque pas d'Abonnés et de Lecteurs.

Mais il sort de la même Bibliothèque actuellement un nouveau Recueil qui n'est pas moins utile et pas moinsintéressant: c'est une espece d'Histoire Universelle de la Littérature de toutes les Nations policées; et c'est M. Content Dorville qui en est l'Auteur.

Le Journal de Littérature mérite certainement d'être lu. Il est très-bien écrit, et ses critiques sont très- bien faites.

Je ne parle point du Journal de Bouillon, ni des Affiches de Province, ni de bien d'autres, parce qu'on ne peut pas tout lire et tout connoître, et je finirai cet article par les deux Feuilles qui paroissent tous les jours, l'une sous le titre de Journal de Paris, l'autre sous celui de Journal de France ou de Petites Affiches.

L'objet principal de la derniere est d'annoncer les meubles et les immeubles qui sont à vendre ou à louer; les charges dont les possesseurs voudroient se défaire, les demandes des particuliers, les effets perdus ou retrouvés, les nouveautés que l'on trouve chez les Marchands; les ouvrages des Artistes, et tout ce qui regarde l'utilité et la commodité du Public. On y a ajouté depuis quelques années des Notices littéraires; on y trouve des Extraits bien faits, des Critiques judicieuses, et des Observations très-sensées.

Le Journal de Paris n'est pas moins utile et intéressant; il donne tous les jours les nouvelles les plus fraîches et les plus assurées: il rend compte des projets et des découvertes, des discussions en tous genres.

Les traits de valeur, de vertu, de bienfaisance, trouvent place dans ce Journal; on s'adresse à lui pour faire part au Public des Ouvrages d'esprit, et des travaux méchaniques des particuliers; les Auteurs de la Feuille ne manquent pas dans leurs expositions de donner du relief au mérite, et d'indiquer très-modestement les endroits qui auroient besoin d'éclaircissement ou de correction.

Le Public se plaint quelquefois que le Journal de Paris n'est pas assez riche de nouveautés; mais peut-il y en avoir tous les jours? et, d'ailleurs, peut-on tout dire, tout écrire, tout imprimer?

On y trouve l'article des Spectacles qui ne manque jamais, et qui pourroit tout seul contenter une grande partie des Curieux et d'Abonnés; le Journal de France s'en est emparé aussi, mais il n'y a pas de mal de voir les Ouvrages dramatiques criblés par deux Auteurs différens.

Le lendemain de la nouvelle représentation d'une Piece, vous en voyez dans ces deux Journaux l'exposition, le succès et la critique; quelquefois les journaux sont d'accord, quelquefois ils different dans leurs avis: il en est un plus sévere; l'autre est beaucoup plus indulgent; je ne les nommerai pas: le Public les connoît.

Ces expositions, ces critiques, sont des leçons très-utiles pour les jeunes Auteurs; d'autres Feuilles donnent au bout de quelques tems des extraits et des remarques sur les mêmes Pieces; mais les secours tardifs sont inutiles; la promptitude des journaux dont je viens de parler éclaire les Auteurs sur-le-champ, et une Piece tombée à la premiere représentation, se releve quelquefois à la deuxieme, et fait autant de plaisir qu'elle avoit causé de dégoût.

C'est le Public, me dira-t-on, peut-être, qui indique l'endroit qui le choque ou qui l'ennuie; mais les Auteurs et les Comédiens peuvent-ils démêler au juste la cause de la mauvaise humeur de l'assemblée?

Ce sont les Auteurs des Journaux qui, d'après leur propre jugement, et d'après celui des Spectateurs qu'ils ont eu le tems d'examiner attentivement et de Sang-froid, rendent compte des bons et des mauvais effets, et donnent des avis salutaires.

Voilà ma façon de penser sur l'utilité de ces Ouvrages Périodiques que j'estime beaucoup, mais pour lesquels je ne voudrois pas pour tout l'or du monde me voir occupé. Il n'y a rien de si dur que d'être obligé de travailler bon gré, malgré, tous les jours. On a beau se partager la besogne entre plusieurs Ecrivains, les engagemens avec le Public sont terribles, et la difficulté de plaire à tout le monde est désespérante.

Il y a des Ouvrages, qui, sans être périodiques, ont une continuation arbitraire. Telle est, par exemple, la Vie des Hommes Illustres, ou le Plutarque François de M. Turpin. Ses éloges sont puisés dans l'histoire; mais on admire dans cet Auteur estimable l'art de rapprocher les faits, sans ennuyer le Lecteur, et son style noble et vigoureux qui fait relever le mérite, sans prodiguer l'encens.

M. Rêtif de la Bretonne est aussi un Auteur d'une fécondité sans égale; ses Contemporaines entr'autres sont connues de tout le monde, et se lisent toujours avec satisfaction; il a tracé des tableaux de toute espece; s'il a peint d'après nature, il a beaucoup vu, s'il a travaillé d'imagination, il a beaucoup deviné.

Ce seroit ici l'occasion de parler du Tableau de Paris de M. Mercier; mais je l'avoue, je me trouve à cet égard fort embarrassé; car j'estime l'Auteur, et je suis piqué contre son Ouvrage.

Il ne trouve rien de beau, rien de bon, rien de supportable à Paris; qui prouve trop ne prouve rien; M. Mercier avoit fait pleurer le Public à la représentation de ses drames; il a voulu l'égayer à la lecture de son livre.



CHAPITRE XXXIV

Observations sur quelques établissemens dans Paris.

Depuis vingt-cinq ans que le suis à Paris, je dois le connoître, et comme je ne suis pas né dans un désert, je dois savoir l'apprécier; j'ai parlé de ses beautés, je vais parcourir à la hâte ses commodités, ses agrémens et sa Police.

La Ville est gardée par huit-cents soixante-seize hommes d'Infanterie, et cent onze de Cavalerie, que l'on appelle le Guet à pied et le Guet à cheval; on en trouve des Corps-de-Garde par-tout, on les rencontre en patrouille à toute heure, ils prêtent main-forte à la justice, et ils arrêtent et amenent les hommes arrêtés chez le Commissaire du quartier.

Ce ne sont pas cependant des Sbires, mais des Gardes montés sur le pied Militaire, et commandés par des Officiers qui ont occupé des grades respectables dans les Troupes du Roi.

Cinquante Commissaires, distribués dans la Capitale, reçoivent les plaintes des particuliers et les rapports des dés nonciateurs; ils dressent des Procès-verbaux sur-le-champ, et renvoyent les accusés aux Juges compétens; ces Officiers subalternes sont très-utiles pour vérifier les faits dans le premier instant, et pour éviter la peine et la dépense dans les cas de moindre importance.

Le Lieutenant-Général de Police est le Magistrat qui veille sur l'exécution des ordonnances à la sûreté et à la tranquillité du Public; il a quatre Secrétaires et vingt Inspecteurs sous ses ordres; chacun a son département à remplir, et rien n'échappe à leur vigilance.

Sans ces soins, sans ces précautions, l'on perdroit le fruit de tant d'établissemens utiles et commodes, dont on jouit à Paris; celui des voitures publiques en est un; on se plaint des mauvais Fiacres, et l'on a raison; les Fermiers viennent d'en donner une certaine quantité de meilleurs, mais les plus délabrés valent toujours mieux que rien; je suis dans la classe des piétons; je les trouve délicieux quand j'en ai besoin.

Il y a des Chaises à Porteurs, et des Brouëttes: ces petites voitures coûtent beaucoup moins que les autres; mais pour en sentir le bénéfice, il faut être seul: si vous êtes quatre, vous avez meilleur marché dans un Fiacre.

Ce qu'il y a de plus à craindre dans les voitures de place, ce sont les Cochers; il semble qu'on les choisisse parmi les hommes les plus malpropres et les plus grossiers; on n'entend parler que de leurs impertinences, et sans la rigueur de la Police, on ne pourroit pas y tenir.

Je puis me vanter cependant de n'avoir jamais eu de dispute avec eux; je sais qu'ils sont avides, je tâche de les prévenir, et quelques sols de plus les contentent.

Mais je fais encore mieux; les François sont dans l'habitude de les gourmander, de les tutoyer, et ces gens sans éducation ne risquent rien à renchérir sur la mauvaise opinion que l'on a de leur état; je leur parle avec honnêteté, avec douceur, et je suis bien servi.

La Petite Poste de Paris est aussi un établissement bien imaginé, et très-bien conduit; on peut écrire et recevoir la réponse dans le même jour; cela est très-utile pour le commerce, pour les affaires, pour les complimens, pour les invitations.

Ce sont, dans ce dernier genre, les billets que je reçois le plus souvent par la Petite Poste, et je trouve fort commode de pouvoir accepter ou refuser sur-le-champ, sans aller moi-même, et sans envoyer; j'accepte presque toujours les dîners; j'évite tant que je peux les soupers, et je ne refuse jamais les parties de jeu.

Mais ce qui mérite plus d'attention, c'est l'établissement des Pompes Publiques, pour remédier aux incendies; il y a dix-sept Corps-de-Gardes-Pompiers, et autant de Dépôts de Pompes et de Voitures d'eau.

Au premier avertissement, les Pompiers sont toujours prêts à partir; leur activité, leur zele, leur courage sont admirables; je les ai vus moi-même s'élancer dans les flammes, s'exposer aux dangers les plus évidens, et tout cela sans autre intérêt que celui de remplir les devoirs de leur état, car il n'est pas possible de leur faire accepter la plus petite marque de reconnoissance.

Ce Corps respectable n'a pas besoin de Police; M. Moret, Directeur Général des Pompes du Roi, a su leur inspirer le courage et l'honneur.

On trouve des Bureaux à Paris pour tous les métiers et pour tous les emplois du bas Peuple; un Garçon Perruquier s'adresse à son Bureau, pour retrouver un Maitre; un Tailleur s'adresse au sien, pour avoir un Garçon; les Domestiques en font autant, pour se procurer une condition, et les Nourrices, pour se pourvoir de nourrissons.

Ce dernier Bureau mérite plus d'attention que les autres, car il s'agit de confier les enfans à des femmes inconnues qui emportent les nouveaux nés à la campagne; aussi la Police y a mis de l'ordre, et prend soin de l'exécution; les Nourrices viennent à Paris avec des certificats de leurs Curés, et le chef du Bureau répond de l'enfant.

Malgré toutes ces précautions, il peut arriver que le pere et la mere reçoivent un enfant nourri, qui n'est pas le leur; les meres qui nourrissent leurs enfans obéissent à la loi de la nature, et évitent les inconvéniens; ce soin maternel est heureusement devenu à la mode; les femmes qui étoient autrefois trop délicates pour le soutenir, sont devenues vigoureuses: il est à souhaiter que cette mode ne soit pas éphémere, comme les autres.

Je n'oublierai pas le Bureau Royal de Correspondance nationale et étrangere; il se charge de toutes les affaires actives et passives; il a des correspondans, ou il en trouve, dans les quatre parties de l'univers; cinq cens mille livres déposées chez un Notaire, garantissent votre confiance; et l'intelligence du Directeur vous assure de la meilleure réussite possible.

Je finirai l'article des établissemens publics par celui des machines à feu pour donner de l'eau en abondance dans toutes les rues et dans toutes les maisons de Paris.

Ce projet n'est pas neuf, c'est depuis long-tems qu'il a été imaginé et exécuté à Londres avec le plus grand succès.

La Ville de Paris voyoit la nécessité de l'imiter; elle écouta un Anglois, et lui accorda le privilege exclusif qu'il demandoit.

Une Compagnie de Citoyens François remplie de zele et de patriotisme, et animée par l'intelligence des sieurs Perier Freres, prit à tâche de revendiquer l'honneur de sa Nation; les Associés, autorisés par le Gouvernement, acheterent à grand frais le privilege, et ils entreprirent ce grand ouvrage, le plus essentiel et le plus utile pour la Capitale.

L'exécution est très-avancée; les premieres machines élevées à Chaillot ont bien réussi; les sieurs Perier, Mécaniciens très-célebres, très-versés principalement dans la Pyrotechnie et dans l'Hydrostatique, ont bien répondu dans ce premier essai à la réputation qui les avoit annoncés, et la Compagnie soutient toujours la dépense avec courage, malgré les obstacles qu'elle a rencontrés, et les critiques qu'elle a essuyées.

Il ne faut pas se scandaliser si les meilleurs projets possibles éprouvent des contrariétés: tous les hommes ne les regardent pas du même œil; il peut y avoir des jaloux, des envieux, des plaisans; mais ces personnes-là ne méritent pas d'attention, c'est dans la classe des honnêtes gens, des gens bien intentionnés qu'on trouve des mécontens.

Un projet qui intéresse tous les individus d'une grande ville, donne lieu a un chacun d'en examiner l'utilité publique et particuliere; celui qui n'en est pas satisfait, peut louer l'intention et condamner les moyens; il dit son avis, il le fait imprimer; on répond, les esprits s'échauffent.

Quelque chose de pareil est arrivée à l'égard de l'établissement en question; la dispute de quelques particuliers n'a pas ralenti le zele de la société, ni l'activité des Directeurs. On continue à poser les tuyaux dans les rues.

Les grandes nouveautés ont toujours de la peine à être généralement approuvées. Il est rare même que les premiers auteurs en profitent; mais il semble que celle-ci prend déjà une consistance réelle, et visible. La Compagnie a distribué des actions à des particuliers, et ces actions ont monté prodigieusement.

Le projet est si beau, l'exécution est si heureuse, l'utilité si considérable, la commodité si évidente, qu'il n'est pas possible que la Nation la plus éclairée de la terre se refuse à en reconnoître l'avantage, et à en savoir bon gré au zele patriotique de ses Concitoyens.



CHAPITRE XXXV

Mort de Madame Sophie de France. - Projet d'un nouveau Journal. - Aventure d'un Américain et d'une femme Napolitaine.

Je touche à la fin de mes Mémoires, et je soutiens avec courage la peine d'un travail qui commence à me fatiguer; mais un événement funeste dont je suis au moment de parler, me fait sentir le désagrément de la charge que je me suis imposée.

C'est dans l'année 1783, que Madame Sophie de France cessa de vivre; quelle perte pour la Cour! quelle affliction pour ses tendres sœurs! Ses vertus la rendoient respectable, sa douceur inspiroit l'amour et la confiance; son ame bienfaisante prévenoit l'indigence, et son esprit faisoit des efforts inutiles pour se cacher sous le voile de la piété et de la modestie; cette Princesse a été pleurée, a été regrettée de tous ceux qui avoient l'honneur de l'approcher; je n'en ai pas moins été pénétré que les autres; je trouvois quelque consolation chez Madame Tacher, et chez Madame la Marquise de Chabert sa fille; nous étions affligés par la même cause; la conversation de ces Dames me faisoit ressouvenir de ma perte, et leurs bontés pour moi soulageoient ma douleur.

Ce n'est pas cependant la mort de mes protecteurs, de mes amis, ni de mes parens dont je me sens, par mon naturel, le plus vivement pénétré: je suis né sensible; le moindre mal, le moindre inconvénient qui leur arrivent, m'affecte, me désole, et je regarde la mort de sang-froid, comme le tribut de la nature dont la raison doit nous consoler.

D'où vient donc que la perte de mon auguste Ecoliere m'afflige encore aujourd'hui comme le premier jour? Dans la justice que je rends au mérite, pourroit-on me soupçonner d'amour-propre ou de vanité? Hélas! mes amis, faites-moi la grace de croire que c'est plutôt de la reconnoissance.

En parcourant mes tablettes, je trouve le plan d'un journal de mon imagination; ce projet doit paroitre contradictoire à l'aversion que j'ai marquée dans le Chapitre XXXIII, pour l'assiduité qu'exige un ouvrage périodique; mais ce n'étoit pas moi qui aurois dû m'en charger.

Un jeune homme, François d'origine et habitant de l'Amérique, avoit été envoyé par ses parens dans cette Capitale pour y faire ses études: il étoit bien avancé, il avoit profité des moyens de s'instruire plus que des occasions de s'amuser; mais il avoit tant souffert dans sa traversée, et il craignoit tant la mer, qu'il ne vouloit plus s'y exposer.

En attendant le consentement de sa famille pour rester en France, il cherchoit de l'occupation: il venoit chez moi; il avoit appris assez bien la Langue Italienne, il vouloit traduire mes Œuvres en François; je lui en fis voir les difficultés. Il étoit raisonnable, il y renonça; mais il aimoit la Littérature, et il vouloit tirer parti de l'Italien qu'il avoit appris. J'ai formé pour le contenter le projet d'une Feuille Périodique, et en voici le titre et le plan.

"Journal de Correspondance Italienne et Françoise.

"Un Italien établi depuis quelque tems à Paris est en correspondance de lettres avec plusieurs personnes de son pays. Ces lettres roulent sur toutes les matieres susceptibles de remarques, d'observations, de critique. L'histoire, les sciences, les arts, les découvertes, les projets, la typographie, les spectacles, la musique, les loix, la police, les mœurs, les usages, les caracteres nationaux, les fetes publiques, les cérémonies, les nouvelles, les anecdotes, tout y est mis à contribution. Mais le contenu de ces lettres doit toujours, par des rapports mutuels, intéresser à la fois le pays d'où elles partent, et celui où elles sont adressées.

"Sort-il un livre, un drame, un poëme, un ouvrage quelconque d'une des deux Nations, on en fait part à l'autre. L'on s'envoie des extraits, des analyses, des comparaisons; les matieres sujettes à discussions ou à déclaration ne resteront pas sans réponse, et on ne manquera pas d'y insérer des discours, des harangues, des dissertations, et tout ce qui pourra contribuer à intéresser les Lecteurs.

"Seroit-ce une entreprise téméraire que de proposer un nouveau Journal à Paris?

"Les Auteurs qui viennent d'entreprendre celui-ci, se flattent que non, vu que chaque Journal a ses partisans, et que le leur pourroît en acquérir comme un autre. La Littérature Françoise fait depuis long-tems les délices de l'Italie; il semble que les Italiens soient reconnoissans envers les François d'avoir soutenu et embelli le grand ceuvre de la renaissance des Lettres pour lequel ils avoient travaillé les premiers.

"Mais il paroît aussi que les François remontent de tems en tems à la source, et se plaisent à converser avec les grands Maîtres du bon siecle de la Littérature Italienne.

"Cette Langue est en vogue en France plus que jamais. Le goût de la nouvelle musique y a beaucoup contribué; les Bibliotheques à Paris abondent en Livres Italiens, on les lit, on les goûte, on les traduit, et les voyages des François en Italie sont devenus plus fréquens.

"Tant d'objets paroissent justes, raisonnables et engageans; si les Auteurs de ce journal se trompent, ce ne sera pas la faute du projet, mais de l'exécution. Cependant les personnes qui doivent s'en occuper, ne manqueront pas de matériaux intéressans, de notices sûres, de correspondances bien établies, de zele pour le Public et d'attention pour leur propre intérêt. Car on a beau dire, je me sacrifie pour l'honneur, pour le bien de la société, l'homme riche ne travaille gueres, et celui qui ne l'est pas ne s'oublie point, etc."

Mon jeune homme, enchanté du programme, avoit trouvé quatre associés qui l'auroient secondé. Je leur avois procuré des connoissances à Rome, à Naples, à Florence, à Bologne, à Milan, à Venise, et on attendoit d'avoir apprêté assez de matiere pour le travail de six mois, avant que de publier le Prospectus.

Dans ces entrefaites, une femme Napolitaine vint à Paris. C'étoit une Actrice de l'Opéra-Comique Italien; elle venoit de Londres, où le Directeur qui l'avoit engagée, avoit fait banqueroute, et elle venoit chercher des ressources en France. Elle n'étoit ni jeune, ni jolie; mais elle étoit fine et adroite, et ajoutoit aux artifices ordinaires de son état, celui de l'hypocrisie.

J'eus l'honneur da sa premiere visite; mon Américain la trouva fort aimable; il étoit un peu dévot; la Napolitaine avoit toujours son chapelet à la main. Elle allumoit tous les Samedis une lampe devant l'Image de Notre-Dame-de-Lorette, et pendant que le bon-homme apprenoit à prier Dieu en Italien, il oublioit son travail et ses associés.

J'avois beau lui faire des remontrances, et même des reproches; il étoit amoureux. Tout son chagrin étoit que sa belle étoit mariée, et qu'il ne pouvoit pas l'épouser.

Le Journal alloit mal. Les jeunes gens qui s'y étoient engagés, commençoient à mépriser celui qui étoit chargé de les conduire, et je faisois mon possible pour les encourager; je me flattois de ramener leur chef à la raison; mais le voilà perdu.

Il va un jour chez la sorciere, il la trouve à genoux. Ah venez, mon ami, s'écrie-t-elle en le voyant, prosternez- vous devant la Vierge Marie, remerciez Dieu avec moi, criez au miracle, mon mari est mort.

Elle lui fait voir la lettre qu'elle venoit de recevoir, l'extrait-mortuaire étoit dedans. Bref, ils se marient. La fem me étoit jalouse, elle ne vouloit pas rester à Paris; le mari étoit honteux, il ne se laissoit plus voir. Ils partirent quelques jours après: voilà le journal fini avant que de commencer.

On se plaint des femmes qui enchantent par leurs graces, qui encheînent les hommes par leurs agrémens, qui les ruinent quelquefois par leurs caprices; mais leurs charmes sont connus, et c'est l'homme lui-même qui leur prête les armes pour le soumettre.

Il n'y a que l'hypocrisie qui trompe, et cet artifice est aussi rare en France que l'imbécillité de ceux qui se laissent tromper.

Les femmes sages ont en France plus d'amabilité que par-tout ailleurs, et les femmes adroites y sont moins méprisables.



CHAPITRE XXXVI

Didon, Tragédie Lyrique, en trois Actes. - Nouveau genre de Drames sur le Théâtre de l'Opéra de Paris. - Le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, à la Comédie Françoise. - Quelques mots sur d'autres Auteurs et sur des personnes de ma connoissance.

Dans l'année 1783, on donna à Paris la premiere représentation de l'Opéra de Didon, paroles de M. Marmontel, musique de M. Piccini; c'est à mon avis le chef-d'œuvre de l'un, et le triomphe de l'autre.

Il n'y a pas de Drame musical qui s'approche plus de la véritable Tragédie que celui-ci; M. Marmontel n'a imité personne, il s'est rendu maître de la Fable, et il lui a donné toute la vraisemblance et toute la régularité dont un Opéra est susceptible.

Quelques-uns disent que M. Marmontel a travaillé son Drame d'après Métastase; ils ont tort. Didon a été le premier ouvrage du Poëte Italien; on y reconnoît un génie supérieur, mais on y remarque en même tems les écarts de la jeunesse, et l'Auteur François auroit mal réussi s'il avoit cherché à l'imiter.

M. Piccini, après avoir travaillé sur des Poëmes ingrats, a trouvé celui-ci qui pouvoit faire briller ses talens, et il en a su profiter. Madame Saint-Huberti, aussi bonne Actrice que bonne Musicienne, a supérieurement rendu le rôle de Didon, et cet ouvrage est justement regardé comme un monument précieux de l'Opéra François.

Depuis quelques années ce Spectacle avoit beaucoup perdu de son ancien crédit; il s'est vigoureusement soutenu depuis qu'on a pris le parti de multiplier les nouveautés et d'en varier les représentations.

On donnoit autrefois le même Opéra, bon ou mauvais, pendant trois ou quatre mois, et les Spectateurs diminuoient tous les jours; à présent la Salle est toujours reimplie, on a beaucoup de peine à trouver des Loges à l'année.

Ce qui a aussi beaucoup contribué à l'agrément de ce Spectacle, c'est un nouveau genre de Drames que l'on y a introduit, et qu'on pourroit appeler des Opéras-Comiques décorés. Colinette à la Cour, l'Embarras des richesses, la Caravanne, Panurge dans l'Isle des Lanternes, et bien d'autres, ne sont que des esquisses de Comédies sans intrigue et sans intérêt, et dont le dialogue ne donne pas assez de tems pour en démêler lé sujet; mais de la musique charmante, des ballets de la plus grande beauté, des décorations magnifiques, donnent du mérite à l'ensemble et du plaisir au Public; c'est bien-là le cas de dire, que la sauce vaut mieux que le poisson.

Je n'entends pas porter atteinte au mérite des Auteurs qui ont travaillé dans ces bagatelles; ils se sont conformés à la singularité des ouvrages qu'on leur avoit demandés; ils ont réussi à bien servir les autres parties du Spectacle qui en faisoient l'objet principal, et il paroit que le Public en a été satisfait.

Ce Public que l'on accuse d'être si difficile, si rigide, est par fois très-docile, très-indulgent; vous n'avez qu'à lui présenter les choses pour ce qu'elles sont, sans morgue et sans prétention, il applaudit aux endroits qui l'amusent sans examiner le fond du sujet.

Le Mariage de Figaro a eu le plus grand succès à la Comédie Françoise, parce que l'Auteur avoit fait précéder ce titre par celui de la Folle-Journée.

Personne ne connoît mieux que M. de Beaumarchais les défauts de sa Piece; il a donné des preuves de son talent dans ce genre, et s'il avoit voulu faire de son Figaro une Comédie dans les regles de l'art, il l'auroit faite aussi bien qu'un autre; mais il n'a voulu qu'égayer le Public, et il y a parfaitement réussi.

Le succès de cette Comédie a été extraordinaire en tout. On donne régulierement aux Théâtres-Comiques à Paris deux ou trois Pieces par jour; Figaro remplissoit tout seul le Spectacle; il faisoit courir le Public deux ou trois heures avant le lever de la toile, il le faisoit rester trois quarts d'heure plus tard qu'à l'ordinaire, sans l'ennuyer: le voilà à sa quatrevingt-sixieme représentation, il est toujours frais, toujours applaudi; et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les mêmes personnes qui le critiquent en sortant du Spectacle, ne cessent pas d'y revenir, et s'amusent de ce qu'elles avoient critiqué.

M. de Beaumarchais avoit donné, quelques années auparavant, une Comédie intitulée le Barbier de Séville, et ce même Espagnol qui portoit le nom de Figaro, fournit le sujet de la Folle-journée.

La premiere de ces deux Pieces a été goûtée, applaudie. L'Auteur venoit d'essuyer un Procès; il avoit défendu sa cause lui-même; ses Plaidoyers étoient gais, plaisaus et bien écrits; on les lisoit parotout, ils faisoient le sujet des conversations; il avoit eu l'adresse d'insérer dans le Barbier de Séville des anecdotes masquées qui rappelloient son procès, et donnoient du ridicule à ses adversaires; tout cela contribua infiniment au succès de la Piece.

Dans celle du Mariage de Figaro, il n'y avoit pas de sarcasme pour des particuliers, mais il y en avoit pour tout le monde; personne cependant ne pouvoit s'en plaindre, les critiques tomboient sur des vices, sur des ridicules, que l'on rencontre parotout; tant pis pour ceux qui s'y reconnoissent.

Les connaisseurs et les amateurs du bon genre faisaient retentir leurs plaintes contre ces ouvrages qui, à leur avis, étaient faits pour dégrader le Théâtre François; ils voyoient une espece de fanatisme qui entraînait leurs compatriotes; et craignaient que la maladie ne devint contagieuse.

L'expérience leur fit voir le contraire. On donna en même tems à la Comédie Françoise des nouveautés qui n'eurent pas moins tout le succès qu'elles pouvaient mériter: Coriolan, par exemple, de M. de la Harpe, le Séducteur, de M. Bievre, les Aveux difficiles et la Fausse Coquette, de M. Vigé: ce dernier Auteur a été même encouragé par le Public; on a trouvé les premiers essais de son talent du meilleur goût, du meilleur ton, du meilleur style; et on a lieu d'espérer en lui un soutien de la bonne Comédie.

Je m'intéresse beaucoup à ce jeune Auteur, parce que j'ai l'honneur de le connaître particulierement: c'est le frère de Madame le Brun de l'Académie Royale de Peinture, et dont les ouvrages font honneur à son sexe, à son pays et à notre siecle; c'est le gendre de M. Riviere, Conseiller et Sécrétaire de légation de la Cour de Saxe; c'est le mari d'une Dame que j'ai vu naître, remplie de vertus et de talens qui prouvent l'éducation d'une mere incomparable, d'une mere de neuf enfans, dont il n'y en a pas un qui ne réponde aux soins de sa vigilance, et ne promette la consolation de ses parens.

J'ai fait cette heureuse connaissance chez Madame Bertinazzi, veuve de M. Carlin; je fréquentais cette maison du vivant du mari, je ne l'ai pas quittée depuis.

On ne peut pas être plus aimable que Madame Carlin: beaucoup d'esprit, beaucoup de gaieté, toujours égale, toujours honnête, toujours prévenante; sa société n'est pas nombreuse, mais bien choisie; ses anciens amis sont toujours les mêmes, elle aime le jeu, et moi aussi; elle est belle joueuse, et je tâche de l'imiter.

Il n'y a que le Reversi qui donne des convulsions aux joueurs les plus flegmatiques. Madame Carlin est fort vive, elle ne peut pas se contenir plus qu'un autre, mais elle met tant de graces dans ses transports, et tant d'agrément dans ses reproches, qu'on peut dire qu'elle est belle dans sa colere.



CHAPITRE XXXVII

Traduction d'une de mes Pieces en François. - Sa chute au Théâtre Italien. - Naissance du Duc de Normandie. - Nouvelle maniere d'illuminations. - Quelques observations sur les modes.

Vers la fin de l'année 1784, pendant que je travaillois à la deuxieme partie de mes Mémoires, et que je faisais des extraits de Pieces de mon Théâtre, un de mes amis vint me parler d'une affaire qui étoit on ne peut pas plus analogue au travail dont j'étais occupé.

Un homme de Lettres que je n'ai pas l'honneur de connaître, avait envoyé à M. Courcelle de la Comédie Italienne une de mes Comédies qu'il avait traduite en François; il priait l'Acteur de me la présenter, et de la faire jouer si j'étais content de sa traduction; bien entendu, disoit-il très-honnêtement, que l'honneur et le profit devaient appartenir à l'Auteur.

La Piece en question est intitulée en Italien un Curioso Accidente (une Plaisante Aventure); vous en trouverez l'extrait dans la deuxieme partie de mes Mémoires, avec des notices historiques qui regardent le fond du sujet.

Je trouvai la traduction exacte, le style n'était pas coupé à ma maniere, mais chacun a la sienne; le Traducteur avoit changé le titre en celui de la Dupe de soi-même, je n'en étais pas mécontent; je donnai mon consentement pour qu'elle fût jouée; les Comédiens la reçurent à la lecture avec acclamation; elle fut donnée l'année suivante, et elle tomba net.

Un endroit de la Piece qui avait fait le plus grand plaisir en Italie, révolta le Public à Paris; je connais la délicatesse Françoise, et j'aurais dû le prévoir; mais comme c'était un François qui en avoit fait la traduction, et que les Comédiens l'avoient trouvée charmante, je me suis laissé conduire.

Je me serois peut-être apperçu du danger si j'avois pu assister aux répétitions; mais j'étois malade, et les Comédiens étoient pressés de la faire paroitre.

J'avois donné quelques billets d'Amphithéâtre et de Parterre pour la premiere représentation; personne ne vint chez moi m'en donner des nouvelles, c'étoit mauvais signe; je me couchai cependant sans m'informer de l'événement, et ce fut mon Perruquier qui, les larmes aux yeux, me fit le lendemain le détail de la chute solemnelle de la Piece; je la retirai sur le champ, et comme je me portois beaucoup mieux ce jours-là, je dînai de très-bon appetit.

Accoutumé depuis long-tems aux succès, tantôt bons, tantôt mauvais, je sais rendre justice au Public, sans le sacrifice de ma tranquillité; ce qui me fachoit davantage, c'étoit que personne ne venoit me voir, personne n'envoyoit s'informer de l'état de ma convalescence; j'écrivis à mes amis pour savoir si ma Piece les avoit indignés; au contraire c'étoit par trop d'amitié, par trop de sensibilité qu'ils n'osoient pas faire eclater devant moi leur chagrin; nous nous vîmes enfin, et c'étoit moi qui faisois l'office de consolateur.

Des rejouissances publiques me firent quitter ma Chambre, et me dédommagerent de la maladie et des désagrémens que j'avois essuyés.

La Reine venoit de donner un nouveau Prince à l'Etat; elle accoucha, le 27 Mars 1785, du Duc de Normandie; on fit des illuminations à Paris comme à l'ordinaire, mais il y eut de riches particuliers qui se distinguerent, dans cette occasion, d'une maniere noble et nouvelle; les façades de leurs Hôtels étoient ornées de haut en bas de nouveaux desseins abondamment et artistement éclairés; on ne peut pas voir de décorations plus frappantes, ni plus éclatantes.

Il est à croire que ce nouveau goût sera suivi à Paris, et que chacun, à proportion de ses forces, voudra dorénavant avoir une illumination à la mode.

La mode a toujours été le mobile des François, et ce sont eux qui donnent le ton à l'Europe entiere, soit en Spectacles, soit en décorations, en habillemens, en parure, en bijouterie, en coëffure, en toute espèce d'agrémens; ce sont les François que l'on cherche part-tout à imiter.

A l'entrée de chaque saison, on voit à Venise dans la rue de la Mercerie une figure habillée, que l'on appelle la Poupée de France: c'est le Prototype auquel les femmes doivent se conformer, et toute extravagance est belle d'après cet original; les femmes Vénitiennes n'aiment pas moins le changement que celles de France; les Tailleurs, les Couturieres, les Marchandes de Modes en profitent; et si la France ne fournit pas assez de modes, les Ouvriers de Venise ont l'adresse de donner du changement à la Poupée, et de faire passer leurs inventions pour des idées transalpines.

Quand j'ai donné à Venise ma Comédie intitulée la Manie de la Campagne, j'ai beaucoup parlé d'un habillement de femme qu'on nommoit le Mariage: c'étoit une robe d'une étoffe toute unie, avec une garniture dé deux rubans de différentes couleurs, et c'étoit la Poupée qui en avoit donné le modele; je demandai, en arrivant en France, si cette mode existoit encore; personne ne la connoissoit, elle n'avoit jamais existé, on la trouvoit même ridicule, et on se moquoit de moi.

J'eus le même désagrément ici en parlant de robes à la Polonnoise, qu'au moment de mon départ les femmes avoient adoptées en Italie, mais douze ans après, je vis les Polonnoises à Paris, comme une nouveauté charmante.

La mode, en fait d'habillemens, a eu, il est vrai, un long interregne en France, mais elle a repris son ancien empire.

Que de changemens en très-peu de tems! des Polonnoises, des Lévites, des Fourreaux, des Robes à l'Angloise, des Chemises, des Pierrots, des Robes à la Turque et des Chapeaux de cent façons; et des Bonnets qu'on ne sauroit définir; et des Coëffures!... des Coëffures!

Cette partie des ajustemens des femmes, si essentielle pour relever leurs graces et leur beauté, étoit arrivée, il y a quelque tems, au point de sa perfection; aujourd'hui, j'en demande pardon aux Dames, elle est insupportable à mes yeux.

Ces cheveux chiffonnés, ces toupets qui tombent sur les sourcils, leur donnent des désavantages qu'elles devroient éviter.

Les femmes ont tort de suivre en fait de Coëffüre la mode générale; chacune devroit consulter son miroir, examiner ses traits, adapter l'arrangement de sa chevelure à l'air de son visage, et conduire la main de son Perruquier.

Mais avant que mes Mémoires sortent de la presse, on verra, peut-être, les Coëffures des femmes, et bien d'autres modes changées; on diminuera la grandeur des Boucles, on rognera les Chapeaux, on donnera plus de noblesse aux habillemens des femmes, et plus d'ampleur aux culottes des hommes.



CHAPITRE XXXVIII

Quelques mots sur une Procédure réglée à l'extraordinaire. - Le goût des François pour le Vaudeville. Quelques mots sur deux Auteurs estimables. - 0bservation sur la ville de Saint-Germain-en-Laye. - Traits de reconnoissance envers quelques-uns de mes amis. - Ma vie ordinaire. - Mon secret pour m'endormir. - Mon tempérament.

Il y eut une grande affaire à Paris dans cette même année 1785: des Prisonniers d'Etat furent enfermés à la Bastille; le Roi ordonna à son Parlement de les juger, et l'Arrêt fut prononcé le 30 Mai de l'année suivante.

Je ne parlerai pas du fond de ce Procès que personne ne doit ignorer; les Gazettes en ont assez dit, et les Mémoires des Accusés ont été répandus par-tout.

Un Personnage illustre, victime d'une duperie inconcevable, fut déchargé de toute accusation.

Un Etranger, impliqué mal-à-propos dans cette affaire, fut blanchi de même.

Une femme intriguante, méchante, criminelle, fut punie, le nom de son mari contumace fut affiché et flétri.

Un homme qui avoit prêté sa plume aux escroqueries fut banni à perpétuité, et une jeune étourdie, complice sans le savoir, fut mise hors de Cour par commisération de son ignorance.

Cette cause, singulierement compliquée, occupa le Public pendant dix mois; elle faisoit le sujet journalier des cercles et des sociétés de Paris; les personnes qui par leur adhérences y étoient intéressées, vivoient dans l'inquiétude, et les beaux esprits faisoient des couplets.

C'est le ton de la Nation; si les François perdent une bataille, une épigramme les console; si un nouvel impôt les charge, un vaudeville les dedommage; si une affaire sérieuse les occupe, une chansonnette les égaye, et le style le plus simple et le plus naïf est toujours relevé par des traits malins et par des pointes piquantes.

La France est riche en talens: les uns travaillent pour la gloire, les autres s'amusent pour l'agrément de la société.

M. le Comte de Rivarol est un jeune Auteur qui s'est annoncé au Public par un Ouvrage qui lui fait le plus grand honneur, et qui prouve l'étendue de ses connoissances et l'énergie de sa plume.

Tout le monde connoît son Discours sur la préférence de la Langue Françoise, qui a remporté le prix de l'Académie de Berlin; il vient de traduire le Poëme du Dante, et on a lieu d'espérer en lui un successeur aux Grands- Maitres de la Littérature.

Voici un Poëte qui embrasse les deux genres de Poësie ci-dessus marques. M. Robet est grave et vigoureux dans ses Poëmes, et agréable dans ses contes; c'est un Auteur qui n'a imité personne; son style est original, ses vers sont plus énergiques que coulans, ses rimes sont des plus riches, et en même tems des plus difficiles et des plus heureuses; son érudition est immense, et sa logique est aussi claire que vigoureuse.

Ses Ouvrages ne sont pas imprimés; j'en ai entendu débiter par l'Auteur lui-même plusieurs fois, mais pas aussi souvent que je desirerois; car M. Robet partage sa demeure entre la Capitale et Saint-Germain-en-Laye.

L'occasion de nommer cette derniere Ville me fait souvenir que j'avois oublié d'en faire mention dans mes Mémoires.

C'est un séjour royal, à quatre lieues de Paris, dont la Position est des plus heureuses: elle est bâtie sur une élévation qui domine une plaine immense, traversée par les eaux de la Seine; ce qui fait que l'air y est très-salutaire, e la vue délicieuse.

La forêt qui l'approche sans la gêner, est très-vaste, bien coupée, bien peignée, et abondante en bêtes fauves et en gibier; le Château est superbe, dans l'ancien goût; c'est le lieu de la naissance de Louis XIV.

Si ce Monarque avoit eu plus d'attachement pour son pays natal, il auroit épargné tant de millions qu'il a sacrifiés pour dessécher les marais de Versailles, il auroit trouvé le sol moins ingrat, et l'exposition plus heureuse pour l'exécution de ses idées magnifiques.

Saint-Germain est aujourd'hui une retraite agréable pour bien du monde: les uns y vont chercher la tranquillité, les autres l'économie: chacun y trouve la société qui lui convient; si mes affaires ne me retenoient à Paris, j'irois certainement profiter de ce séjour agréable pour le reste de mes jours.

Ce qui m'engageroit encore davantage, ce seroit l'occasion de me rapprocher d'un ami respectable que j'aime tendrement par inclination et par reconnoissance.

M. Huet y fait sa demeure depuis quelques années; je le voyois souvent, quand il étoit à Paris; il n'y a pas d'homme plus aimable; il n'y a pas d'ami plus solide que lui; dans le tems où le Trésor Royal n'étoit pas en regle comme aujourd'hui, M. Huet ne m'a jamais refusé de m'avancer les sommes dont je pouvois avoir besoin; et lorsque le Roi m'accorda la gratification de cent cinquante louis pour mon Bourru Bienfaisant, cet ami généreux m'envoya sur-le-champ trois sacs de 1200 livres, et se chargea de les retirer à la commodité du Caissier des Menus-Plaisirs; ce sont des services qu'on ne peut pas oublier.

Je me félicite de plus en plus d'avoir entrepris cet Ouvrage, pour pouvoir donner des marques de reconnoissance à ceux qui m'ont obligé.

Les Lecteurs de mes Mémoires qui n'ont pas des raisons pour s'intéresser aux personnes que je me fais un honneur et un plaisir de nommer, ne peuvent pas me savoir mauvais gré que je leur fasse connoître des hommes qui méritent d'être connus.

Je n'oublierai pas dans cet article Madame de la Bergerie. M. et Madame Haudry, ses pere et mere, furent de mes premieres connoissances à mon arrivée à Paris; j'étois chez eux comme chez moi; je vis naître leur fille, je la vis croître tous les jours en beauté, en sagesse, en esprit.

Mademoiselle Haudry perdit à la fleur de sa jeunesse son pere, sa mere, son oncle paternel; ces pertes entraînerent celle d'une partie de son bien.

M. de la Bergerie, jeune homme d'une conduite peu commune, avec un esprit solide et un cœur excellent, rendit justice au mérite de la jeune personne, la fit demander en mariage, l'épousa; il prit soin des affaires de sa femme, il la fit rentrer dans les droits de sa terre de Bleneau; c'est un ménage charmant dont je jouis en hiver, et que je regrette en été.

Beaucoup de mes connoissances vont à la campagne dans la belle saison, et je reste à Paris; j'irois bien m'établir pour quelques jours chez les uns et chez les autres de mes amis, mais la petite santé de ma femme m'empêche de m'éloigner.

Elle a eu une maladie considérable cette même année: M. de Longlois, son Médecin, l'a tirée d'affaire; c'est un homme qui, indépendamment de sa science, a l'exactitude et la douceur qui consolent les malades et les tranquillisent; mais les pleurésies laissent toujours des vestiges dangereux, et je n'ose pas la quitter; ma pauvre femme a tant d'attention pour moi, il faut bien que j'en aye pour elle.

Je vais, pour changer d'air, passer quelques journées dans les environs de Paris: tantôt à Belleville, chez Madame Bouchard et Madame Legendre sa fille; maison charmante où l'on trouve les talens réunis, et tous les agrémens possibles de la société.

Tantôt à Passy, chez Madame Alphand ou chez Mademoiselle Desglands, deux aimables voisines dont la douceur de l'une et la vivacité de l'autre sont toujours dans la plus parfaite harmonie, parce que leurs esprits sont raisonnables, et leurs cœurs excellens.

Je vais aussi quelquefois à Clignancour me promener dans le superbe jardin de M. Agironi; ce dernier est un honnête Vénitien privilégié par Lettres-patentes du Roi pour la vente d'une eau médicinale de sa composition: il faut que son remede soit bon; car c'est depuis vingt ans qu'il le débite à Paris, et il lui a produit une fortune considérable.

Pour le reste du tems, je mene ma vie ordinaire à la Ville; je me leve à neuf heures du matin, je déjeûne avec du chocolat de santé: c'est Madame Toutain, rue des Arcis, qui m'en fournit d'excellent; je travaille jusqu'à midi, je me promene jusqu'à deux heures; j'aime la société, je vais la chercher, je dîne en Ville très-souvent, ou chez moi avec la société de ma femme.

Madame et Mademoiselle Farinelli sont de ce nombre: la mere a été une des premieres Actrices de l'Opéra en Italie, la fille enseigne à toucher du forte-piano, et la musique Italienne et Françoise à Paris; elle a beaucoup d'Ecolieres, ses talens et ses mœurs lui font honneur également.

Madame Rinaldi est aussi une de nos compatriotes qui viennent quelquefois nous voir; et M. Rinaldi a bien voulu, par amitié, être le copiste de mon Ouvrage; c'est un Maître de Langue Italienne très-accrédité: il y en a plusieurs dans cette Ville, je les crois tous excellens, mais celui-ci est mon ami, je l'estime beaucoup, et tous ceux à qui je l'ai proposé m'en ont remercié.

Que de disgressions! Que de bavardage!... Pardonnez-moi, Messieurs, ce n'est pas du bavardage: je suis à Paris; j'annonce aux Parisiens des personnes utiles, et je serois bien aise de pouvoir contribuer aux avantages des uns, et à la satisfaction des autres.

Je reviens à mon régime... Direz-vous encore que je pourrois m'en passer? Vous avez raison; mais tout cela est dans ma tête, il faut que cela en sorte peu-à-peu, et je ne vous ferai pas grace d'une virgule.

Après mon dîner, je n'aime ni le travail, ni la promenade; je vais aux Spectacles quelquefois, et le Plus souvent je fais ma partie jusqu'à neuf heures du soir; je rentre toujours avant les dix; je prends deux ou trois diablotins, avec un verre d'eau et de vin, et voilà tout mon souper; je fais la conversation avec ma femme jusqu'à minuit; nous nous couchons maritalement en hiver, et dans deux lits jumeaux dans la même chambre en été; je m'endors bien vite, et je passe les nuits tranquillement.

Il m'arrive quelquefois comme à tout le monde d'avoir la tête occupée par quelque chose capable de retarder mon sommeil; dans ce cas, j'ai un remede sûr pour m'endormir; le voici.

J'avois projetté depuis long-tems de donner un vocabulaire du dialecte Vénitien, et j'en avois même fait part au Public qui l'attend encore; en travaillant à cet Ouvrage ennuyeux, dégoûtant, le vis que je m'endormois; je le plantai-là, et je profitai de sa faculté narcotique.

Toutes les fois que je sens mon esprit agité par quelque cause morale, je prends au hasard un mot de ma langue maternelle, je le traduis en Toscan et en François; je passe en revue de la même maniere les mots qui suivent par ordre alphabétique, je suis sûr d'être endormi à la troisieme ou à la quatrieme version; mon somnifere n'a jamais manqué son coup.

Il n'est pas difficile de démontrer la cause et l'effet de ce phénomene; une idée gênante a besoin d'être remplacée par une idée opposée ou indifférente; l'agitation de l'esprit une fois calmée, les sens se tranquillisent, et le sommeil les assoupit.

Mais ce remede, tout excellent qu'il est, ne pourroit pas être utile à tout le monde; un homme trop vif, trop sensible, n'y réussiroit pas; il faut avoir le tempérament dont la nature m'a favorisé; le moral chez moi est analogue au physique, je ne crains ni le froid ni le chaud, et je ne me laisse ni enflammer par la colere, ni enivrer par la joie.



CHAPITRE XXXIX

Arrivée a Paris de M. le Chevalier Cappello, Ambassadeur de Venise. - Quelques mots sur le nouveau Port de Cherbourg - Nouvelle représentation de mon Bourru Bienfaisant à Versailles. - Retraite de quatre Acteurs de la Comédie Françoise. - Pieces jouées sur ce Théâtre dans ces derniers tems. - Autres Pièces jouées à la Comédie Italienne.

En m'approchant de la fin de mes Mémoires, je rencontre de plus en plus des sujets agréables à traiter.

M. le Chevalier Cappello, Ambassadeur de Venise à cette Cour, arriva à Paris dans le mois de Décembre 1785: c'est le septieme Ministre de ma nation que je vois en France.

J'ai vu les autres, je leur ai fait ma cour; ils ont eu tous des bontés pour moi, mais celui-ci m'a fait au premier abord un accueil si gracieux, si tendre, si intéressant, que je me suis senti ravi de joie, de respect, de reconnoissance.

Je n'avois pas eu l'honneur de le connoître à Venise; je connoissois bien la famille Cappello, qui est une des plus anciennes et des plus respectables de la République, mais M. le Chevalier étoit jeune, quand j'ai quitté mon pays; et c'est une raison de plus qui augmente ma surprise, en trouvant dans ce Patricien un de mes plus zélés protecteurs.

Je ne ferai pas son éloge: je connois sa modestie, il ne le souffriroit pas; d'ailleurs, s'il est sage, s'il est juste il s'acquitte des devoirs de l'homme; s'il est grand, honnête, généreux, il remplit les charges de son état, mais les qualités de son cœur ne sont pas communes; il y a peu d'hommes qui s'intéressent à l'humanité indigente comme lui: sa porte n'est pas fermée pour les malheureux; sa personne n'est pas inaccessible pour les mal vêtus, et le titre national suffit pour avoir droit à sa protection: que Son Excellence me pardonne; je n'ai pas pu m'empêcher de donner un petit échantillon de ses vertus, je n'en dirai pas davantage.

Je sors d'un sujet qui me flatte, et j'entre dans un autre qui ne me touche pas moins; j'aime la France, je m'intéresse à la gloire de son Souverain, aux avantages de ses citoyens.

Par-tout où je vais, je n'entends parler que du Port de Cherbourg: il y en avoit un dans cette Ville, qui, par son heureuse situation, offroit des avantages considérables dans cette partie intéressante de l'Océan; mais n'étant ni assez vaste, ni assez profond, il ne pouvoit recevoir que de petits bâtimens, et on va le mettre en état de contenir une armée navale.

Cet ouvrage immense est très-avancé; on a fait des prodiges en trois années de tems; on a surmonté la profondeur de la mer pour élever un terrein susceptible de batteries et de fortifications; et on doit l'étendre des deux côtés pour garantir les vaisseaux de la violence des vents et des flots.

Voilà un ouvrage digne des Romains; Louis XVI ne néglige rien pour la sûreté et pour la tranquillité de ses Etats; il est allé lui-même visiter les travaux, et encourager les travailleurs; il a répandu la joie et la bienfaisance par-tout. Que d'éloges, que d'acclamations, que de bénédictions n'a-t-il pas rapporté?

Je prenois part à la joie publique; mais je n'étois pas insensible à une heureuse nouvelle, qui me regardoit particulierement.

On devoit donner des Spectacles à Versailles, pour des illustres Etrangers qui étoient fêtés par la Cour de France; mon Bourru Bienfaisant étoit du nombre des Pieces que l'on avoit choisies pour cette occasion.

Mon amour-propre en étoit flatté à cause de la circonstance, et parce que M. Préville, qui venoit de se retirer du Théâtre, devoit y jouer.

Cet homme incomparable ne manqua pas de plaire, et même de surprendre, comme à son ordinaire; ma Piece gagna de nouveaux partisans, et moi-même de nouveaux protecteurs.

C'est une grande perte que la Comédie Françoise vient de faire par la retraite de Monsieur et de Madame Préville, et par celle de M. Brisard et de Mademoiselle Fanié: il lui reste cependant de bons Acteurs, d'excellentes Actrices pour conserver cette réputation qu'à juste titre elle a toujours mérité.

Ils ont donné depuis sur ce Théâtre plusieurs Pieces tant comiques que tragiques, dont la plus grande partie a obtenu les applaudissemens du Public.

Je vais rarement au Spectacle, et je ne puis pas parler des Pieces que je ne connois que par relation; mais j'ai vu l'Inconstant de M. Collin; j'ai trouvé la Piece charmante et les Acteurs excellens: M. Mollé, entr'autres, m'a paru toujours nouveau, toujours étonnant: c'est le même jeune homme, vif, agréable, brillant, qu'il étoit il y a vingt ans.

Paroît-il cet Acteur célebre, en jouant l'Inconstant, le même homme qui joue le rôle de Dorval dans le Bourru Bienfaisant? Je crois qu'il réussiroit également dans celui de Géronte.

Les Italiens n'ont pas été moins heureux dans ces derniers tems.

Richard, Cœur de Lyon, a eu le plus grand succès. M. Sedaine, membre de l'Académie Françoise, et M. Gretry se surpasserent l'un et l'autre dans cet Opéra-Comique charmant, et M. Clairval fit valoir encore davantage le mérite du Poëte et celui du Musicien.

Lorsqu'on retira l'Opéra de Richard, il paroissoit difficile d'en trouver un autre qui pût le remplacer avec autant de bonheur. Nina, ou la Folle par amour, fit le miracle; et si le succès de cette Piece ne l'emporta pas sur la précédente, elle l'a au moins égalé.

Cet Ouvrage de M. Marsoiller eut le mérite de faire tolérer sur la scene un être malheureux sans crime et sans reproche, et la musique de M. d'Alerac fut trouvée bonne et analogue au sujet.

Mais Madame du Gazon qui avoit donné tant de preuves de ses talens dans tous les genres, dans tous les caracteres, dans toutes les positions les plus intéressantes, rendit avec tant d'art et avec tant de vérité le rôle extraordinaire de Nina, qu'on a cru voir une nouvelle Actrice, ou, pour mieux dire, on a cru voir la malheureuse créature dont elle représentoit le personnage et imitoit les délires.



CHAPITER XL ET DERNIER

Compliment de l'Auteur. - Ses excuses. - Quelques mots sur deux Auteurs Italiens. - Conclusion de l'Ouvrage. Me voilà parvenu à l'année 1787, qui est la quatre-vingtieme de mon âge, à laquelle j'ai borné le cours de mes Mémoires.

Mes quatre-vingts ans sont complets; mon Ouvrage l'est aussi; le Prospectus en a été distribué; les souscriptions ont surpassé mes espérances, et le dessein de mon portrait est achevé.

C'est M. Cochin qui a bien voulu employer son crayon pour décorer mon Ouvrage. Cet homme célebre, Secrétaire et Historiographe de l'Académie Royale de Peinture, et Chevalier de l'Ordre du Roi, n'a pas seulement consenti à mon desir et à mon ambition, mais il m'a prévenu avec l'amitié la plus pure et la générosité la plus obligeante.

Tout est fini, tout est prêt: je vais envoyer mes trois Volumes à la presse et mon portrait au Graveur.

Ce dernier Chapitre ne peut donc pas regarder les évenemens de l'année courante, mais il ne me sera pas inutile pour m'acquitter de quelques devoirs qu'il me reste à remplir.

Je commence par remercier les personnes qui ont eu assez de confiance en moi pour m'honorer de leurs souscriptions.

Je ne parle pas des bontés et des bienfaits du Roi et de la Cour; ce n'est pas ici le lieu d'en parler.

J'ai nommé dans mon Ouvrage quelques-uns de mes amis, quelques-uns même de mes Protecteurs. Je leur demande pardon si j'ai osé le faire sans leur permission; ce n'est pas par vanité: les à-propos m'en ont fourni l'occasion; leurs noms sont tombés sous ma plume; le cœur a saisi l'instant, et la main ne s'y est pas refusée.

Voici, par exemple, une de ces heureuses occasions dont je viens de parler. J'ai été malade ces jours derniers; M. le Comte Alfieri m'a fait l'honneur de venir me voir; je connoissois ses talens, mais sa conversation m'a averti du tort que j'aurois eu, si je l'avois oublié.

C'est un homme de Lettres très-instruit, très-savant, qui excelle principalement dans l'art de Sophocle et d'Euripide, et c'est d'après ces grands modeles qu'il a tracé ses Tragédies.

Elles ont eu deux Editions en Italie; elles doivent être actuellement sous la presse, chez Didot à Paris. Je n'en donnerai pas les détails, puisque tout le monde est à portée de les voir et de les juger.

Dans ces mêmes jours de ma convalescence, M. Caccia, Banquier à Paris, mon compatriote et mon ami, m'envoya un livre qu'on lui avoit adressé d'Italie pour moi.

C'est un Recueil d'Epigrammes et dé Madrigaux François traduits en Italien par M. le Comte Roncali, de la ville de Brescia, dans les Etats de Venise.

Ce Poëte charmant n'a traduit que les pensées; il a dit les mêmes choses en moins de mots, et il a trouvé dans sa Langue des pointes aussi brillantes, aussi saillantes que celles de ses Originaux.

J'eus l'honneur de voir M. Roncali, il y a douze ans à Paris, et il me fait espérer que j'aurai le bonheur de l'y revoir; cela me flatte infiniment; mais, de grace, qu'il se dépêche, car ma carriere est fort avancée, et ce qui est encore pis, je suis extrêmement fatigué.

J'ai entrepris un Ouvrage trop long, trop laborieux pour mon âge, et j'y ai employé trois années, craignant toujours que je n'aurois pas l'agrément de le voir achevé.

Cependant me voilà, Dieu merci, encore en vie, et je me flatte que je verrai mes trois volumes imprimés, distribués, lus... Et s'ils ne sont pas loués, au moins j'espere qu'ils ne seront pas méprisés.

On ne m'accusera pas de vanité ou de présomption, si j'ose espérer quelque lueur de grace pour mes Mémoires, car si j'avois cru devoir déplaire absolument, je ne me serois pas donné tant de peine, et si dans le bien et dans le mal que je dis de moi-même, la balance penche du bon côté, je dois plus à la nature qu'à l'étude.

Toute l'application que j'ai mise dans la construction de mes Pieces, a été celle de ne pas gâter la nature, et tout le soin que j'ai employé dans mes Mémoires, a été de ne dire que la vérité.

La critique de mes Pieces pourroit avoir en vue la correction et la perfection de la Comédie, et la critique de mes Mémoires ne produiroit rien en faveur de la Littérature.

S'il y avoit cependant quelqu'Ecrivain qui voulût s'occuper de moi, rien que pour me donner du chagrin, il perdroit son temps. Je suis né pacifique; j'ai toujours conservé mon sang-froid, à mon âge je lis peu, et je ne lis que des livres amusans.


Fin de la Troisième et dernière Partie.



EDIZIONE DI RIFERIMENTO: "Tutte le opere di Carlo Goldoni - volume I", a cura di Giuseppe Ortolani, ARNOLDO MONDADORI EDITORE, 1973 (V edizione)







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